• <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p> 

    Un nouveau concept est en train d'asseoir sa suprématie pour rendre compte des profonds bouleversements politiques, sociaux, idéologiques, culturels, économiques, etc. qui touchent nos sociétés occidentales depuis une trentaine d'années : celui d'hypermodernité.

    L'avènement de l'ère hypermoderne ferait ainsi suite à ce qu'on appelait il y a encore quelques années la post-modernité, née du refus de l'holisme faisant suite au mouvement d'émancipation individualiste qui s'est imposé dans les années 60. Mouvement libertaire, émancipateur et hédoniste qui consacrait la jouissance du présent immédiat et le refus des dogmes et des traditions héritées du passé.

    Mais ce mouvement semble lui-même s'être essoufflé, il n'était en fait que la forme encore incertaine et non définie des nouveaux modes de relations interpersonnels et des rapports sociaux qui émergeaient alors. Fin d'un ancien monde qui ne savait pas encore définir les contours d'un nouveau émergent dans lequel nous évoluons désormais.

    Mais avant de définir plus avant ce que recouvre le concept d'hypermodernité et son incidence sur l'individu hypermoderne, il convient de revenir rapidement sur le concept de post-modernité en relevant ses caractéristiques propres et les enjeux de sa scission avec la modernité.

    <o:p> </o:p>I.                  La postmodernité ou la seconde modernité
    <o:p> </o:p>

    Le concept de postmodernité est apparu en sociologie dans les années 80 pour venir définir les nouveaux comportements sociaux et individuels venant frapper les institutions sociales et ébranler leur solidité.

    La modernité avait permis à l'homme de se libérer des chaînes de la tradition, de la référence à la transcendance, en lui reconnaissant une place singulière en tant qu'individu à part entière. Mais l'individu différencié, singulier, restait toujours lié à des collectifs forts, à une communauté identitaire : ce furent la classe sociale, la communauté familiale, le statut professionnel : l'individu se rapportait toujours à un collectif particulier. Défait de la tradition certes, le regard tourné vers le futur, avec l'idéal de progrès, de raison, de sens à l'Histoire qui permettait de structurer et de rassembler l'ensemble de la société autour de quelques idéaux collectifs clairs, les groupes sociaux autour d'idéologies politiques, les classes sociales autour d'une identité professionnelle de classe. L'individu moderne s'émancipait à partir de socle commun d'appartenance auquel il pouvait aisément se référencer, auquel il s'identifiait, et auquel on pouvait également facilement l'identifier.

    L'individu moderne était un « Je » au milieu d'un « Nous », évoluant dans un monde cohérent, hiérarchisé et structurant sur le plan identitaire.

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    En revanche, à partir des années 60, un mouvement de seconde individualisation voit le jour : une poussée libertaire, qui refuse toute forme de hiérarchisation, tout dogme idéologique, toutes normes imposées de l'extérieur de manière autoritaire. La seconde modernité veut faire de l'individu le propre sujet de son histoire, détaché de toute appartenance, de toute identité collective limitante. La poussé libertaire se conjugue d'une poussé hédoniste : au temps de la projection, de l'à venir se substitue le temps court, le présent immédiat. Dans le temps long, on construit, on travaille, on remet toujours le bonheur  demain. Dans le temps court, le bonheur doit être vécu, il faut jouir de la vie, de sa liberté. L'impératif présentéiste succède à l'impératif projectif. Mais c'est un présentéisme jouissif, ludique : la frénésie consommatoire et communicationnelle en sont deux des composantes essentielles. Sur le plan sociologique, l'individualisation croissante  se conjugue d'un libéralisme sur le plan économique.

    La référence identitaire est autocentrée, c'est l'individu lui-même qui se définit par lui-même : on assiste à la déréliction des grandes idéologies politiques et sociales, à la baisse de la religion, à l'augmentation des divorces, des séparations, etc. les collectifs éclatent. Il y a une désertion aux références collectives : l'identité individuelle est avant tout autoréférentielle et autoréflexive.  Le postmodernisme consacre l'individu libéré de la hiérarchie, des références collectives. Mais c'est une libération vécue sur le monde « cool » de la décollectivisation, du dés-autoritarisme social qui veut jouir de l'instant, sans avoir encore d'idée claire et définie de l'avenir : l'étape postmoderne est à ce titre une étape sans téléologie, sans rationalité instrumentale, sans but autre que défaire ce qui était, détricoter les institutions, délier l'individu de ses rôles sociaux. Elle vit dans l'immédiateté positive.  « Le post de post-moderne nous dit Lipovetsky[1],  dirigeait encore le regard vers l'arrière décrété mort, il donnait à penser une disparition sans préciser ce que nous devenions (...) dans la foulée de la dissolution des encadrements sociaux, politiques et idéologiques[2]»

    La postmodernité a modifié notre rapport à la temporalité, en le centrant sur le présent, sur l'immédiateté. Mais ce fut une immédiateté jouissive, un présent hédoniste. On savait ce qu'on défaisait, sans savoir ce vers quoi nous allions et nous jouissions innocemment de ce renoncement à l'autorité et à la contrainte sociale.

    L'individu postmoderne pourrait se définir comme un « Je »  isolé délibérément de tout « Nous », de toute référence identitaire hors lui-même : avènement de l'homme narcissique donc.

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    Mais cet éclatement du passé, cette centration sur un présent vécu sur le mode du plaisir, de la satisfaction immédiate n'était en fait que les premiers soubresauts d'un mouvement plus global vers une modernisation accélérée et effrénée, à tous les niveaux : aussi bien économique, technologique que consumériste et individualiste.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>II.               l'avènement de l'hypermodernité
    <o:p> </o:p>

    L'hypermodernité, dans cette approche, fait donc suite à la postmodernité, celle-ci étant considérée comme la première étape de celle-là. L'hypermodernité se développe dans la suite de la postmodernité. Toutes les catégories de pensée « antérieures » s'effritent et sont régurgitées par l'idéologie hypermoderne. Les classes sociales disparaissent, au profit d'individualités multiples, et de spécificités culturelles. La protection sociale et la solidarité perdent de leur consistance dans un univers individualisés et décollectivisés. Les idéologies structurantes (socialisme, communisme, nationalisme) s'effacent au profit de la seule idéologie libérale.

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    L'hypermodernité consacre la consommation, la marchandisation, l'efficacité technologique, et l'individu : elle repose sur une approche économiste des rapports sociaux et des relations humaines : tout doit être fait dans le sens de la maximisation de son profit personnel, c'est la seule finalité qui soit bonne, valorisée, encensée. L'homo oeconomicus succède à l'homo sociologicus. Individualisme et libéralisme sont liés. Une nouvelle modernité s'est donc mise en marche, reposant sur un « monde déréglementé et globalisé, sans contrainte, absolument moderne ».

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    On est désormais dans le « toujours-plus », à tous les plans : consommation, politique, économique, social : nous vivons dans l'ère de l'hyper : hypermarché, hyperterrorisme, hyperconsommation, hypersexualité, hypersentimentalité, hypersurveillance, hyperindividualisme, voire même depuis peu, hyperprésidentialisme.

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    C'est le règne de l'excès, la règle du toujours-plus qui prévaut. Tout s'individualise : la religion, la politique (on en sait quelque chose de l'individualisation du pouvoir), la sexualité, la famille : chacun construit son univers selon ses désirs, ses motivations, hors de toute contrainte sociale et institutionnelle jugée comme liberticide.

    «  Il ne s'agit pas plus de sortir du monde de la tradition pour accéder à la rationalité moderne, mais de moderniser la modernité elle-même (...). Au volontarisme de « l'avenir radieux » succède l'activisme managerial, une exaltation du changement, de la réforme, de l'adaptation dénuée d'horizon de confiance et de grande vision historique[3] ».

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    En effet, aujourd'hui ce qui dure, ce qui se répète est considéré comme aliénant. Il faut que les choses changent en permanence pour se sentir pleinement vivre (changement de job, de femmes, de maris, de vie, de meubles, de déco, etc.). Cela sert la consommation effrénée puisqu'il faut toujours avoir davantage, toujours innover, toujours consommer de la nouveauté. Entreprise consumériste d'exaltation de la nouveauté. Cette hypermodernité induit également une modification temporelle que la postmodernité avait déjà initiée : la centration sur le présent.

    Mais au présent festif et jovial de la postmodernité, succède en temps hypermodernes, un présent anxiogène, incertain, fait d'urgence, d'hyperactivité et d'hypervitesse. Au règne de l'hédonisme postmoderne se substitue le règne de l'urgence hypermoderne.

    Mais ce n'est pas tout : l'urgence n'est qu'un aspect de cette transformation temporelle. Une autre dimension caractérise aussi les temps hypermodernes : c'est la fragmentation, la multiplication des temporalités individualisées. Les deux dimensions sont intimement liées : en temps d'urgence, il faut tout faire, et le faire vite : loisirs, boulot, temps personnalisés. Le règne de l'urgence condamne l'individu à vivre pleinement sa vie sans pause. S'arrêter, c'est mourir désormais. Il est insupportable d'être malade une journée, tant le monde avance vite et tant on se rend alors compte que notre existence pèse bien peu dans ce mouvement perpétuel. Il faut bouger, courir, travailler, jouer, se divertir, voyager, etc en continu pour avoir le temps de goûter aux plaisirs de la vie.

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    Pour l'auteur, cette temporalité nouvelle trouve ses racines dans le changement des mentalités impulsé par les modifications des modes de vie et des aspirations individuelles.

    Nouveauté et urgence sont les maîtres mots des temps hypermodernes : culte de la néophilie, qui sert l'idéologie consumériste d'un côté, culte de l'urgence qui sert la financiarisation de l'économie de l'autre.

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    « Le présent substitue les bonheurs privés à l'action collective, le mouvement à la tradition, l'extase du toujours-plus aux espérances du futur. » mais ce n'est plus une temporalité frivole postmoderniste, plutôt une temporalité du risque : « l'emprise du temps à dominante frivole a été relayé par le temps du risque et de l'incertitude[4] ».  Il faut prendre des risques s'il on veut réussir, s'enrichir, aimer, vivre pleinement. Cette contraction temporelle a pour effet de privilégier le temps court au détriment du moyen et long terme. Tout ce qui agit à court terme est valorisé mais d'autant plus risqué : la bourse et la finance mondiale en sont les exemples les plus significatifs et ne se sont jamais aussi bien portées avec l'exigence de rentabilité à court terme des actionnaires, au détriment parfois des entreprises elles-mêmes qui doivent avoir une politique à moyen, long terme de développement et d'investissements !

    De la même manière, le rôle et l'interventionnisme étatique sont dépréciés car les résultats de ses interventions sont toujours à long terme (Education, recherche, investissements, etc.)

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    Pourtant, nous dit l'auteur, l'urgence, l'immédiateté, la domination de l'économisme n'ont pas pour autant chassé les aspirations morales, les attentions portées au long terme. la rationalité instrumentale (rationalisation à outrance) n'a pas fait disparaître la rationalité axiologique (la dimension morale, éthique) des comportements sociaux. Aujourd'hui de nouveaux thèmes porteurs voient le jour ou refont leur apparition : écologie, défense des droits de l'homme, mouvements associatifs, etc. ces tendances démontrent pour l'auteur une recherche de protection de la part des individus face aux dangers du monde. « Le climat du premier présentéisme libérationniste et optimiste, empreint de légèreté s'est effacé au bénéfice d'une demande généralisée de protection [5]».

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    Ce qui fait la particularité des temps hypermodernes pour Lipovetsky, à la différence des temps postmodernes c'est justement qu'ils ne nient pas le passé et le futur. Certes, le temps est compressé sur le présent, mais c'est un présent qui s'épaissit du passé et de l'avenir ; qui n'est pas autarcique, autoréférentiel comme pouvait l'être le présent postmoderne. Ci le présent est anxiogène aujourd'hui, c'est justement parce qu'il se vit sur le mode d'un avenir incertain, sans ligne de conduite, sans cap.

    Pour imager, nous pourrions dire que nous sommes tous sur un bateau lancé à vive allure sur l'océan en pleine nuit sans avoir boussole ni compas. Nous ne savons pas où nous allons, mais nous y allons de plus en plus vite. Si le présent est anxiogène c'est parce qu'il se construit sans vision claire et sécurisée du futur.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>III.           la perte du sens
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    Les idéologies ont disparu, notre foi dans le progrès est ébranlée, plus ambivalente, notre foi dans la raison libératrice s'étiole, le rapport au devenir historique est donc plus incertain, plus sombre. Si le propre de la modernité était d'avoir fait subir une transmutation temporelle du passé vers le futur, de la tradition vers le progrès, nous assistons aujourd'hui à un rétrécissement de l'horizon temporel : rien est assuré, le futur est un risque, le présent est donc vécu sur un mode anxiogène.

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    Si de nouveaux intérêts à long terme voient le jour, c'est justement pour essayer de maîtriser ce risque, cette incertitude de l'avenir. La sphère marchande elle-même doit s'occuper du futur, sans quoi elle est menacée de mort, elle creuse son propre tombeau. L'accentuation sur le présent et le court terme fait peser un risque sur la confiance. Or, toute économie repose en premier lieu sur la confiance des participants. Si la confiance s'étiole, la sphère marchande s'étiole également. Or, la confiance nécessite de définir des visions claires à moyen et long termes. Aujourd'hui la confiance est instable, fluctuante, elle varie au gré des événements.

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    Ce qui amène l'auteur a considéré que l'hypermodernité développe également une éthique de l'avenir, dont le culte de la santé, la prévention, le principe de précaution, le souci écologique sont quelques uns des enjeux. « Prévoir, anticiper, projeter, prévenir c'est une conscience jetant des ponts vers demain qui s'est emparée de nos vies individualisées. »[6] Les mouvements associatifs luttant contre la pauvreté, la relégation, les ONG, etc. participent également de cette éthique de l'avenir.

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    Ces transformations dans le rapport au temps ont nécessairement des incidences sur l'individu. l'hyperindividualisme est ainsi pour Lipovetsky moins instantanéiste que projectif, moins festif qu'hygiénique, moins jouisseur que préventif, la dimension au présent intégrant de plus en plus la dimension de l'après (l'exemple de l'interdiction de fumer entre dans ce schéma : on prive de « plaisirs » immédiats pour assurer une santé à venir meilleure).

    L'individu hypermoderne reste donc un individu projectif, un individu pour le futur, un être au-devant-de-soi (Heidegger), mais c'est un au-devant qui à la différence de l'époque moderne est incertain, indéfini, ombreux, problématique et qui conduit à un présent anxiogène.

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    Autre point important : l'hypermodernité a certes accentué le toujours-plus, le quantitatif. Désormais l'angoisse de la mort pèse moins que l'angoisse du même, de la répétition. Mais elle n'a pas aboli la dimension affectuelle, sensible. Au contraire même, celle-ci tend à se renforcer : au toujours-plus consumériste et marchand correspond le toujours-mieux qualitatif et affectuel. « Suractif, l'individu hypermoderne est également prudentiel, affectuel et relationnel : l'accélération des vitesses n'a aboli ni la sensibilité à l'autre, ni les passions du qualitatif, ni les aspirations à une vie équilibrée et sentimentale.[7] »

    C'est un autre des paradoxes des temps hypermodernes. Un simple exemple suffira : le cocooning s'est développé (mieux-être) dans le même temps que s'est développé la marchandisation de l'aménagement de l'espace privé (toujours-plus). Mais en temps hypermodernes, la sphère marchande récupère ces aspirations externes pour la définir dans sa propre logique rationnelle : « Mieux-être » et « toujours plus » deviennent alors deux processus dérivatifs d'une même logique : la logique économico-marchande, relayé par la communication médiatique. Pour autant, le mieux-être tend à orienter son attention sur le temps long, le toujours-plus sur le présent.

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    Mais pour l'auteur[8], le risque essentiel des temps hypermodernes n'est pas du côté de l'économisme des comportements humains, mais plutôt au niveau de la fragilisation des personnalités. En effet, la société hypermoderne est dérégulée économiquement, mais également socialement avec l'absence – ou tout au moins – l'affaiblissement de collectifs structurants. Ces collectifs peuvent aussi bien être des entités objectives (groupes sociaux, communautés culturelles) que des entités subjectifs (valeurs, idéaux républicains, etc.). La libération de l'individu de ses socles d'appartenance, de ses liens de filiation (symboliques, réels ou imaginaires) conduit moins à une maîtrise du Moi et au triomphe du sujet libéré qu'à la désorientation et l'absence de repères (avec le risque d'anomie qui y fait suite).

    « Livré à lui-même, désenchanté, l'individu se trouve dépossédé des schèmes sociaux structurants qui le dotaient des forces intérieures lui permettant de faire face au malheurs de l'existence. (...) Plus on veut vivre libre et intensément, plus s'accroissent les expressions de la peine à vivre. [9]»

    Il n'y a qu'à se pencher sur la littérature contemporaine et ses auteurs désillusionnés, désenchantés, qui possédant tout, ayant tout vécu, constatent avec indolence que l'essentiel est ailleurs, tout en continuant à œuvrer dans la logique consumériste qui à défaut de donner un sens au monde et à la vie, permet d'éviter de trop s'interroger sur cet ailleurs[10].

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    Le problème de cette hyperindividualisation, c'est que l'individu en se libérant, s'allège également et finit pas perdre pied : il ne sait plus à qui ni à quoi se raccrocher. Il perd en sécurité ce qu'il gagne en liberté, car le « Nous » a l'avantage d'être structurant, rassurant, protecteur (qu'on pense simplement à la famille, lieu ressource plus que lieu refuge). La décollectivisation massive a pour conséquence au niveau identitaire une perte de repères. Délié, centré sur lui-même, l'individu manque de lien.

    <o:p> </o:p>Retour du religieux et des nationalismes
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    C'est pourquoi on assiste depuis plusieurs années à un retour en force du religieux. Religieux individualisé bien sûr, mais révélateur de cette quête de sens, de cette quête identitaire à laquelle désormais chacun essaie de se livrer. A la différence d'autrefois, cette quête est individualisée, elle ne vaut que pour soi, elle n'est plus collectivement structurante. Chacun bricole dans son réservoir de croyances pour se définir une religion sur mesure (d'où le succès des sectes notamment). C'est un religieux désinstitué (l'hypermodernité est passée par là entre temps), plus affectuel, plus proche, moins dogmatique et autoritaire.

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    Cela permet de redonner un sens, cela sert l'identité individuelle. Ce retour de la rationalité axiologique ne condamne pas la rationalité instrumentale qui domine toujours, mais elle vient en complément, la raison et l'action instrumentale manquant cruellement de sens. Ce sont les valeurs, l'éthique, les idéaux qui donnent un sens à l'action, à nos vies.

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    Mais ce retour du religieux s'accompagne également d'un retour du nationalisme qui agit de la même façon. Face à la perte identitaire dans l'univers mondialisé, le nationalisme offre un cadre structurant, des repères identitaires, un socle  partir duquel se construire. Le danger est donc grand de voir les spectres du nationalisme se relever.

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    Mais l'auteur de son côté, conclut de manière optimiste, avec une ouverture qui sonne comme un vœu d'espoir. L'effondrement du sens n'atteint pas son terme, il n'y a pas de nihilisme. Certes, nous dit-il la puissance techno-marchande domine, la société libérale s'impose presque partout, mais il reste néanmoins un noyau dur de valeurs partagées. « L'hypermodernité est une spirale techno-marchande se doublant du renforcement unanimiste du tronc commun des valeurs humanistes démocratiques[11] ».L'éthique politique n'a pas disparu : les mouvements pour les droits de l'homme, les ONG, les aspirations écologiques, etc. sonnent comme des espoirs de rapports sociaux non contaminés par la logique marchande du profit (qui n'offre aucun sens au monde, c'est là son problème, sinon l'idéal narcissique de sa propre contemplation).

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    Ces idéaux sauront-ils redonner un sens à l'action humaine. A leur façon, les retour du religieux et des nationalismes participent du même mouvement, celui de la quête de sens face à des individus fragilisés, précarisés, déstructurés,  à la différence essentielle que si les premiers portent des valeurs oecuméniques, unitaires et unifiantes, ces derniers font peser des risques de scission, de clivages, de divisions ethniques, religieuses, communautaires qui n'ont jamais rien apporté de bon à l'humanité.

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    [1] Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, Biblio essais, Grasset, 2006.

    [2] Ibid, p. 50-51.
    [3] Ibid, p. 55
    [4] Ibid, p. 61
    [5] Ibid, p. 62.
    [6] Ibid, p. 71

    [7] Ibid, p. 80

    [8] A ce titre, il n'est pas le seul, la plupart des sociologues s'entendent aussi sur la fragilisation de l'individu contemporain et la difficulté à trouver des repères identitaires.

    [9] Ibid, p. 82.

    [10] Je situe notamment dans cette catégorie d'auteurs à succès F. Beigbeder, P. Sollers et autres contemporains.

    [11] Ibid, p. 97



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    </o:p><?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>

    Dans cet ouvrage[1], les auteurs défendent la thèse selon laquelle loin d'assister à un clivage civilisationnel fréquemment théorisé[2] entre Orient et Occident, entre « monde musulman » et « monde sécularisé », nous devrions davantage parler d'un « rendez-vous » des civilisations. En effet, en bons historiens et démographes, les auteurs donnent à voir quelques unes des grandes lois de l'histoire humaine dont la démographie dresse les contours assez nettement.

    Partout dans le monde, les pays sont entrés en phase de transition démographique, certains comme les pays occidentaux l'ont déjà achevés. Mais ce que les auteurs relèvent, c'est la persistance des crises (sociales, culturelles mais surtout idéologiques et politiques) qui ont secoué tous les pays durant leur phase de transition, indépendamment des systèmes religieux en place.

    Ce qui se passe dans les pays musulmans à l'heure actuelle (certains d'entre eux seulement, d'autres ayant achevés leur transition), ce sont justement les « symptômes classiques d'une désorientation propre aux périodes de crise.[3] » A l'appui de leur propos, ils reviennent sur les crises qui ont accompagné la chute de la fécondité en Europe à partir du XVIII.

    L'autre question qui découle de ce constat est celle qui consiste à savoir déterminer les facteurs responsables de cette transition démographique, de cette chute rapide de la fécondité.

    Encore une fois, les auteurs avancent une hypothèse simple d'apparence, (mais non simpliste) puisqu'elle ne fait appel qu'à un nombre limité de variables qui s'appliquent à la quasi-intégralité des situations historiques.

    I.                  une transition démographique en marche

    Il y a deux facteurs essentiels qui contribuent à faire diminuer le taux de fécondité dans l'ensemble des pays étudié par les auteurs : l'alphabétisation des femmes et la sécularisation des sociétés (ou le reflux du religieux).

    1.      l'alphabétisation

    Le premier est l'alphabétisation. Alphabétisation des hommes dans un premier temps (autre loi historique fondamentale, c'est toujours l'alphabétisation des hommes qui a précédé celle des femmes selon des périodes plus ou moins différentes selon les pays mais autour de 20 ans en moyenne), mais surtout alphabétisation des femmes.

    En ne retenant que cette variable, les auteurs montrent que la corrélation entre taux d'alphabétisation des hommes et des femmes est de 0,98[4] ; celle entre alphabétisation des hommes et baisse de la fécondité est de 0,84 et celle entre alphabétisation des femmes et chute de la fécondité de 0,80. Ces chiffres valent pour l'ensemble des pays du monde, musulmans ou non.

    Cependant, note les auteurs, si l'on se réfère uniquement aux pays musulmans, la corrélation s'affaiblit puisque elle chute à 0,61 pour le lien entre alphabétisation des hommes et baisse de la fécondité et même à 0,55 pour l'impact de l'alphabétisation des femmes sur la fécondité. Néanmoins, la corrélation continue d'être conséquente, mais moins pertinente si l'on prend l'ensemble des pays musulmans par rapport à l'ensemble des autres pays.

    Les auteurs se livrent ensuite à un examen minutieux des particularités nationales, où l'alphabétisation n'a pas eu de rôle central sur la baisse des naissances, celles-ci ayant diminuées avant que plus de 50% de la population soit alphabétisée, c'est notamment le cas de la France. Inversement, ils notent que dans certains pays, l'alphabétisation des hommes suffit à faire diminuer les naissances (c'est le cas de pays comme le Liban, la Turquie, l'Egypte, le Maroc, la Tunisie, etc.). Dans d'autres c'est la corrélation de deux (Algérie, Mali, Nigeria, Indonésie.)

    En fait, derrière la multitude des situations étudiées et relevées, il existe un autre facteur déterminant qui agit efficacement sur la baisse de la fécondité. Ce facteur est en partie lié à celui de l'alphabétisation : c'est ce que Weber appelait le processus de « désenchantement du monde[5] », à savoir la perte de l'explication magico-religieuse du monde et des actes.

    <o:p> </o:p>2.      le reflux du religieux

    Le deuxième facteur explicatif de la baisse de la fécondité est donc la baisse de la religiosité. Effectivement, les auteurs constatent une coïncidence importante dans le temps entre le reflux du religieux et la baisse de la fécondité et ce indépendamment de l'obédience religieuse. Ainsi, les sociétés à dominante catholiques (France, Italie), protestantes (Angleterre), orthodoxes (Russie, Grèce), bouddhistes (Chine, Japon) affiche une corrélation forte entre taux de fécondité et baisse du religieux. « Ce que met en évidence l'histoire démographique de l'Europe, c'est l'existence d'une double détermination menant au contrôle des naissances, de deux conditions également nécessaires : la hausse du niveau éducatif et la baisse de la pratique religieuse (... ).[6]»

    L'hypothèse que formulent alors les auteurs pour expliquer ce passage transitionnel vers une natalité en baisse est celle d'une diminution de la puissance religieuse dans la vie des sociétés musulmanes, loin des idées reçues sur le sujet. Pourtant précisent-ils, comment expliquer des taux de fécondité faible dans des pays musulmans (Algérie, Maroc avec environ 2,5 enfants/femme : Tunisie, Iran, Azerbaïdjan avec un taux = ou < 2 enfants/femme[7]) encore fortement emprunts de religieux ? 

    Et bien justement, l'hypothèse des auteurs est de dire qu'au-delà des apparences, les pays musulmans sont dans leur grande majorité en proie à une réflexion profonde sur le religieux et son impact dans la vie sociale et au niveau des comportements individuels. La plupart des pays musulmans seraient en voie de « désislamisation » progressive, dont l'islamisme ne serait qu'une forme de sursaut religieux, d'archaïsme réactionnaire face à la déréliction du religieux de la sphère publique, constituant en cela une forme particulière de « crise de transition » en pays musulmans.

    Néanmoins, l'ensemble de ces transformations sociales, élévation du niveau d'éducation, accès aux savoirs, délitement du religieux ne sont pas sans incidence sur l'organisation sociale et politique d'une société. Le progrès culturel, si bien mis en avant par les Lumières, est aussi un facteur de déstabilisation des populations. Il faut s'imaginer l'impact que l'alphabétisation devenue majoritaire a sur une population. « Un monde dans lequel les fils savent lire, mais non les pères. L'instruction généralisée ne tarde pas à déstabiliser les relations d'autorité dans la famille. La diffusion du contrôle des naissances qui suit la hausse du niveau éducatif ébranle quant à elle les relations traditionnelles entre hommes et femmes, l'autorité du mari sur l'épouse. » c'est à une véritable crise de l'autorité politique qu'on assiste alors, où les traditions et les coutumes héritées du passé perdent de leur consistance et commencent à être remise en question. Autrement dit, précisent les auteurs, en un résumé bref mais qui conserve toute sa pertinence au vu de l'Histoire : « l'âge de l'alphabétisation et de la contraception est aussi, très souvent, celui de la révolution.[8] » A l'appui de leur affirmation, ils retracent les grands mouvements démographiques qui ont précédé les révolutions françaises, russes et anglaises, qui, aussi différentes furent-elles, ont éclaté quelques années après l'alphabétisation massive de la population.

    II.               les crises transitionnelles
    Les auteurs analysent ensuite régions par régions les grandes crises transitionnelles qui secouent le monde musulman. Ils constatent que comme pour l'Occident, ces crises ne sont pas spécifiques à une religion particulière, mais davantage aux modifications démographiques vues précédemment. Ils relèvent également l'impact de l'univers culturel dans la forme que prennent ces crises, et plus particulièrement l'impact de la structure familiale sur les formes idéologiques de la crise modernisatrice.
    <o:p> </o:p>1.      Impact de la structure familiale

    - La famille française du bassin parisien était nucléaire et libérale au XVIII. Les enfants quittaient les parents et bénéficiaient d'une liberté plus grande. De plus, les règles d'héritage étaient égalitaires entre frères et sœurs. La révolution française porte avec elle l'idéologie d'une société libre et égalitaire, sans distinction de classe, sans privilège. Les frères sont libres et égaux, les hommes et les peuples se doivent de l'être également.

    - En Russie, la famille jusqu'au début du XX est communautaire et autoritaire, sous la domination du patriarche. Les enfants vivent sous le toit du père avec leurs femmes. Les filles sont échangées entre groupes familiaux. L'héritage est égalitaire entre les fils, les filles en sont exclues. La structure familiale russe porte des valeurs d'autorité et d'égalité entre les hommes. Sa révolution bolchevique, puis stalinienne, sera égalitaire (communisme) et autoritaire.

    La Chine ayant une structure familiale similaire, subira un mouvement d'idéologie révolutionnaire similaire.

    - L'Allemagne ou le japon par exemple, étaient basés sur un système familial plus inégalitaire, où seul l'aîné héritait : famille souche. Système familial hiérarchisé (droit d'aînesse) et inégalitaire et autoritaire (vie sous l'autorité du patriarche) entre les frères avec préférence pour la primogéniture masculine.  Ce système se répercutera sur l'idéologie sociale avec l'idée d'une société hiérarchisée, inégalitaire (entre les ethnies, les races). « Si les frères sont inégaux, les hommes et les peuples sont inégaux.[9] »

    - En Angleterre, enfin, la famille était nucléaire (comme dans la France du Nord), et les règles d'héritage floues en revanche. Il y avait une grande liberté dans les règles de succession. L'idéologie anglaise sera donc libérale et non égalitaire (pour autant, sans que l'inégalité soit inscrite, donc non violente).  « Les frères sont différents, les hommes et les peuples le sont aussi. » L'Angleterre développera des pratiques beaucoup plus libérales et concurrentielle entre les individus[10].

    <o:p> </o:p>2.      La famille dans le monde musulman

    Qu'en est-il du monde musulman ? L'islam définit des règles d'héritage strictes et égalitaires entre les frères, tandis que les filles n'ont droit qu'à une demie part. De plus une partie doit être redistribuée au-delà de la famille restreinte aux cousins. Mais la plupart des pays musulmans ne respectent pas cette règle coranique et obéissent à des codes culturels et des valeurs particulières selon les régions du monde et les systèmes familiaux en place. Par exemple, en Iran, les filles sont totalement exclues de toute forme d'héritage (comme en Chine ou en Russie). En revanche, l'Indonésie ou la Malaisie offre des exemples opposés, puisqu'ils respectent une égalité totale dans le partage des biens entre hommes et femmes.

    De plus, le monde musulman n'est pas homogène dans sa structure familiale. Il est traversé par de nombreuses divergences culturelles. Trois grandes zones peuvent être découpées :

    -                                 une zone centrale basée sur un modèle patrilinéaire endogame et patrilocale

    -                                 une zone orientale basée sur un modèle matrilinéaire exogame

    -                                 une zone subsaharienne basée sur un modèle de polyandrie

    Selon les types de structures familiales en place, les transformations n'auront pas le même impact. Pour ne prendre que le premier type qui correspond à la famille arabe traditionnelle, l'augmentation du niveau d'éducation des femmes entraîne une baisse de l'endogamie, et une remise en cause extrêmement profonde des règles d'autorité et de gouvernance dans les familles, et conséquemment dans la société (la famille st le socle de toute éducation et de la socialisation, toucher à la famille, c'est prendre le risque à terme de modifier radicalement les rapports sociaux interidividuels). L'endogamie constituait et constitue encore dans certains pays un système chaleureux et protecteur. Le groupe familial se solidifie par les alliances, la solidarité est forte et joue à plein. De plus, dans ce système, les femmes sont protégées : le taux de suicide des femmes est excessivement faible dans ces pays. Ce n'est pas tant la religion en soi que le système familial qui explique ce fait. Mais plus le niveau éducatif progresse, moins les alliances sont endogames : les individus veulent s'émanciper du groupe familial. La plupart des pays musulmans sont majoritairement exogames aujourd'hui (Algérie : 22% d'unions endogames ; Egypte, 17,5%. D'autres pays restent à des taux très élevés.. 34% pour le Yemen en 1997 ; plus de 50% pour le Soudan, la Mauritanie et le Pakistan). Mais cette endogamie culturelle n'est pas nécessairement liée à l'Islam. En Afrique du Nord, les peuls (Soudan, Mauritanie notamment), peuple nomade, sont fortement endogames sans que l'Islam n'est interféré sur leur pratique. A l'inverse des pays fortement musulman (comme l'Indonésie qui est le plus grand pays musulman au monde) ne pratique plus l'endogamie sans que cela conduise à une remise en cause de leur obédience religieuse.

    Conclusion

    Loin des poncifs rebattus sans cesse, cette analyse et la thèse qui la sous-tend sont vivifiantes. Il n'y a pas d'incompatibilité structurelle de l'Islam avec la modernité, contrairement à ce que le discours commun laisserait penser. Cette position relève davantage d'idéologues que de véritables chercheurs. L'Islam, les auteurs le montre, ne s'est pas diffusé de la même manière partout dans le monde musulman. En outre, les principes qui régissent aux différents systèmes familiaux rapidement exposés ne sont pas nés de l'Islam mais lui étaient bien souvent antérieurs. L'Islam a pu les renforcer, les modifier, les légitimer, mais elle ne les a pas créés.

    La vision simpliste qui consiste à avoir une vision dichotomique de l'avenir, entre un Occident civilisé et moderne et un Orient arc-bouté sur ses traditions et archaïque ne tient pas l'épreuve des faits. Partout dans le monde, les pays sont entrés dans leur transition démographique, certains après d'autres, mais selon une loi historique a peu près similaire. L'alphabétisation de la population (hommes d'abord, femmes ensuite) est l'un des facteurs les plus significatifs de la baisse de la fécondité. Avec l'augmentation du niveau d'éducation de la population, la connaissance et l'esprit rationnel tendent à prendre le pas sur le religieux. Parfois (c'est le cas de la France), l'affaiblissement du religieux prècéde l'alphabétisation de quelques années. Mais toujours est-il que ces deux facteurs conjugués ont une incidence directe sur la fécondité des populations.

    Diminuer la fécondité, c'est transformer les rapports d'autorité dans les rapports conjugaux (la contraception est un enjeu de pouvoir pour les femmes), éduquer les hommes et les femmes c'est transformer les rapports de domination, c'est renverser le rapport de force entre les fils et les pères. L'affaiblissement du religieux conduit également à une remise en question des règles traditionnelles, de l'atavisme divin. Les sociétés musulmanes sont toutes à des stades différents de transition, mais elles subissent toutes ces transitions comme des remises en cause de leur mode de fonctionnement, une transformation profonde des mentalités, dont nous disent les auteurs, l'islamisme, loin d'être une fin de l'Histoire pour l'Islam constitue un soubresaut( sans doute vain, mais néanmoins inacceptable), une vision passéiste du monde capable de mieux lutter contre la « désislamisation » progressive et inacceptable à leurs yeux du monde musulman.

    Considérer l'Islam comme structurellement incompatible avec la modernité, c'est rester à une lecture réductrice et fausse de la réalité mosaïque des sociétés musulmanes. Il faut savoir regarder les leçons de l'Histoire, et les auteurs savent rappeler combien en Occident les transitions démographiques et le délitement du religieux ont partout produit des crises, parfois tout aussi violentes et meurtrières. Cet ouvrage est riche en exemples, les auteurs ont étudiés, chiffres à l'appui, les différentes composantes du monde musulman, en resituant leur analyse dans une approche historique comparative.

    Leur thèse est finalement simple, assez limpide, mais elle n'en demeure pas moins à contre-courant des idées reçues sur le sujet. Lire ce livre est salutaire. Il permet de resituer dans le contexte de l'Histoire les grandes transformations que subit le monde musulman. Et à ce titre, l'islamisme n'est qu'un moyen, et non une fin en soi. L'avenir ne s'arrête pas à demain, il faut essayer de voir plus loin. Et à ce jeu là, la comparaison avec les crises transitionnelles qui ont secoué l'Occident est pertinente. Les auteurs ne tombent pas pour autant dans une vision angélique et naïve de l'avenir, ils reconnaissent que certaines formes de crise portent des risques importants de conflits internes (ils citent le Maroc notamment) qui peuvent ouvrir à des conflits plus importants.

    Mais l'essentiel est bien de montrer que dans sa globalité, monde musulman et Occident ont davantage de points communs que de différences, que la « crise civilisationnelle » est un concept d'idéologue qui ne résiste pas à l'analyse détaillée des faits. Pour bien voir l'avenir, il est parfois nécessaire de faire un détour par l'Histoire et le temps long. Car l'avenir lui aussi dure longtemps.



    [1] Youssef Courbage, Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, La République des Idées, Seuil, 2007.

    [2] Cf. notamment le célèbre ouvrage de Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Od. Jacob, Paris, 2007.

    [3] Ibid, p. 28.

    [4] Un taux de corrélation se situe entre -1 et +1. Plus le taux se rapproche de 1 en valeur absolue, plus la corrélation est grande, plus il est proche de 0, moins celle-ci est importante.

    [5] Cf. billet précédent sur M. Weber

    [6] Ibid, p. 23.

    [7] Taux de fécondité de quelques pays musulmans en 2005 selon leur état d'entrée dans le processus de transition démographique. Liban : 1,7 ; Tunisie : 2,0 ; Maroc : 2,4 ; Algérie : 2,6 ; Egypte, Syrie, Arabie saoudite, Emirats, Jordanie, Irak :entre 3 et 3,5 ; enfin deux pays qui entrent seulement dans leur transition : Mauritanie : 5,2 et le Yémen avec 6,2 enfants/femme.

    [8] Ibid, p. 32.

    [9] Ibid, p. 42.

    [10] Cette analyse, aussi simple qu'elle puisse paraître n'en demeure pas moins pertinente, et nécessiterait une approche plus poussée afin de bien mesurer l'impact des transformations récentes de la famille en Occident sur l'idéologie sociale. Libéralisation accrue, égalitarisme hommes/femmes ; parents/enfants,  diminution de l'autorité, etc.)

    <o:p> </o:p>

     

    </o:p>

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  • <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p><o:p> </o:p>

    Dans cet ouvrage, l'auteur, Eric Maurin[1], s'intéresse à l'étude des transformations sociales qui ont touché la société industrielle depuis ces 3 dernières années sous l'angle exclusif desrapports sociaux de production et des relations professionnelles.

    Il part de deux constats fondamentaux relevés par l'ensemble des travaux sociologiques et économiques sur la question de l'emploi, à savoir :

    -         une fragilisation généralisée des relations d'emplois
    -         une transformation en profondeur des contenus de l'activité professionnelle et notamment une individualisation croissante de celle-ci.
    <o:p> </o:p>

    Ces modifications structurelles de l'économie et des rapports sociaux de travail ne sont pas sans incidence sur le plan sociologique. L'auteur va justement les relever à partir d'une étude quantitative à l'aide des chiffres de l'Insee et des enquêtes emplois, qui permettent de bien mesurer l'évolution des emplois depuis ces trente dernières années.

    Derrière ces constats qui relèvent de la transformation de la sphère économique, l'auteur revient sur les conséquences sociologiques induites par ces modifications.

    <o:p> </o:p>
    1. désaffiliation et déstructuration identitaire
    <o:p> </o:p>

    Tout d'abord, la fragilisation des parcours professionnels va avoir pour effet d'accroître les difficultés à se définir par rapport à une appartenance collective précise de la part du salarié. Si je ne suis plus sûr de conserver mon emploi, si je suis amené à voir ma situation se modifier, je me considère moins facilement comme membre d'une catégorie sociale définie. Cela étant, cette fragilisation des relations d'emplois conduit également à une perte des identités professionnelles, et donc à un manque de repères structurants pour l'individu, et ce d'autant plus que le salarié est dans une relation d'emploi plus individualisée aujourd'hui.

    <o:p> </o:p>

    Puis, conséquemment à cette fragilisation et la déstructuration en terme d'identité professionnelle qui en résulte, on assiste à un essoufflement de la mobilisation collective. En effet, comme le souligne E. Maurin, « il est plus difficile de se mobiliser et de fédérer des salariés que le travail isole et met personnellement en question que des salariés que le travail rassemble et soude dans un meme effort[2] ». On voit bien là la référence implicite au concept de solidarité organique formulé par Durkheim[3], où le salarié, bien que différencié, reste en relation étroite avec l'ensemble de l'équipe dans une relation d'interdépendance qui fonde l'unité et le sentiment d'appartenance commune.

    <o:p> </o:p>

    A partir de ces constats objectifs et des conséquences sociologiques sur les individus, l'auteur relève deux autres aspects essentiels de ces modifications, qui sous souvent éludés ou erronés.

    2.  Fragilisation généralisée et permanence des inégalités
    <o:p> </o:p>

    - Premier aspect : Contrairement à l'idée reçue selon laquelle la fragilisation de l'emploi toucherait exclusivement les classes sociales populaires, l'auteur constate que les chiffres apportent un regard beaucoup plus nuancé. En réalité, la fragilisation touche l'ensemble des catégories professionnelles, indépendamment de sa classe sociale d'appartenance. Il n'y a as de frontières étanches entre des exposés au chômage et des privilégiés. L'analyse duale entre inclus et exclus du système économique n'est donc pas pertinente ; l'auteur adresse ici  une critique à l'approche marxisante du problème.

    <o:p> </o:p>

    -         second aspect : les inégalités sociales persistent et se maintiennent dans le temps. Les chiffres de la mobilité sociale n'ont pas évolué (ou très peu) depuis le début des années 80. On assiste à une pérennisation des inégalités sociales anciennes, de type structurelles. Cependant nous dit l'auteur, « ces inégalités ne s'ancrent plus dans la division sociale du travail ; elles ont perdu leur capacité à forger des identités de classes. » E. Maurin signifie par là que si la mobilisation de classe s'est essoufflée depuis les années 70, ce n'est pas parce que les inégalités ont disparu objectivement, mais parce que la conscience de classe s'est effritée et l'appartenance de classe n'est plus ressentie sur le plan subjectif.

    Pourquoi s'est-elle effritée ? C'est justement en raison de la transformation des relations d'emplois, qui individualise le travail et qui personnalise les travailleurs, diminuant par là même le regroupement de salariés, le sentiment d'unité salariale.

    Mais c'est aussi parce que de nouvelles formes d'inégalités ont vu le jour, qui ne se sont pas substituées aux anciennes mais qui ont eu pour conséquence de démobiliser l'action collective pour lutter contre les inégalités sociales structurelles (ou de classe). Ces nouvelles formes d'inégalités ont été analysées par Fitoussi et Rosanvallon dans un ouvrage éclairant[4], où ils montrent comment ce qu'ils nomment les inégalités dynamiques[5] se sont ajoutées et superposées aux inégalités anciennes qui étaient plus identitaires et plus structurantes.

    <o:p> </o:p>3. Pour l'égalité des possibles
    <o:p> </o:p>

    A partir de ces différents constats et de l'analyse sociologique qu'il en retire, l'auteur en vient à formuler une thèse dans laquelle il propose le développement de politiques sociales autour de l'égalité des possibles, et non de l'égalité de fait. Constatant que l'emploi s'est fragilisé, que les salariés doivent faire face à des relations d'emplois plus individualisés, en liens plus directs avec leurs clients, devant répondre à une demande directe (image de l'employé de services) et moins à une production de biens (image de l'ouvrier d'industrie), que les identités professionnelles perdent de leur consistance, qu'il y a un émiettement des catégories sociales et une personnalisation plus grande du travail, Maurin défend l'idée d'une égalité des possibles, aptes à mieux rendre compte de cette individualisation des parcours professionnels et ainsi agir plus efficacement. Là où l'égalité de fait s'occupe de catégories sociales indifférenciées, d'unités collectives, l'égalité des possibles s'occupe des individus particuliers, dans leur trajectoire biographique et leurs parcours personnels.

    Pour autant, il ne s'agit pas de nier la permanence des inégalités de fait (la structure sociale de classes), mais il s'agit de contribuer à leur réduction tout en sachant agir sur le long terme : la seule action redistributive en faveur des classes sociales inférieures ne résout pas pour autant l'autre problème majeur qui est celui de la destinée sociale des enfants. On sait que la mobilité sociale est beaucoup plus faible chez les ouvriers (et les patrons, mais pas dans le même sens !) que dans les autres catégories sociales. Une politique publique qui vise à favoriser l'égalité des possibles (ou des chances) parviendrait alors à mieux contribuer à la mobilité sociale et ouvrir à une destinée sociale plus ambitieuse pour les enfants issus des classes populaires (comme l'école tend à le faire).

     

    Néanmoins, il ne faut pas, au nom de la revendication de cette égalité des chances, laisser de côté les inégalités de fait (ou de conditions). Une vraie politique de l'égalité des possibles doit savoir s'adjoindre d'une redistribution plus harmonieuse des richesses, afin de créer les conditions initiales de son succès. Le risque de s'enfermer dans une approche exclusive en terme d'égalité des chances est de considérer les inégalités de condition comme un fait social inextinguible, sur lequel on ne peut (ou on ne veut) pas agir, en favorisant des actions en aval, sur les individus particuliers eux-mêmes. C'est pourquoi d'ailleurs, idéologiquement, la gauche est plus hostile à la politique de l'égalité des chances tandis que la droite est plus favorable à celle-ci. Il ne s'agit pas simplement de donner plus à ceux qui ont moins (logique de « discrimination positive », qui porte les germes d'une stigmatisation à l'envers) mais d'y joindre une action de redistribution économique en faveur des plus faibles : égalité des possibles et égalité de faits sont liés.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>


    [1] E. Maurin, L'égalité des possibles, la nouvelle société française, La république des Idées, Seuil, 2006, 78p.
    [2] E. Maurin, op. cit, p. 9.

    [3] En effet, Durkheim définit le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes comme celui d'une forme de solidarité mécanique, où l'individu est assujetti au groupe, « sociétés de semblables », à une forme de solidarité organique, sociétés différenciées où l'individu existe par et pour lui-même mais qui conserve sa cohésion sociale par l'interdépendance maintenue entre les différents postes de la chaîne de production industrielle. Si cette liaison s'affaiblit, le sentiment d'appartenance à quelque chose qui dépasse l'individu (ici l'entreprise) s'effrite et l'individu se retrouve livré à lui-même, ce qui peut conduire à une situation d'anomie. Ce n'est pas un hasard si c'est au cœur de l'entreprise qu'il a formulé sa théorie, in Durkheim, De la division du travail social (1893), PUF, Gallimard, 1998.

    [4] J. Fitoussi et P. Rosanvallon, Le nouvel âge des inégalités, Paris, Seuil,

    [5] Les inégalités dynamiques correspondent aux inégalités qui touchent des individus appartenant aux mêmes catégories socioprofessionnelles mais dont les statuts particuliers diffèrent, ce qui a pour conséquence de déliter le sentiment d'appartenance à tel ou tel groupe social et par suite les identités professionnelles, et rendre plus difficile alors les mobilisations collectives. Pour exemple, être cadre à temps plein et en CDI dans une entreprise diffère du statut de cadre à temps partiel, qui doit compléter son salaire par un autre emploi, ou de celui de cadre au chômage. Ils appartiennent objectivement aux mêmes catégories sociales, mais individuellement, ils ne se sentent pas liés, ne partageant pas les mêmes styles de vie notamment.



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  • (Suite de notre propos d'hier sur les facteurs de modernité. après Durkheim et Weber, voici l'analyse qu'en donne Elias)

      Elias et le processus de civilisation

    Pour Elias, le processus de modernisation des sociétés occidentales trouve son origine dans le contrôle progressif des mœurs et des pulsions qui apparaît à partir de la Renaissance en Europe occidentale.  Ce qu'il appelle le processus de civilisation. Le processus de civilisation répond à la volonté de contrôle par l'Etat de l'ensemble du territoire dans un premier temps, puis par le développement de l'autocontrôle des affects, des pulsions par les individus eux-mêmes dans un second temps. Au contrôle social succède un autocontrôle psychique.

    Cet autocontrôle des pulsions lié élévation progressive du seuil de sensibilité a permis de développer des réseaux d'interdépendance plus fort entre les individus et une rationalisation de leurs conduites.

    A quoi est du cette sensibilité accrue ? Cette transformation de l'économie psychique des individus s'explique pour lui par un long processus historique qui repose sur deux aspects essentiels :

    - mise en place d'un Etat centralisateur et monopolistique : il recueille l'impôt et exerce le monopole de la violence légitime

    - société de Cour et pratique de la distinction sociale entre bourgeoisie et aristocratie

    Le schéma suivant permet d'avoir une vue simplifiée du processus :

    <?xml:namespace prefix = v ns = "urn:schemas-microsoft-com:vml" /><v:rect id=_x0000_s1030><v:textbox></v:textbox></v:rect>Pouvoir royal fort : centralisation et monopole

    de la violence légitime

    « curialisation » de l'aristocratie : société de Cour et distinction sociale

    <v:line id=_x0000_s1029 to="225pt,23.4pt" from="225pt,5.4pt"><v:stroke endarrow="block"></v:stroke></v:line><?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    élévation du seuil de sensibilité dans l'aristocratie :

    développement de manières d'être, de codes de conduites

    particuliers

    <o:p> </o:p>

    processus de diffusion des pratiques distinctives :

    « Les bourgeois sont influencés par le comportement des hommes
     de cour, les hommes de cour par le comportement des bourgeois[1] »<o:p> </o:p><o:p></o:p> <o:p></o:p> 

    élévation globale du seuil de sensibilité (pudeur/ maîtrise des émotions)

    resserrement des liens d'interdépendance entre individus

    <v:line id=_x0000_s1031 to="225pt,19.2pt" from="225pt,1.2pt"><v:stroke endarrow="block"></v:stroke></v:line><o:p> </o:p>

    autocontrôle des pulsions et des sentiments

    développement de la pudeur, de l'intimité à partir du XVII

    <v:line id=_x0000_s1027 to="225pt,19.2pt" from="225pt,1.2pt"><v:stroke endarrow="block"></v:stroke></v:line><o:p> </o:p>

    rationalisation de la sensibilité avec la naissance de l'hygiène,

    invention des ustensiles pour  parer aux fonctions naturelles

    (toilettes, couverts, mouchoirs, etc.)

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Pour Elias, ce processus est à long terme, il en relève les prémices dès le XIIème siècle et constate son apogée au XVIIIème, siècle des Lumières. Mais le moment historique symbolisant le mieux la mise en place de ce processus est le XVIIème siècle, sous le régime de Louis XIV. En effet, le pouvoir royal fort, centralisateur et protectionniste (colbertisme) a contribué à modifier les mœurs en profondeur.

    C'est ainsi qu' « en occident, entre le XIIème et le XVIIIème siècle, les sensibilités et les comportements se sont profondément modifiés par deux faits fondamentaux : la monopolisation étatique de la violence qui oblige à la maîtrise des pulsions et pacifie ainsi l'espace social ; le resserrement des relations interindividuelles qui implique nécessairement un contrôle plus sévère des émotions et des affects. [2]»

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>C'est par le passage à l'autocontrainte que va se faire petit à petit le processus de civilisation. Le renforcement des relations entre les individus nécessite une contrainte plus importante des affects, des émotions. Il se forme ainsi un appareil de contrôle des contraintes au sein de l'économie psychique des individus[3].  « Au mécanisme de contrôle et de surveillance de la société correspond ici l'appareil de contrôle qui se forme dans l'économie psychique de l'individu[4]. » D'ailleurs, le surmoi est d'essence sociogénétique pour Elias ; c'est dans la société et l'imposition des codes de conduite et de bienséance que se forge la constitution d'un Surmoi moral.
    Les manières les plus « civilisées » viennent dans un premier temps de l'aristocratie, qui pour se démarquer du peuple, a initié certaines pratiques, certaines conduites de retenues, de contrôle  des émotions. Ce faisant, par un processus bien connu de diffusion sociale par mimétisme, la bourgeoisie a imité l'aristocratie, puis le peuple a suivi après. 
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Une « société d'individus »
    <o:p> </o:p>Au travers des différentes théories qui exposent chacune des positions complémentaires sur les facteurs explicatifs de l'apparition de la modernité dans les sociétés occidentales, il y a des points de convergence essentiels : notamment celui de l'individualisation des sociétés.
    <o:p> </o:p>Pour Elias, la modernité se caractérise par la naissance d'une « société d'individus », pour Durkheim d'une solidarité organique, pour Weber d'une socialisation de type sociétaire.
    <o:p> </o:p>Pour Elias, comme pour les autres auteurs, les sociétés modernes sont des « sociétés d'individus », où le Je l'emporte sur le Nous, mais où cependant, les deux dimensions sont indissociables. « Il n'y a pas d'identité du Je sans identité du Nous. » nous dit-il. Le Je a toujours pour support un Nous à partir duquel il va s'émanciper, se construire et évoluer. La différence majeure entre aujourd'hui et hier, c'est que le Nous dominait sur le Je hier, tandis que dans nos sociétés, le Nous n'existe que par l'addition de Je individualisés. Jusqu'au XVII, il n'y a pas de Je en dehors du groupe, l'identité individuelle n'existe que dans la collectivité. C'est véritablement à partir du XVII et du XVIII que l'individu prend toute sa consistance. Le Nous se modifie, et laisse s'exprimer les Je individualisés. Chacun se défait du groupe par ce qu'il fait, par ses actes, par ses possessions, et non plus seulement par ce qu'il est. Ses possessions le séparent, la propriété privée est individualisante.
    <o:p> </o:p>L'individualisation de la société n'a été possible qu'à partir du moment où, les liens d'interdépendance entre les individus allant en se renforçant (différenciation sociale), les individus disposaient d'une maîtrise plus grande de leurs affects.
    <v:line id=_x0000_s1032 to="351pt,47.45pt" from="333pt,47.45pt"><v:stroke endarrow="block"></v:stroke></v:line>Elias prend l'image d'un réseau routier  qu'il compare au réseau d'interdépendance sociale : il prend l'exemple de routes cahoteuses, boueuses, peu nombreuses : la circulation y est minime, le danger vient du brigand qui peut surgir de toutes parts sur ses sentiers peu fréquentés : il faut être prêt au combat, à l'agressivité pour survivre à l'image de la société ancienne, peu différenciée, interdépendance faible.
    Puis il prend l'exemple des réseaux routiers modernes, denses, complexes, où la circulation est permanente. L'individu est pris dans un réseau d'interdépendance beaucoup plus grand et cela n'est possible que parce qu'il exerce un contrôle important sur lui-même, qui lui permet de circuler sans heurt au milieu de la cohue des gens et des voitures. « La circulation dans les rues d'une grande ville de notre société différenciée exige un conditionnement très différent de l'appareil psychique. Le danger d'une attaque armée est réduit au minimum. Des automobilistes filent à toute vitesse. Les piétons et les cyclistes cherchent à se frayer un passage dans les carrefours encombrés. Mais cette régulation de la circulation présuppose que chacun règle lui-même son comportement en fonction des nécessités de ce réseau d'interdépendances par un conditionnement rigoureux (...). Chacun doit faire preuve d'une autodiscipline sans faille, d'une autorégulation très différenciée de son comportement pour se frayer un passage dans la bousculade.[5] »
    <o:p> </o:p>

    Pour Elias, la différenciation sociale et l'interdépendance croissante entre les individus résultent avant tout du processus de civilisation qui a vu les individus s'autocontrôler dans leurs attitudes, comportements, sentiments. Pour lui, ni les individus, ni la société ne sont indépendants l'un de l'autre. Partir des individus ramène au social, et partir de la société conduit aux individus[6].

    <o:p> </o:p>


    [1] N. Elias, La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973, p. 181.

    [2] Norbert Elias, La société de cour, Préface de R. Chartier.

    [3] Cependant, pour Elias, ce processus n'est pas rationnel, dans le sens où il n'a pas été produit dans ce but. Il s'est mis en place petit à petit, indépendamment des volontés individuelles ou collectives (a ce titre là, on a un changement social qui opère par effet d'agrégation sans recherche délibérée au départ).

    [4] N. Elias, La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p.210.

    [5] N. Elias, Ibid, p. 193.

    [6] Il faut donc mieux traiter des « configurations sociales », c'est-à-dire des système d'interdépendance entre individus. Une configuration sociale, au sens où Elias la définit, pourrait être comparée à une équipe de football. L'équipe est toujours changeante en fonction des individualités qui la composent, mais elle n'existe pas sans ces individualités.  Elle représente une figure globale dynamique formée par les joueurs. Mais qui a son être propre néanmoins. Il convient donc de parler de l'ensemble Nous-Je pour Elias plutôt que considérer l'individu comme opposé à la société.
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  • Aujourd'hui, je propose de revenir sur le concept de modernité et plus particulièrement sur les facteurs essentiels de cette modernisation des sociétés occidentales repérée dès le début du XVI siècle en Europe et qui a réellement pris son essor à partir du XVIII siècle, dit des Lumières.  Je propose ici la vision de deux des fondateurs de la sociologie moderne, à savoir Emile Durkheim et Max Weber, qui bien qu'ils s'opposent sur leurs conceptions méthodologiques de la sociologie,  se rejoignent sur certains points éminemment centraux d'explications des processus historiques, sociaux et idéologiques qui ont contribué à façonner nos sociétés modernes.

    Dans un prochain billet, je développerai la vision de Norbert Elias, sociologue d'origine allemande avant de m'intéresser à la réalité contemporaine de nos sociétés entrées dans ce qu'on appelle parfois une "seconde modernité".

     

                 les facteurs de la modernité


    Les sociologues relèvent différents facteurs explicatifs de l'apparition de l'individu moderne : nous nous intéresserons plus particulièrement aux facteurs mis en avant par Durkheim, Weber et Elias : la différenciation sociale pour Durkheim (facteur social), la rationalisation des activités humaines et leur spécialisation pour Weber (facteur social et moral), le processus de civilisation et l'autocontrôle des pulsions pour Elias (facteur politique et psychique).


    1.     Durkheim : différenciation sociale

    Pour Durkheim, la modernité est liée à la différenciation. En effet, les hommes commencent à se penser et se concevoir comme différents les uns des autres. Aux sociétés traditionnelles des semblables, il oppose les sociétés modernes différenciées. Cette différenciation, il la repère au cœur de la division sociale du travail, entre les différents statuts professionnels et rôles des individus au sein de l'entreprise. Si l'artisan ou l'agriculteur d'autrefois étaient présents durant tout le processus de production, de la conception à la réalisation, puis à la vente sur le marché, le prolétaire du XIX est un élément parmi d'autres d'une chaîne complexe de production. Il n'agit plus à tous les niveaux mais à un poste particulier. Ce faisant, cela développe le sentiment de son importance et donc de son individualité (mon poste n'est pas interchangeable). En outre, il n'est plus dépositaire de sa propre survie. Celle-ci dépend d'autres individus que lui : son patron, les producteurs agricoles, etc. L'individu moderne se ressent donc différent des autres. Ce principe de différenciation sociale est au cœur de l'analyse de la modernité chez Durkheim.

    Individualisation et différenciation sont donc complémentaires. C'est parce que j'existe en tant qu'individu singulier (et non plus seulement en tant qu'individu absorbé dans une communauté d'appartenance) que je me considère également différent. L'industrialisation, avec la division du travail, allant en renforçant ce sentiment. L'appropriation rendue possible à partir du XVIII, a également contribué à développer ce sentiment d'individualisation. J'existe par ce que je fais (activité productive) et ce que j'ai (possession personnelle, privée) et moins par ce que je suis (rapporté à l'identité communautaire).

    Néanmoins, nous dit Durkheim, pour que la société continue d'exister, pour que le social perdure, il faut néanmoins que l'individu ne se sente pas totalement différent, ni ne soit totalement isolé. Il faut donc qu'il existe des éléments de liaison entre les individus pour qu'ils se sentent appartenir à un même tout qui les dépasse et les oriente.

    Ainsi, dans l'entreprise, les individus, même s'ils effectuent des tâches différenciées, restent interdépendants les uns des autres. L'ouvrier est dépendant de son contremaître, lui-même dépendant de l'ingénieur, etc. les chaînes d'interdépendance sont nécessaires et indispensables pour que la chaîne de production fonctionne correctement et pour que l'individu ne soit pas laissé à lui-même. Or, ce qui vaut pour l'entreprise vaut également pour les autres institutions sociales, famille, école, religion, Nation.

    C'est comme cela que Durkheim en vient à développer son concept de solidarité organique qu'il définit comme une forme particulière de la division du travail : intégration par différence, où chaque individu par sa spécialisation, est considérée comme singulier, mais qui dépend d'autant plus du tout que le travail est divisé. L'individu est donc plus libre, mais il demeure néanmoins ancré dans un collectif qui le dépasse.

    Durkheim oppose cet état de la société à celui antérieur qu'il qualifie de solidarité mécanique, où l'intégration se fait par ressemblance. Où l'individu n'existe qu'en tant que membre indifférencié d'une communauté. Son individualité est conforme à la collectivité, au groupe dans lequel il vit, elle ne s'exprime donc pas en soi, mais par similitude à celle du groupe.

    La différenciation sociale est donc le concept fondamental d'explication de la condition de l'individu moderne. Max Weber le rejoint en partie sur ce point quand il affirme que la modernité repose sur l'impersonnalisation et la spécialisation des rapports sociaux.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>2.     Weber et le processus de rationalisation 

    Chez Weber la modernité s'accompagne d'un mouvement global de rationalisation des activités et des actions humaines. Certes, comme Durkheim, il met l'accent sur les modifications sociales à travers le développement de formes de rapports sociaux plus objectifs, (c'est-à-dire plus rationnel, moins enclins à la suspicion) en lieu et place de rapports subjectifs plus affectifs, de proximité (et par conséquent moins institués). La loi supplante la tradition, la hiérarchie sociale le système inégalitaire des Ordres, les relations formelles et impersonnelles (institutions, système bureaucratique), les relations informelles et personnalisées. C'est ce que Weber appelle le passage d'une forme de socialisation communautaire à une forme de socialisation sociétaire, (qui rejoint la distinction faite par Durkheim entre solidarité mécanique et organique). Seulement pour Weber, ce passage n'est ni irréversible, ni définitif : au sein du modèle sociétaire, il continue d'exister des poches de socialisation communautaire (famille, les sectes, les groupes de pairs notamment).

    Mais il souligne aussi la modification dans les motivations des individus, conduit à agir dans le sens d'une rationalité instrumentale, servant un but précis, et non plus dans le sens d'une rationalité axiologique, servant une éthique particulière. Il relève quatre domaines esentiels dans lesquels cette forme d'action rationnelle s'est développée :

    -         la production, avec un capitalisme basé sur le profit, la rentabilité, le calcul et qui fait du travail une relation contractuelle.

    -         la loi qui remplace les traditions, qui se veut universelle et impersonnelle (exemple des règles sportives)

    -         l'administration qui se bureaucratise, avec secteur spécialisés et une hiérarchisation qui tend à dépersonnaliser les individus et les dossiers traités.

    -         L'éthique enfin, qui a développé des valeurs de travail et de devoirs aux dépens de celles plus subjectives de beauté et de bonheur.

     Pour lui, le personnage central qui symbolise ce passage d'une forme de société à une autre est l'entrepreneur protestant, plus particulièrement « l'entrepreneur calviniste puritain ».

    Le calvinisme, branche du protestantisme a pris naissance en Allemagne au XVIème siècle. Cette branche de la chrétienté considère le travail comme une valeur supérieure et  l'enrichissement personnel qui en résulte, non pas un enrichissement purement matériel, mais un enrichissement moral, qui assurera le salut de l'âme de l'individu. L'entrepreneur calviniste puritain est amené à investir son argent non pas dans le but de s'enrichir pour s'enrichir mais dans le but de satisfaire à une exigence morale qui le dépasse. Pour faire simple, il s'enrichit par conviction, à la différence des générations suivantes qui vont s'enrichir par intérêt personnel, nous dit Weber.

    Au travers du personnage du calviniste puritain, c'est l'évolution de l'action humaine que Weber retrace : agissant tout d'abord par conviction, selon une éthique individuelle, il va agir par la suite dans le sens de son seul intérêt matériel. La rationalisation des actions humaines a pour conséquence le désenchantement du monde, autrement dit l'effacement progressif de l'explication magique et religieuse des choses et des êtres.

    Si cette rationalisation a l'avantage de faire progresser l'homme vers plus de techniques, de connaissances, si elle permet une meilleure séparation des différentes sphères (économiques, sociales, politiques, religieuses, etc.) et en cela une différenciation accrue des individus, si elle permet également d'avoir un regard sur le monde tourné vers l'avenir (action rationnelle en finalité), et non plus tourné vers le passé et les traditions, elle porte cependant le risque de la perte du sens des actions humaines. Nous y reviendrons plus tard.

    prochain billet : le processus de civilisation selon N. Elias.


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