• Voici quelques extraits de l'ouvrage, sans doute le plus célèbre, de Jean Baudrillard, sur La société de consommation[1] où il démontre comment le système généralisé de production sert avant tout à générer des modes de consommation inégalitaires, où l'objet consommé joue davantage comme signe, signe distinctif d'appartenance de classe, ou de caste, qu'il ne sert en tant qu'objet purement utilitaire. La production reproduit un système de hiérarchisation sociale et de différenciation de classe. Elle n'a pas pour but exclusif de servir l'utilité du consommateur, sinon comment comprendre « rationnellement » par ailleurs la consommation de biens ostentatoires que l'on retrouve parfois chez les plus démunis, sinon comme volonté de montrer sa capacité de participation à la consommation, et plus particulièrement sa capacité intégrative à la sphère de la consommation « superficielle », celle qui reste considérée comme la plus importante et la plus significative, car c'est elle qui nous éloigne de la simple nécessité (biens primaires). La consommation est un mode de communication significatif (au sens de consommation de « signes ») avant d'être un mode de participation instrumental et rationnel (au sens de consommation « utile »).

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Croissance versus Abondance

    En fait, il n'y a pas et il n'y a jamais eu de société d'abondance, ni de « société de pénurie », puisque toute société, quelle qu'elle soit et quel que soit le volume des biens produits ou de la richesse disponible, s'articule à la fois sur un excédent structurel et sur une pénurie structurelle. L'excédent peut être la part de Dieu, la part de sacrifice somptuaire, la plus-value, le profit économique ou les budgets de prestige. De toute façon, c'est ce prélèvement de luxe qui définit la richesse d'une société en même temps que sa structure sociale, puisqu'il est toujours l'apanage d'une minorité privilégiée et qu'il a pour fonction précisément de reproduire le privilège de classe ou de caste. Sur le plan sociologique, il n'y a pas d'équilibre. L'équilibre est le fantasme idéal des économistes, qui contredit sinon la logique même de l'état de société, du moins l'organisation sociale partout repérable. Toute société produit de la différenciation, de la discrimination sociale, et cette organisation structurelle se fonde (entre autres) sur l'utilisation et la distribution des richesses. Le fait qu'une société entre dans une phase de croissance, comme nos sociétés industrielles ne change rien à ce processus, au contraire : d'une certaine façon le système capitaliste (et productiviste en général) a mis le comble à cette « dénivellation » fonctionnelle, à ce déséquilibre, en le rationalisant et en le généralisant à tous les niveaux. Les spirales de la croissance s'ordonnent autour du même axe structurel. A partir du moment où l'on abandonne la fiction du PNB comme critère de l'abondance, il faut constater que la croissance ne nous éloigne ni ne nous rapproche de l'abondance. Elle en est logiquement séparée par toute la structure sociale qui est ici l'instance déterminante. Un certain type de rapports sociaux et de contradictions sociales, un certain type d' « inégalité » qui se perpétuait jadis dans l'immobilisme se reproduit aujourd'hui dans et à travers la croissance.[2]

    <o:p> </o:p>Logique de distinction et fausse liberté

    La liberté et la souveraineté du consommateur ne sont que mystification. Cette mystique bien entretenue (et en tout premier lieu par les économistes) de la satisfaction et du choix individuels, où vient culminer toute une civilisation de la « liberté », est l'idéologie même du système industriel, en justifie l'arbitraire et toutes les nuisances collectives : crasse, pollution, déculturation – en fait le consommateur est souverain dans une jungle de laideur, où on lui a imposé la liberté de choix (...).

    Ce que les économistes ne voient pas, c'est toute la logique sociale de la différenciation, ce sont les processus distinctifs de classe ou de caste, fondamentaux dans la structure sociale, et qui jouent à plein en société « démocratique ». Bref, c'est toute une sociologie de la différence, du statut, etc., qui manque ici en fonction de laquelle tous les besoins se réorganisent selon une demande sociale objective de signes et de différences, et qui fonde la consommation non plus comme une demande de satisfaction individuelle « harmonieuse », mais comme une activité sociale illimitée[3].

    <o:p> </o:p>Sur la fonction non-utilitaire de l'objet

    Cette mythologie rationaliste[4] sur les besoins et les satisfactions est aussi naïve et désarmée que la médecine traditionnelle devant les symptômes hystériques ou psychosomatiques. Expliquons-nous : hors du champ de sa fonction objective, où il est irremplaçable, hors du champ de sa détonation, l'objet devient substituable de façon plus ou moins illimitée dans le champ des connotations, où il prend valeur de signe. Ainsi la machine à laver sert comme ustensile et joue comme élément de confort, de prestige, etc. C'est proprement ce dernier champ qui est celui de la consommation. Ici toutes sortes d'autres objets peuvent se substituer à la machine à laver comme élément significatif. Dans la logique des signes comme dans celle des symboles, les objets ne sont plus du tout lié à une fonction ou à un besoin défini. Précisément parce qu'ils répondent à tout autre chose, qui est soit la logique sociale, soit la logique du désir, auxquels ils servent de champ mouvant et inconscient de signification.[5]

    <o:p> </o:p>Sur la hiérarchie des signes

    Depuis la banque de luxe avec coffres-forts Louis XVI réservée à 800 clients de choix jusqu'au bureau de P.-D. G., qui sera antique ou Premier Empire, alors que le fonctionnel cossu suffit aux cadres supérieurs, du prestige arrogant des villas néo-riches jusqu'à la nonchalance des vêtements de classe (seules quelques personnalités suffisamment riches peuvent se permettre d'entrer en jean au casino monégasque), toutes ces différences marginales scandent, selon une loi générale de distribution du matériel distinctif ( loi que nul n'est censé ignorer, bien moins encore que celle du code pénal), la discrimination sociale la plus rigoureuse. Tout n'est pas permis et les infractions à ce code des différences, qui, pour être mouvant, n'en est pas moins un rituel, sont réprimées. Témoin cet épisode amusant d'un représentant de commerce qui, s'étant acheté la même Mercedes que son patron, e vit licencié par celui-ci. Ayant fait appel, il fut indemnisé par les Prud'hommes, mais non réintégré dans son emploi. Tous sont égaux devant les objets en tant que valeur d'usage, mais pas du tout devant les objets en tant que signes et différences, lesquels sont profondément hiérarchisés[6].

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Sur la logique de différenciation

    Il faut voir que la consommation ne s'ordonne pas autour d'un individu avec ses besoins personnels indexés ensuite, selon une logique de prestige ou de conformité, sur un contexte de groupe. Il y a d'abord une logique structurelle de la différenciation, qui produit les individus comme « personnalisés », c'est-à-dire comme différents les uns des autres, mais selon des modèles généraux et selon un code auxquels, dans l'acte même de se singulariser, ils se conforment.[7] Le schéma singularité/conformité, placé sous le signe de l'individu, n'est pas essentiel : c'est le niveau vécu. La logique fondamentale, c'est celle de la différenciation/personnalisation, placée sous le signe du code.

    Autrement dit, la conformité n'est pas l'égalisation des statuts, l'homogénéisation consciente du groupe (chaque individu s'alignant sur les autres), c'est le fait d'avoir en commun le même code, de partager les mêmes signes qui vous font différents tous ensemble, de tel autre groupe[8].                                                   



    [1] Faisant suite d'ailleurs à un autre passage précédemment publié sur ce blog.

    [2] J. Baudrillard, La société de consommation, Poche, Gallimard, pp. 65-66.

    [3] Ibid, pp. 99-102.

    [4]  L'auteur veut parler des théories économiques de l'homo oeconomicus faisant de l'homme un animal purement rationnel qui chercherait à satisfaire son intérêt personnel dans l'acte de consommation. Consommateur rationnel, libre et autonome dans ses choix, l'économie considère l'acte de consommation dans son unique dimension utilitariste.

    [5] Ibid, pp. 106-107

    [6] Ibid, p. 129.

    [7] On retrouve là toute la sociologie classique de Simmel (phénomène de mode : singularisation/conformisme),  et Durkheim (solidarité organique : différenciation/solidarité) aux théories dynamiques de la socialisation (H.G. Mead et la construction du Soi, équilibrage permanent entre conformité aux impératifs du groupe, le « moi », et expression de sa propre singularité, construction de son individualité, le « je »).

    [8] Ibid, pp. 133-134.



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  • La question peut paraître brutale, puisqu'elle sonne comme une déclaration. Mais à mon sens, elle se pose avec d'autant plus de vigueur que les dernières sorties de notre président s'avèrent de plus en plus hasardeuses (il n'y a qu'à lire la presse étrangère, qui l'affuble de toutes parts) dans ses déclarations.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    En effet, M. Sarkozy ne peut pas être un bon président. Et cela pour les raisons suivantes que je vais tenter d'exposer :

    <o:p> </o:p>

    Tout d'abord, M. Sarkozy n'est pas l'homme d'un destin, d'un projet pour la France, il est l'homme d'une ambition. Or, l'ambition est au projet ce que le ver est à la pomme : son poison le plus perfide. Tout ce que M. Sarkozy observe et constate est la satisfaction narcissique de son moi. Tout ce qu'il entreprend est la recherche de satisfaction de ce moi.

    S'il demeure légitime d'être l'homme d'une ambition, il ne faut pas que celle-ci recouvre tout et finisse par se générer d'elle-même. Or, M. Sarkozy semble satisfaire à la nature sui generis de sa démesure. Il n'est plus maître de celle-ci, mais c'est elle qui semble le contrôler, l'orienter, l'assujettir. Il n'y a pas de meilleur maître qu'un despote invisible, pas de meilleur esclave qu'un esclave qui s'ignore.

    Le propos peut paraître acerbe, il n'en reste pas moins vrai.

    Je m'explique, car il faut se justifier devant une assertion aussi virulente :

    <o:p> </o:p>Lorsque M. Sarkozy part en vacances privées, il ne se « prive » pas  d'exposer de manière ostentatoire ses signes extérieures de richesse : montres, costumes, yacht, lunettes, etc. Tout y passe, rien est laissé au hasard. Comme il a été voté un texte interdisant tout signe religieux ostentatoire dans l'enceinte des institutions publiques, ne devrait-on pas, de la même façon proscrire la démonstration publique de l'opulence ? Il n'est bien sûr aucunement question de cela ici, nous savons mieux que quiconque que les formes de la distinction sont un des fondements essentiels des sociétés humaines. Néanmoins, il nous semble cependant tout à fait légitime de s'interroger sur l'opportunité pour un Président de la République d'afficher outrageusement une quelconque appartenance de classe, sinon celle de satisfaire son Ego. En tant que représentant le plus élevé du peuple français, il se doit, à ce niveau de responsabilité, d'afficher pour le moins une neutralité publique à l'égard de ce qu'Aristote appelait la chrématistique.
    <o:p> </o:p>

    Soyons bon joueur, et reconnaissons néanmoins que la démesure élyséenne n'est pas propre à M. Sarkozy. M. Mitterrand avant lui avait su tirer tous les avantages du poste et de la fonction. Pour autant, si la démesure du second lui donnait des airs de Régent suprême, celle du premier consacre son bouffon. Bouffon audacieux, vitupérant et intrépide, certes, mais bouffon viscéralement. Clown granguignolesque, en mal d'assurance, en mal de reconnaissance, qui va chercher dans la foule, dans le peuple qui travaille ovations et acclamations ; dans les sondages cette félicité qui l'euphorise ; dans la Cour de ses aspirants  des candidats aux éloges ; et depuis peu dans sa femme l'assurance qui lui manque. Milan Kundera dans un de ses romans célèbres disait à propos de son jeune héros qu' « il avait épousé une femme dont la beauté lui donnait de l'assurance ». Ce mot conviendrait aisément à notre propre président.

    <o:p> </o:p>

    Bouffon disais-je, mais bouffon vitupérant : une gestuelle frénétique, des grimaces mécaniques, un mouvement perpétuel. Mais les grandes choses, c'est bien connu, se font dans la lenteur. Les grandes œuvres appellent le silence, la sérénité des corps et de l'esprit. Rien de bon ne se fait dans l'urgence : or, nous vivons dans le siècle de l'urgence. Mais le sort d'un Président n'est pas de « rentrer » dans la mêlée, de s'immerger dans le flot incessant et tumultueux des faits divers en s'y jetant à corps perdu. Il a un rôle de « guide ». Il est celui qui observe, qui constate et qui propose ; il n'est pas celui qui se jette au cœur du combat (exemple des marins-pêcheurs à qui il promet un jour ce qui est défait le lendemain).

    <o:p> </o:p>

    Bouffon disais-je donc, mais bouffon intrépide : en effet, M. Sarkozy s'empare du moindre fait divers pour en faire un fait de société et s'enorgueillir d'une nouvelle loi, d'un nouveau dispositif, d'une nouvelle idée. Propos hasardeux, qui, s'ils sonnent juste sur l'instant, dans la dimension émotionnelle du fait accompli, s'essoufflent et s'épuisent dans la durée, dans la dimension rationnelle de la loi Républicaine. Imprudence des mots qui sont lâchés, oublieux que ceux-ci ont un sens qui dépasse la portée de la bouche qui les dit. 

    <o:p> </o:p>

    Président à ce titre hypermoderne : hyperprésident entend-on souvent. Mais il faut prendre le terme d' « hyper » dans son sens sociologique : qu'est-ce qu'un hyper-individu ? C'est un homme dont l'action se centre sur l'immédiateté, sur le détachement au social, aux sphères collectives, sur lui-même. Individu multiple, éclaté, qui se prend comme totalité. Or, M. Sarkozy remplit bien tous ces rôles à la fois.

    <o:p> </o:p>

    Mais encore une fois ce n'est pas là le rôle d'un Président de la République :

    <o:p> </o:p>

    Celui-ci a le devoir d'embrasser le peuple, (au sens figuré bien sûr et non pas au sens propre ce qui est trop souvent le cas). Il dispose du rôle de garant des Institutions, sa parole est celle de la France. Il ne doit pas être un homme qui incarne une fonction mais une fonction incarnée par un homme. La différence peut paraître tenue, elle est essentielle.

    <o:p> </o:p>

    En effet, chez M. Sarkozy, son statut d'individu particulier  passe avant son statut de Président : c'est sans aucun doute sur ce point – s'il en faut une – que M. Sarkozy marque une rupture fondamentale avec ses prédécesseurs. Il fait passer ses volontés personnelles, ses émotions, ses plaisirs, ses déceptions avant sa fonction. Il regrette ainsi que les racines chrétiennes de l'Europe aient été supprimées du traité européen ; il s'amuse à dire aux ouvriers d'Arcelor-Mittal que leur ville n'est pas l'endroit rêvé pour un voyage de noces, etc. quand le Général de Gaulle refusait par exemple, de se rendre à la messe le dimanche, au nom de la fonction qu'il représentait.

    <o:p> </o:p>

    Pour toutes ces raisons, j'affirme donc que M. Sarkozy ne peut pas faire un bon président :

    Homme d'une ambition, qui ne réussit pas pour le moment à faire de cette ambition, un destin puis de ce destin un projet (c'est là la force des grands hommes, de transformer la matière première qui leur a permis d'accéder au pouvoir en force d'action positive, tournée vers une finalité, vers un but, autre que la contemplation de soi et de sa réussite), il demeure enfermé dans l'immédiateté de sa condition. Vouloir agir dans l'urgence est un des signes de cette incapacité projective. Versatilité des propos, contradiction entre l'homme et la fonction, entre la parole individuelle et la Parole de la France, besoin impérieux de reconnaissance qui empêche toute action efficace et négociée, besoin d'assurance qui l'exhorte à gesticuler sans cesse, à être partout à la fois, dans la légèreté de l'immédiat, de peur d'être nulle part et de mesurer le poids de son inconsistance. Hypertrophie du moi disait Kahn dans un célèbre article de Marianne, qui masque un malaise profondément ancré. Besoin impérieux d'exister, de se donner à voir, de s'exhiber pour mieux se cacher à soi-même. Je terminerai ce billet en citant un passage du Livre du rire et de l'oubli de M. Kundera qui me semble coller à la psychologie du personnage.

     

    «  On crie qu'on veut façonner un avenir meilleur, mais ce n'est pas vrai. L'avenir n'est qu'un vide indifférent qui n'intéresse personne, mais le passé est plein de vie et son visage irrite, révolte, blesse, au point que nous voulons le détruire ou le repeindre. On ne veut être maître de l'avenir que pour pouvoir changer le passé. On se bat pour avoir accès aux laboratoires où on peut retoucher les photos et récrire les biographies et l'Histoire. »

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

     


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  • Dans un court ouvrage de Robert Castel[1], l'auteur revient sur les conditions d'émergence de l'individu moderne. Il critique l'approche de l'économie libérale qui réduit l'individu à une individualité vidée de toute contraintes, de tout support matériel et idéel de réalisation.  L'individu n'est pas une entité substantielle, donnée une fois pour toute, mais le produit de conditions historiques et sociales d'apparition et de construction.

    Il part de l'hypothèse posée comme un postulat initial à  sa réflexion, que l'individu « n'existe pas comme substance et qu pour exister comme individu il faut avoir des supports, et donc s'interroger sur ce qu'il y a « derrière » l'individu pour lui permettre d'exister comme tel. »

    Ce postulat initial permet d'une part de critiquer l'approche purement libérale d'un individu défait, détaché de tout support, délié du social, sans lien et tourner vers sa seule satisfaction. D'autre part, elle permet d'interroger la condition d'émergence de ces supports et donc des conditions de son apparition.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>I. La naissance de l'individu moderne
    <o:p> </o:p>

    Reprenant les analyses de John Locke sur la propriété privée entendue comme socle de la liberté de l'individu, R. Castel définit à son tour l'apparition de l'individu moderne à partir du moment où l'appropriation individuelle est devenue possible. L'individu moderne commence à émerger au XVIIème siècle, mais prendra son essor véritable à partir du XVIIIème avec la libération de l'individu de la transcendance.

    Le socle sur lequel l'individu moderne émerge, son support d'apparition c'est la propriété privée. Mais ajoute-t-il cette propriété des biens, c'est aussi la propriété de soi.

    <o:p> </o:p>1.     la propriété privée
    <o:p> </o:p>

    L'homme du Moyen-Age est l'homme d'un vassal, il est dépendant de son seigneur. L'homme moderne au contraire se définit pas sa capacité d'inféodalité au pouvoir, il est libéré des chaînes des « rapports humains » (Dumont) au profit des « rapports aux choses », c'est-à-dire aux biens acquis par l'appropriation. Sans propriété, pas d'individualité.

    De Locke à Rousseau, en passant par Hobbes et Hume, la propriété est considérée comme le concept fondamental d'émancipation de l'individu. Les révolutionnaires le reprendront d'ailleurs à leur compte dès la fin du XVIII (jusqu'à aller refuser l'assurance sociale obligatoire envers les plus faibles au profit de la libre jouissance de ses biens).

    <o:p> </o:p>Le schéma est simple : la propriété libère l'homme des chaînes de la dépendance ; par son travail, l'homme transforme la nature et se l'approprie (travail de la terre notamment) ; l'homme devient désormais maître de la terre et de lui-même, il est propriétaire de soi en étant propriétaire de biens. Libéré de sa dépendance aux seigneurs du système féodal, il accède au statut d'individu entendu comme individu libre et autonome, sécurisée par sa possession. Le travail devient une valeur essentielle d'émancipation car il participe de la libération de l'individu.
    <o:p> </o:p>

    La théorie lockienne de l'appropriation définit les bases de l'émergence de l'individu moderne. « L'homme est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne, des actions et du travail de cette personne [2]» Propriété de soi et propriété des biens sont donc indissociables, nous dit Castel. « C'est par la propriété privée, en devenant propriétaire que l'homme peut accéder à la propriété de soi[3] »

    <o:p> </o:p>

    Au sortir de l'Ancien Régime, à partir du XVII, « l'homme peut désormais se construire à travers son rapport aux choses, en s'appropriant puis en transformant la nature, au lieu d'être défini à partir des rapports de dépendance et d'interdépendance qu'il entretenait dans une société holiste[4] »

    La société holiste qui tenait l'individu sous sa dépendance (dépendance au groupe, à la famille, aux Ordres, aux traditions), s'effrite à partir du XVII pour laisser place à l'individu moderne. Pour autant, celui-ci, pour se construire doit se définir par rapport à un socle, à des supports d'émancipation. Là où le groupe enclavait et réprimait l'individu au profit du collectif, la propriété constitue la nouvelle assise de l'émancipation de l'individu au groupe. C'est désormais « la propriété qui devient l'assise privilégiée pour donner une place et en même temps une consistance à l'individu.[5] » Le vagabond est l'image même du danger, il symbolise l'anti-propriétaire, il n'a rien, ni lien, ni territorialité.

    <o:p> </o:p>2.     La question des non-propriétaires
    <o:p> </o:p>

    Néanmoins, un problème essentiel se pose  la société d'individus qui émerge au XVIIIème : si la propriété privée est le support de l'individualité, et ce faisant de la citoyenneté (le citoyen étant un individu libre et libéré) qu'en est-il des non-propriétaires ? Autrement dit de la masse importante des prolétaires qui n'ont rien d'autres que leurs seules forces de travail. Ils ne sont parfois même pas propriétaires de leur travail, puisque celui-ci est accaparé par l'employeur, et même quand ils en sont propriétaires (artisanat, agriculture), ils ne disposent de rien de plus : ils sont guidés par la nécessité, et ce faisant, ne sont ni libres ni propriétaires.

    Ces « non-propriétaires » comme les appelle Castel constituent pourtant la majeure partie de la population (prolétaires, vieux, femmes) qui ne disposent que de leur travail pour survivre. Celui-ci disparu, ils redeviennent dépendants. Dépendants de l'assistance publique humiliante et minimaliste à l'époque, dépendants de la collectivité familiale (femmes, enfants, vieillards). Seuls ceux disposant d'un patrimoine sont considérés comme des propriétaires, comme des individus et des citoyens à part entière, libres de voter, de participer aux débats publics.

    Le citoyen qui émerge est donc un citoyen bourgeois, propriétaire, qui restera minoritaire en nombre tout au long du XVIII et du XIX. A ce titre, à la question de la définition d'un « citoyen actif » suite à la Révolution, était considéré comme tel celui qui pouvait s'acquitter d'un impôt au moins égal à trois jours de travail, ce qui en excluait immédiatement un tiers de la population, sans compter les femmes qui n'avaient pas accès au statut de citoyenne.

    L'indépendance des biens, c'est-à-dire l'indépendance économique fonde l'indépendance politique et la citoyenneté. Les indigents (assujettis à la nécessité), moines (assujettis à Dieu), serviteurs (assujettis à leurs maîtres) et femmes n'avaient pas le droit de vote !

    <o:p> </o:p>

    Le XVIII est donc confronté à une contradiction sociale : si la propriété permet l'accès à la citoyenneté, si elle consacre l'individu moderne, elle met de côté une grande partie de la population qui est non-propriétaire.

    La question des non-propriétaires, et qu'il faut comprendre comme à la fois non-propriétaires de biens, c'est-à-dire des dépossédés objectivement, à la fois non-propriétaires de soi, c'est-à-dire des aliénés, subjectivement dépossédés en tant que sujet (non accès à la citoyenneté sociale), ne se résoudra qu'à partir de la fin du XIXème avec la mise en place de ce que R. Castel nomme la « propriété sociale » et qui correspond à la création de l'Etat social.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>II.  La propriété sociale
    <o:p> </o:p>
    1.     La revanche des non-propriétaires
    <o:p> </o:p>

    Jusqu'à la fin du XIXème, le propriétaire est un individu qui peut prévoir, anticiper. Il se projette dans l'avenir parce qu'il possède, il est autonome. En revanche, les non-propriétaires sont condamnés à vivre dans l'urgence, dans l'immédiateté. Pas de possibilité de se projeter, il ne peuvent que « payer de leur personne » au sens propre (vendre leur force de travail) comme au sens figuré pour survivre. La propriété de soi, c'est aussi et avant tout la propriété de son corps et d'en faire ce qu'on en veut, ce que ne peut faire l'indigent. Il est certes propriétaire de son corps, mais il est condamné à l'instrumentaliser (corps-machine de l'ouvrier ; corps prostituée de la femme). Il demeure néanmoins propriétaire de son corps car il n'est plus l'esclave d'un maître, mais l'ouvrier d'un patron, la salarié d'une entreprise. La temporalité des propriétaires est centrée sur l'avenir, l'anticipation, la nouveauté, le changement quand la temporalité du non-propriétaire est concentrée sur l'instant, sur l'immédiateté, autrement dit inscrit dans la nécessité.

    La fin du XIX va réhabiliter progressivement les non-propriétaires. La question qui traverse tout le XIX tourne autour de l'idée suivante : comment peut exister l'individu qui n'est pas propriétaire dans une société d'individus au cœur de l'industrialisation naissante ? (c'est notamment le problème du paupérisme mis en lumière par Marx et Tocqueville entre autres).

    La réponse va provenir du concept de propriété sociale. La notion de propriété sociale apparaît au XIX dans les termes du socialisme associationniste pour servir à désigner la réappropriation par les travailleurs du produit de leur travail, qui est confisqué par le Capital (exploitation et plus-value pour Marx). Jean Jaurès sera l'un des instigateurs de cette approche. L'approche est collectiviste et va à l'encontre du libéralisme économique dominant. La vision qui sera retenue de la « propriété sociale » correspondra à une vision intermédiaire entre propriété collective et exclusivité de la propriété privée. Elle sera développée et théorisée par Léon Bourgeois, dans Le solidarisme, et Emile Durkheim, un des fondateurs de la sociologie. Si les individus sont différents, ils doivent néanmoins tous être protégés et couverts contre tout un ensemble de risques sociaux (maladie, vieillesse, accident du travail, notamment). La propriété sociale jette donc les bases de la protection sociale en France à la fin du XIX, protection sociale qui s'étendra et se généralisera à l'ensemble des actifs et leurs ayants droit en 1945 avec la création de la Sécurité Sociale.

    <o:p> </o:p>

    La propriété sociale permet donc de faire exister positivement comme individu les plus démunis. Elle permet ainsi aux non-propriétaires d'accéder à la propriété de soi. En effet, comme la propriété privée est consubstantielle à la propriété de soi, la propriété sociale permet à ceux qui n'en étaient pas bénéficiaire de devenir également propriétaire d'eux-mêmes, entendus comme individus libres et autonome, capables d'agir par eux-mêmes et de se projeter, et sortir ainsi de la seule nécessité en leur assurant un minimum de sécurisation sociale.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Le système des assurances collectives qui commence à voir le jour en 1898 en France, et qui ira en se développant jusque dans les années 70 va permettre de faire de l'ensemble de la population des citoyens à part entières, des citoyens actifs. C'est donc nous dit l'auteur grâce à la collectivisation des risques que l'individu moderne va pouvoir gagner en individualisation. Paradoxalement, c'est donc l'Etat social, l'Etat-providence qui va être le garant et le moteur de l'émancipation de l'individu en lui fournissant les supports nécessaires à celle-ci (propriété privée et sociale comme assurance de sécurité, support à partir duquel l'individu va pouvoir librement se construire).

    <o:p> </o:p>C'est là tout l'intérêt de la thèse de R. Castel qui montre bien combien l'Etat, la collectivité entendue comme source de solidarité sociale, est au cœur de la libération de l'individu. L'Etat, le collectif sont les supports essentiels de la construction de l'individu moderne. La société assurantielle comme l'appelle F. Ewald va contribuer à détacher l'homme de la nécessité (ce qui était déjà le cas des propriétaires dès le XVIII) et lui laisser une marge de manœuvre plus grande pour exister en tant qu'individu.
    Mais devant le constat de la décollectivisation, du délitement du social qui traverse nos sociétés occidentales depuis le début des années 70, Castel souligne une contradiction importante : c'est paradoxalement où l'individu est libéré qu'il est le plus fragilisé également. Si la collectivisation a permis son émancipation, la décollectivisation conduit à la « crise » de l'individu moderne. 
    <o:p> </o:p>2.     le paradoxe de la décollectivisation
    <o:p> </o:p>

    En effet, pour lui ce qu'on appelle la « crise » de la société c'est avant tout « le développement d'un nouveau processus d'individualisation qui remet en question les appartenances collectives des individus ».

    <o:p> </o:p>

    Ainsi, apparaît un « individu par défaut », victime de la crise, évoluant dans les manques de la protection sociale qui s'effrite depuis les années 80. Cet « individu par défaut » comme l'appelle l'auteur subit la perte du socle des supports collectifs qui avaient justement permis l'individualisation des non-propriétaires. Son individualisation pose désormais problème et dessine les contours d'une « individualité négative ».

    <o:p> </o:p>

    Certes, l'individu d'autrefois vivait également dans un régime de précarité important, mais la différence fondamentale entre le régime des précaires d'aujourd'hui et de ceux d'hier, c'est qu'autrefois, à défaut de protection sociale, il existait des « protections rapprochées ». Ce que Castel entend par là, c'est le fait que l'individu n'était pas isolé, mais intégré au sein d'une communauté familiale, de voisinage forte et intégrative qui permettait à l'individu précaire de ne pas subir l'épreuve de la mise au ban de la société.

    A l'inverse, le précaire d'aujourd'hui ne dispose plus de cette force cohésive qui existait. Les solidarités familiales se son distendues. Nous vivons dans une société d'individus (Gesellschaft) et non plus de communautés (Gemeinschaft). La « précarité d'après la protection sociale » est une précarité isolante et stigmatisante, où seul l'Etat remplit encore le rôle de protection. S'il vient à disparaître, l'individu est véritablement exclu de la société.

    <o:p> </o:p>

    On constate donc bien avec Castel que la décollectivisation croissante de la société a pour effet paradoxal de menacer l'individualisation positive de l'individu.  Les supports de son émancipation qui s'inscrivaient dans la propriété sociale, dans l'inscription dans des collectifs, tendent à s'effriter. Si bien que le décrochage progressif de ces collectifs conduit à la perte de soi chez l'individu. ce que Durkheim appelait en son temps l'anomie, c'est-à-dire le manque de repères, de liens nets qui lie l'individu à la société et qui en disparaissant font peser sur l'individu le risque de manque de sens et par là même de manque à être. Ce qui conduit l'auteur à parler d' « individu par défaut » et d' « individualité négative » ou « hyper-problématique. »

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>III. Individualité négative et individu hypermoderne
    <o:p> </o:p>

    Cet individu négatif se définit dans l'opposition à l'individu positif, protégé, consistant, propriétaire, intégré, bénéficiant de tous les supports nécessaires à son individualisation.

    Le problème que soulève Castel est que l'individu contemporain, on pourrait dire hypermoderne, attache de l'importance avant tout à lui-même, à sa propre personne. Il semble se détacher de plus en plus du social, de tout ce qui le lie à la collectivité. Exister pour lui-même, en lui-même.  L'individu hypermoderne serait un individu hypertrophié, qui ne se sent plus attaché à rien, désenchanté et en partie désincarné. Reprenant à son compte la définition qu'en donne Marcel Gauchet, « l'individu contemporain aurait en propre d'être le premier individu à vivre en ignorant qu'il vit en société, le premier à pouvoir se permettre, de par l'évolution même de la société, d'ignorer qu'il est en société. » Plus loin il rajoute : « l'individu contemporain, ce serait l'individu déconnecté, symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l'individu pour lequel il n'y a plus de sens à se placer au point de vue de l'ensemble. [6]» ; Celui-ci porte donc bien le danger de dislocation du social et de mise à mal de la protection sociale basée sur un système de collectivisation des risques. La psychologisation de l'individu contemporain à laquelle nous assistons, autrement dit l'attention portée à soi et pour soi, se fait au détriment de l'investissement sur les choses (le « rapport aux choses » dont parle Louis Dumont), sur le dehors, sur l'extériorité, c'est-à-dire sur le monde politique et social. (Tocqueville avait déjà mis en garde contre ce désintérêt de la chose publique dès le milieu du XIX).  Ce faisant, cet individu hypermoderne s'oppose et pose problème à l'individu par défaut, désaffilié par contrainte qui est victime de cette décollectivisation sociale (socialement, économiquement et idéologiquement instituée).

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    Pour l'auteur, l'individu doit avoir conscience que s'il se vit aujourd'hui comme « électron libre », détaché du social, il ne doit pas oublier que son statut d'individu contemporain passe par le collectif. Son statut est en effet « indissociable de sa socialisation dans un espace public traversé de régulation étatique (...). La privatisation de l'individu contemporain est l'aboutissement de long processus de socialisation.[7] » Il n'y a pu avoir de privé, et du développement de l'individu privé, que parce qu'il y a eu en amont la présence d'un Etat pour assurer l'individu public, c'est-à-dire pour assurer la paix civile. C'est l'idée défendue par Hobbes déjà dans son Léviathan. C'est en assurant la paix civile que la propriété privée peut par la suite voir le jour. Ce qui renforce la critique de l'auteur sur la théorie libérale qu'il juge naïve de l'individu. En effet, dès l'origine, l'Etat va de pair avec l'individu : il ne s'y oppose pas, mais en est son garant, son support.

    Supprimer l'Etat, vous supprimez l'individu, à tout le moins vous mettez en péril sa construction en le fragilisant un peu plus.

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    Ainsi, pour conclure sur le sujet, nous reviendrons à l'idée essentielle défendue par l'auteur qui consiste à dire que pour comprendre la naissance et le développement de l'individu moderne, ainsi que ses formes contemporaines : individu par défaut ou individu par excès, c'est-à-dire individu hypermoderne, il faut revenir aux supports et aux formes actuelles de ces supports qui d'un coté, donnent à l'individu sa consistance, de l'autre risque par leurs absences de le faire basculer dans le vide. Robert Castel fait de la propriété sociale (privée dans un premier temps, mais s'appliquant à un nombre restreint) ce support essentiel de promotion de l'individu moderne. Il constate aujourd'hui l'effritement de cette propriété sociale qui pose la question essentielle de la fragilisation d'une partie de plus en plus importante des individus.

     

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    [1] Robert Castel, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Hachettes, Pluriel Sociologie, 2001.

    [2] J. Locke, Second traité de gouvernement, 1689, parag. 44, 1994.

    [3] R. Castel, op. cit., p. 16.

    [4] Ibid, p. 26.

    [5] Ibid, p. 38.

    [6] M. Gauchet, Essai de psychologie contemporaine, Un nouvel âge de la personnalité, Le Débat, 1999, mars-avril 1998, p. 177.

    [7] Ibid, p. 153.



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  • L'homme contemporain est un homme multiple, fragmenté, qui a plusieurs vies dans sa vie, multipliant (volontairement ou non) les emplois, les métiers, mais aussi les conquêtes, les amitiés, les amours. L'individu contemporain a des identités multiples et fragmentées : il n'est plus défini par son seul statut social (identité statutaire de type sociétaire), ni par son appartenance sociale ou communautaire (identité communautaire), il est beaucoup plus libre de ses choix, de ses engagements. Il peut très bien décider de s'engager dans un mouvement associatif prônant les vertus de l'entraide et des valeurs collectives tout en se revendiquant zélateur du libéralisme économique et du libre-échange. L'homme moderne pourrait être comparé à une espèce de « schizophrène social », écartelé entre des idées, des motivations, des sphères d'action parfois contradictoires.
    Il n'existe plus comme autrefois de grandes institutions, de grands systèmes structurant des identités individuelles.  Le parti communiste, entre autres, avait ce rôle de référence, de modèle structurant, notamment dans les catégories populaires et les quartiers ouvriers, en véhiculant une idée, une utopie, un modèle de société derrière lequel les individus se regroupaient. De la même manière, l'Eglise ou la religion d'une manière plus globale, ont également perdu ce rôle intégrateur, structurant des identités. Aujourd'hui, les dogmes, qu'ils soient religieux, politiques, idéologiques ne s'imposent plus à l'individu du dehors comme des modèles de référence et d'actions qui vont influencer sur son comportement, sur sa vie, qui vont lui permettre de trouver sa place et se définir une identité sociale précise. Ce ne sont plus à ce titre des faits sociaux contraignants (Durkheim).
    Non, aujourd'hui les individus sont plus libres, leurs comportements, leurs motivations d'action plus multiples, la société est plus visqueuse plus fluide. Elle laisse l'acteur libre de ses choix, de ses engagements, de ses modèles d'identification.

    Mais le problème, c'est qu'à trop individualiser la société, celle-ci manque aujourd'hui de consistance, elle se liquéfie. Absences de repères stables, de références qui parlent à tous (même la nation perd de sa pertinence au contact d'une société globale mondialisée). Par conséquent les individus devenus plus libres sont aussi plus fragiles, leurs identités fragmentées. Ils manquent de repères structurants. De plus en plus, ces repères sont individualisés et non plus collectifs (exemples des rituels de passage à l'âge adulte personnalisés Cf. David le Breton) ; il revient désormais à chacun de construire sa vie et de se construire au gré de ses expériences, de ses actions, de ses désirs. Si l'individualisation a permis à l'individu de sortir du piège de l'holisme contraignant et coercitif, en lui rendant sa part de liberté, c'est-à-dire sa distance au groupe, à la communauté, aux rôles sociaux, etc. elle semble aujourd'hui poser des problèmes nouveaux. Durkheim avait souligné combien la différenciation sociale au cœur de l'activité de production avait contribué à développer l'individualisme en spécifiant les rôles et les tâches de chacun dans la chaîne tayloriste (intégration verticale). Mais il avait précisé que la société devait néanmoins continuer à fournir des valeurs, des modèles communs à tous afin que les individus désormais différenciés constatent leur interdépendance et conservent un lien social (solidarité organique). A partir du moment où ces grandes valeurs, ces grandes institutions d'intégration sociale (Nation, Eglise, syndicats, famille, etc.) perdaient de leur légitimité, ne permettaient plus d'être des éléments de repères stables pour les individus, alors la société courrait un risque d'anomie. C'est-à-dire un manque à être, un manque de repères, un manque de sources d'identification collective permettant aux individus de se sentir intégrés et unis les uns aux autres.

    A l'heure actuelle, nous vivons une période de profonds bouleversements sociaux, culturels, idéologiques où la solidarité entre les individus et la cohésion sociale semble être mise à mal. Les identités politiques se délitent et varient fréquemment ; le religieux a perdu de son poids, même s'il semble ressurgir mais sous une forme différente, beaucoup plus individualisée ; la Nation devient un concept aux contours flous, diluée dans une mondialisation qui manque d'identité. (ce qui n'empêche pas que ressurgissent par ailleurs le spectre du nationalisme xénophobe, comme réponse à cette peur de la dilution généralisée). D'une manière générale, ce sont toutes les grandes institutions sociales qui font autorité qui paraissent perdre de leur légitimité. On voit aujourd'hui que la Justice, la Police, la Médecine elle-même commence à être touchée par ce phénomène de « délégitimation » sociale.

    Or, tout pouvoir passe par un processus de légitimation pour se faire accepter. Si cette légitimité est entamée, c'est l'ensemble du système de régulation qui chancelle. Tout pouvoir disait M. Weber passe invariablement par l'acceptation de celui qui obéit vis-à-vis de celui qui lui dit d'obéir. Pour que cette reconnaissance/acceptation opère ajoutait-il, elle doit passer pour être irréprochable, égale pour tous et s'appliquant à tous dans une société démocratique (rationnelle-légale). Si l'individu commence à remettre en question cette autorité, quelle qu'elle soit, alors l'autorité disparaît. Faire face  une crise de légitimité de l'institution, c'est en définitive faire face à une crise de l'autorité et du pouvoir de celle-ci. Il me semble bien qu'au cœur des transformations de la société qui opèrent sous nos yeux depuis une trentaine d'années, c'est le problème plus global de l'autorité qui est posée et plus particulièrement des formes de sa légitimité. (d'ailleurs c'est un sujet qui m'est cher car j'hésite à faire ma thèse desus)

    Certains auteurs en viennent à parler de processus de déliaison sociale (Roger Sue), de la "dissociété" (Jacques Généreux) au cœur d'une société hypermoderne. Peut-être. C'est ce que nous essaierons de développer plus loin. Mais à côté de cela, le « localisme » semble faire son apparition : régie de quartier, démocratie locale, régionalisme, développement des langues régionales, collectif d'entraide, mouvement associatif de proximité, sont quelques exemples de ces nouvelles formes d'organisation sociale qui se dessinent (encore très minoritaires) dans le paysage social et qui semblent aller à l'encontre de l'idée d'une crise du lien social, mais apparaîtraient plutôt comme les soubresauts d'une nouvelle mutation profonde des formes de solidarité dans nos sociétés contemporaines qui restent encore à étudier et à comprendre.


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    5 milliards d'euros ! C'est la somme colossale, faramineuse, dithyrambique qu'un homme, Un Seul apparemment (les majuscules ne sont pas de trop), a réussi à faire disparaître des comptes de la Société générale. Disparus, liquéfiés, envolés, Pff !

    5 milliards. En chiffre, l'impression visuelle est plus frappante : 5 000 000 000 ! Que de zéros. Mais au fait, combien cela fait 5 milliards ?

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    5 000 000 000 d'euros, c'est par exemple, nous dit Libération dans son article du 24 janvier, de quoi financer 5 plans banlieues (autrement plus nécessaire au lien social) ; c'est également presque de quoi financer deux nouveaux porte-avions rutilants (pour assurer la défense européenne) ; mais c'est aussi l'équivalent de 50 ans de Téléthon (et quelques milliers de vie qui espèrent) ; de 21 000 salaires de Nicolas Sarkozy (qui pourtant s'est récemment augmenté). Bref, les chiffres fournis par Libé parlent d'eux-mêmes.

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    Mais 5 milliards, c'est aussi plus du tiers du trou de la Sécu (et l'assurance maladie qui est sauvée). 5 milliards, c'est largement plus qu'il n'en faut pour redonner du pouvoir d'achat aux fonctionnaires. A l'ensemble des citoyens français, même. Oui, si l'on décidait de distribuer harmonieusement ces cinq milliards à l'ensemble de la population française, chacun recevrait environ 83€ sur son compte ! C'est plus que l'augmentation du Smic, du Rmi et de l'allocation veuvage réunie et pourtant celle-ci ne concerne pas tout le monde.

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    Mais surtout 5 milliards, pour que chacun arrive à se représenter à peu près ce que cela fait, il faut le comparer à des grandeurs qui nous sont proches, qui sont celles de la plupart des travailleurs en France. Cela correspond à 5 millions de Smic !

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    Sans vouloir être démagogue (un peu quand même, parce qu'il est de ces situations où il ne suffit pas de réagir raisonnablement, mais où il est inenvisageable de ne pas réagir émotionnellement), 5 000 000 de Smic, cela même ne parle pas tant les chiffres sont exceptionnels.

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    Prenons un individu lambda qui est proche de la retraite et qui a commencé à travailler vers 14 ans, en ayant un salaire maintenu au niveau du Smic, comme beaucoup des ouvriers de l'âge de nos parents. Une vie de travail (professionnel, j'entends) correspond aujourd'hui à 41 annuités de cotisations sociales avant de pouvoir profiter de sa retraite. L'individu qui toute sa vie aura gagné le Smic (en valeur actuelle, soit 1005€ net/mois) aura en tout et pour tout reçu un salaire s'élevant à 494 860 € au bout de 41 ans de travail. (arrondissons à 500 000).

    Pour atteindre ces 5 milliards réduits à néant en quelques secondes, il aurait fallu qu'il travaille dix mille fois plus longtemps, autrement dit si Dieu (mais il n'a rien à faire là-dedans) lui donnait vie jusque là, ce pauvre homme pourrait espérer réussir à concevoir ce que font 5 milliards d'euros à condition d'avoir travaillé pendant 410 000 ans sans s'arrêter ! Ce qui ramène notre homme à une époque bien antérieure à l'écriture, au commerce et au travail ! La société agricole n'existait pas encore à ces époques lointaines.  410 000 ans de labeur au Smic envolé en un clic et cela n'est rien nous dit-on ! Mais de qui se moque-t-on ? financièrement rien, mais moralement tout !

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    On commence à mesurer un peu mieux l'ampleur du déficit, et avec lui l'ampleur du scandale. A défaut de vivre 410 000 ans, il conviendrait peut-être mieux de dire que ces 5 milliards sont l' équivalent de 10 000 vies de salariés passées au Smic à travailler dans des conditions parfois pénibles pour assurer un avenir meilleur à ses enfants !

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    Mais peut-être suis-je trop naïf, trop idéaliste. Après tout 5 milliards, pour la finance mondiale c'est bien peu. Pour des Etats comme la France, comme les USA, etc., c'est une somme ridicule (d'après nos ministres). Et puis, ces 5 milliards de toute façon, s'ils n'avaient pas été perdus, détruits, volatilisés, (dématérialisés en un clic de souris), ils n'auraient en aucune manière été affectés aux revenus des ménages français, n'auraient pas été généreusement offert aux 3 millions de chômeurs (chiffre large, mais plus réaliste qui auraient contribué à relever leur pouvoir d'achat respectif de plus de 1600€ chacun !), mais seraient restés au profit de la Société Générale.

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    Car le plus scandaleux dans cette histoire, ce n'est pas autant la perte de ces 5 000 000 d'euros (sur le plan moral, si !) que le fait que la Société Générale ose avouer que cette perte ne l'affectera pas outre mesure. Mais alors, dans ce cas, si 5 milliards de perte de profit ne fait pas le malheur de la SocGen, pourquoi ne pas taxer les profits des entreprises du Cac40 pour mieux les réinvestir dans l'emploi, dans des politiques publiques, sociales, pour financer les dépenses de protection sociale, pour réduire la pauvreté, faciliter l'accès au logement, etc.

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    Je ne prétends pas vouloir taxer 5 milliards (pas de « 100%, je prends tout »), juste quelques « misérables » millions afin que leur utilisation soit efficace, qu'elle serve véritablement les intérêts des particuliers, des ménages, des familles.

    Mais j'entends déjà fondre les sirènes hurlantes de l'atavisme révolutionnaire dont on me pourfendra. Le monde doit s'adapter à son époque, Marx est dépassé, Besancenot est utopiste. Peut-être, oui. Peut-être que l'idée est trop simple, voire simpliste même. Mais nous semblons oublier trop vite un détail essentiel de cette rhétorique libérale : si le monde doit s'adapter à son époque, celle-ci n'existe pas sans les hommes qui la font. Ce sont avant tout des choix politiques qui ont conduit à l'état actuel des choses et de l'avancée du monde.

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    Une dernière chose : un petit truc en fait. Un conseil que je vous donne. Quand les chiffres sont aussi élevés, j'use d'un petit subterfuge bien pratique : je passe de la monnaie à la grandeur temporelle. Chaque euro vaut une seconde. Et là, immédiatement on mesure mieux l'ampleur des chiffres.

    Si 5 milliards d'euros valaient 5 milliards de secondes, de l'heure où je vous parle et où je publie ce billet, c'est-à-dire depuis 17h, ce lundi 28 janvier 2008, et si je remontais le temps à hauteur de ce nombre, nous serions aujourd'hui un certain jour de février 1849, c'est-à-dire quelques mois seulement après la seconde révolution française et le soulèvement populaire qui a conduit à faire abdiquer le Roi et mettre fin à la Monarchie de Juillet pour instaurer la IIème République.

    Ironie de l'histoire, non ? En ces sarkomonarchismes modernes...
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