• Quand les banques centrales jouent avec le loyer de l'argent

    Depuis 2008, la BCE mène une politique monétaire expansionniste (définition cf. billet précédent).

    Dans un premier temps, elle a usé de l'instrument orthodoxe, à savoir les taux directeurs. En effet, la mission essentielle de la BCE, définie et actée avec le Traité de Maastricht consiste à maîtriser le niveau de l'inflation dans la zone euro, de manière à ce qu'il avoisine les 2%.

    Pourquoi 2% ? Parce qu'on estime que c'est le niveau d'inflation qui permet de soutenir la croissance, sans risque de tensions inflationnistes supérieures. En fait, pour dire les choses simplement, l'inflation, c'est un peu comme les verres d'alcool. Un peu d'inflation c'est bien ; beaucoup d'inflation, c'est dangereux. Mais dans le même temps, pas d'inflation du tout, c'est encore plus risqué, car cela peut conduire à une spirale déflationniste (un cycle où la baisse des prix entraîne la baisse des prix et de la production.)

     

    L'instrument par lequel la BCE peut maîtriser le niveau d'inflation en zone euro, c'est le loyer de l'argent, c'est-à-dire le niveau des taux d'intérêts. En fait, la BCE joue essentiellement sur le prix de l'argent.

    Le mécanisme est simple : en abaissant comme elle l'a fait ses taux directeurs (l'ensemble des taux d'intérêts), la BCE espère relancer le crédit, donc la demande.

    Expliquons nous : des taux d'intérêts bas vont inciter les institutions financières à emprunter plus facilement puisque le prix de l'argent sera moins élevé. Par suite, les banques pourront proposer des crédits à des taux plus attractifs aux agents économiques (ménages et entreprises), qui à leur tour pourront décider de consommer et d'investir, profitant de taux bas.

    L'abaissement du prix de l'argent est donc un moyen rapide et efficace de relancer l'activité économique, puisqu'il permet de soutenir la demande. Si la demande repart, le niveau de production devrait croître également et l'emploi avec. Si bien que la croissance effective (celle constatée) se rapproche de ce que les économistes appellent la croissance potentielle (celle qui devrait être possible si l'ensemble des facteurs de production disponibles étaient employés (main d'oeuvre + machines).

    Si la baisse des taux d'intérêts affecte positivement l'économie et permet de relancer la croissance, celle-ci doit néanmoins rester dans un cadre qui ne génère pas de tensions inflationnistes sur le marché. Le risque serait que l'offre ne puisse pas suivre la demande, et du coup, le prix des produits augmenterait, faute de demande suffisamment satisfaite, et pour faire face à cette hausse des prix, les entreprises devraient augmenter le niveau des salaires, ce qui réduirait d'autant leurs profits, donc leur niveau de production future, réduisant d'autant plus l'offre, etc...

     

    Dans ce type de situation, la BCE peut alors, à l'inverse, décider d'augmenter ses taux directeurs, et alors, en faisant cela, elle « ferme les vannes » du crédit. Si le loyer de l'argent augmente, les emprunts diminueront, les crédits iront en se raréfiant, et donc la demande baissera, afin de retrouver une situation d'équilibre entre l'offre et la demande. C'est en règle générale ce qui se passerait dans un monde où la réalité économique se rapprocherait de l'idéal théorique... mais on sait depuis Ridley Scott que le réel a plus d'imagination que n'en portent nos rêves (il a repris Shakespeare en fait)...

     

    Si c'est exactement le rôle qu'elle a joué après la crise financière de 2008, afin de faire face au risque de déflation, en ouvrant grand les vannes du crédit pour tenter de relancer la demande, le problème, c'est que depuis 2010, l'inflation en zone euro est restée proche de 0, alors même que les taux d'intérêts n'ont jamais été aussi bas. (d'ailleurs, si vous hésitez à acheter une maison, c'est le moment!).

    Très bien, me direz-vous : il n'y a qu'à baisser encore un peu plus les taux ! Le problème, c'est que ses taux sont déjà proches de 0, si bien que le remède devient inefficace. À trop user de cette arme (ce qui était nécessaire entre 2008 et 2010), elle finit par s'éroder et perdre de son efficacité (un peu comme les antibiotiques ! ).

     

    En effet, des taux d'intérêts nuls (ou quasi-nuls) conduisent à ce que John M. Keynes appelaient des « trappes à liquidités », c'est-à-dire une situation dans laquelle les agents vont préférer épargner plutôt que dépenser et investir leur argent.

    Nous vivons exactement cette situation en ce moment. Les entreprises, comme les institutions financières ont amassé énormément de liquidités qu'elles ne réinvestissent pas. Lorsque l'argent ne coûte rien à emprunter, la propension à épargner augmente (autant emprunter pour thésauriser), et ce d'autant plus que dans le même temps, les prix stagnent, voire baissent. Ce qui veut dire que si j'emprunte à taux nuls et que les prix baissent, alors mon épargne me rapporte plus que si je dépensais mon argent.

    Par exemple, si j'emprunte 10 000 € à la banque à un taux proche de 0, disons 0,25% (ce qui est le cas pour les institutions financières), et si dans le même temps le prix de certains produits baissent de 1% et que j'anticipe une baisse continue des prix, alors il m'est préférable d'épargner puisque je m'enrichis sans rien faire, simplement en conservant l'argent emprunté !

     

    Alors, dans ce cas, quelle solution adoptée ?

    Depuis 2010, La BCE a adopté une nouvelle mesure, moins orthodoxe, consistant cette fois-ci non plus à jouer sur le prix de l'argent, mais directement sur la quantité. Autrement dit, faire de la création monétaire ; plus prosaïquement, faire « tourner la place à billet ». ainsi, depuis l'été 2010, La BCE injecte des masses de liquidités sur les marchés financiers afin de fluidifier l'économie. Mais elle le fait d'une manière particulière, à travers ce que l'économiste allemand Richard Werner a nommé le quantitative easing (QE) dès 1995 (mais c'est ce que nous verrons dans un prochain article).


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  • Dans cet article1Bourdieu s'intéresse à la constitution du comportement économique capitaliste. Loin d'en faire un fait de nature, comme Smith le pensait, le comportement économique est le produit d'un long travail de socialisation et d'incorporation de manières de penser et d'agir dans le monde. En un mot, il est le produit d'un habitus particulier aux sociétés capitalistes, produit d'une construction sociale historiquement datée.

    Pour le démontrer, Bourdieu part de son vécu alors qu'il enseignait en Algérie au début des années 60. il y rencontre un mode de relation économique qui lui est étranger et dont certains comportements l'interrogent. De ce constat, il en tire une étude et une conclusion, suivant laquelle la Kabylie représente un modèle particulier de processus historique à l'œuvre. Baignée dans un système pré-capitaliste encore marquée, elle est en proie à un phénomène d' « accélération historique » de son économie sous colonisation. Ainsi, elle présente un cas d'étude de passager d'un mode économique à l'autre, et en conséquence un passage dans les modes de pensée et les pratiques économiques.

    Il en déduit que l'accès aux conduites économiques élémentaires (salarisation, épargne, crédit, etc.) ne va pas de soi et donc que l'agent rationnel de la théorie standard est un produit des conditions historiques, nullement un comportement naturel. La théorie de l'action rationnelle est donc un cas particulier, historiquement daté, d'habitus économique. Cet agent rationnel présenté par la théorie de l'action rationnelle est une disposition particulière, historique, dont la genèse est sociale.

     Pour appuyer son raisonnement, Bourdieu présente quelques formes de relations économiques propres aux sociétés pré-capitalistes rencontrées en Kabylie, éloignées de nos modes de raisonnements économiques occidentaux.

    • les conduites économiques ne sont pas autonomisées, ni constituées comme telles. Elles n'existent pas en dehors du social : elles sont encastrées dans les relations sociales, les traditions, les coutumes. Bref, le champ économique n'est pas disjoint du champ social.

    • Les échanges procèdent en partie de la logique du don maussien. Il n'y a pas de séparation tranchée entre activité marchande monétarisée et activité non marchande. Ainsi, les échanges de nourriture entre parents et voisins sont fréquents lorsqu'il y a un excédent de production agricole. Cette distribution d'excédent répond à une forme de rationalité sociale, celle de l'honneur. Plus les liens sont forts entre les membres, plus on est dans un type d'échange non-marchand.

    • En revanche, l'échange marchand est utilisé dans les relations plus impersonnelles, moins directes, où les liens sont plus faibles entre les membres.

    • Le rapport purement économique est conçu comme un rapport de guerre, il n'a lieu qu'entre étranger. C'est le cas des marchés dans les grandes villes, où les liens sont impersonnels et où prévaut l'échange marchand.

    • Dans les cas où les biens sont difficilement qualifiables, faute d'informations précises, on s'en remet souvent aux liens personnels, en portant son choix sur le vendeur. Ce n'est pas l'objet que l'on achète, mais la confiance du vendeur que l'on rétribue. Le but est de réduire l'incertitude qui règne sur le marché atomistique.

      Par la suite, la socioéconomie démontrera l'importance des relations directes et personnelles dans la médiation marchande (Granovetter et Forsé pour l'emploi, DiMaggio pour les ventes de voitures, Karpik pour les biens singuliers).

     À travers ces observations, Bourdieu en vient à dire que :

     « la logique du marché, c'est-à-dire de la guerre, n'est jamais vraiment acceptée et reconnue en tant que telle et ceux qui s'en accommodent, maquignon, collecteurs des droits du marchés ou usurier, sont voués au mépris2. »

     Ce qui pour nous paraît naturel ne va pas nécessairement de soi : ainsi du prêteur qui se sent l'obligé de l'emprunteur, car c'est lui qui fait vivre la bête ; ainsi de la philosophie du travail qui n'est pas fondée sur l'équivalence du travail et de sa rémunération en argent ; ainsi encore de la nécessité d'avoir la monnaie exacte pour l'épicier, rendre la monnaie n'étant en rien un fait de nature, etc.

    De même, le travail est avant tout une activité, entendue comme occupation sociale socialement reconnue, indépendamment de toute sanction matérielle. Ainsi, la notion de « chômage », de « métier » n'a pas de sens concret, et sont des concepts vides.

     Ces quelques éléments apportent la preuve empirique à Bourdieu de la nature artificiellement constituée de la théorie de l'agent économique rationnel, produit d'un travail d'inculcation collective sur les consciences individuelles dès le plus jeune âge, tenant pour allant de soi, une réalité socialement constituée.

     « L'ensemble des dispositions de l'agent économique qui fondent l'illusion de l'universalité anhistorique des catégories et des concepts utilisés par cette science sociale est en fait le produit d'une longue histoire collective, et doit être acquis au cours de l'histoire individuelle, dans et par un travail de conversion qui ne peut réussir que sous certaines conditions.3 »

     Ainsi, des catégories comme le crédit, l'épargne, le travail salarié, le chômage, le prêt à intérêt, l'investissement, sont des concepts historiquement datés, produits d'un acquis social. Mais alors quelles sont donc ces conditions indispensables au développement de l'idéologie de l'agent économique rationnel, détaché du social?

     Bourdieu y voit plusieurs conditions qui s'entremêlent et se cumulent :

    • un certain niveau de confort économique, assuré par des revenus réguliers et un emploi stable sont les fondements qui rendent possibles la diffusion de la pensée économique rationnelle. En effet, la sécurité permet le calcul, comme prise sur l'avenir. Les individus peuvent se projeter, raisonner sur un mode nouveau, plus individualisé et plus rationnel. Cet « esprit de calcul » comme il le nomme s'oppose au principe de « bonne foi », c'est-à-dire de confiance dominant dans les sociétés précapitalistes. Dans les relations d'échange en économie précapitalistes, des logiques éthiques se mêlent aux logiques stratégiques du calcul : logique de l'honneur, du dévouement, de la dette, de la reconnaissance.

    • S'y ajoute un principe de performativité qui conduit les individus à se comporter et à penser conformément au modèle idéologique véhiculé qu'ils incorporent.

     Ainsi, l'habitus économique des sociétés capitalistes, issu d'une forme de sécurité matérielle minimum, repose sur le principe du calcul et la projection et se maintient en l'état par performativité, conduisant à réduire la propension au calcul et à la rationalité économique à des faits de nature, alors qu'en réalité ce sont des dispositions sociales et économiques historiques qui ont permis de rendre possible ce type de régime. On est dans une approche marxiste, où les conditions socio-économiques déterminent les conduites et les rapports sociaux humains qui en découlent.

    1P. Bourdieu, « La fabrique de l'habitus économique, in ARSS, n° 150, pp. 79-90

    2P. Bourdieu, Ibid, p. 81.

    3Ibid, p. 83.


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  • L'argent, pour Simmel est le support de l'individualisme, car il libère l'individu des chaînes de la dépendance au groupe, laissant chacun libre d'échanger à sa guise. poussé à son terme, cette approche envisage le risque que la monnaie conduise ainsi au pur utilitarisme égoîste. mais l'argent est aussi bien plus que cela : il est d'abord et avant tout convention, accord, norme sociale. De ce fait, il est un agent de socialisation en même temps qu'il est un facteur d'individualisation.

     

    En effet, l'individualisme subordonne la totalité sociale à son intérêt personnel, selon L. Dumont1. Les normes, les institutions sociales, ne valent alors qu'au prorata de ce qu'elles permettent de satisfaire l'individu. Elles sont des simples constructions interpersonnelles, au service des intérêts individuels, qu'ils remettent en question dès qu'elles n'assurent plus sa satisfaction. Cette approche fonctionnaliste et utilitariste des règles sociales et des institutions est en partie celle reprise par la nouvelle économie institutionnelle de Hirschman. En outre, elles font des institutions des médiations temporaires au service des intérêts personnels.

    Pourtant, pour qu'une norme fonctionne, il faut qu'elle soit légitime, c'est-à-dire reconnue et acceptée par le groupe. Cela nécessite un consensus généralisé suprapersonnel. Comme le souligne M. Douglas2, la légitimité des institutions repose sur des formes de justification plus radicales que le simple calcul de sa performance.

    Ainsi, les normes doivent être au-dessus des intérêts directs et calculateurs des individus, mais en lien avec une conformité supposée universelle et idéale, faisant de l'adhésion aux règles une forme d'adhésion inconditionnelle (Douglas, Elster).

     

    Ainsi, l'argent, simple instrument fonctionnel visant à faciliter l'échange, est une vision réductionniste. L'argent est plus que cela. Pour être accepté, il doit être légitime. Pour être légitime, il doit faire sens, c'est-à-dire être significativement doté d'un sens identique par tous les membres du groupe qui l'échange. Il doit donc faire consensus.

    La théorie classique considère la monnaie comme un simple instrument de l'échange marchand, successif au troc, qui imposait la double coïncidence des besoins. Mais cette approche est limitée. En effet, elle suppose que les échangistes acceptent communément d'échanger de l'argent à la place des objets. Mais pourquoi le font-ils? Parce qu'ils savent qu'ils pourront la réutiliser plus tard, donc l'échanger à nouveau, c'est-à-dire parce qu'ils ont la certitude qu'elle sera acceptée. Autrement dit, à la question pourquoi l'argent est acceptée, la réponse est : « la monnaie est acceptée parce qu'elle est acceptée ».

    La théorie sociologique de la monnaie initiée par Simmel dépasse cette circularité tautologique pour ancrer la monnaie dans un cadre relationnel plus large. La confiance dans sa capacité d'échange doit nécessairement dépasser le cadre des relations interpersonnelles. Il y faut ce que Simmel appelle un « supplément de foi supra-théorique3 ». « Sans la confiance, la circulation monétaire s'effondrerait 4» ajoute t-il.

    C'est donc le rapport social entretenu à l'argent, plus que sa nature (pièce, métal, argent, billet, carte bleue) qui importe. Ce qui compte, c'est l'intensité des rapports de confiance qui entoure le rapport à l'argent.

    Or, si l'essentiel de la valeur de la monnaie réside dans les rapports sociaux de confiance qu'elle suppose, les conditions économiques réelles n'auront pas nécessairement d'incidence directe et immédiate sur sa circulation. Support d'une foi, d'une croyance, la monnaie est en partie déconnectée des fluctuations économiques objectives et des situations individuelles. L'argent devient comme un être autonome, détaché de la réalité qui le façonne, à savoir l'échange interindividuel. Ainsi, « l'argent s'extériorise comme unité objective du groupe, détachée des fluctuations individuelles » nous dit A. Orléan5. Ce que Simmel de façon plus métaphorique explique comme cela : « c'est l'immortalité du roi, située au-delà de sa personnalité contingente.6 »

     

    Ainsi, l'argent pour Simmel est symptomatique de la dualité de l'individu. Produit de ses interactions, elle devient un être autonome, ayant son propre rythme, sa propre vie, affectant en retour les individus. L'argent est un tiers, un médiateur des rapports entre les hommes et les objets. Elle est un « phénomène sociologique », au sens où elle affecte le groupe social, en tant que pure médiation sociale reposant sur la cohésion du groupe.

    A l'immédiateté des rapports interpersonnels, l'argent répond par un détachement des rapports immédiats pour devenir un forme suprapersonnelle des relations interindividuelles, visant à l'objectivité et à l'autonomisation. Ce faisant, elle s'institutionnalise, s'autonomise des hommes et confère une objectivité à la valeur qu'elle est censée représentée.

    La valeur s'objective dans la monnaie : le support devient l'objet lui-même.

     

    Mais pour que l'argent fonctionne comme tierce personne, il faut qu'il soit reconnu par les échangistes. Pour cela, il faut qu'il soit légitime, digne de confiance. Ainsi, autonomisé du groupe, il nécessite l'accord préalable et continu du groupe. L'argent est donc le produit de la communauté, il représente la communauté entière qu'il contribue à symboliser par la confiance qu'il instaure entre les échangistes. L'argent est donc pour Simmel une « assignation sur la société7. » la signature de l'émetteur (société) tient lieu d'acceptation. Ce faisant, la possession d'argent est une possession de droit sur la société, c'est-à-dire sur les marchandises de n'importe quel producteur de la sphère économique considéré. L'argent est donc bien un produit et un révélateur de la vigueur des relations constitutives de la communauté.

     

    Conclusion

    Le marché est pourtant un espace atomistique, froid, impersonnel, désocialisé, selon la théorie classique. Il est aussi le lieu même de l'expression de l'individualisme. Ainsi, selon Weber, «  la communauté de marché, en tant que telle, est le plus impersonnel des rapports de la vie pratique dans lesquels les hommes peuvent se trouver ; [...] le marché est en opposition complète avec toutes les autres communalisations, qui présupposent toujours une fraternisation personnelle8. »

    Or, la théorie socioéconomique a démontré que le marché est loin d'être une sphère aussi dépersonnalisée que cela, mais qu'au contraire, à mesure où l'information sur la marchandise est incertaine, les relations personnalisées tendent à neutraliser l'imperfection initiale. En outre, derrière l'impersonnalisation partielle du marché et l'individualisme qu'il promeut, les échanges d'argent se font toujours, in extenso dans le cadre d'une concorde généralisée autour de la confiance commune socialement accordée à la monnaie.

    Après tout, la monnaie n'est jamais qu'un bout de papier qui ne vaut que ce que tout le monde lui accorde comme valeur : c'est une institution sociale qui repose exclusivement sur la confiance.

    1L. Dumont, Essai sur l'individualisme, Paris, Seuil, 2006.

    2M. Douglas, Ainsi pensent les institutions, Paris, Usher, 1989.

    3G. Simmel, La philosophie de l'argent, Paris, Puf, 1987, p. 197.

    4Ibid, p. 197.

    5A. Orléan, « La monnaie comme lien social », in Genèses, juin 1992, n°8, p. 95.

    6Simmel, op. cit., p. 108

    7Ibid, p. 195.

    8M. Weber, Economie et société, Paris, Plon, 1971, p. 634.


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  • La réforme fiscale entreprise par le gouvernement au début du quinquennat, plus connue sous le nom de loi TEPA1 repose sur une philosophie économique simple, comme d'une manière générale toute politique économique qui vise à réduire le poids des prélèvements fiscaux : réduire la fiscalité, c'est redonner : 1) du pouvoir d'achat aux ménages (essentiellement les classes moyennes et populaires, plus consommatrices que les classes favorisées, en valeur relative). Ce pouvoir d'achat, en améliorant les capacités de consommation des ménages doit être favorables à la croissance économique, en sollicitant une augmentation de la production ; 2) une capacité d'épargne plus importante aux ménages aisés, afin que cet excédent soit reversé par les épargnants aisés dans des investissements productifs. Autrement dit, en prélevant moins sur les revenus, l'Etat souhaite encourager l'initiative privée, à condition bien sûr que celle-ci soit productive, c'est-à-dire créatrice de richesse ; 3) enfin, c'est réduire les charges sociales qui pèsent sur les entreprises, afin de les inciter à favoriser l'emploi pour que les salariés gagnent davantage, et donc récupèrent du pouvoir d'achat (on retrouve le point 1).

    La philosophie économique qui accompagne ce plan repose donc sur une idée simple et apparemment cohérente : en diminuant le poids de la fiscalité, l'Etat réduit volontairement ses recettes au profit des ménages et des entreprises, autrement dit de la consommation, de l'emploi et de l'investissement privé. Pourquoi l'Etat agit-il ainsi?

    Pour les ménages, l'amélioration du pouvoir d'achat entraîne de facto une augmentation des recettes fiscales, sous la forme de la TVA. En effet, plus le pouvoir d'achat croît, plus les ménages consomment, et donc plus l'Etat récupère de TVA.

    Pour les entreprise, l'antienne est connue et elle n'est pas nouvelle : baisser les charges sociales contribue à baisser le coût du travail et in fine permet aux entreprises soit d'embaucher davantage, soit de faire travailler davantage ses salariés (c'est ce second objectif qui a été retenu), si on fait table rase bien sûr des effets d'aubaine que peut provoquer une telle mesure (sur laquelle nous reviendrons plus loin).

    Enfin, il est de coutume de penser que l'investissement privé est plus réactif, plus dynamique et trouve de meilleurs opportunités de placements productifs sur le marché que l'Etat. Ce faisant, il contribue à la croissance économique en investissant dans les PME d'avenir, dans les entreprises prometteuses, et à terme l'Etat récupèrera, via la croissance à venir, de nouvelles recettes.

    Sur un marché libre et concurrentiel, l'investissement privé, par nature plus risqué, sait mieux saisir les opportunités qu'un investissement public. Rendre à l'individu sa capacité d'initiative, afin qu'en travaillant à son bonheur personnel (c'est-à-dire en terme économique son enrichissement personnel), il travaille au bonheur collectif ( à la croissance économique), tel est la finalité que conduit cette philosophie économique. Vieille antienne libérale, inaugurée par le père de l'économie politique moderne, Adam Smith.

     

    Pourtant, à bien y regarder, si la philosophie qui a guidé ce projet est en soi recevable, sa matérialisation pratique laisse à désirer. En effet, loin d'avoir favorisé la croissance économique, la loi TEPA a surtout eu pour conséquences de creuser davantage les déficits publics2 sans apporter d' embellie en terme de production ni d'emplois. Certes, la crise financière et économique est passée par là entre temps. Mais même sans cela, ce plan inaugurait une récolte bien maigre.

    En effet, si on reprend les deux leitmotiv originels de ce plan de réduction de la fiscalité, à savoir améliorer le pouvoir d'achat (un peu), favoriser l'investissement privé et l'emploi (surtout), aucun de deux n'a correctement opéré. Pourquoi?

     

      1. l'amélioration du pouvoir d'achat, en favorisant la consommation des ménages, ne favorise pas nécessairement la production nationale. Une grande part des revenus sert la production étrangère, par la consommation de biens importés (vêtements, Hi-fi, etc.). Mais passons vite sur cet aspect, car s'il est souvent mis en avant par le gouvernement pour souligner l'impact positif de sa mesure (rendre du pouvoir d'achat aux français), il n'est pas l'objectif essentiel visé par cette loi. En outre, selon le rapporteur du budget UMP à l'Assemblée nationale, G. Carrez le « paquet fiscal » (autre nom de la loi TEPA) pourrait accroître le déficit commercial de la France, en augmentant les importations justement au détriment des exportations.

      2. l'augmentation de l'épargne privée de son côté, doit « normalement » favoriser l'investissement. Le problème, c'est que l'épargne étant privée, les choix de placements le sont aussi, et à ce titre, rien ne nous oblige à croire que cette épargne trouvera à s'investir dans des opérations productives (financement de firmes, investissement dans des start-up, etc.). Certes, la prise de risque fait partie de la palette de l'investisseur ; mais sa prise de risque est de plus en plus mesurée. Et c'est sans doute sur ce point que l'analyse du gouvernement est faussée.

      3.  Enfin, relancer l'emploi en défiscalisant les heures supplémentaires devaient permettre aux entreprises de favoriser leur recours en ôtant les charges sociales associées à ces heures. Mais au total, « l’impact sur l’emploi et l’ensemble des revenus d’un allègement des prélèvements obligatoires sur les heures supplémentaires est incertain lorsque son financement est pris en compte. Mais là n’est pas l’essentiel : un inconvénient majeur de ce type de mesure est qu’il risque de favoriser des comportements "opportunistes". Ainsi, un employeur et son salarié peuvent conjointement gagner à abaisser (ou à ne pas augmenter) le taux de salaire des heures normales et à déclarer fictivement des heures supplémentaires (ce qui est très difficilement contrôlable) afin de bénéficier des avantages fiscaux3 .» En clair, son efficacité est loin d'être assurée. En effet, les données tendent à démontrer que la défiscalisation des heures supplémentaires à surtout contribuer à favoriser des comportements opportunistes de la part des entreprises ; car si le nombre d'heures supplémentaires a bien augmenté (25%), le nombre d'heures totales travaillées est quant à lui resté stable : dit de manière plus ironique, « il n'y a pas eu d'heures supplémentaires supplémentaires ».

    La philosophie économique sur laquelle reposait ce plan était d'essence libérale, privilégiant l'offre (du côté des entreprises et des épargnants) mais avait pour direction le capitalisme productif et pour moteur le goût du risque. Or, c'était oublier une chose : le capitalisme se financiarise et l'investissement sert de moins en moins des objectifs de production d'une part (mais cela vaut à l'échelle internationale), mais surtout ce qui fait la spécificité de la France par rapport aux pays anglo-saxons (de tradition protestante), c'est que le goût du risque y est moins élevé chez nous.

     

    L'épargne privée est moins réinvestie en France qu'aux Etats-Unis par exemple. Rendre aux ménages aisés une part croissante de leurs revenus ne présage pas que ceux-ci seront réinvestis opportunément dans le circuit économique. Cette épargne a tendance à se transformer en rente et bénéficier à son heureux propriétaire exclusivement, renforçant un peu plus son épargne et donc sa richesse, tout en affaiblissant celle de l'Etat.

    Ainsi, le modèle économique éprouvé, à la philosophie libérale, n'est pas un modèle universaliste en l'état, mais doit être pensé et adapté aux situations historiques, sociales et culturelles d'un territoire. En d'autres termes, il s'agit ici de re-situer un modèle dans un contexte culturel déterminé. Tout modèle économique n'est viable qu'à la condition d'un encastrement culturel4 et social.

    Encore une fois, l'économie n'est pas une science naturelle, qui agirait selon un mécanisme universel vertueux, mais est partie prenante de la société dans laquelle elle s'insère. L'économie est une branche des sciences sociales, ce qu'elle a parfois tendance à oublier.

     

    1. loi du 21 août 2007 en faveur du Travail, de l'Emploi et du Pouvoir d'Achat)

    2. Selon un rapport transmis par Bercy aux députés le 17 mars 2009, la loi Tepa aurait coûté 7,7 milliards d'euros à l'Etat en 2008, qui se décomposeraient pour les trois postes essentiels comme suit : 4,3 milliards pour les mesures concernant les heures supplémentaires, 2 milliards pour les droits de mutation à titre gratuit et 460 millions pour le bouclier fiscal.

    3. Rapport du CAE, « Temps de travail, revenu et emploi », CAE, mars 2007, p. 125.

    4. Sur les théories de l'encastrement social de l'économie, l'ouvrage de référence reste celui de M. Granovetter, Sociologie économique, Seuil, Paris, 2008, un des pionniers de la sociologie économique.


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  • Après la page scolastique, qui s'étend sur près de quatre siècles, non sans heurts et scissions, l'Eglise va progressivement perdre de sa superbe. Les crises du XIV et du XV (famines, guerres, maladies, récession économique), vont affaiblir une grande partie de l'Europe. Mais parallèlement, les caisses des Princes grossissent. Après la modération consacrée par l'Eglise dans les affaires d'argent, les conquêtes et la route de l'Orient (ouverte par les Croisades) vont profiter à l'enrichissement des royaumes. Les Princes deviennent puissants, ils se renforcent et s'émancipent du diktat de l'Eglise catholique. Progressivement, entre le XV et le XVIII, le pouvoir du Prince va se substituer au pouvoir de l'Eglise et au système féodal. C'est aussi la période qui va voir émerger l'idée de Nation. 

    Sur le plan intellectuel, l'émancipation de la foi se fait difficilement. L'Eglise continue d'imposer la pensée des anciens grecs, tandis que de nouvelles découvertes mettent à mal les textes des anciens, et en cela la parole de l'Eglise. Mais comme souvent dans l'Histoire, l'autoritarisme est aussi une marque de faiblesse qui tente de sauver ce qui est déjà en perdition. L'Inquisition, le bûcher, la « chasse aux sorcières » masquent en réalité la lente déréliction de la domination de l'Eglise.

    Tous les géants sur laquelle la pensée médiévale (scolastique) et le dogme catholique reposaient chutent de leur piédestal. C'est une véritable révolution presque ontologique qui se produit au XV en Europe, en tout cas un véritable bouleversement de la représentation du monde et de la place des hommes dans ce monde avec le passage du géocentrisme à l'héliocentrisme entre autres. Bien évidemment, l'Eglise refusera toutes ces nouvelles idées, avec force et autorité, usant des méthodes précédemment exposées.

    Mais les observations de la nature et les analyses empiriques se développent (Kepler, Neper, Brahé, Galilée, de Vinci, etc.) contribuant à renouveler la connaissance du monde. Ainsi, les principes aristotéliciens vont être remis en cause (Rabelais, Montaigne) ; la médecine de Galien se verra discréditée avec l'observation méticuleuse des corps. Notamment, le savant W. harvey (1578-1657) qui met à jour le principe de la germination du vivant et celui de la circulation sanguine, faisant du coeur une pompe à sang et pas uniquement le lieu de l'âme comme Galien l'affirmait. Cette découverte du principe dynamique de la circulation sanguine connaîtra un riche succès quelques années plus tard en économie avec le Tableau économique de Quesnay (mais nous verrons cela plus loin). De la même manière l'Almageste de Ptolémée est remis en cause par l'observation précise du Ciel par N. Copernic (1473-1543).

    Le monde devient accessible à la connaissance rationnelle et une conception horlogère du monde se met en place petit à petit avec les travaux des astronomes.

     

    Quant à l'économie de son côté, forte de ces avancées de la Raison et de la sécularisation du savoir, elle va progressivement se constituer comme une discipline autonome, laïcisée, débarrassée de toute prescription théologique. Ce sera les grands débuts de ce qu'on nommera par la suite le mercantilisme, même si l'ensemble des principes économiques à cette époque ne peuvent pas être véritablement encore rassemblés autour d'une Ecole de pensée.

    La pensée des mercantilistes repose sur quelques grands principes. La richesse d'un royaume dépend de la puissance de son Prince, lui-même tributaire de sa capacité à lever, armer et rétribuer ses armées. La richesse se mesure alors par l'accumulation de matières précieuses. Moyen de la puissance du Royaume, l'or et les métaux précieux sont alors recherchés.

    Concrètement, le mercantilisme repose donc sur une analyse où se rejoignent plusieurs idées :

    • le chrysohédonisme (ou le bonheur dans l'accumulation de l'or) qui place la recherche et l'accumulation de la monnaie comme source de puissance de l'Etat, et donc constitue à ce titre la richesse de ce dernier ;

    • le nationalisme, reposant sur l'idée exprimée par Montaigne que « nul ne gagne qu'un autre ne perde » (ou ce qu'on appelle aujourd'hui de manière moins poétique un jeu à somme nulle). Ce qu'une Nation gagne, elle le fait au détriment de ses voisines. En l'occurrence, cette idée était tout à fait valable lorsque la richesse était calculée à partir d'une quantité finie de stock d'or. La possession d'une Nation en privait mécaniquement l'autre.

      Pour parvenir à augmenter son stock d'or, il convient alors de développer son industrie locale afin d'exporter ses marchandises (entrée de devises) et réduire au maximum les importations (sortie de devises). On dirait aujourd'hui entretenir un solde positif de la balance commercial (ce qui est loin d'être le cas pour la France aujourd'hui!)

    • ainsi, la pensée mercantiliste est une forme de pensée protectionniste avant l'heure (et qui sera fortement critiquée par les classiques, favorables au contraire au libre-échange, considérant alors que « tous ont à y gagner », que c'est un jeu à somme positive)

    • en outre, le mercantilisme est aussi étatique ; il prône la mise en place de subventions aux exportations, le développement de grandes manufactures d'Etat (le colbertisme en France), une politique populationniste, accroissant la quantité de main d'œuvre disponible. À l'inverse, l'Etat devra taxer les importations, sauf en matières premières, nécessaires à l'industrie et l'artisanat.

     

    Néanmoins, derrière ces grandes lignes de pensée, le mercantilisme ne constitue pas une école en soi et nous verrons dans notre prochain billet les différentes approches mercantilistes que l'Europe a connu, entre l'Espagne, la France et l'Angleterre.


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