• La sociologie en temps qu’étude des comportements sociaux, des modes de socialisation et de la structure de l’espace social, a pour but d’améliorer la connaissance du monde social, aussi bien d’un point de vue microsociologique, c’est-à-dire au niveau des logiques d’action individuelle que d’un point de vue macrosociologique, au niveau systémique, structurel d’une société donnée.

      Depuis ses débuts, elle cherche à identifier un principe unificateur entre l’univers des actions singulières et celui de la collectivité. Ainsi, Durkheim    avec son principe de différenciation sociale explique le passage des sociétés traditionnelles à la modernité, associant autour d’un même concept central transformation de la structure sociale (division du travail, fonctions sociales différenciées) et modifications des comportements individuels (individualisation des conduites). De la même manière, Weber retiendra le concept de rationalisation comme concept central du passage d’un état social antérieur à l’état moderne. Cette rationalisation des activités sociales, initiée par des logiques d’action nouvelles (action rationnelle en finalité, tournée vers la maximisation du gain à atteindre) se conjuguant à une modification de la structure sociale (société capitaliste bureaucratisée). Nous pourrions également citer Elias et son concept d’autocontrôle pulsionnel, moteur de la modernité et de l’avènement de l’individu.

    Au-delà de ses simplifications hâtives, il convient surtout de voir que la sociologie, depuis ses origines, est confrontée à un problème épistémologique et empirique fondamental : celui du passage de l’action individuelle à la contrainte systémique.

    Pour autant, il est acquis que les changements structurels affectent toujours, d’une manière plus ou moins prononcée, les logiques d’action et les modes de pensée individuels. Autrement dit, à mesure que la société en temps que système se modifie (transformation économique, politique, sociale), les manières d’être, de penser et d’agir des individus se modifient également.

    Ainsi, le passage au mode de production capitaliste, conduisant à des modifications significatives dans les façons de produire, de répartir les richesses, de constituer l’univers familial, a contribué à développer des logiques d’action utilitaristes et consuméristes dans la société. La soif du gain, de l’acquisition, la recherche du bonheur individuel sont autant de modalités d’être au monde inscrit dans la structure sociale de forme capitaliste.

     

    Depuis une trentaine d’années, la sociologie s’interroge sur le passage à une nouvelle forme de modernité. Ce questionnement a contribué à l’éclatement des modèles de pensée : post-modernité, seconde modernité, hypermodernité, modernité tardive, etc. sont autant de concepts utilisés pour recouvrir une même réalité : la société telle qu’elle a été étudiée, conceptualisée, observée et constituée par les sociologues du XIX et du début du XX semble dépassée.

    Les modes d’être-au-monde de cette seconde modernité diffèrent en cela assez sensiblement de ceux de la première modernité. Conjointement, des modifications structurelles au niveau des rapports sociaux sont advenues.

     

    Récemment, un sociologue allemand a tenté de fournir un modèle théorique qui permette d’expliquer et d’analyser ce mouvement à l’œuvre dans les sociétés occidentales contemporaines. S’appuyant sur des modèles d’observation, il inscrit sa thèse dans une approche empirique du social. Partant de là, il tend à expliquer le passage des sociétés de la première modernité à la seconde modernité autour d’une dimension essentielle et déterminante : celle de la temporalité. Plus précisément, il fait de l’accélération sociale le concept central et globalisant de l’ensemble des transformations sociales, structurelles comme culturelles (c’est-à-dire au niveau collectif et individuel) qui affectent la modernité. Substituant à l’analyse classique de la différenciation durkheimienne ou de la rationalisation wébérienne l’analyse temporelle, il fait des deux premières des formes particulières de l’accélération sociale.

    Dans ce cadre d’analyse, la seconde modernité n’apparaît plus comme un mouvement nouveau, une radicalité sociologique, mais s’inscrit dans le prolongement d’un même mouvement, initié dès le XVII avec le développement des sciences et l’amélioration de la technique qui ont permis aux hommes une modification de leur rapport au temps. A la différence près que depuis une quarantaine d’années, nous sommes entrés dans une phase nouvelle et en partie anomique de la modernité : celle de la désynchronisation des modes d’être-au-monde.

     

    Pour H. Rosa, les structures temporelles agissent comme des contraintes sociales collectives qui organisent notre rapport aux autres, aux institutions et les modalités d’organisation de la vie sociale. « Elles se dressent face à l’individu dans leur robuste facticité ». De nature éminemment sociale, les structures temporelles revêtent néanmoins la forme d’un fait de nature, comme quelque chose qui s’impose aux individus sans qu’ils puissent agir efficacement dessus.

    Or, ces structures temporelles ne sont que le produit de l’activité sociale, diffèrent dans le temps et l’espace. Ainsi, dans le temps de la modernité occidentale (XVIII), la structure temporelle a revêtu la forme de l’accélération sociale.

    Cette accélération sociale peut se décliner en trois dimensions :

    • une accélération technique tout d’abord, contribuant à l’accroissement du temps libre et à la multiplicité des manières de le remplir. Plus la technique permet un gain de temps (c’est d’ailleurs sa fonction première), plus le rythme de vie s’accroît paradoxalement, car les individus cherchent à « remplir » ce temps. De fait, l’accélération des techniques est corrélative à :

    • une accélération des rythmes de vie, a priori paradoxale avec le gain de temps permis par l’innovation technique. Mais ce paradoxe qui condamne l’abondance de temps à devenir expérience de la pénurie de temps s’inscrit dans la dynamique d’une troisième accélération

    • une accélération de la vitesse des transformations sociales. Ainsi, les transformations de la structure familiale, du modèle conjugal, comme de la structure professionnelle semblent s’être fortement accélérés depuis les années 60.

     

    Ces trois dimensions de l’accélération sociale sont intimement liées, chacune ayant tendance à renforcer les autres, et ce faisant, cette accélération sociale est un principe dynamique qui s’auto-alimente.

     

    Essayons de préciser cela à travers un exemple simple :

    La construction d’un puits dans un village permet d’éviter aux femmes de passer des heures à tirer l’eau d’un puits naturel à plusieurs kilomètres. Cette invention, en libérant du temps pour les femmes, leur permet de consacrer ce temps libéré à leur formation. Ce changement technique va conduire à un changement culturel et structurel important : les femmes seront mieux éduquées, elles pourront s’émanciper, avoir un emploi et (la démographie a maintes fois démontré le lien) ainsi réduire la natalité. Par suite, c’est la structure familiale et professionnelle qui va être affectée, avec une modification de l’organisation sociale. De la même manière, les rythmes de vie vont s’en trouver accélérés : les femmes vont conjuguer activités professionnelles et activités domestiques, tâches éducative, ménagère et professionnelle, etc.

    Rythme de vie, modification des structures sociales et innovation technique sont bien trois dimensions d’un même mouvement d’ensemble caractérisé par l’accélération de la vie sociale.

    Ainsi, la modernisation pour Rosa n’est pas simplement un processus multidimensionnel dans le temps, mais désigne avant tout » une transformation structurellement et culturellement très significative des structures et des horizons temporels1 », dont le concept d’accélération sociale permet de rendre compte. La transformation de l’identité et celles des structures sociales vont de pair : les logiques d’acteur se greffent et se conjuguent aux contraintes structurelles, elles les font tout autant qu’elles les reproduisent. L’expérience vécue du temps est donc indissociable des structures temporelles instituées.


    1 H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La découverte, 2010, p. 16.


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  • suite et (sans doute) fin de mes précédents billets sur la théorie de l'Etat développée par Bourdieu. 

     

    L'Etat est le lieu où se concentre les ressources symboliques, le capital symbolique qui est à la fois l'instrument et l'objet de lutte des agents de l'Etat.

    Faire la genèse de l'Etat, c'est donc remonter au moment où des conditions spécifiques ont conduit à un processus de concentration d'une forme particulière de ressources symboliques, afin d'assurer un monopole de la domination symbolique. L'Etat débute avec la désingularisation des points de vue et la constitution d'un lieu unique de ressources symboliques. Ainsi, le système métrique, le calendrier, etc.

    « Le coup d'État d'où est né l'État (même si ça s'est fait par un processus insensible) témoigne d'un coup de force symbolique extraordinaire qui consiste à faire accepter universellement, dans les limites d'un certain ressort territorial qui se construit à travers la construction de ce point de vue dominant, l'idée que tous les points de vue ne se valent pas et qu'il y a un point de vue qui est la mesure de tous les points de vue, qui est dominant et légitime. Ce tiers arbitre est une limite au libre arbitre. D'un côté, il y a le libre arbitre des individus qui prétendent savoir ce qu'ils sont en vérité, et, de l'autre, un arbitre suprême de tous les jugements du libre arbitre – libres et arbitraires – sur les vérités et les valeurs qui, dans certaines limites, est collectivement reconnu comme ayant le dernier mot en matière de vérité et de valeur. » (p. 116)

    L'État procède d'un triple processus : concentration, monopolisation et universalisation du capital symbolique. Il est le « foyer central des valeurs culturelles » pour reprendre une expression de Halbwachs1, où s'y trouve capitalisé toutes les ressources propres à une société donnée et à partir de laquelle se définissent toutes les distances à ces ressources. Le niveau de culture (cet homme est cultivé, il est intelligent, etc.) se détermine à partir d'un niveau défini par le titre scolaire, déterminé lui-même par l'Etat, garant de la reconnaissance universelle du niveau culturel légitime.

    Mais alors quelles sont donc les conditions particulières qui ont permis cette concentration, cette accumulation initiale?

    C'est l'objet d'une anthropologie historique de l'État de percer les conditions structurales de cette genèse absolutiste. Comme Weber procède pour tenter de percer la genèse du capitalisme et plus globalement de la condition moderne, il s'agit de remonter aux conditions particulières de la captation par un groupe social d'une ressource jusqu'alors non-privée. Paradoxe : pour rendre public, donc universaliser, il a fallu privatiser une ressource particulière en la légitimant comme non arbitraire. Il a fallu que tous les charpentiers abandonnent une partie de leur libre arbitre à un trans-charpentier définissant dorénavant les règles de mesure universelle2.


    La genèse étatique selon Eisenstadt : l'appropriation de « ressources circulantes »

    Dans les systèmes politiques des empires, Eisentadt tente de relever les structures de base de tout système politique. Son approche s'inscrit dans une vision parsonienne du social, à savoir une approche structuro-fonctionnaliste que Bourdieu critique, mais qu'il reprend en partie.

    Pour Eisenstadt, les sociétés de type centralisées, bureaucratiques se définissent par un ensemble de caractéristiques communes : une relative autonomisation de la sphère politique des anciens liens de parenté et de la sphère économique ; une différenciation des rôles politiques et une lutte du fait même de cette différenciation pour l'accès aux positions et la définition des rôles ; enfin, une volonté de centralisation de la sphère politique

    Bourdieu résume ainsi la thèse génétique de Eisenstadt : autonomisation, différenciation et centralisation (Ainsi en est-il chez Marx du passage du féodalisme à l'absolutisme). S'il critique l'approche méthodologique, Bourdieu souligne la question de l'appropriation politique des ressources circulantes.

    Ces « ressources circulantes » que l'Etat capte, ou plutôt que les premiers accumulateurs de capital captent est l'objet de leur domination en même temps qu'elles sont l'objet de leur lutte pour leur appropriation. Cette lutte est le produit du commencement de l'accumulation des ressources. Par la suite, lorsque l'accumulation aura opérée et le temps passé, la notion même de lutte aura disparu et les ressources capitalisées et universalisées paraîtront aller de soi. C'est donc dans les luttes pour les commencements que la genèse de l'Etat se donne à voir et que les allant-de-soi à venir se constituent.

    « L'accumulation initiale est possible par l'existence de ces ressources qui elles-mêmes engendrent, par les conflits qu'elles suscitent, le développement de nouvelles ressources destinées à contrôler l'usage de ces ressources et de leur distribution. (p. 128)

     

    la genèse de l'Etat : concentration, uniformisation, universalisation et monopole

    Bourdieu s'appuie sur de nombreux exemples, comme la détermination du temps calendaire, du système métrique, ou encore les enjeux apparemment futiles mais absolument essentiels de la réforme de l'orthographe. Pour comprendre tout cela, il faut comprendre ce qu'est l'Etat et ce qui le constitue comme Etat.

     « Le processus d'uniformisation, de centralisation, de standardisation, d'homogénéisation qui est le fait de se faire État, s'accompagne d'un processus qui se reproduit : c'est la phylogenèse qui se reproduit dans l'ontogenèse à chaque génération » (p. 194)

    Il n'y a aucune superstructure au-dehors qui agirait dans le sens de la mainmise d'intérêts de classe sur l'Etat, mais plus profondément, il existe une constitution des structures mentales immanentes à la constitution même de l'Etat comme concepteur des structures mentales. Il y a consubstantialité, relation biunivoque immédiate et non dichotomie, domination de l'une sur l'autre. Si on veut parler en terme marxiste, il faudrait dire qu'il y a une superstructure immanente à l'infrastructure elle-même génératrice de la superstructure.

     Le processus de concentration va de pair avec un processus de dépossession. Par exemple, constituer une langue comme langue unique, légitime, officielle, c'est constituer les autres comme des langues de « seconde zone », des patois.

    « cette constitution est en même temps une unification et une forme d'universalisation. Là où il y avait du divers, du dispersé, du local, il y a de l'unique » (p. 163)

    Pour Bourdieu, la constitution de ressources communes, l'unification des dimensions objectives de l'existence (système métrique, code de la route, rituels, etc.) est insécable de leur constitution comme ressources monopolisées, à même de légitimer leur constitution en capital commun, partagé de tous.

    « le processus même de constitution de ressources communes est inséparable de la constitution de ressources communes en capital monopolisé par ceux qui ont le monopole de la lutte pour le monopole de l'universel » (p. 163)

    La genèse de l'Etat est intrinsèquement associée à la constitution d'un monopole de l'universel. L'Etat, c'est l'universel monopolisé.


    1. M. Halbwachs, La mémoire collective...

    2. On retrouve indirectement le principe platonicien de l'Idée. Sorte de principe supérieur à partir desquels tous les autres découlent, cheval primordial à partir duquel tous les autres chevaux ne sont que des déformations de l'Idée originelle. À la différence fondamentale que l'Idée (l'Etat) n'existe pas ici au-delà, ni au-dehors des hommes, mais qu'il est le produit des hommes. Autrement dit, l'Etat n'existe pas a priori, mais procède d'une construction sociale qui le fait exister comme principe supérieur, par des conditions particulières de genèse, sans qu'il y ait volonté de le constituer ainsi. Principe supérieur construit, sans volonté d'être constitué ainsi, il s'impose par la suite aux hommes comme illusion d'être supérieur.


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    suite du billet précédent sur la sociogenèse de l'Etat 


    Bourdieu s'appuie sur la définition durkheimienne de l'intégration sociale et morale1. Il fait de l'État le fondement de l'intégration sociale et de l'intégration morale du monde social. Par intégration sociale, il s'agit de dire que les agents partagent la même perception logique, expliquant l'accord immédiat autour des mêmes catégories de pensée, de perception et de construction de la réalité. Par intégration morale, il s'agit de l'accord immédiat autour des mêmes valeurs.

    Ainsi, l'Etat fonde le consensus sur le sens du monde social, qui est la condition même des conflits à propos du monde social, conflits nécessitant que l'on s'entende tous a minima sur une même vision du monde social. Pour donner un exemple, aucun anarchiste ne fonctionne avec un repère horaire, métrique ou calendaire autre que celui étatique.

    L'Etat est donc un principe d'ordre public qui repose sur le monopole de la violence physique mais surtout de la violence symbolique légitime. Reprenant la citation de Weber, Bourdieu l'enrichit de sa dimension symbolique, en la situant au cœur même de sa définition de l'Etat.

     Pourquoi croit-on en l'Etat alors? Parce que l'Etat : "est une entité théologique, qui n'existe que par la croyance consensuelle en son existence. (p. 21)

    Ses effets ne sont que le produit de cette croyance. L'Etat est donc une fiction sociale, mais c'est une fiction qui n'est pas fictive, une illusion qui n'est pas illusoire (Hegel), car elle agit objectivement et efficacement sur le monde et les agents sociaux. « ce n'est pas parce que quelque chose n'est pas ce qu'elle veut faire croire qu'elle est qu'elle ne produit par pour autant un effet, parce que malgré tout, elle parvient à faire croire ce qu'elle veut faire croire » (p. 53)

    L'officiel est efficace même s'il n'est pas ce qu'il veut faire croire, tout simplement parce qu'il contribue à faire croire ce qu'il n'est pas. Ainsi, les agents d'Etat sont des individus dont la parole vaut parole d'Etat. Lorsqu'un enseignant dit d'un enfant qu'il est idiot, la valeur de cette parole est jugée à la mesure de la parole de l'ordre social. Elle statue sur l'état d'intelligence de l'enfant, à travers la légitimité que l'enseignant a reçu de l'Etat pour juger de l'intelligence officielle de l'enfant. L'école distribue ainsi des « brevets d'intelligence » légitimes. La parole enseignante est une parole qui dit l'officiel, qui représente l'universel qu'elle est censée incarnée. Les agents d'État sont ainsi dotés d'une autorité symbolique renvoyant à une sorte de communauté illusoire, de consensus universel dont les actes sont des actes légitimes, qui disent la parole de l'État.

     Comment la fiction fonctionne?

    L'État est un point de vue sur le monde qui se définit comme point de vue universel, officiel. Pour que cela fonctionne, il faut que ce point de vue soit considéré comme un point de vue en dehors de tous les points de vue particulier, autrement dit un point de vue neutre, sans point de vue. Il dit que son point de vue est le point de vue à partir duquel tous les points de vue particuliers doivent être pensés. Il est le : « géométral de toutes les perspectives » (p. 53).

    Mais pour faire accepter sa position méta-sociale, il doit faire croire qu'il n'est pas lui-même le produit de la construction d'un point de vue, qu'il n'a aucun jugement, aucun intérêt, aucune raison particulière à adopter son point de vue. Il se situe au-delà des intérêts, des contingences, des conflits, de l'espace social. Il doit se dé-particulariser afin de s'universaliser. C'est en cela qu'il est une fiction théologique. Il en est de l'État comme de toutes les institutions ; elles ne sont rien de plus mais rien de moins non plus que des fictions collectives, mais en tant que telles elles disposent d'un pouvoir fort. Une institution souligne Bourdieu, c'est « du fiduciaire organisé, de la confiance organisée, de la croyance organisée, de la fiction collective reconnue comme réelle par la croyance et devenant de ce fait réelle. » (p. 67).

    Comment en vient-on à considérer que le point de vue de l'Etat est un point de vue universel? Parce que c'est le point de vue public, qui s'oppose au point de vue privé.

     

     Distinction privé/public

    Bourdieu repère deux définitions du public. Une définition qui l'oppose à tout ce qui est singulier, particulier. Le public est l'inverse de l'idios grec, du singulier. Une définition qui l'oppose à tout ce qui est masqué, caché. Le public, c'est alors le visible, ce que l'on montre. Selon cette double définition, le public c'est la combinaison de ce qui est universel, partagé par tous et de ce qui est visible. Donc, "si le privé est à la fois ce qui est singulier et ce qui est caché ou susceptible d'être caché, alors l'effet d'officiel implique nécessairement un effet d'universalisation, de moralisation (...). (p. 87).

     Le public, c'est donc l'universel. De fait, l'agent public, l'homme politique, lorsqu'il s'exprime, en tant que personnage public, parle une parole doté d'une autorité symbolique : il parle l'officiel, c'est-à-dire la parole publique. En s'exprimant, il exprime l'universel, et renforce l'Etat dans son monopole de la parole universelle.

     De fait si l'officiel, c'est la parole commune, visible, donnée à voir et à entendre, c'est la seule parole légitime. En conséquence, l'officiel, c'est la censure, la censure du particulier. Mais c'est une censure qui ne se reconnaît pas comme censure, car l'officiel parle l'universel, donc au-dessus du particulier. Elle dit ce que tout le monde pense et en le disant rappelle ce que tout le monde doit penser sans savoir qu'ils le doivent.

    C'est une censure de type éthique, nous dit Bourdieu. La censure provient du surmoi social, de l'oeil universel qui est reconnu comme tel par tout le groupe. Ainsi, elle est co-fondatrice du groupe et de sa pensée. Le groupe ne peut pas penser autrement que ce qu'il pense en tant que groupe disposant d'un « surmoi généralisé ». le surmoi généralisé est la pensée partagée par l'autrui généralisé (Mead), à la structure mentale du groupe. La censure est donc invisible, cachée, car elle est totalement publique, totalement visible : elle remplit la totalité de l'espace social du groupe qui se réclame de ce surmoi généralisé. Ainsi,  « ce surmoi est une sorte d'incarnation pratique du rappel contraignant au devoir-être » (p. 93)

    C'est un super-ego constitué de l'addition de l'ensemble des alter-ego disposant du même super-ego. C'est un super ego collectif, transcendant et immanent à la fois, incorporé dans les structures mentales des ego particuliers. La censure est donc ce super ego au-dessus des individus particuliers, parce qu'incorporés dans tous les individus particuliers.


    1E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Puf, Quadrige, 1994.


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