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    Après trois mois de silence, faute d'accès à internet, je reviens publier quelques réflexions avec force et entrain.

    Je vais aujourd'hui me livrer à un exercice périlleux. Mon objectif est de vous démontrer l'inévitable travail collectif qui préside à la conception d'une oeuvre individuelle, et donc bine sûr, partant de là, la nécessité de reconnaître comme non légitime le droit de propriété individuelle d'une oeuvre. Autrement dit, d'interdire le brevet ou la licence commerciale des idées. Certes, le propos peut paraître brutal ; d'aucuns penseront que ma thèse a des relents nauséabonds d'extrêmisme gauchisant. Mais prenons bien soin de détailler notre idée pour mieux la faire partager

    Pour cela procédons en plusieurs étapes : tout d'abord empruntons à Smith l'idée de division du travail et de l'intérêt qu'elle comporte.

    1. Si la division du travail est un effet du penchant des hommes au troc et à l'échange, elle a contribué à la spécialisation des tâches et des activités sociales. Ainsi, si des hommes se sont progressivement et lentement spécialisés, c'est davantage pour satisfaire aux exigences économiques et aux intérêts individuels qu'ils en ont tirés que par une quelconque vertu générale. Si l'échange est le support de la spécialisation, l'intérêt individuel en est donc la fin ultime. Jusque là, nous ne faisons que répéter ce qu'Adam Smith disait il y a plus de deux siècles de cela.

    Maintenant, essayons d'étudier les conséquences sur l'activité sociale de cette division du travail.

    2. La spécialisation est une forme interactive de relation sociale. Ainsi, la spécialisation des uns nécessite directement la spécialisation des autres. Disant cela, nous disons que si les uns capitalisent, d'autres travaillent. Et plus le premier pourra parfaire sa capitalisation, plus il faudra de travailleurs pour parfaire la capitalisation du premier, c'est-à-dire des producteurs.

    Ainsi, l'ultra-spécialisation s'entretient d'elle-même en permanence et s'auto-produit. L'ouvrier magasinier est d'autant plus performant et compétitif dans son secteur d'activités qu'il dispose d'un ouvrier et d'un chef d'atelier spécialisés dans leur domaines respectifs (principe du taylorisme).

    Conclusion : plus le travail est divisé, plus les tâches se perfectionnent.


    À partir de là, que voulons nous démontrer?

    Que le travail est toujours une relation sociale, qui lie les hommes entre eux, et les met dans une situation d'interdépendance permanente. Et que la condition de la réalisation du travail d'un seul dépend pour beaucoup de la condition du travail d'autrui.


    3. Ainsi en est-il de l'intellectuel qui ne l'est que dans la mesure où il a dévolu une partie de son travail à d'autres, pour mieux se consacrer à l'unique travail d'écriture et de théorisation. Si sa force de travail et son ouvrage sont de son esprit, il produira d'autant mieux et d'autant plus qu'il sera dégager des autres formes de travail qui encombreraient celui-ci.

    Par suite, la source première du progrès intellectuel, c'est donc le travail social. C'est parce que d'autres travaillent avec/pour lui que l'intellectuel peut s'affairer à réfléchir sans se laisser distraire par d'autres activités contingentes. Plus il a de temps pour penser et écrire, plus il est à même de produire. Mais plus il a de temps pour « produire », plus dans l'ombre, derrière la vitrine apparente de sa qualité, il y a d'hommes qui travaillent pour lui, afin de lui libérer ce temps nécessaire à son propre travail de production intellectuelle.


    Nous arrivons alors au terme de notre démonstration, qui, bien que succincte, mérite notre attention.

    4. En effet, suivant notre raisonnement, la production individuelle d'une oeuvre n'est en réalité que la somme des productions multiples et différenciées qui ont du s'accomplir en amont et dans le même temps pour mieux libérer du temps de création intellectuelle. Dès lors, nous constatons que la production d'une oeuvre intellectuelle, aussi singulière soit-elle, se fait toujours avec le travail d'autrui ; elle n'est pas isolée, mais entre dans un système complexe d'interdépendances multiples. Produit d'une singularité certes, mais production collective. L'idée d'un homme est le résultat du travail de plusieurs.

    L'artiste, l'intellectuel, l'inventeur sont des produits de la spécialisation du travail, comme les autres. Leur production est le fait d'un travail social. A ce titre, ils ne sont pas les seuls propriétaires de ce produit.

    Les droits de propriété intellectuelle d'une oeuvre sont alors une forme moderne de spoliation du travail. Certes, atténuée, mais ils relèvent de la même mécanique à l'œuvre que celle du profit du capital sur le travail de l'ouvrier.


    Au terme de notre démonstration, nous pouvons donc, en l'état actuel de la législation, en conclure la chose suivante :

    Créer, en définitive, c'est exploiter. En cela que le propriétaire de l'œuvre bénéficie des droits de propriété individuels sur son oeuvre. Or, l'œuvre, comme nous avons tenté de le démontrer, est plurielle, elle est le fruit d'un travail collectif. A ce titre, toute oeuvre est sociale.


    Toute oeuvre est en effet sociale à double titre :

    • elle appartient en partie à la communauté politique du fait qu'elle s'est constituée sur les bancs de l'école, dans les laboratoires et les bibliothèques offerts à l'individu notamment ;

    • elle appartient aussi à la collectivité sociale car, comme nous venons de le démontrer, le temps spécialisé de création est un temps libéré d'autre chose, et cet autre chose a justement pu être libéré par le travail d'autrui


    L'œuvre intellectuelle est donc une oeuvre collective ou elle est un vol.



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    Dans cet ouvrage, Marcel Gauchet analyse le fait religieux dans ses dimensions historiques, sociales et politiques. Il retrace l'évolution du fait religieux, de son inaccessibilité originelle à son entremise parmi les rapports humains.

    Pour lui, la religion est à comprendre et à analyser selon trois axes d'approche. Tout d'abord, dans sa dimension historique, ayant un commencement et une fin, fait d'âges successifs de développement. En outre, si la religion est sans nulle doute de toutes les sociétés et de tout temps, elle n'en procède pas moins d'une organisation particulière, historique : elle relève d'une institution du fait religieux, choisi et non contraint. Enfin, le fait religieux, dans ses schèmes fondamentaux continue sans aucun doute d'imprégner encore nos sociétés et nos processus sociaux qu'on pourrait penser en être radicalement éloignés, tant elle fonde la structure anthropologique.

    Histoire du religieux, commencement et fin, organisation sociale et politique du religieux, institutionnalisation de celui-ci, perpétuation du religieux au cœur de nos rapports sociaux, au sein de la modernité désenchantée : telles sont les trois axes d'étude et d'approche de l'ouvrage de Gauchet.

    I. Les fondements du religieux


    Partant de la religion primitive, afférente aux sociétés d'avant l'Etat, où les hommes vivent une expérience de dépossession radicale de leurs actions et du sens de leur existence.

    Ces sociétés d'avant l'Etat (sociétés contre l'Etat de Castres), se caractérisent par l'emprise institutionnelle du fait religieux. Dans ces sociétés, nous dit Gauchet, « nous ne sommes pour rien dans ce qui est. Notre manière de vivre, nos règles, nos usages, ce que nous savons, c'est à d'autres que nous le devons, ce sont des êtres d'une autre nature que nous, des Ancêtres, des Héros, des Dieux, qui les ont établis ou instaurés. Nous ne faisons que les suivre, les imiter ou répéter ce qu'ils nous ont appris. En d'autres termes, tout ce qui règle les travaux et les jours est reçu. » p. 46.

    A ce titre, la religion, à l'origine, lutte contre l'histoire : elle s'ancre dans une immuabilité fondatrice. Ainsi, « la religion à l'état pur, elle se ramasse dans cette division des temps qui place le présent dans une absolue dépendance envers le passé mythique et qui garantit l'immuable fidélité de l'ensemble des activités humaines à leur vérité inaugurale. » p. 49


    Il dresse un inventaire des caractéristiques majeures des religions primitives, des fondements du religieux et de leurs incidences sur le gouvernement des hommes.


    • dépossession primordiale : les individus sont dépossédés de leur action, de leur volonté, au profit d'une volonté et de schémas d'action déjà établis par un dessein antérieur. Pour Gauchet, cette dépossession radicale permet par ailleurs l'égalité politique entre les hommes : aucun ne peut se dire/se faire l'intercesseur des forces religieuses d'une part, ni ne peut scinder le pouvoir (celui-ci est décidé en amont, avant le temps humain). «  Au regard de cet ordre intégralement reçu, auquel il est exclu de toucher, point de privilèges possibles parmi les vivants, tous mis sur le même plan, le rôle du chef se limitant à célébrer la sagesse des ancêtres qui ont voulu les choses telles et à en rappeler l'inaltérable et nécessaire permanence » (p. 50) Dans ce cadre pas besoin d'Etat, d'institution légitimante de l'autorité et du pouvoir coercitif.

    • Permanence/immuabilité : le religieux est en dehors du temps, ancré dans un âge d'Or inaccessible et immuable, qui commande et ordonne aux sociétés la reproduction à l'identique de ses commandements, sans capacité innovante.

    • Coupure radicale avec un passé mythique, instituant et un présent vécu institué : sans ce passé mythique, la coupure entre l'avant et l'après ne serait pas possible. Cette césure mythologique fonde l'essence des sociétés humaines.

    - Disjonction et coprésence : cette séparation primordiale est ressuscitée autour de rituels, d'ordonnancement du monde et des rapports sociaux, qui tout en la rendant distante, font de cette séparation, une présence absente. Coprésence à l'origine et disjonction d'avec le moment d'origine, exacte et constante conformité à ce qui a été une fois pour toutes fondé et séparation d'avec le fondement ». p. 49.

    • Antériorité du sens de l'existence. La définition du sens du monde nous est antérieur : tout est déjà écrit et décidé. Le sens est derrière nous, pas devant.

    • La religion primitive fonde l'antériorité et la supériorité du principe collectif d'organisation sociale : elle est au fondement des sociétés holistes, codifiées, organisées, selon des règles collectives, où les choix et volontés individuelles ne sont pas légitimées. Les choses sont instituées du dehors, une fois pour toutes. Les individus doivent adhérer à ce qui est, c'est une des caractéristiques essentielles de la religion primitive. « Qui dit religion dit en dernier ressort un type bien déterminé de société, à base d'antériorité et de supériorité du principe d'ordre collectif sur la volonté des individus qu'il réunit. » p. 53.

    « Le modèle holiste recouvre exactement dans l'histoire le temps des sociétés qu'on peut dire religieuses, en fonction non pas de leurs membres mais de leur articulation effective autour d'un primat du religieux, c'est-à-dire de la prévalence absolue d'un passé fondateur, d'une tradition souveraine, qui préexistent aux préférences personnelles et s'imposent irrésistiblement à elles comme loi générale ou règle commune, depuis toujours valable pour tous. » p. 52.


    L'individu est dépendant de l'ensemble, il a une dette vis-à-vis du groupe. La religion ordonne et commande aux relations sociales, à l'être collectif : en cela elle est un mode de relation politique et social qui fonde l'être ensemble et l'égalité des hommes entre eux : tous sont unis autour de ce fondement religieux. Dans pareil cadre, « la règle de vie se confond purement et simplement avec la loi du groupe, laquelle à son tour est en principe immanente à la pratique collective » p. 61.


    « La prévalence absolue est le moyen, et le seul, d'établir une coupure véritablement complète et sans appel entre l'instituant et l'institué, l'unique recours pour fondé un ordre intégralement reçu, entièrement soustrait à la prise des hommes. Avec la partie paradoxale que la distance, de par son extrémité même, se retourne en proximité, l'absence en présence, la division en fusion et que l'autre temps, le moment sacré des origines, revient régulièrement dans le rite restaurer et comme faire advenir à nouveau le monde pourtant une fois pour toutes advenu des présents-vivants. » p. 59.


    Pour résumer, les principes fondamentaux du religieux, ce qui fait son essence réside dans son identité même, dans sa césure originelle d'avec le monde des hommes. Et cette césure institue une double conséquence : immuabilité et permanence de ce qui est et de ce qui fait sens : à ce titre, il faut répéter les actes des Anciens pour réaffirmer le groupe, le sens des choses et des actions humaines. Et dépendance au sacré, à ce qui est hors de la sphère du vécu, hors du corps social institué. Dépendance au sacré, à l'Instituant, sans action possible sur le présent et le monde d'ici et maintenant.

    L'essence primordiale du religieux réside donc dans le « parti central de permanence coutumière et de dépendance sacrale ». En effet, « ce qui donne sens à l'existence, ce qui dirige nos gestes, ce qui soutient nos usages n'est pas de nous, mais d'avant, et pas d'hommes comme nous, mais d'êtres d'une autre nature, dont la différence et la sacralité consistent en ceci surtout qu'eux furent des créateurs, alors qu'il n'y a plus lors que des suiveurs (...). En bref, le dehors comme source et l'immuable comme règle : voilà véritablement le noyau dur des attitudes et de la pensée religieuses. » p. 55.


    Ce sont des sociétés dont les principes instituants sont pré-établis. Pas besoin d'Etat pour les rappeler, pour exercer le pouvoir, pour séparer les hommes : ils sont unis autour du religieux. L'instituant transcendantal, absent devient l'institué immanent, intransigeant, mettant les hommes, au-delà de leurs différences de statut social (chef, chamane, etc.) sur un même pied d'égalité.


    Cela rejoint en partie les propos d'Iribarne sur la conception de l'égalité entre les hommes dans les sociétés modernes qu'il mettait justement en parallèle avec celle dominante dans les sociétés traditionnelles où les différences de statut n'entraînent pas de séparation des pouvoirs, puisque tous les hommes agissent sous la primauté mythique.

    « Pour présenter comme ajustées la nature des personnes et la réalité de leur condition, les sociétés traditionnelles produisent des mythes qui font regarder comme différentes les natures de ceux qui occupent des positions plus ou moins élevées, tout en mettant en valeur ce que leurs conditions ont malgré tout de symétrique ». Aux natures de fonctions différentes, correspond une unité de pouvoir, une unité de cohésion sociale, d'égalité initiale des hommes entre eux, dans leur dépendance mutuelle au Divin)

    II. L'apparition de l'Etat


    L'apparition de l'Etat, c'est-à-dire d'un principe instituant humain, interfère sur le fait religieux. L'Etat va incorporer en son sein le religieux, faisant de celui-ci un sujet de réappropriation par les hommes.


    L'essence du fait religieux est extérieur aux hommes. A la base, « ce qui est cause et justifie la sphère visible où évoluent les hommes est à l'extérieur de cette sphère. » (p. 64). La dépossession radicale de sa propre existence, du sens, de son destin est au passé. Or, avec l'Etat, désormais, tout s'exprime en terme de réappropriation.


    Comment l'Etat a pu émerger si le Principe institué du dehors s'érigeait auparavant en principe instituant du dedans ?


    Pour Gauchet, cette apparition de l'Etat, du gouvernement des hommes par les hommes pour les hommes, a été rendue possible par la distance et la transcendance de l'Altérité. Paradoxalement, c'est la distance à Dieu qui a rendu le monde d'ici questionnable. Plus l'Autre s'éloigne, plus ce monde-ci s'éloigne de ce monde-là, plus l'inquestionnable institué se mue en questionnable instituant, et plus les hommes s'affirment dans leur propre organisation. L'exemple des grandes religions monothéistes en attestent : la distance insécable entre un Dieu unique omnipotent et le monde des hommes a paradoxalement permis l'émancipation de l'homme, tandis que dans les sociétés primitives, le principe divin est immanent, il est dans tout et en tout : de tout lieu et de toutes choses : l'ensemble des activités humaines ne font que répéter ce qui a déjà été institué.


    Le fait religieux a ainsi évolué durant l'histoire humaine dans le sens d'une réappropriation progressive de la dépossession originelle radicale, et celle-ci a pu paradoxalement se faire par la mise à distance de l'Institué qui a permis le questionnement de l'univers par les hommes.


    Pour Gauchet, cette libération des hommes et cette remise en cause du principe instituant résulte notamment de trois grandes discontinuités décisives :

    • l'émergence de l'Etat qui a été l'élément le plus important

    • l'émergence d'une divinité transcendante, d'outre-monde, et du rejet religieux de ce monde-ci.

    • Enfin, l'influence conséquente du christianisme occidental sur l'émancipation et l'individualisation des hommes.


    Avec l'Etat en effet, l'autre religieux entre dans la sphère humaine. Certes, il conserve son caractère d'extériorité aux hommes, mais il se matérialise au sein des relations humaines. A la coupure originelle insurmontable entre l'Instituant et l'Institué, entre les hommes et leurs origines, l'apparition de l'Etat coïncide avec la coupure entre les principes instituant eux-mêmes, entre les hommes.

    Là où le religieux en étant séparé de l'humain assurait une unité collective, par une égalité de conditions entre les hommes, l'Etat, en se réappropriant le religieux, crée une césure entre les hommes eux-mêmes, avec d'un côté, ceux qui sont proches du religieux et de l'autre, ceux qui en sont éloignés. L'Etat crée la scission entre les hommes et les logiques de domination des uns sur les autres.

    La différence hiérarchique des sociétés primitives n'impliquait pas la domination des uns sur les autres, tous étant livrés aux ordres reçus une fois pour toutes et s'appliquant indifféremment à tous. En revanche, la différence hiérarchique des sociétés à Etat institue les rapports de domination, par l'appropriation personnelle des attributs du divin pour une part des individus, alors dominants vis-à-vis des autres. Certes, tous doivent obéir aux principes institués, mais les dominants sont les garants de la présence de l'Absence et s'octroient un statut supérieur. Avec l'Etat, « il y a réfraction de l'altérité divine à l'intérieur de l'espace social, concrétisation de l'extra-humain dans l'économie du lien intra-humain. » (p. 68).

    A partir du moment où le divin intègre le social, il est personnalisé, il devient principe d'organisation décidé par certains et il peut à ce titre commencé à être remis en question par les autres. A l'ordre reçu succède avec l'Etat l'ordre voulu. Or, Ce qui veut étant absent, on en arrive à questionner ses porte-paroles, et ce faisant on finit par questionner Sa propre parole.

    « Imposer un ordre, nous dit Gauchet, fut-ce au nom de son intangible légitimité, c'est en fait (...) le changer. (...) C'est le faire insensiblement passer du registre de l'ordre reçu au registre de l'ordre voulu. » de l'indiscutable on entre dans le discutable, de l'inquestionnable au questionnable1.



    Cela va avoir pour conséquence au niveau de l'individu social et de l'ensemble de la société, de transformer les rapports sociaux de manière déterminante : le clivage entre les hommes va apparaître, les rapports de force vont émerger et avec eux, c'est la contrainte du mouvement qui se met en place, la dynamique du changement impulsé par cette scission entre les hommes. Cette dynamique du changement va ancrer les relations humaines dans le présent, et dépasser l'immuabilité de l'ordre collectif des sociétés primitives. « On entre donc avec l'Etat dans l'ère de la contradiction entre la structure sociale (conflictuelle, mouvante) et l'essence du religieux » (immuabilité et unité collective). L'Etat instigue des rapports hiérarchiques qui vont s'établir en rapports de domination et en volonté d'expansion du pouvoir étatique sur le reste du monde.


    De la hiérarchie, Gauchet en donne justement la définition suivante : « incorporation de l'altérité du fondement dans la substance même du lien social et sa diffusion ou sa réfraction tangibles à tous les niveaux ». Autrement dit, la hiérarchie c'est la mise en place au cœur des rapports humains du religieux dans son principe organisateur. Le problème, c'est que très vite, qui dit rapports humains hiérarchisés, dit rapports de domination. « L'ordre social tend à être suspendu à l'efficience immédiate d'une emprise intentionnelle » (p. 76). Les rapports intrasocial et extrasocial se subjectivisent désormais.

    Si la hiérarchie correspond bien à l'instauration dans les rapports humains du rapport originel entre le monde et son fondement, celle-ci est l'immersion dans le visible et le présent des principes institués de l'invisible et du passé. Ce qui a pour conséquence de faire surgir l'Altérité au cœur du présent et des activités humaines. Or, plus la présence figurée de l'Autre se fait ressentir au présent, plus son absence « réelle » est évoquée. On assiste alors progressivement à la dualisation croissante entre une absence présente (sous forme de hiérarchie instituée par l'Etat) et une présence absente (l'Altérité originelle instituée, qui est au fondement même de l'Etat hiérarchique)2.


    L'apparition de l'Etat bouleverse radicalement le rapport au religieux :

    • déplacement du passé fondateur vers le présent organisateur ;

    • déplacement de l'impersonnalité essentielle vers la personnalisation de la loi instituante ;

    • déplacement du repli exclusif, de l'enfermement inquestionnable, du particularisme fondamental, vers l'ouverture vers l'universel, la conquête, la domination, l'unification du monde.


    Les sociétés étatiques se constituent néanmoins dans leur volonté de respecter les principes institués, mais elles présentifient et personnalisent le sacré originel. Et dès lors, c'est tout l'ordre de penser le monde et le religieux qui en est bouleversé.

    III. La dynamique de la transcendance


    Mais il peut arriver que la conjonction entre le visible institué (la Cité, L'Etat) et l'invisible instituant fondateur soit remise en cause. Dans ce cas, que vaut dès lors ce monde-ci au regard de l'Autre demande Gauchet ?

    La réappropriation du divin au cœur de la vie sociale, au sein des affaires des hommes a ouvert une brèche irrémédiable entre l'univers humain et l'univers divin. Cela à crée une mise à distance du divin d'avec les hommes. Mais la transcendance du religieux a paradoxalement, en affirmant sa distance, assurer l'existence en propre de ce monde-ci.

    Sa grandeur a réduit son altérité. En effet, plus l'altérité est vécue, plus elle est figurée, moins elle est concrètement pratiquée. Plus elle est ressentie, en quelque sorte, moins on l'applique dans nos actes quotidiens. Plus le poids de l'autre est grand, plus sa dépendance envers lui se défait nous dit Gauchet, qu'il résume sous la forme laconique suivante qu'il définit comme une loi de l'émancipation humaine : « plus les Dieux sont grands, plus les hommes sont libres ». (p. 98) Or, rien de plus grand que le Dieu monothéiste, omniscient et omnipotent. La grandeur de Dieu a paradoxalement réduit sa puissance d'action sur le monde. Elle a favorisé l'autonomie de l'homme, son action transformatrice sur le monde en lieu et place de l'hétéronomie (c'est-à-dire de la loi extérieure) initiale.


    C'est donc le rapprochement du divin, par sa mise à distance même, qui facilite l'autodétermination des hommes par eux-mêmes. Gauchet voit dans la transcendance un exemple historique de rapprochement du divin. En effet, « l'immanence, écrit-il, suppose en réalité une scission irrémédiable d'avec le fondement ; tandis que la transcendance le rapproche et le rend accessible. » (p. 99) Notamment, par la transformation temporelle qui lui succède :

    • L'immanence, c'est la présence du passé permanent, l'assurance de l'immuabilité, donc de l'obligation de faire, d'agir et de penser selon une règle déjà fixée hors du monde. Tout est déjà là et rien de nouveau en peut advenir. L'existence et l'essence se rejoignent et l'essence détermine l'existant et lui pré-existe.

    • tandis que la transcendance c'est le jaillissement du présent, la disjonction des Dieux et des hommes, de l'Altérité et du monde d'ici et avec elle, la possibilité pour l'homme d'agir sur le monde. L'existant se scinde de l'essence ; la nouveauté, le changement peut advenir.

    On passe alors d'une extériorité temporelle du divin (immanence), à une extériorité spatiale du divin (transcendance), autrement dit la différence entre l'immanence et la transcendance, c'est la distinction entre une extériorité « réelle », absolue, et une extériorité « relative », où dans le second cas, l'originel et l'actuel sont liés, où l'actuel a une accessibilité au fondement originel, accessibilité à découvrir, à déchiffrer, à interpréter mais qui existe. Contrairement à la situation d'immanence du divin, où il y a disjonction radicale entre l'originel et l'actuel, éloignement du divin, dépossession radicale pour l'homme.

    La transcendance repose donc à la fois sur « la certitude de Dieu et le mystère du monde. » Mystère à percer, à fouiller, et qui est donc du travail des hommes. L'immanence en revanche procède de la radicale présence du divin dans l'institution des rapports humains et sa certitude inaccessible car toute entière là et déjà passée. Pas de mystère du monde, autre que celui des desseins des Dieux.



    La transcendance divine, en se distanciant du monde des hommes, a permis à celui-ci d'être compréhensible et à ceux-là de le rendre intelligible. Cette transcendance s'est constituée dans l'appropriation par les hommes des principes institués, de la sphère invisible. Ce faisant, ils ont crée une brèche, un espace entre le divin et le contingent, espace qui n'existait pas dans la société primitive où le religieux gouvernait aux humains, l'ordonnancement du monde étant reçu, et non pas voulu.


    Quelles conséquences cette mise à distance spatiale de Dieu a t-elle sur les rapports sociaux et les activités humaines ?


    • Tout d'abord, un gain liberté humaine: en s'extériorisant, Dieu a libéré les hommes de son emprise directe et immédiate sur la contingence.

    • Le sacre de la raison : en même temps qu'il se sépare du monde, Il annonce sa présence dans ce monde par l'Incarnation. Il reconnaît l'existence de ce monde dans son imperfection par rapport à la perfection de l'autre-monde. Or, pour s'en rapprocher au maximum, les hommes vont décider d'agir sur le monde, non pas pour se distancier de Dieu au départ, mais pour mieux s'en rapprocher. L'action transformatrice sur la nature apparaît donc avant tout comme le produit d'un renoncement au sensible, au monde matériel. C'est toujours dans le refus du sensible et de l'immédiat, nous dit l'auteur au profit de l'Autre que l'homme se consacre quand il travaille la nature. Simplement, il y a retournement du sens : c'est désormais l'appropriation de la nature par l'homme qui va consacrer cette communion à Dieu, au lieu d'une accommodation à celle-ci. Le monde devient dès lors quelque chose à travailler. «L'Incarnation ne conduit pas à s'en contenter ou à s'en accommoder sous le signe d'une réconciliation, elle détermine, sous le signe d'une opposition plus résolue que jamais, à s'en saisir en totalité et à le changer de part en, part.» (p. 154)

    Le salut des hommes est à rechercher dans l'investissement de ce monde-ci. Ce que Weber avait mis en avant avec la figure de l'entrepreneur protestant ascétique3 ne constituait en fait qu'un des éléments d'un mouvement beaucoup plus profond et éclaté qui, malgré des résistances historiques multiples, a progressivement réussi à imposer «l'optimisation active de la sphère terrestre en lieu et place de l'ancienne soumission limitative à l'intangible» (p.155.) Cette action transformatrice sur le monde, autrement dit cette accession au rapport économique de l'homme à son environnement, a favorisé l'émergence d'un troisième aspect corrélatif :

    • l'autonomie des hommes : en s'éloignant, l'hétéronomie qui gouvernait à l'action humaine par son immanence, laisse l'homme à lui-même et l'Etat devient un organisateur interne de ce monde-ci.


    C'est véritablement à partir du Xème siècle en Occident que l'appropriation de l'espace naturel se fait de manière intensive. La période qui s'étend du Xème au XIIIème siècle voit une transformation profonde de l'espace naturel, une progression démographique importante, une logique productive naissante que les siècles suivant ne feront que radicaliser en élargissant encore plus le champ de l'exploitation de la nature avec l'amélioration des techniques. Mais ce sont essentiellement les villes qui vont se développer, le monde rural demeurant enclavé dans ce que LeRoy Ladurie appelait une « histoire immuable » entre le XIII et le XVIII.


    La naissance de l'esprit du capitalisme, avec sa logique d'accumulation productiviste, naît de l'appropriation par l'homme de la nature, par la légitimité de son action transformatrice et dominatrice de celle-ci. L'homme va se rendre « maître et possesseur de la nature », selon l'expression de Descartes. En cela, la genèse du capitalisme est indissociable de la transformation du rapport au religieux, faisant de l'individu un individu-dans-le-monde, dans son lien personnalisé à la transcendance.

    Le même schéma opère dans le cadre de l'appropriation de l'espace humain-social, avec la mise en place de l'Etat, et le retournement vers le dedans de la puissance et de l'organisation politique, désormais autonome de l'Eglise.


    Conclusion


    « Avec le retrait de Dieu, pourrait-on résumer, le monde, d'intangiblement donné qu'il était, devient à constituer. Dieu devenu Autre au monde, c'est le monde devenant Autre pour l'homme – doublement : par son objectivité au plan de la représentation, et par sa transformabilité au plan de l'action. Ce qui, relevons le, correspond à un renversement terme pour terme de l'organisation antérieure. Dans le cadre de la compénétration de la sphère visible et de son principe invisible, en effet, la nature était en théorie solidaire de l'homme et en pratique inviolable pour lui. Elle était conçue comme « humaine », vécue anthropomorphiquement en terme de proximité charnelle et de participation spirituelle ; et elle était en même temps reçue comme surhumaine au regard de toute prise possible sur elle, elle était révélée comme inaltérable, pratiquée comme immuable. La désintrication du visible et de l'invisible la rend «inhumaine » en pensée en l'inanimant, si l'on ose dire, en la réduisant à la matérialité brute, et simultanément elle la fait apparaître comme intégralement humanisable, comme de part en part praticable, elle la livre à une appropriation sans limite. »

    Pas de désolidarisation de l'homme avec la nature, contrairement aux idées hâtives sur le sujet : au contraire à l'origine cette appropriation s'effectue dans le cadre de l'accomplissement de la transcendance divine, où l'homme reçoit la nature en héritage, où il en acquiert la responsabilité métaphysique 4. S'il entretient avec elle une relation d'altérité, c'est avant tout à l'intérieur et en fonction d'un dessein déterminé : rendre le monde indépendant et suffisant à lui-même.

    L'autre était jadis un donné inexploitable par l'homme, il devient désormais un autre transformable, non-donné, mais à investir, à produire, à améliorer, à dominer. « Le culte de l'autre revenait à nier le pouvoir de l'homme sur ce qui est donné. Notre pratique de l'autre à nous, c'est à refuser et à nier le donné en tant que tel qu'elle consiste. Cela selon deux modalités fondamentales, soit par sa réduction en tant qu'autre – son assimilation, sa compréhension, sa métabolisation sur tous les plans - , soit par sa production comme autre – sa transformation, sa réinvention, son optimisation, l'exclu étant dans tous les cas son acceptation simple et sa reconduction en l'état.5 »


    Dans les deux cas, on s'inscrit toujours dans une approche en terme de renoncement, de refus du religieux sous ses formes d'inacceptabilité du réel. Soit on veut l'assimiler, c'est un refus privatif ; soit on veut le transformer et c'est un refus créatif, expansif de l'univers du donné. « Qu'il s'agisse de l'effort pour surmonter l'altérité du monde en se l'appropriant sous toutes les formes possibles, ou qu'il s'agisse des tâches destinées à lui faire donner davantage que ce qu'il offre, voire à le recomposer (...), la visée motrice est la même : traduire – matériellement, socialement, symboliquement – cette autonomie de la sphère visible qui nous fonde à l'occuper entièrement ; et simultanément la faire advenir à la plénitude de cette autonomie qui n'est encore en elle que virtuelle. » Cette action sur le monde n'est jamais achevée, elle est mouvement perpétuel, activisme permanent, dans la réalisation démocratique, l'autonomie des hommes, la production, la connaissance du monde, etc. et en cela cet idéal-activiste infini est l'héritier direct de la révérence au donné, au reçu une fois pour toutes de l'ordre religieux ancien. Ce qui nous y lie et ce qui nous en distancie toujours plus irréversiblement.


    Gauchet fait plus particulièrement du christianisme « la religion de la sortie de la religion ». La deuxième partie de son ouvrage est consacrée à la démonstration philosophique de la logique de sécularisation définie en amont. Le christianisme contient en son sein la dynamique de désenchantement du monde, bien qu'elle fut réprimée historiquement. Mais potentiellement la chrétienté appelle à l'émancipation de l'individu autonome. Cette sécularisation comme il le démontre ne signifie pas pour autant la fin du religieux, la défaite du sacré, mais la défaite de ses principes instituants, de son hétéronomie fondamentale. Les croyances se personnalisent avec la transcendance divine, elles s'inscrivent dans une relation d'ordre privée, où l'Eglise résistera néanmoins pendant longtemps à s'imposer comme médiateur institué du Verbe. Pour autant, la religion chrétienne contient les prémisses de son abdication ; elle structure de moins en moins la société (l'Etat s'autonomise) elle n'est plus l'unique principe d'organisation des rapports humains-sociaux. Mais c'est véritablement à partir de la fin du XXème siècle que la religion semble perdre définitivement de son efficacité comme M. Gauchet l'a souligné récemment: Autour des années 1970, nous avons été soustraits sans nous en rendre compte à la force d'attraction qui continuait à nous tenir dans l'orbite du divin6»

    1 Mais cela vaut pour toute situation où le décidant est représenté par son exécuteur. Toute relation médiée, si elle est indispensable dans les sociétés du grand nombre, est également toujours biaisée, ou susceptible de l'être, dans le sens où l'ordonnateur est absent et parle par la vois d'un représentant, censé faire le lien entre le commandement et son application, la volonté et son action. A partir du moment où une relation sociale est médiée, où un Tiers apparaît, ce tiers peut être remis en question (quand bien même il serait le rapporteur d'un principe transcendant) et ce faisant, c'est, indirectement dans un premier temps, la parole originelle qui est interrogée et questionnée. Ce qui fait reposer la médiation sur un principe contradictoire indépassable. Si la médiation est nécessaire, elle est toujours un mode de relation à l'autre biaisé.

    2 Emerge alors la théologie, comme « spéculation sur l'absence » (p. 74)

    4 L'histoire a trouvé de multiples réponses pour répondre à cette question. Aux deux extrémités, on trouve d'un côté le refus gnostique qui nie ce monde ci au profit de l'Autre unique, de l'autre, la théocratie, qui règle ce monde-ci selon les principes édictés du monde d'en haut. Entre, ces deux pôles, de nombreux compromis ont vu le jour, qui octroient quelques passeurs entre ce monde-ci et l'autre (moines, religieux) censé distribué la bonne parole la masse des individus contingents.


    3 Ainsi, l'esprit du capitalisme doit se comprendre dans le cadre d'une transformation profonde du rapport humain au religieux, débuté dès le Xème siècle, bien avant la scission chrétienne de la Réforme, mais qui s'est actualisé et légitimé durablement avec.

    4 Ibid, p. 189.

    5 Ibid, p. 191.

    6 M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard, 2000.


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  •  Aujourd'hui, un court billet sur un des aspects essentiels de notre époque contemporaine, entrée dans ce que les sociologues appellent la seconde modernité, en référence à l'ouvrage très stimulant (bien que peu connu en France) du sociologue anglais Zygmunt Bauman.

    « Etre en mouvement n'est pas une entreprise provisoire qui finira par tenir sa promesse et ainsi annuler sa propre nécessité. Être en mouvement n'a qu'un but : rester en mouvement. Le changement constitue pour les héros du premier récit une opération unique, un moyen permettant d'atteindre une fin ; les héros du second récit voient quant à eux le changement comme une fin en soi, qu'ils s'attendent à rechercher à perpétuité1» nous dit Bauman.

    Entre la première et la seconde modernité, c'est un changement de nature qui opère, plus que de forme. C'est l'objet recherché, la finalité de l'action humaine et sociale qui en est radicalement modifiée. Désormais, l'action se suffit à elle-même. Alors qu'elle était agie par le désir de perfectionnement du monde et guidée par le sens du progrès (et de la fin de l'Histoire), l'action contemporaine agit hors de toute éthique, de toute limite temporelle. Plus exactement, l'éthique n'est plus orientée dans un sens précis, elle ne répond plus à aucun objectif, comme cela était le cas durant la première modernité. L'action devient immédiatement éthique, et l'éthique, ce faisant, perd tout sens et toute valeur.

    Les héros de la seconde modernité ne sont donc pas au-delà ni contre toute éthique, ils sont structurellement a-éthique, l'éthique disparaissant en même temps que cesse d'exister la limite temporelle et l'objectif de l'action humaine.


    Ainsi, la société de la seconde modernité s'ouvre sur une différence radicale avec la précédente : si les formes d'actions demeurent plus ou moins semblables, leurs natures diffèrent profondément. L'action humaine ne sert désormais aucun autre intérêt qu'elle-même, et l'individu contemporain, dans ce nouveau mode de socialisation, se considère comme un tout auto-suffisant, puisque son action n'est plus guidée que par sa propre satisfaction. L'éthique d'épanouissement personnel prime ainsi sur l'éthique du vivre-ensemble, l'individu sur le social. Pour prendre un exemple un peu rapide, je serai tenté de reprendre celui de l'entrepreneur calviniste puritain de la première modernité cher à Weber, qui prendrait aujourd'hui le visage de l'entrepreneur tout court, où à l'éthique puritaine qui guidait son action autrefois, se substituerait l'unique recherche de son bonheur personnel (et de ses actionnaires), hors de toute souci collectif.

    D'ailleurs, pour finir sur cette courte réflexion qui demanderait à être développée plus longuement, je me permettrai de citer M. Gauchet, qui, dans son Essai de psychologie contemporaine, soulignait bien le risque que portait l'époque contemporaine quant au lien qui unit l'individu à la société. « L'individu contemporain aurait en propre d'être le premier individu à vivre en ignorant qu'il vit en société, le premier individu à pouvoir se permettre, de par l'évolution même de la société, d'ignorer qu'il est en société (...). L'individu contemporain, ce serait l'individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l'individu pour lequel il n'y a plus de sens à se placer au point de vue de l'ensemble.2 »


    1Z. Bauman, La vie liquide, p. 172.

    2M. Gauchet, p. 177.


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  •  

    Le désir de protection est sans doute le premier et plus impérieux désir humain. Dans nos sociétés modernes évoluées, ce désir de protection s'est progressivement sublimé dans des objets différenciés de sécurisation individuelle et sociale. À l'unité du groupe qui répondait à la faiblesse constitutive de l'homme, se sont substituées à notre époque, des formes nouvelles d'organisation sociale visant à lutter pour la protection sociale. La culture de masse, en est une parmi d'autres. Selon T. Adorno, elle est la forme dominante de nos sociétés industrielles. La culture de masse permet de répondre au besoin de protection.

    En uniformisant les désirs, en dictant les comportements, en unissant les modes d'action et de pensée, en orientant les besoins et en y répondant dans le même temps, elle assure cette fonction protectrice primordiale qu'assure la fonction parentale auprès de l'enfant. La culture de masse peut être considérée, à ce titre, et suivant Adorno, comme une bulle protectrice, comme un moyen de compenser le vide affectif, l'absence de protection, et la peur de l'isolement par les individus sociaux.

    Suivant cette hypothèse, c'est ainsi que l'on peut comprendre certains dysfonctionnements consommatoires, certaines dérives compulsives dans le désir irréfrénable de consommation. La plupart du temps, les dépensiers compulsifs souffrent d'un manque affectif, d'un vide à combler sur le plan psychologique, social ou autre. La consommation assure cette fonction réparatrice, elle joue le rôle de « chambre de compensation ». Elle va venir combler le manque, remplir le vide laissé.

    Dans ce cas de figure, l'objet consommé va être une réponse sur le plan symbolique, au vide affectif. Il va venir sécurisé l'individu, il va agir comme une protection.

    Certes, c'est une protection éphémère, chimérique, puisque une fois consommée, sa dimension « compensatoire » s'évanouit immédiatement, et un autre objet va devoir venir à son tour jouer cette fonction, et ainsi de suite. Si bien que le manque n'est jamais comblé, l'acte de consommation va jouer un rôle d'illusion, de chimère.

    Dans un univers individuel affectif vide, creux et pauvre, l'objet va venir remplir cet univers. Au vide affectif de l'individu, la consommation substitue une matérialité pleine.

    Mais sans aller jusqu'aux excès pathologiques de la consommation compulsive, le simple fait de consommer entre bien dans une démarche de sécurisation et de protection sociale.


    Être en sécurité, dans une société de consommation, c'est être propriétaire. Propriété de soi, propriété de biens, propriété sociale sont consubstantielles nous dit Castel. Pour être soi-même, pour être autonomes, il faut disposer de biens suffisants à soi, capables de libérer l'individu.

    Pour être propriétaire, il faut consommer, acheter des objets. L'appropriation passe par l'achat. Pouvoir consommer, c'est donc en partie se sentir libre, se sentir sécurisé, mais c'est plus largement se sentir appartenir à la société. Gage de sécurité, gage de participation sociale également.


    D'un autre côté, la consommation de masse, dans sa version cynique, c'est la lénification des masses, l'uniformisation ordonnée, commanditée et orientée des individus. C'est une individualisation illusoire, mais un conformisme collectif. C'est une sécurisation par défaut, en négatif dans ce cas précis. L'individu se sent protégé, parce qu'il peut s'identifier sans problème à autrui, qui lui ressemble et l'assure de sa participation collective à l'unité de masse. C'est plutôt selon cet axe négatif que Adorno voyait la fonction protectrice de la société de consommation.

    A ce titre, d'ailleurs, le capitalisme est nécessaire, il en devient un besoin impérieux puisque c'est lui seul qui permet d'assurer la pérennité de la consommation et plus largement de la culture de masse.


    Mais une fois ce besoin de protection assouvi, besoin primaire encore une fois, un désir second se profile immédiatement. Une fois sécurisé, l'individu cherche à frissonner. Fonctionnement paradoxal a priori qui veut la perte de ce qu'il vient de conquérir une fois la chose conquise. A peine l'homme sent en sécurité, qu'il refuse cette sécurité, qu'il cherche à la dépasser, à la remettre en question. Il veut pourfendre cela même qu'il a mis des années à conquérir. Mais ne nous y trompons pas : sous ce paradoxe se révèle un fonctionnement totalement « normal » du processus psychologique humain. Le danger ne sera recherché qu'une fois et exclusivement qu'une fois que sa sécurité sera assurée.

    En effet, sa sécurité l'oblige, elle le condamne au conformisme, à l'être-ensemble, à l'unité collective quand la recherche du danger, la volonté de frissonner le libère. Pour le dire simplement : la sécurité socialise, le danger individualise. Or, si les sociétés holistes se satisfont et agissent dans le sens de la constitution d'individus conformes, dans nos sociétés modernes, ce sont des individus individualisés que la société cherche à constituer, autrement dit des individus pleinement individus, conscients et agissant par eux-mêmes, pour eux-mêmes de manière autonome et émancipée.

    Mais pour cela, il est indispensable qu'auparavant l'individu se sente protégé, c'est-à-dire intégré, accepté comme individu participatif à la vie sociale. Il cherchera d'autant plus facilement le danger (que celui-ci soit réel ou fictif est secondaire, il est d'ailleurs plus souvent symbolique qu'autre chose) qu'il se sentira sécurisé. C'est une recherche du danger qui répond à une volonté d'individualisation de l'individu. C'est parce qu'il est déjà assuré de son intégration au groupe qu'il va se risquer pour s'assurer de sa capacité d'individualisation (cf. D. le Breton).

    Cette mise en danger volontaire, est donc particulière aux sociétés individualistes. Elle est significative d'un désir d'individualisation. Si, comme nous le soulignions plus haut, ce désir agit comme un invariant psychologique fondamental, il est dans nos sociétés modernes, relayé et amplifié par le mode de fonctionnement même de celles-ci. Au désir ontologique de frissonner s'ajoute (se substitue) donc une mise en danger socialement organisée des individus sociaux. Autrement dit, d'un besoin psychogénétique irréfragable, les sociétés modernes individualistes ont substitué un désir socialement et économiquement organisée du « frisson ».


    Mais c'est là qu'un autre paradoxe apparaît, apparemment irrésoluble celui-là : alors même que les sociétés individualistes mettent en avant et sollicitent dans leur mode de socialisation des individus la mise en danger de ceux-ci, elles tentent dans le même temps de limiter et de réfréner toujours davantage cette prise de risque considérée comme irrationnelle. Cette part maudite, cette part de folie irraisonnée de l'humain, inquiète la société protectrice, en même temps qu'elle la fascine. Elle la sollicite tout en cherchant à la contrôler. Les nouveaux mode de consommation, les pratiques sportives « à risque », les trecking sauvages en plein désert, etc. savamment organisés par la société capitaliste sont une tentative de contrôle et d'orientation de ce désir impérieux sous une forme apaisée, économiquement et socialement rentable. L'organisation socio-économique a pour but de modérer en uniformisant le désir comme Durkheim l'avait déjà souligné.

    Ainsi, d'un côté elles satisfont leurs exigences « risquophobes », (contrôles, répressions tout azimut), de l'autre elles entretiennent l'individualisation par le frisson, en le contrôlant, l'encadrant et le modérant, servant ainsi le jeu de l'économie des pulsions libidinales à des fins consuméristes.


    Ainsi, l'individu individualisé, de la seconde modernité, n'est qu'un nouveau type de configuration identitaire agencé au fonctionnement de l'économie capitaliste. Dans ce schéma, nous pouvons distinguer trois types d'individus. Tout d'abord, l'individu que j'appellerai conforme, type dominant de nos sociétés, qui se sent pleinement unique en étant conforme.

    Puis nous trouvons ensuite celui que j'ai appelé individu total, (une extrême minorité) qui de son côté, peut jouir librement de la satisfaction non transformées de son désir d'objet, tandis qu'à l'autre bout de la chaîne se situe l'individu assujetti. Ce type d'individu prend une place de plus en plus importante dans nos sociétés au fur et à mesure où grandit celle de l'individu total et s'amenuise celle de l'individu conforme. Les individus assujettis en sont seulement à désirer un minimum de sécurité, leur mise en danger étant toujours contrainte et subie, vécue sur le mode de la souffrance et rarement (sinon jamais) du plaisir volontairement recherché.





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  • Avant de partir en vacances pour quelques jours de repos (bien mérités?) et avant d'entrer dans mes nouvelles fonctions dès la rentrée, je livre ici un dernier billet sur un sujet déjà suffisamment relayé et débattu dans la presse française sur l'affaire Charlie Hebdo et son chroniqueur Siné.

    Compte tenu du délicat sujet abordé et de la non moins délicate attention apportée à l'emploi des mots, je tiens tout de suite à signaler que cet article ne s'intéresse à cette affaire sans vouloir juger de l'antisémitisme avéré ou non de Siné (auquel je ne crois pas, au moins dans la chronique vilipendée), mais profiter de l'exposition surmédiatisée de la chose pour émettre un jugement d'ensemble sur l'intellectualisme français, ou plus précisément sur une certaine caste intellectuelle parisienne autoproclamée, avide de pouvoirs et de visibilité médiatique.

     Précautions d'usage faites, je vous souhaite bonne lecture et bonnes vacances.

     

    L'affaire Siné, du nom du caricaturiste célèbre qui a fait les beaux jours de Charlie Hebdo, et qui remue le tout-Paris actuellement est révélatrice de l'état de misère morale dans laquelle la société française, mais plus particulièrement ses cercles dits intellectuels, semble s'enliser. En effet, n'a t-on cesser de voir, d'entendre ou de lire dans l'ensemble des médias, de gauche comme de droite, une armada d'intellectuels s'en prendre de manière vitupérante à l'accusé. D'un côté, les pro-Val, de l'autre les pro-Siné dans une sorte de délire d'arrogance et de mépris mutuel, digne des plus ridicules combats de coqs. Des envolées emphatiques d'un BHL toujours prompt à pousser la réalité, à l'exagérer, voire la raccourcir délibérément pour un bon mot, aux propos cinglants d'un Askolovitch, en passant par les coups de plumes acerbes d'un Adler au meilleur de son intellectualisme réducteur, c'est quasiment une seconde affaire Dreyfus qui agite l'ensemble de la sphère médiatico-sociale française.

    Mais qu'a pu dire cet « abominable » et « exécrable » Siné pour mériter tels châtiments? Que le fils du Président, par amour de sa compagne, était prêt à se convertir au judaïsme, (propos qui faisaient suite à un article paru sur ce sujet). Et le même Siné ajoutait – c'est ce qui agite aujourd'hui l'ensemble des pro et des anti – que ce jeune homme, en épousant une riche héritière et en se convertissant au judaïsme « irait loin dans la vie ».

    A priori, rien de choquant à la première lecture : à vrai dire, avant d'entendre toute cette agitation autour de ce portrait caricaturé, je n'y avais rien trouvé de particulièrement outrageux, encore moins de choquant à l'égard des juifs. Sinon une simple caricature de l'extrême opportunisme du jeune homme, prêt à se convertir pour quelque héritage à venir, sans y ajouter le lien malsain pour lequel on l'accuse.

    En effet, le seul problème dans cette histoire, c'est que cette jeune femme a le bonheur – ou plutôt le malheur pour Siné, et surtout pour ses détracteurs – d'être juive. Et donc que la conversion du jeune Sarkozy serait intéressée car la demoiselle étant juive, celle-ci serait riche.

    On peut être raisonnablement scandalisé par de tels propos. Mais c'est déjà interpréter d'une manière partiale les propos de l'auteur, où le lien n'est pas avéré aussi clairement.


    Encore une fois, et cela n'engage que moi, je n'y trouve rien de choquant. La demoiselle, en tant qu'héritière de l'empire de son père est effectivement très riche. Et donc Sarkozy fait un bon parti. Pourquoi devoir chercher plus loin? Oui, elle est juive. Oui, elle est riche. Comme d'autres, mais comme d'autres sont également pauvres. Oui, le jeune Sarkozy fait peut-être preuve d'opportunisme en l'épousant (mais c'est bien le moins pour un caricaturiste de le taxer ainsi!) mais en quoi les propos de Siné font le lien ignoble, abominable, « mortel » selon les dires de BHL entre les juifs et l'argent?


    Non, cessons cette vaine polémique, qui nous ramène plus à des joutes d'égoutiers d'un autre âge, qu'à des bravoures d'érudits. Il serait peut-être plus perspicace de s'intéresser aux propos ridicules (et absolument rien de plus, sans y voir un racisme quelconque) d'un Finkielkraut qui, en réponse à une question sur l'équipe de France de football, a eu ce bon mot : « c'est plutôt une équipe black, black, black ». Que Siné ou qu'aucun autre caricaturiste l'écrive, le peuple rit. Qu'un intellectuel, philosophe de surcroît le dise, le peuple éructe. Ou ces propos, pour le coup beaucoup plus choquant, mais étrangement passés sous silence, d'un BHL qui lors d'une émission télévisée (Le Grand Journal), invité pour défendre le droit d'obtention de la nationalité française à la jeune Ayaan Hirsi Ali (ancienne député menacée d'une fatwa pour avoir critiqué l'islam aux Pays Bas), se lançait dans un dithyrambique monologue sur l'inamovible place de la France, cette France des droits de l'Homme, enjoignant le peuple à se battre pour cette cause noble et vertueuse, (sur ce point là, nous sommes tout à fait d'accord) mais qui, la phrase d'après, ose lancer, dans une atonie incroyable, que ce combat est quand même d'une autre stature que celui pour le pouvoir d'achat (comprendre, pour BHL, les droits de l'Homme sont un sujet plus vendeurs, plus accrocheurs, plus « nobles » que celui sur le prix des pâtes chez Carrefour). Certes, il a sans doute raison. Mais en tant qu'intellectuel, dit de gauche (?), j'ai été particulièrement choqué par ce type de propos.


    Apparemment, pour BHL, il y aurait une hiérarchie des valeurs, une échelle d'importance dans le combat pour les droits de l'Homme. Ces droits de l'Homme, qu'il défend obstinément, sachons lui reconnaître, ne sont donc une cause noble (et donc valable) que sous certaines conditions. Certes, on pourrait croire, comme BHL le laisse entendre que la question du pouvoir d'achat demeure fort éloignée de ces considérations. Sujet prosaïque, basique, s'il en est, qui n'intéresse pas le philosophe, lui qui voyage dans les Idées, au-delà de la simple nécessité qui condamne le peuple. Mais il n'en est rien. Manger à sa faim, pourvoir à ses besoins les plus élémentaires reste sans doute le premier de tous les droits de l'Homme. Mais que quelques uns crèvent, faute de pouvoir se nourrir correctement, que des familles entières refusent un repas pour privilégier leurs enfants, tout cela ne semble pas mériter son combat, et le nôtre non plus.


    C'est pourtant sans doute là l'essentiel : la liberté ne vient qu'après. Être libre, cher BHL, c'est d'abord, et obstinément d'abord, se sentir protégé. L'homme n'est libre qu'à partir du moment où il peut, au moins, satisfaire ses besoins élémentaires. Manger à sa faim est donc sans doute le premier et le plus important des Droits de l'Homme. Et pour celui qui se dit du côté des opprimés, « toujours », nul besoin de traverser l'Oural, nul nécessité de descendre le Nil, mais il suffit d'aller voir la France des petits boulots, la France précaire, la France des pauvres, cette France silencieuse et souffrante. Celle-là même que Monsieur BHL a froidement insultée ce soir là sur le plateau de l'émission. Mais comme il l'avait dit lui-même : «Oui, c'est vrai, je me suis plus intéressé à la misère bosniaque qu'à la misère au coin de la rue. Je suis un peu sourd à la question sociale. 1»


    Alors, oui, Siné est peut-être antisémite, ce qui est inacceptable et condamnable. Ce que je ne pense pas à la lecture de sa chronique. Mais je pense surtout que Siné est un auteur libertaire comme il en existe peu aujourd'hui : hors système, hors-mièvrerie, hors-politiquement correct, hors-tout. Et à défaut d'affaire Dreyfus bis, cette histoire abracadabrantesque nous en apprend davantage sur l'état de déréliction morale d'une certaine classe (caste?) intellectuelle française autoproclamée.


    La seule conclusion que l'on puisse raisonnablement tirer de cette affaire, passée de l'état de « chiquenaude » initiale sous la plume d'un outrancier génial car libre, à celle d'une presque affaire d'Etat sous les habits distingués de l'intelligentsia parisienne, à la pensée lénifiée, car emprisonnée dans l'idéologie bienpensante, c'est que si la France mesure son génie à la liberté et à la grandeur de ses intellectuels, il faut se rendre à l'évidence que le génie français est mort avec Sartre, Breton, Derrida et tous les autres, ou pour le moins souffreteux et que ses rares survivants se débattent loin de l'académisme de rigueur, des flashs et des paillettes.

    1Cf. « Le roi de l'arène », in Portrait, Libération du 8 octobre 2007.


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