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    La police vient de tester un nouveau dispositif de recueil de témoignage suite aux violences urbaines qui se sont déroulées dans un quartier de Villiers-le-Bel. Ce dispositif nouveau repose sur le principe très politisé du « donnant-donnant ». Rétribution monétaire contre témoignage à charge. En d'autres lieux et d'autres temps, ce genre de pratiques ne choquerait pas. La lutte anti-terroriste use déjà de ce procédé dans son arsenal de moyens mis à sa disposition.

    Pour autant, s'il peut s'avérer nécessaire de délier les langues, de rompre le « mur du silence » qui pèse dans certains de ces quartiers, par peur des représailles, on peut néanmoins rester circonspect sur la méthode employée. Moins par la situation contextuelle que par la logique inhérente à la modalité adoptée.

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    En effet, financer des témoignages pour attraper des coupables peut apparaître comme un moyen licite et justifié d'exercer la justice. Pourtant, rétribuer l'aide apportée à la police, c'est-à-dire en définitive, récompenser l'action individuelle apportée au maintien de la paix et de la cohésion sociale (c'est bien là le rôle premier des forces de l'ordre) me paraît constituer un précédent dangereux d'un point de vue idéologique et éthique.

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    Regardons y de plus près. A la réflexion, trois critiques d'ordre morales peuvent être envisagées à l'adoption d'une telle mesure :

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    1. Tout d'abord, monétiser les témoignages comme on monétise ses RTT, ses week-end, bientôt ses congés payés (notes internes de La Poste selon O. Besancenot), relève d'un entreprise idéologique bien agencée et résolument nocive, aux effets pervers incertains.

    C'est faire de l'argent le mode de gouvernance de l'ensemble des rapports sociaux de nos sociétés modernes. On me rétorquera, à juste titre d'ailleurs, qu'il en est sans doute déjà ainsi, qu'il faut vivre avec son époque et qu'il y a bien longtemps que les relations humaines et sociales sont médiées par l'argent. Certes, j'en conviens. Mais il me semble qu'il est néanmoins profondément différent d'avoir des rapports sociaux objectifs (rapports de travail, loisirs, syndicaux, etc.) fondés sur l'argent, ou plus exactement fondé sur un lien médié par la dimension économique, qui relèvent avant tout de conduites individuelles et privées liant l'individu à son patron, à son club, à son parti, à son syndicat, qu'entretenir l'idée au niveau de la chose publique (res-publica) que l'argent est un médiateur de l'ensemble des relations sociales liant l'individu à la collectivité.

    Je m'explique.

    Faire d'un témoignage l'objet d'une rétribution (récompense) monétaire, c'est s'accorder sur l'idée que l'espace public, lieu de la sécurité civile qui est un bien collectif dont chacun peut disposer et a droit, peut reposer sur des valeurs similaires à celles du monde de l'entreprise, de l'espace privé des relations professionnelles. C'est instrumentaliser l'argent comme forme de participation à l'espace public, c'est en définitive faire de la paix sociale un espace et un enjeu de lutte monnayable. La cohésion sociale (ce qu'on appelle aujourd'hui le vivre-ensemble) serait elle à ce prix – sans faire de mauvais jeu de mots ?

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    2. La seconde critique que l'on peut faire découle directement de la première. Monnayer la vérité, rétribuer le témoignage, c'est reconnaître implicitement l'échec de la solidarité, le délitement du lien social et surtout l'incapacité de la société, c'est-à-dire de la République à y répondre autrement.  En octroyant une prime à la vérité (oserai-je dire à la délation ?), l'Etat admet son échec à répondre à la déliaison sociale, comme dirait Roger Sue, de nos sociétés contemporaines, sinon par une forme de relation instrumentalisée et médiée à l'autre qui passe par l'argent.

    Non seulement, l'aveu d'échec est complet, mais il entérine par sa méthode même, son impuissance à redéfinir le vivre-ensemble, à déterminer des modalités nouvelles de création de solidarités, qui passerait par une vision unitaire et républicaine de l'être-ensemble.

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    3. Et c'est donc en dernière analyse, une appropriation par l'Etat, au sens le plus large du terme, celui de Représentation Nationale, des formes de relations contractuelles propres à la sphère privée. Relations contractuelles médiées par l'argent.  Cela revient à faire de l'argent la valeur sinon centrale, au moins incontournable de la relation à l'autre. Valeur essentielle et unique au nom de laquelle peut perdurer le lien social.

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    Nous avons à faire ici à un principe de morale inversée. Là où l'argent venait parfois s'associer en tant que supplément aux formes sociales de relations désintéressées, comme forme a posteriori de la relation à l'autre, il en devient désormais le garant, le socle, le fondement même. L'argent, dans ce schéma nouveau, devient ce préalable aux relations sociales, cet agent liant, contractuel, objectif et intéressé sur lequel et à partir duquel vont se constituer et procéder les nouvelles formes de la solidarité, les nouveaux modes d'être-ensemble.

    Encore une fois soulignons bien la distinction que nous faisons entre espace public et espace privé, plus généralement entre ce que nous appelons relations sociales verticalisées (hiérarchisées) et relations horizontalisées. Nous reconnaissons que l'argent est le fondement du lien qui unit un salarié à son employeur, un sportif à son club, et qu'à partir de ce premier lien verticalisé peut s'agréger (presque toujours) des liens plus personnels, plus horizontaux. Mais dans le cas présent, ce que nous critiquons c'est l'inclinaison qui conduit à faire de l'argent le préalable aux formes de relations sociales traditionnellement et juridiquement désintéressées : celles de l'espace public, celles qui unissent les individus entre eux au sein de la Communauté Nationale, au nom de la citoyenneté morale.

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    En octroyant une récompense financière à la dénonciation, au témoignage, l'Etat légitime dans le même temps la pratique de l'intéressement personnel au service du bien-être de la collectivité. En faisant de l'argent un vecteur essentiel du vivre-ensemble, il instrumentalise et « dénaturalise » toute forme de relation à l'autre. L'argent gagne encore un peu plus en valeur : non pas en valeur de réussite ou de mérite personnel (celle-ci n'est pas questionnée ici, mais indirectement elle en sort renforcée encore davantage), mais en valeur éthique, en valeur morale : l'argent sert le vivre-ensemble, il assure la pérennisation du lien social en renforçant la cohésion sociale. Si l'argent facilitait – un peu – jusqu'ici l'intégration sociale (suis-je intégré si je ne travaille pas, ne consomme pas ?), il permet désormais d'assurer le maintien de l'ordre social. Régulation sociale et intégration sociale dirait Durkheim, les deux mamelles de la solidarité. Plus qu'une simple valeur au même titre que les autres, l'argent devient La Valeur ultime, dominante au-dessus de la mêlée. Non plus valeur, mais supravaleur, méta-valeur même, comme il existe le métalangage.

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    Valeur de réussite personnelle, d'épanouissement mais également valeur morale de solidarité : l'argent aurait donc ce pouvoir si euphorisant de satisfaire à la fois les satisfactions individuelles, de maximiser son profit tout en servant dans le même temps la collectivité et la solidarité.

    Sublime surprise ! L'idéologie ultra-libérale et l'homo oeconomicus des abstractions conceptuelles peuvent se relever fièrement. La main invisible, qui a force de l'être semblait définitivement absente, fait son retour sur tapis rouge, servi par notre Président lui-même : et cette fois-ci elle n'a plus à se cacher, elle peut se montrer, s'exposer fièrement et dignement car elle la Justice Sociale même, la garante de la pérennité du social !

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    Les émeutes de Villiers-le-Bel la semaine passée ont permis au Président de la République d'introniser un nouveau concept : celui de la voyoucratie, littéralement le gouvernement des voyous, des gamins des rues. S'il ne fait aucun doute que les émeutiers sont et doivent être traités comme des voyous, il semble en revanche moins évident de laisser entendre que les émeutes résulteraient d'une voyoucratie durablement installée dans les quartiers populaires.

    Pire, considérer ces émeutes sous l'angle exclusif de la révolte infondée, gratuite, sourde, affectant une portion d'individus psychologiquement instables, une population « culturellement » violente, est au mieux une erreur, à mon sens une faute.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    Je m'explique.

    Les banlieues comme on les appelle si souvent, embrassant dans un conglomérat homogénéisant des histoires de vie, des parcours personnels, des espaces, des lieux, des espoirs, des réalités, des mondes, des cultures, des mode de vies différents, constituent déjà une première forme de stigmatisation. D'ailleurs historiquement, la banlieue définit un espace incertain, ni à l'intérieur de la ville, ni tout à fait hors de la ville. Espace ambigu, à la marge et par conséquent  inquiétant, la ban-lieue s'est construite et développé sur le mode de la marginalisation.  A l'origine, elle désignait l'espace d'une lieue ou plus qui encerclait la ville et sur lequel le seigneur exerçait sa juridiction – son ban –  à l'époque féodale. S'y installaient ceux qui n'avaient pas droit de cité dans l'enceinte de la ville. Plus tard ce seront les premières industries, les activités commerciales qu s'y développeront et feront profiter à la ville de leur essor grandissant. Mais la ville restait un espace délimité, contrôlé, sécurisé, infranchissable.

    La banlieue est et reste toujours aujourd'hui un espace à la marge, déconsidérée, dévalorisé. Par suite, ce sont ses occupants qui se sont trouvés être stigmatisés, dépréciés. Comme si la représentation négative de l'espace s'était fondu dans ses résidants.

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    Aujourd'hui le terme de banlieue désigne dans le langage courant ces quartiers populaires en périphéries des villes qui concentrent une forte majorité d'immigrés et de français descendant d'immigrés. Mais plus encore, ces banlieues concentrent avant tout une majorité des laissés-pour-compte de la crise économique et sociale qui a touché la France au milieu des années 70.  Ce qui définit le mieux ces quartiers, ce n'est pas leur communauté culturelle mais bien davantage, c'est leur origine et leur destinée commune : absence, ou pour le moins faiblesse de la mobilité sociale, difficulté d'insertion économique et sociale, ostracisme de la part de la population active (inclus), sentiment de relégation. L'unité de ces populations repose davantage sur des critères sociologiques que sur des critères ethniques et culturels. Issus de l'immigration ou non, français ou étrangers, jeunes ou plus âgés, la plupart des habitants de ces quartiers appartiennent avant tout aux classes sociales « inférieures », défavorisées, dont les aspirations légitimes d'ascension sociale se retrouvent confrontés à un principe de réalité inacceptable, dure, terriblement dépossédant. Condamnés pour l'essentiel à la reproduction sociale, ils vivent leurs destins sociaux comme une frustration insoutenable.

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    Lorsque Monsieur Sarkozy ironise à mots à peine voilés sur l'incapacité de certains à se lever tôt le matin pour trouver un emploi, faisant ainsi peser l'essentiel des difficultés et des échecs d'intégration et d'insertion économique et sociale sur l'individu lui-même, il stigmatise encore un peu plus ces populations. Ainsi s'ils ne travaillent pas, c'est, implicitement, parce qu'ils ne le veulent pas. C'est parce qu'ils ne font pas d'effort pour se lever tôt.

    Mais ce propos venant du Président de  la République (sensé dois-je le répéter représenter l'ensemble des français) est à mon sens proprement scandaleux. M. Sarkozy fait là la preuve de son soutien à la cause libéraliste, plus que libérale. Il s'applique d'ailleurs à lui-même la recette : le chômage qui baisse, c'est lui, la croissance, (si elle repart) c'est lui, le pouvoir d'achat (mais lequel ?) c'est lui, etc. A chacun d'assumer ses responsabilités et sa part de réussite et d'échecs.

    Certes, sur le principe on peut être d'accord dans nos sociétés individualistes. Mais à la condition sine qua non suivante : que tous aient dès le départ les mêmes chances, les mêmes moyens mis à leurs dispositions afin de partir de la même ligne de départ. Or, rien n'indique qu'il en soit ainsi (doit-on encore le démontrer !).

    <o:p> </o:p>La France qui se lève tôt, elle, mériterait donc davantage de profiter des fruits de la croissance puisqu'elle aurait fait plus d'effort. La rhétorique est simple et limpide. Mais la question essentielle à laquelle M. Sarkozy devrait s'atteler à répondre est la suivante : est-ce que la France qui se lève tard le fait volontairement?

    Rien n'est moins sûr. Bien évidemment il est toujours possible de trouver quelques réactionnaires, marginaux,  préférant vivre de l'assistance publique que du fruit de leur travail mais c'est là l'immense minorité de la population. La plupart des français qui se lèvent tard ne le font pas de gaieté de cœur : eux aussi rêvent d'aurores, de vie rythmée, de temps contraint,  d'espace délimité, de revenus supérieurs, eux aussi rêvent de réveils qui sonneraient tous les matins.

    Mais pourquoi se lèvent-ils si tard alors M. Le Président ?, qui semblez avoir balayé la question d'un revers de main : S'ils se lèvent tard, c'est parce qu'ils le veulent bien ! La réalité a l'immense défaut d'être moins lisse qu'on ne l'imagine : elle est souvent plus complexe mais aussi tellement moins séduisante. S'ils se lèvent tard c'est pour d'autres raisons bien moins « libérales ».

    <o:p> </o:p>

    Après avoir envoyé plus de deux cent lettres de motivation, après avoir rédigé des dizaines de CV, après avoir entrepris des démarches, après s'être investi, s'être battu, s'être espéré, faire le constat amer de l'indifférence généralisée (à peine une trentaine de réponses), de s'être fait rejeté, refoulé, l'identité personnelle est forcément atteinte, l'estime de soi ébranlée et la dévalorisation suit. Alors, pour oublier sa condition miséreuse, ce sentiment déstructurant d'inutilité sociale, pour s'oublier soi-même, on relâche, on plie, on coule. Pour ne pas voir qu'on tombe, on préfère s'endormir et se lever chaque jour un peu plus tard. Non par oisiveté, non par fainéantise, mais par résignation. Plutôt que don Quichotte à l'héroïsme pathétique, plutôt que Sysiphe au courage forcé, la fuite dans le sommeil. Se lever le plus tard possible pour ne pas avoir à ressentir l'insoutenable poids de sa négligeable condition.

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  •      Aujourd'hui je publie un billet reprenant un extrait de l'ouvrage stimulant et passionnant de Jean Baudrillard intitulé "La Société de consommation". Dans cet extrait (d'autres suivront), l'auteur revient sur les concepts d'abondance et de rareté en critiquant la vision homogénéisante de la consommation. Il s'élève contre la moyennisation sociale, et l'apparition d'une vaste uniformisation des comportements de consommation. Certes, reconnaît-il, on assiste bien à une généralisation de l'accès aux produits et aux biens manufacturés (équipement ménager, Hi-Fi, voiture, etc), mais des pratiques de distinction continuent d'opérer.
         Dans cet extrait, il revient sur ce qu'il appelle les nouvelles ségrégations, à savoir ces nouveaux biens jadis "abondants" qui tendent à devenir des biens de plus en plus rares et partant de là, des biens de luxe. plus que le produit, c'est le signe que l'auteur interroge. Il y range notamment l'habitat, l'air, le bruit, l'eau. Ce qui est le plus étonnant, c'est que l'analyse de Baudrillard date du début des années 80 et qu'elle conserve toute sa pertinence. Peut-être même encore plus aujourd'hui qu'hier. 
        A ce titre, lire cet ouvrage c'est avoir un regard éclairé sur le système de production "consommatoire" et sur le Grand Marché qui nous entoure.
     
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    Non seulement l'abondance, mais les nuisances elles aussi sont reprises par la logique sociale. L'emprise du milieu urbain et industriel fait apparaître de nouvelles raretés : l'espace et le temps, l'air pur, la verdure, l'eau, le silence... Certains biens jadis gratuits et disponibles à profusion, deviennent des biens de luxe accessibles seulement aux privilégiés, cependant que les biens manufacturés ou les services sont offerts en masse.

    L'homogénéisation relative au niveau des biens de première nécessité se double donc d'un « glissement » des valeurs et d'une hiérarchie des utilités. La distorsion et l'inégalité ne sont pas réduites, elles sont transférées. Les objets de consommation courante deviennent de moins en moins significatifs du rang social, et les revenus eux-mêmes, dans la mesure où les très grandes disparités vont en s'atténuant, perdent de leur valeur comme critère distinctif. Il est possible même que la consommation (prise au sens de dépense, d'achat et de possession d'objets visibles) perde peu à peu le rôle éminent qu'elle joue actuellement dans la géométrie variable du statut, au profit d'autres critères et d'autres types de conduites. A la limite, elle sera l'apanage de tous quand elle ne signifiera plus rien.

    On voit dès maintenant la hiérarchie sociale s'inscrire dans des critères plus subtils : le type de travail et de responsabilité, le niveau d'éducation et de culture, la participation aux décisions. Le savoir et le pouvoir sont ou vont devenir les deux grands biens rares de nos sociétés d'abondance.

    Mais ces critères abstraits n'interdisent pas de lire dès aujourd'hui une discrimination croissante dans d'autres signes concrets. La ségrégation dans l'habitat n'est pas nouvelle, mais de plus en plus liée à une pénurie savante et à une spéculation chronique, elle tend à devenir géographique (centre de villes et périphéries, zones résidentielles, ghettos de luxe et banlieue-dortoir, etc.) que dans l'espace habitable (intérieur et extérieur du logement), le dédoublement en résidence secondaire, etc. Les objets ont aujourd'hui moins d'importance qu l'espace, et le marquage social des espaces. L'habitat constitue peut-être ainsi une fonction inverse de celles des autres objets de consommation. Fonction homogénéisante des uns, fonction discriminante de l'autre, sous les rapports d'espace et de localisation.

    Nature, espace, air pur, silence : c'est l'incidence de la recherche de ces biens rares et de leur prix élevé qu'on lit dans les indices différentiels de dépenses entre eux catégories sociales extrêmes. La différence ouvriers/cadres supérieurs n'est que de 100 à135 pour les produits de premières nécessité, elle est de 100 à 245 pour l'équipement de l'habitation, de 100 à 305 pour les transports, de 100 à 390 pour les loisirs[1]. Il ne faut pas lire ici une graduation quantitative dans un espace de consommation homogène, il faut lire à travers les chiffres la discrimination sociale, liée à la qualité des biens recherchés.

    On parle beaucoup de droit à la santé, droit à l'espace, de droit à la beauté, de droit aux vacances, de droit au savoir, de droit à la culture. Et au fur et à mesure que ces droits nouveaux émergent, naissent simultanément les ministères : de la Santé, des Loisirs, - de la Beauté et de l'Air Pur pourquoi pas ? Tout ceci qui semble traduire un progrès individuel et collectif général, qui viendrait sanctionner le droit à l'institution, a un sens plus ambigu, et on peut en quelque sorte y lire l'inverse : il n'y a de droit  l'espace qu'à partir du moment où il n'y a plus d'espace pour tout le monde, et où l'espace et le silence sont le privilège de certains aux dépens des autres. De même qu'il n'y a eu de « droit à la propriété » qu'à partir du moment où il n'y a plus eu de terre pour tout le monde, il n'y a eu de droit au travail que lorsque le travail est devenu, dans le cadre de la division du travail, une marchandise échangeable, c'est-à-dire n'appartenant plus en propre aux individus. On peut se demander si le « droit aux loisirs » ne signale pas, de la même façon, le passage de l'otium[2], comme jadis du travail, au stade de la division technique et sociale, et donc en fait la fin des loisirs.

    L'apparition de ces droits nouveaux, brandis comme slogan, comme affiche démocratique de la société d'abondance, est donc symptomatique, en fait, du passage des éléments concernés au rang de signes distinctifs et de privilèges de classe (ou de caste). Le « droit à l'air pur » signifie la perte de l'air pur comme bien naturel, son passage au statut de marchandise, et sa redistribution sociale inégalitaire. Il ne faudrait pas prendre pour progrès social objectif (l'inscription comme « droit » dans les tables de la loi) ce qui est progrès du système capitaliste – c'est-à-dire transformation progressive de toutes les valeurs concrètes et naturelles en formes productives, c'est-à-dire en source :

    1) de profit économique

    2) de privilège social

    <o:p> </o:p>J. Baudrillard, La société de consommation, Folio essai, Denoël, 200 (1986), pp. 72-75.


    [1] Ces chiffres précèdent l'année de publication de l'ouvrage et l'auteur a donc dû utiliser les indices de 1985.

    [2]  Les anciens Romains, imitant en cela les Grecs, divisaient la vie en deux zones. Ils appelaient la première otium. Ce mot qu'il convient de traduire par loisir ne signifie toutefois pas absence de travail, mais occasion de s'occuper de ce qui est proprement humain: la vie publique, les sciences, les arts. La seconde zone, caractérisée par les efforts nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux — et pour rendre ainsi possible l'otium — les Romains l'appelaient negotium (nec, otium), indiquant par là le caractère négatif de ces activités par rapport à celles qui portent sur les choses proprement humaines. On aura reconnu notre mot négoce dans le mot negotium.
    <o:p> </o:p>


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         Pour clore le sujet sur la domination masculine, ce dernier billet  consiste à relever les structures du changement opérés dans nos sociétés modernes depuis une petite quarantaine d'années. Le plus simple à cet endroit reste encore que je cite les propos de Bourdieu lui-même sur les différents facteurs porteurs de transformations autour de la remise en question de l' « évidence » de la domination masculine (le facteur de changement principal, à ses yeux, et qui a eu une incidence importante sur les autres sphères/champs de l'espace social est l'accès à l'enseignement généralisé pour les femmes), avant de conclure sur la situation actuelle de déplacement des inégalités plutôt que sur un constat idéalisé d'égalité factuelle dans les rapports sociaux de domination hommes/femmes.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>   </o:p>« Le changement majeur est sans doute que la domination masculine ne s'impose plus avec l'évidence de ce qui va de soi. En raison notamment de l'immense travail critique du mouvement féministe qui, au moins dans certaines régions de l'espace social[1], à réussi à rompre le cercle du renforcement généralisé, elle apparaît désormais en beaucoup d'occasions, comme quelque chose qu'il faut défendre ou justifier, quelque chose dont il faut se défendre ou se justifier. La mise en question des évidences va de pair avec les profondes transformations qu'a connus la condition féminine, surtout dans les catégories sociales les plus favorisées : c'est par exemple l'accroissement de l'accès à l'enseignement secondaire et supérieur et au travail salarié, et par là, à la sphère publique ; c'est aussi la prise de distance à l'égard des tâches domestiques et des fonctions de reproduction (liés au progrès et à l'usage généralisé des techniques contraceptives et à la réduction de la taille des familles), avec notamment le retardement de l'âge au moment du mariage et de la procréation, le raccourcissement de l'interruption de l'activité professionnelle lors de la naissance d'un enfant et aussi l'élévation des taux de divorce et l'abaissement des taux de mariage.
       De tous les facteurs de changement, les plus importants sont ceux qui sont liés à la transformation de l'institution scolaire dans la reproduction de la différence entre les genres, comme l'accroissement de l'accès des femmes à l'instruction et corrélativement, à l'indépendance économique, et la transformation des structures familiales : ainsi bien que l'inertie de l'habitus[2], et du droit, tende à perpétuer, par delà les transformations de la famille réelle, le modèle dominant de la structure familiale et, du même coup, de la sexualité légitime, hétérosexuelle et orientée vers la reproduction, par rapport auquel s'organisaient tacitement la socialisation et, du même coup, la transmission des principes de divisions traditionnels, l'apparition de nouveaux types de famille, comme les familles recomposées, et l'accès à la visibilité publique de nouveaux modèles de sexualité contribuent à briser la doxa[3] et à élargir l'espace des possibles en matière de sexualité. De même, et plus banalement, l'accroissement du nombre de femmes qui travaillent n'a pas pu ne pas affecter la division des tâches domestiques et, du même coup, les modèles traditionnels masculins et féminins[4], avec, sans doute des conséquences dans l'acquisition des dispositions sexuellement différenciées au sein de la famille : on a ainsi pu observer que les filles de mère qui travaillent ont des aspirations de carrière plus élevées et sot moins attachés au modèle traditionnel de la condition féminine[5].
    Mais un des changements les plus importants dans la condition des femmes et un des facteurs les plus décisifs de la transformation de cette condition est sans nul doute l'accroissement de l'accès des filles à l'enseignement secondaire et supérieur qui, en relation avec les transformations des structures productives (notamment le développement des grandes administrations publiques ou privées et des nouvelles technologies sociales d'encadrement, a entraîné une modification très importante de la position des femmes dans la division du travail : on observe ainsi un fort accroissement de la représentation des femmes dans les professions intellectuelles ou l'administration et dans les différentes formes de vente de services symboliques – journalisme, télévision, cinéma, radio, relations publiques, publicité,décoration –, et aussi une intensification de leur participation aux professions proches de la définition traditionnelle des activités féminines (enseignement, assistance sociale, activités paramédicales). Cela dit, les diplômées ont trouvé leur principal débouché dans les professions intermédiaires moyennes mais elles restent pratiquement exclues des postes d'autorité et de responsabilité, notamment dans l'économie, les finances et la politique[6]. »[7]
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Conclusion
    <o:p> </o:p>

          Pour conclure, il est donc avéré pour l'auteur que des progrès dans la reconnaissance de la place des femmes dans la sphère publique se sont engagés dans nos sociétés modernes depuis les années 60 surtout. Mais que derrière ces changements visibles des conditions il ne faut pas oublier que se cachent encore des permanences inégalitaires au niveau des positions relatives de chacun des sexes. Ainsi, les femmes en accédant au monde professionnel, ont surtout eu accès à des carrières dites « féminines », c'est-à-dire socialement construites comme convenant mieux aux femmes et à leur « caractère féminin » ; c'est le cas de l'enseignement où la dimension éducative s'accorde mieux à la femme, c'est le cas également des travailleurs sociaux où les dimension sociale, relationnelle, compassionnelle s'ajustent mieux aux compétences « naturelles » des femmes. D'ailleurs, et je parle en connaissance de cause, il est toujours intéressant de remarquer que les formations d'Assistante sociale et de Conseillère en ESF ne sont composées presque exclusivement de filles tandis que la formation d' éducateur spécialisé voit beaucoup plus de garçons dans ses rangs. A l'éducateur correspondent effectivement plus souvent des missions d'autorité, de respect des codes, des règles, d'obéissance, plus propre à l'homme.

          Ainsi, au cœur du changement opèrent toujours et se perpétuent des permanences, moins visibles, déplacées mais toujours aussi différenciées sexuellement. Dès que les femmes ont u accès au domaine des professions jusque là masculines, celles-ci se retrouvent plus souvent être dévalorisées. Ainsi, l'enseignement, le travail social sont moins valorisées aujourd'hui. De la même manière, au cœur du corps médical, pour ne prendre que cet exemple, les postes les plus importants, au niveau des revenus et du pouvoir symbolique, sont occupés par les hommes essentiellement : on trouve peu de femmes chirurgiens, en revanche, l'ouverture de la profession aux femmes s'est davantage orientées vers les postes « dominés » de la médecine comme la pédiatrie (lien à l'enfant plus propre à la femme), la gynécologie par exemple.

           On assiste donc davantage à un déplacement des hiérarchies plus qu'à un effacement de celles-ci. Un peu à l'image de l'école autrefois qui excluait dès l'entrée les enfants issus de milieux populaires (à de rares exceptions près), et qui aujourd'hui, tout en revendiquant un accueil généralisé et démocratique de l'ensemble des milieux sociaux, procèdent plus ou moins directement à une mise à l'écart dans les filières de « relégation » de certains élèves[8], on assiste au même mode de fonctionnement au niveau des rapports de sexe. Aux femmes exclues de la sphère économique et productive d'autrefois, nous sommes entrés dans une ère de reconnaissance et d'accès généralisée de ces mêmes femmes à la sphère professionnelle, mais au sein de celle-ci des pratiques d'exclusion de l'intérieur continuent à perdurer dans le sens d'une perpétuation de la domination masculine, que l'on retrouve par ailleurs également dans la sphère de l'enseignement scolaire qui fait privilégier les études courtes et/ou littéraires pour les filles aux études longues et scientifiques pour les garçons[9].
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>

            Derrière l'ouverture égalitaire de la sphère publique (travail, loisirs, etc.) aux femmes, mais peut-être plus encore derrière celle de la sphère privée subsiste des inégalités de répartition dans les tâches, les positions, les postes occupés. L'ouverture vers l'égalité se conjugue en réalité avec une transformation des sphères sexuellement marquées, mais il y a déplacement des sphères sexuellement différenciées plutôt que complémentarité/égalité réelle. Si bien que la structure des écarts entre hommes et femmes se déplace plus qu'elle ne disparaît. A ce titre, et pour terminer sur le sujet, il est aussi intéressant de constater que c'est au moment où le champ politique commence à se féminiser qu'il perd de son pouvoir décisionnel et organisationnel de la vie sociale et publique. L'affaiblissement du politique semble étrangement coïncider avec la féminisation de celui-ci. Non pas que celui-ci s'affaiblisse parce qu'il se féminise, mais au contraire, c'est parce qu'il s'affaiblit qu'il se féminise, qu'il s'ouvre aux femmes (comme pour le travail qualifié et les postes valorisés/dévalorisés).

            Désormais, la sphère du pouvoir s'est déplacée : c'est l'économique et le financier qui gouvernent de plus en plus les rapports sociaux et la régulation de l'activité économique et sociale. Or, peu de femmes occupent des responsabilités et des positions importantes dans le champ économique et financier aujourd'hui.


    [1] Quand Bourdieu fait référence à la notion d'espace social, il faut comprendre la société dans son ensemble, plus précisément dans sa structuration sociale en terme de classe, champ et capital.

    [2] Sur le concept d'habitus, cf. billet publié précédemment sur le sujet.

    [3] Pour Bourdieu, la doxa correspond globalement à l'opinion publique, au sens commun, aux représentations communes et habituelles que l'on peut avoir d'un sujet, d'une idée, etc.

    [4] Cf. notamment à ce sujet les excellents travaux de microsociologie de J.-C. Kaufmann sur les inégalités homme/femmes au sein du couple quant à la répartition des tâches domestiques et le poids des structures héritées, de la socialisation sexuellement différenciée, in La trame conjugale, analyse du couple par son linge, Nathan, Paris, 2001. Derrière la volonté égalitaire affichée et souvent réelle des conjoints, on retrouve une inégalité factuelle dans l'installation progressive du couple dans la vie à deux, même si celle-ci est moins marquée qu'autrefois.

    [5] Sur ce sujet de l'accès à l'espace professionnel des femmes, le sens commun relayé par certains discours idéologique, tienne en partie pour responsable cette professionnalisation féminine concernant la diminution du nombre d'enfants par femmes. Or, il est important d'insister sur ce point, toutes les études montrent le contraire. C'est précisément lorsqu'elles ont davantage accès au monde professionnel que les femmes ont le désir d'enfanter. Le modèle dominant  de l'épanouissement individuel étant aujourd'hui précisément l'autonomie économique et l'accession au monde du travail, ce sont parallèlement les femmes « au foyer » chez qui le désir d'enfanter est moindre. On est loin du modèle populo-nationaliste du Front National qui fait du retour de la femme au foyer une condition idéale de la croissance démographique et de l'augmentation du taux de fécondité apte à faire émerger une nouvelle génération d'enfants français sans avoir besoin de faire appel à l'immigration économique et démographique.

    [6] Sur ce dernier exemple, la présence d'une candidate à l'élection présidentielle ne vient que renforcer la chose : il n'y a qu'à voir les discours « machistes » qui se sont fait entendre par ses propres amis socialistes, mais peut-être encore plus, par le qualificatif d'incompétence à son encontre, relevant ses erreurs sémantiques et ses maladresses, tandis que celle du candidat n'était qu'à peine mentionné. On voit que le poids des schèmes et des structures sociales restent encore sexuellement marqués, même inconsciemment. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y avait pas d'erreurs manifestes dans son discours, mais simplement que les siennes étaient davantage relevés et relayés que celles de son adversaire.

    [7] P. Bourdieu, op. cit., pp. 122-124.

    [8] A ce titre, cf. les travaux de François Dubet sur la socialisation scolaire, la question de la méritocratie, in notamment L'école est-elle juste ?, Seuil, Paris, 2006, où il parle de la question des « exclus de l'intérieur » placés dans des filières de relégation, aux débouchés plus incertaines et chaotiques.

    [9] Cf. Baudelot et R. Establet, in Allez les filles, où ils démontrent comment les structures sociales objectives (famille, école) tendent à pérenniser les inégalités hommes/femmes dans l'accès aux positions sociales, en conditionnant les filles vers certaines orientations professionnelles, alors même que leurs résultats scolaires sont globalement équivalents, voire meilleurs que les garçons toute chose égale par ailleurs. On est dans une lecture structuraliste des choix individuels entendus comme relevant de schèmes inconscients, produit des habitus sexués différenciés, qui font « choisir » aux jeunes filles des carrières plus courtes et/ou féminines. L'approche est assez déterministe mais elle a le mérite de relever certains aspects inconscient de reproduction des inégalités inscrits au cœur même des structures sociales objectives de socialisation.



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  • Dans la continuité du billet d'hier, voici la suite du résumé de l'ouvrage de Bourdieu. dans cette partie sont abordées les questions ayant trait à la pérennisation de la domination masculine au sein de la société et plus généralement au sein de nos représentations du monde, au travers notamment de l'étude du rapport socio-culturel au corps sexué et aux images respectives de la masculinité et de la féminité. puis sont analysées les structures sociales objectives responsables de cette pérennisation de la différence des genres (construction sociale) entendues et légitimées comme différence des sexes (réalité biologique).

     

         I.  La biologisation du social


    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Dans cette partie, Bourdieu cherche à découvrir les traces sociologiquement enfouies de la domination masculine liée à une vision androcentrique du monde. Il procède à une déconstruction de l' « archéologie historique de l'inconscient » au travers de l'étude de la société paysanne kabyle afin de mettre à jour et de mieux relever ces présupposés naturalisés, mais en réalité historiquement construits, que l'on retrouve dans nos sociétés modernes sous des formes variées.

    L'auteur va particulièrement s'intéresser à un aspect essentiel de la différenciation homme/femme, à savoir l'analyse des corps. A partir de la différence physique des corps, naturelle et biologique, il va étudier les rapports au corps entretenus par les sexes et plus particulièrement le travail social de transformation des corps qui opère différemment. On a tendance à naturaliser les différences dans le rapport au corps entre hommes et femmes en les liant aux différences biologiques H/F sur lesquelles une lecture socio-biologisante vient légitimer ces approches différenciées du corps et de la manière de les éduquer.

    Le travail de l'auteur consiste à historiciser la déshistoricisation de la domination masculine, c'est-à-dire la naturalisation de celle-ci, en rendant au social ce qui appartient au social, au-delà de tout essentialisme de la différenciation inégalitaire.

    <o:p> </o:p>

    Pour lui ce travail de transformation des corps, cette différenciation dans la manière de mouvoir, d'agir, de penser et de considérer son corps entre hommes et femmes, bref le rapport sexué au corps dépend de plusieurs variables qui se superposent et se conjuguent :

    -         le mimétisme individuel qui agit dans le sens d'une reproduction des corps sexués, sous la forme d'actions individuelles

    -         les structures sociales objectives qui instituent une manière de se « tenir » sexuellement différenciée, qui agissent sous forme de contraintes inconscientes

    -         la construction symbolique de la vision des corps biologiques (force/finesse)

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>                                                          

        i.      image de la masculinité : la noblesse


    <o:p> </o:p>La masculinité est associée à la noblesse. Ainsi tout ce qui renvoie aux domaines masculins est socialement désigné comme pratique noble. En réalité, c'est parce que la pratique est jugée noble qu'elle est masculine. Le champ économique et la sphère de production le démontrent bien. Les postes masculins sont valorisés et valorisant.
    « outre que l'homme ne peut sans déroger s'abaisser à certaines tâches socialement désignées comme inférieures, les mêmes tâches peuvent être nobles et difficiles, quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes ; comme le rappelle la différence qui sépare le cuisinier de la cuisinière, le couturier de la couturière, il suffit que les hommes s'emparent des tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu'elles se trouvent par là même ennoblies et transfigurées.[1] »
    <o:p> </o:p>

    En réalité ce n'est pas parce que le travail est qualifié qu'il revient aux hommes ; c'est parce qu'il revient aux hommes qu'il est qualifié. Ce faisant, on passe d'une contrainte objective et conscientisée de la domination, (si le travail qualifié revenait aux hommes parce qu'il est justement considéré a priori comme qualifié, on serait face à une inégalité sociale et discriminante affichée) à une contrainte non contrainte car inconsciente et incorporée de la domination (si le travail devient qualifié parce qu'il est exercé a priori par des hommes, alors cette discrimination n'existe plus, elle est incorporée comme légitime)[2].

     

    <o:p> </o:p> ii.      image de la féminité : femme comme « être-perçu »
    <o:p> </o:p>L'être féminin pour Bourdieu est un être-perçu, c'est-à-dire que le rapport de la femme à son corps est toujours un rapport de séduction, pour autrui, corps objectivé, réifié pour l'autre, pour l'homme, donc dominé[3].
    Or, « le corps perçu nous dit-il, est doublement déterminé socialement » :
    -         il est dans ce qu'il a de plus naturel (forme, taille, poids, etc.) un pur produit social qui dépend des conditions sociales de production qui passe à travers différentes instances de médiation (travail, école, loisirs, habitudes alimentaires, etc.)
    Si bien que derrière cette vision apparemment naturelle des corps, le corps perçu répond à un langage social particulier.
    -         mais dans un second temps, ces propriétés corporelles associées au corps naturel sont appréhendées à travers des schèmes de perception qui varient selon la position sociale occupée dans l'espace social.
    Au dominant, les caractéristiques physico-sociale de la maigreur, de la beauté, de l'élégance ; au dominé, celles de la grosseur, de la laideur, de la vulgarité, etc. Chaque corps veut dire quelque chose (noble, fin, charismatique, rustre, etc.)
    <o:p> </o:p>Le corps est donc à la fois le produit d'une construction sociale extérieure aux individus qui les lient à une vision subjective socialement déterminée : si bien que chacun intériorise un certain rapport à son corps propre dans ce qu'il sait de ce que ce corps est corps socialement perçu. Or, les femmes étant avant tout corps perçu, elles sont doublement soumises à la contrainte des corps, et à la logique dominante qui définit des critères de féminité au corps des femmes qui sont des critères masculins de préférence.
    En cela, la femme est donc plus fragilisée, plus insécurisée car son rapport au corps est avant tout un rapport qui se lie au regard de l'autre. Elle existe d'abord « en tant qu'objet accueillant, attrayant, disponible. » elles vivent donc plus que les hommes l'écart permanent entre le corps réel (celui qu'elles savent avoir) et le corps idéal [4](celui qu'il faut travailler dans la relation) puisque l'essentiel de leur identité provient et passe par le corps perçu.
    Pour l'auteur, c'est notamment dans la petite bourgeoisie que l'on rencontre qui les femmes qui « atteignent la forme extrême de l'aliénation symbolique où les effets de positions sociales renforcent les effets de genre d'autant plus : il faut être « féminine ».
    <o:p> </o:p>

    C'est pourquoi, l'anxiété liée au corps chez la femme n'est pas le simple effet de la mode-beauté, mais qu'il faut comprendre celle-ci comme force agissante au sein de l'analyse plus globale de la « relation fondamentale qui institue la femme en position d'être perçu condamné à se percevoir à travers les catégories dominantes, c'est-à-dire masculines.[5] »

     

    <o:p> </o:p><o:p>    </o:p>II.   Permanences et changements
    <o:p> </o:p>Dans cette dernière parte, l'auteur revient sur l'analyse des éléments inhérents à la structure sociale qui ont permis la pérennisation sous forme d'éternisation (déshistoricisation) des rapports de domination. Le point de départ de son analyse s'appuie sur le constat d'une relative autonomie des structures sexuelles vis-à-vis des structures économiques et sociales. Autant les rapports de production ont historiquement évolué (Marx), autant les rapports de reproduction  conservent au-delà des époques et des lieux une homogénéité structurelle importante. Entre les paysans kabyles et la grande bourgeoisie anglaise, des correspondances dans les rapports sociaux de reproduction demeurent.
    <o:p> </o:p>    i.      Déshistoricisation et permanences structurelles
    <o:p> </o:p>Pour mesurer du changement parcouru, il faut avant tout pratique un travail historique de déhistoricisation, c'est-à-dire vidé de tout essentialisme la vision du monde androcentrique de la domination masculine. Il faut sortir du substantialisme pour mettre à jour le travail historique de biologisation des différences.
    Et pour cela, il faut faire l'histoire des agents et des institutions sociales qui ont concouru à entretenir les permanences de la vision androcentrique afin de mieux pouvoir analyser les changements modernes. Ces institutions sociales reproductrices sont notamment :
    -         la Famille dans sa fonction de division sexuelle précoce du travail et des rôles. Elle constitue le ferment principal de la reproduction de la domination (pater familias) ;
    -         l'Eglise qui a toujours été traversée par un antiféminisme. La symbolique sacrée a une action sur la construction de l'inconscient historique qui a éterniser et légitimer la domination ;
    -         l'Ecole qui connote sexuellement les différentes filières selon les profils masculins ou féminins, assise sur une tradition aristotélicienne de l'homme actif et de la femme comme principe passif ;
    -         l'Etat enfin, qui fait passer d'un patriarcat privé à une forme de « patriarcat public » (loi, droit), et qui dans son fonctionnement même repose sur une vision androcentrique (différenciation sexuelle des ministères, etc.)[6].



    [1] Ibid, p. 86.↓

    [2] Le même raisonnement  s'applique pour les minorités, ethniques, religieuses, raciales. Le fait de retrouver davantage de travailleurs de couleur dans les travaux dits pénibles et associés à une activité dévalorisante n'est pas du fait de la déqualification de celui-ci, mais du fait que ces personnes occupant ces emplois, ceux-là sont implicitement dévalorisés et dévalorisant.

    [3] Pour l'auteur, « toute la structure sociale est présente au cœur de l'interaction, sous la forme des schèmes de perception et d'appréciation inscrits dans les corps des agents en interaction ». Ce faisant, les femmes sont inévitablement sous l'emprise de cette double contrainte en permanence, apparaissant comme être perçu, elles doivent se  « tenir » d'une certaine manière, manière révélatrice des rapports sociaux de domination car inscrite au sein des structures fondamentales de différenciation déjà imposés : corps fort pour les hommes, parce que corps frêle pour les femmes, etc.

    [4] Bourdieu fait implicitement référence aux travaux de Goffman sur l'identité sociale, composée d'un versant « identité pour soi » ou identité réelle et d'un versant « identité pour autrui » ou identité virtuelle, qui imprègne chaque individu et qui sont mises en jeu dans toute interaction sociale.

    [5] Ibid, p. 97.

    [6] En outre, les Etats totalitaires et autoritaires reposaient explicitement sur une vision androcentrique de la domination masculine (exaltation de la force physique, de la virilité, du paterfamilias, de la vie publique comme sphère des hommes et la domesticité féminine, etc.)


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