• le capital guerrier : mode de socialisation juvénile dans les quartiers populaires

    T. Sauvadet1 étudie dans son ouvrage les modes de socialisation de la population juvénile des cités. Il développe le concept de capital guerrier pour comprendre et tenter d’expliquer les stratégies identitaires des jeunes des cités Pour cela, il a observé trois cités françaises dans lesquelles il s’est installé pendant plusieurs mois : un quartier de la banlieue nord de Paris, un de la banlieue Sud et enfin un quartier nord de Marseille. Son étude porte sur trois ans.

    Il relève les différentes dimensions essentielles de la vie dans ces cités, et les représentations qui y sont associées :

     

    - Celle de la « cité-village » considérée comme un espace de solidarité où la communauté est forte et soudée.

     

    - Celle de la « cité-jungle » considérée au contraire comme un espace individualiste, fortement concurrentiel et agonistique.

     

    - Enfin, celle de la « cité-business » où la cité est assimilée à un espace de rapports économiques où chacun fait ses affaires.

     

    Derrière ces différentes représentations qui coexistent au cœur des cités, l’auteur revient sur les transformations des banlieues depuis la crise des années 80. C’est en effet en 1981 que le problème des banlieues fait son apparition en France avec les premiers soulèvements populaires. On assiste à une transformation profonde de la banlieue à partir du début des années 80 : dépolitisation et désyndicalisation progressive des banlieues rouges, autrefois fortement structurées autour de l’identité ouvrière et de la lutte des classes. Cités politisées où la mobilisation ouvrière structurait l’espace et les modes de socialisation de la population, nous sommes passés à des espaces vidés de sens, où la division et l’anomie ont supplanté les mouvements collectifs, où la marginalisation et l’exclusion se sont substituées aux questions d’inégalités sociales et économiques et à celles de l’exploitation de la classe ouvrière. Espaces déstructurés, vidés de sens qui à partir des années 90, ont fait émergé des formes d’organisation territoriale juvénile nouvelles, composées de « gangs » et réinventant des modes de solidarité populaires en développant des stratégies de résistance communautaires et microsociétaires à l’exclusion et la misère sociale. Depuis les années 2000, ces stratégies identitaires de résistance se sont accrues davantage et l’usage de la violence symbolique et physique amplifiés dans le même temps, comme des enjeux de reconnaissance, de lutte pour l’existence.

     

     

    1. L’environnement matériel, symbolique et social

    Sauvadet a édifié une typologie identitaire des résidents de ces cités. Il distingue trois profils idéal-types de la population vivant dans ces quartiers populaires, dans son rapport à l’espace de la cité et en fonction de sa situation socio-économique : les repliés, les installés et les précaires.

     

    1. Les repliés

    D’origine sociale plutôt favorisée, ils appartiennent pour la plupart aux classes moyennes inférieures, faite d’ouvriers qualifiés, de petits cadres célibataires notamment, ils bénéficient d’un emploi sûr et sont globalement peu investis dans la vie du quartier. Les repliés se caractérisent donc par un repli sur la sphère domestique, ils ont peu d’activités dans le quartier, peu de liens avec le réseau de voisinage.

     

     

    « L’espace public de leur zone d’habitat ne représente qu’un lieu de passage. Elles [ les repliés] ne fréquentent pas le café, ni les associations du quartier. Avec le temps, elles développent néanmoins un petit réseau de voisinage, souvent homogène socialement, aux alentours de leur cage d’escalier. Ceci est facilité par le fait que les organismes gestionnaires opèrent des rapprochements sociaux et ethniques par immeuble et par cage d’escalier (…). L’habitat HLM doit correspondre à une « rampe d’accès » à la propriété. En attendant, les personnes concernées pratiquent le cocooning et aménagent leur intérieur avec minutie.2 »

     

    2. Les installés

    Les installés correspondent à la population des ouvriers la plupart du temps en CDI, aux revenus et aux salaires faibles. Ce sont souvent des familles avec enfants et dont la mère reste au foyer. Ils sont globalement moins équipés au niveau mobilier, hi-fi.

     

     

    « Plus populaires, les installés sont moins insécurisés sur l’espace public de leur zone d’habitation, ils prêtent moins d’attention aux bruits, aux conflits et aux mouvements. Ils apprécient cet espace de respiration : la mère y rencontre des amies, le père y joue à la pétanque avec des voisins et fréquentent le café. Ils n’entretiennent pas de projet de déménagement du moins sur le court ou moyen terme : seule la retraite, en les délestant de leurs obligations professionnelles, leur permettent de quitter la cité3. »

     

    3. Les précaires

    Enfin, les précaires sont composés des individus les moins dotés économiquement. D’origine économique faible, la plupart de ces ménages vivent du Smic et de CDD, voire de l’aide sociale pour ceux qui ne travaillent pas. Leur espace domestique est peu équipé, les familles sont souvent surpeuplées et l’endettement des ménages est important.

     

    « Pour eux, l’espace public se définit réellement comme un espace de respiration indispensable, qui assure des possibilités de débrouille et qui compense une socialisation compromise sur le plan professionnel (…). Ils tentent quotidiennement pour maintenir le peu qu’ils ont. Pour eux, la cité, cela veut dire un toit. Ils ne songent au déménagement qu’en cochant et grattant les jeux d’argent et de hasard. 4»

     

    Chez ces derniers, l’espace essentiel de socialisation est celui de la rue pour les enfants de ces familles, pour fuir la surpopulation et les conflits intrafamiliaux. En outre, certains précaires ne bénéficient plus des ressources et du dynamisme nécessaires pour entretenir des relations de voisinage. Le réseau de voisinage et amical s’effrite, s’ensuit le repli sur la sphère privée, la déprime et l’alcoolisation.

     

    A partir de cette typologie des résidents, Sauvadet constate que le mode de fréquentation de l’espace public dépend prioritairement de la variable socio-économique. Plus les résidents sont faiblement dotés économiquement, plus ils font de l’espace public, de la rue, le vecteur de leur socialisation et de leur reconnaissance identitaire. Plus ils sont dotés économiquement, plus ils ont tendance à se détacher de la vie du quartier et se concentrent sur la sphère domestique et le cocooning.

     

    « Aspirés et préoccupés par leurs obligations professionnelles, les résidents les plus aisés se désintéressent des réseaux locaux de solidarités et de trafic. Ils privilégient leur « cocon » bien aménagé, s’y reposent et s’y distraient. Face à ce confort, l’espace public offre peut d’attraction. Les repliés envisagent de déménager et, en attendant, s’offrent des sorties pour échapper à la grisaille du quartier. Les précaires connaissent la situation inverse. Pour eux, le travail manque et les relations de voisinage deviennent primordiales sur tous les plans. »

     

    Ainsi, malgré l’abandon progressif des ménages les plus aisés des cités, celles-ci conservent une hétérogénéité sociale encore importante. On le voit, ceux qui ont davantage tendance à occuper l’espace public sont aussi ceux dont les familles sont les plus précarisés, économiquement et socialement. Les plus jeunes vont chercher dans la rue ce qu’il ne trouvent plus dans leur sphère domestique et ce à quoi ils n’ont pas droit dans la sphère sociale d’une manière générale : une identité valorisée, une place et un statut reconnu. L’espace de la rue devient un espace de socialisation, un lieu d’échange, de partage, mais aussi de concurrence et de violence parfois.

     

    1 Thomas Sauvadet, Le capital guerrier, concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Armand Colin, 2006.

    2 Ibid, p. 41.

    3 Ibid, p. 41.

     

    4 Ibid, p. 42.


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