• Dernier billet aujourd'hui sur la socialisation différentielle des sexes en modèle patriarcal avec l'origine socio-culturelle de la différence, notamment étudiée par Bourdieu, et dont j'avais précédemment déjà publié un long billet. Le voici dans sa forme raccourcie ici, billet qui vient clore l'analyse en trois parties (aspect psycho, anthropo et socio-culturel) de la reproduction du clivage sexuel dans les sociétés à dominantes patriarcales.

    Bonne lecture à tous.

     

      1. L'origine socioculturelle de la reproduction du clivage1



    Pierre Bourdieu cherche à découvrir les traces sociologiquement enfouies de la domination masculine liée à une vision androcentrique du monde. Il procède à une déconstruction de l' « archéologie historique de l'inconscient » au travers de l'étude de la société paysanne kabyle afin de mettre à jour et de mieux relever ces présupposés naturalisés, mais en réalité historiquement construits, que l'on retrouve dans nos sociétés modernes sous des formes variées.

    L'auteur va particulièrement s'intéresser à un aspect essentiel de la différenciation homme/femme, à savoir l'analyse des corps. A partir de la différence physique des corps, naturelle et biologique, il va étudier les rapports au corps entretenus par les sexes et plus particulièrement le travail social de transformation des corps qui opère différemment. On a tendance à naturaliser les différences dans le rapport au corps entre hommes et femmes en les liant aux différences biologiques H/F sur lesquelles une lecture socio-biologisante vient légitimer ces approches différenciées du corps et de la manière de les éduquer.

    Le travail de l'auteur consiste à historiciser la déshistoricisation de la domination masculine, c'est-à-dire la naturalisation de celle-ci, en rendant au social ce qui appartient au social, au-delà de tout essentialisme de la différenciation inégalitaire.


    Pour lui ce travail de transformation des corps, cette différenciation dans la manière de mouvoir, d'agir, de penser et de considérer son corps entre hommes et femmes, bref le rapport sexué au corps dépend de plusieurs variables qui se superposent et se conjuguent :

    • le mimétisme individuel qui agit dans le sens d'une reproduction des corps sexués, sous la forme d'actions individuelles.

    • les structures sociales objectives qui instituent une manière de se « tenir » sexuellement différenciée, qui agissent sous forme de contraintes inconscientes.

    • la construction symbolique de la vision des corps biologiques (force/finesse ; etc.)

    Schéma de différenciation du rapport au corps selon le sexe :


    1. processus mimétique symbolique (action individuelle et processus psychologique de mimétisme à l'homme/à la femme) + 2. injonction explicite (structures sociales) + 3. construction sociale des corps = production d'habitus différenciés et différenciant (entre hommes et femmes) = travail de transformation des corps dit « dressage des corps » selon des modèles différenciés :

    • féminisation des corps féminins : image du corps de la femme, comme « corps comme être-perçu », c'est-à-dire corps orienté vers, pour et selon la satisfaction de l'homme.

    • masculinisation des corps masculins : image du corps de l'homme associé au « corps noble »

     Pour comprendre ces permanences dans la différenciation sexuelle des hommes et des femmes, il faut faire l'histoire des agents et des institutions sociales qui ont concouru à entretenir la vision androcentrique. Ces institutions sociales reproductrices sont notamment :

    • la Famille dans sa fonction de division sexuelle précoce du travail et des rôles. Elle constitue le ferment principal de la reproduction de la domination (pater familias) ;

    • l'Eglise qui a toujours été traversée par un antiféminisme. La symbolique sacrée a une action sur la construction de l'inconscient historique qui a éterniser et légitimer la domination ;

    • l'Ecole qui connote sexuellement les différentes filières selon les profils masculins ou féminins, assise sur une tradition aristotélicienne de l'homme actif et de la femme comme principe passif ;

    • l'Etat enfin, qui fait passer d'un patriarcat privé à une forme de « patriarcat public » (loi, droit), et qui dans son fonctionnement même repose sur une vision androcentrique (différenciation sexuelle des ministères, etc.)2.

    1 ► Cf. fiche lecture de P. Bourdieu


    2 En outre, les Etats totalitaires et autoritaires reposaient explicitement sur une vision androcentrique de la domination masculine (exaltation de la force physique, de la virilité, du paterfamilias, de la vie publique comme sphère des hommes et la domesticité féminine, etc.)


    1 commentaire
  •  Après le billet d'hier concernant l'approche psychologique de l'origine de la distinction des sexes et de la constitution différenciée du masculin et du féminin, je présente aujourd'hui l'approche anthropologique dominante, notamment éclairée par les travaux de F. Héritier sur la question. suivra pour finir demain l'approche socioculturelle basée sur les travaux de Bourdieu.

         L'approche anthropologique de la scission des sexes

    F. Héritier1, l'une des plus grands anthropologues français, fait remonter cette inégalité des sexes, cette dualité homme/femme aux sources de la constitution naturelle des uns et des autres. Pour elle, à la base de la pensée humaine, il y a l'irréductibilité de la pensée de la différence des sexes. Cette irréductibilité est avant tout liée à une constitution anatomique différente et à une physiologie différente. Dans aucune des sociétés qu'elle a pu étudiée n'est apparu une indifférenciation sexuelle. D'autres anthropologues comme Margaret Mead font le même constat. La distinction des rôles attribués aux hommes et aux femmes est relevée partout. « On ne connaît aucune culture qui ait proclamé une absence de différence entre l'homme et la femme en dehors de la part qui leur revient dans la procréation de la génération suivante (...). La dichotomie se retrouve invariablement dans chaque société 2 » précise t-elle.


    Cependant, ce n'est pas parce qu'il y a différence qu'il y a nécessairement inégalité. Une différence n'entraîne pas automatiquement une inégalité dans les rapports sociaux. Etre blond ou brun constitue une différence au même titre qu'être riche ou pauvre. Pour autant si la première n'induit pas d'inégalité, la seconde conclut à des inégalités sociales dans les rapports sociaux entre riches et pauvres (accès inégal à l'emploi, à certains biens, stigmatisation des uns, etc.). Pour ce qui est de la différenciation sexuelle, celle-ci semble avoir entraînée dès l'origine de la culture humaine une inégalité sociale fondée sur des rapports de domination des mâles sur les femelles. La différence naturelle semble avoir été le lieu par excellence des différenciations sociales et avoir agi comme un système complexe de catégorisation du monde en mode binaire. Si le monde est séparé en deux êtres humains distincts, un des pôles est considéré comme supérieur à l'autre. Dès l'origine de l'humanité donc, la différence naturelle s'est révélée comme la caractéristique première de l'asymétrie et de l'inégalité de la dichotomie sexuelle au profit des hommes. « Il est le sexe majeur, elle est le sexe mineur » dira F. Héritier3.

    Cette asymétrie culturelle, cette inégalité sociale « paradigmatique »4 tire son origine de la différence biologique. Ainsi dès l'origine, les hommes auraient pris le pouvoir et l'ascendant sur les femmes. Si cette vision est hypothétique, rien ne permet objectivement de l'attester, elle est l'objet d'un consensus plus ou moins global.5

    Si les hommes ont pris le pouvoir, la question est de savoir pourquoi et par quels moyens ils ont ainsi imposé le modèle patriarcal sur l'ensemble du globe. Le fait que ce système de domination des hommes sur les femmes soient avérés dans l'ensemble des sociétés humaines (même les sociétés matrilinéaires comme les Iroquois étudiées par F. Héritier), semble conférer un caractère universel à ce rapport de sexe, et donc entériner cette inégalité dans un fait naturel. Or, sur ce point il est nécessaire de souligner que si toutes les sociétés se sont basées sur cette dichotomie fondamentale entre hommes et femmes pour constituer leur représentation du monde, et leur mode d'organisation sociale, il existe une infinité de structures culturelles différentes dans le temps et l'espace à partir de cette donnée biologique unique. Chaque société a ainsi développé ses propres références culturelles. Chaque société a tissé son propre canevas à partir d'une toile commune. Mais toutes, semble t-il, ont établi l'asymétrie au profit des hommes.

    Pour F. Héritier, s'il y a un universalisme de la domination masculine, c'est que celle-ci doit avoir encore une fois un substrat biologique6. Cette irréductibilité biologique (au moins jusqu'à aujourd'hui) c'est le pouvoir de procréation dont les femmes disposent exclusivement. Ce sont elles seules qui enfantent, c'est par elle que l'espèce se reproduit et se perpétue. En outre, elle bénéficie d'un pouvoir et d'une puissance effrayante : elle est seule capable d'engendrer du Même et du Différent. Pour Héritier, il s'agit là du handicap majeur des hommes : l'impossibilité de contrôler la reproduction (d'ailleurs, dans le cas des violences conjugales, on en retrouve des résurgences plus ou moins inconscientes avec les coups portés au ventre et plus souvent au moment de la grossesse). Cet avantage naturel des femmes a eu pour conséquence la volonté des hommes à exercer un contrôle sur cette reproduction qui leur était interdite. Comme l'auteur le souligne « il s'agit moins d'un handicap du côté féminin que de l'expression d'une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier.7 »

    C'est donc dans cette différence biologique encore une fois qu'il faut trouver les raisons de l'inégalité de traitement des hommes et des femmes au profit des premiers. Cette différence biologique est pour F. Héritier l'origine de ce qu'elle appelle la « valence différentielle des sexes ». Fait culturel qui impose un rapport de hiérarchie inégalitaire entre les hommes et les femmes et d'une manière plus globale entre tout ce qui se rapporte au masculin et au féminin. Ainsi le système binaire Bien/Mal ; Pur/Impur ; Chaud/Froid ; Sec/Humide ; Droit/Gauche ; Cru/Cuit ; et plus près de nous Activité/Passivité ou Raison/ Passion voit toujours l'un des deux prendre l'ascendant sur le second dans le cadre de leur distribution dichotomique entre éléments féminins et masculins8.


    Cette « valence différentielle des sexes » théorisée par Héritier constitue rien moins que le 4ème pilier irréductible de la culture humaine. En effet, les trois autres piliers sources du passage de l'état de nature à celui de culture, mis en lumière par C. Lévi-Strauss sont :

    • la prohibition de l'inceste : obligation d'union exogamique

    • la répartition sexuelle des tâches : séparation et division des rôles

    • forme reconnue d'union sexuelle 

    F. Héritier y ajoute donc l'asymétrie dans les rapports sociaux de sexe au profit exclusif et universel des hommes.


    Pour de nombreux anthropologues, les rapports institués entre les sexes relèvent donc de structures très anciennes, de schèmes culturels profondément établis, plus ou moins conscients et dont toute modification est difficile à accepter, tant elle semble relever d'un fait contre-nature. Toute transformation paraît constituer une révolution en soi. G. Balandier parle à ce titre des rapports de sexe comme du « paradigme de tous les dualismes 9». Les structures sont si inconsciemment ancrées qu'elles nous semblent être des faits naturels. Ainsi les hommes et les femmes seraient plus dissemblables entre eux que ne le seraient un homme et un chimpanzé ! Les hommes viendraient de Mars, tandis que les femmes arriveraient de Vénus10. Tout semblerait davantage les différencier que les lier, aussi bien dans leurs actes, dans leur manière de penser que dans leur façon d'être. Rien n'est moins sûr, sauf à continuer de penser qu'hommes et femmes sont radicalement différents, autrement que physiologiquement et par suite inégaux11.


    Le monde des rapports sociaux de sexe s'est donc ainsi constitué pendant des millénaires.

    La paléoanthropologie semble le confirmer qui confère à l'homme chasseur la découverte de la ruse, de l'intelligence critique (élaboration de stratégie pour la capture), la communautarisation (obligation de se grouper pour chasser), à la femme la cueillette douce et passive des baies et des fruits. L'homme chasseur est lié à une activité noble, courageuse et dangereuse. La cueillette des femmes à l'inverse est considérée comme un art mineur, activité simple, basse et sans risque, déconsidéré alors même qu'elle constituait sans doute l'essentiel de la consommation alimentaire.


    Une transformation essentielle semble avoir vu le jour au néolithique cependant. Le passage d'un mode de vie basé sur le nomadisme à la sédentarisation via l'établissement de l'agriculture vers 6500 avant J.-C. remet la femme au centre de l'organisation sociale. Pour E. Badinter, « le néolithique consacre la femme ». Les nombreuses effigies et représentations picturales et/ou sculpturales de l'époque semblent en attester. Le culte de la déesse-mère fait son apparition.

    Mais là où s'est imposé un dieu monothéiste omnipotent et tutélaire, l'homme gouverne le monde, le roi ses sujets et le père sa famille. Les grandes religions se sont imposées selon un culte de l'homme-Dieu. Dès lors, le pouvoir des valeurs masculines s'est vu avalisé et légitimé par le religieux. L'idéologie vient ensuite relayé ce rapport de domination des hommes sur les femmes et le légitimer encore davantage. Si l'homme est du côté du Bien, la femme du côté du Mal, (elle est vile, mauvaise et fausse), alors de facto est accréditée l'idée selon laquelle les hommes ont le droit et même le devoir de les gouverner afin de rétablir/maintenir la gouvernance du Bien. La genèse mythique de nos civilisations occidentales le prouvent : si l'homme et la femme ont été chassé du jardin d'Eden, c'est parce que la femme s'est laissée aller à goûter du fruit défendu. Sa curiosité, sa désobéissance fondamentale ont jeté l'humanité sur Terre en lui faisant connaître les affres de la douleur et de la mort. Le péché originel est féminin. Dès lors, tout est bon pour asseoir sa domination sur elle.

    1 F. Héritier, Masculin/Féminin, Tome I, La pensée de la différence, Od. Jacob, Paris, 1996.

    2 M. Mead, L'Un et l'Autre Sexe, Denoël-Gauthier, Paris, 1975, pp. 13-14.

    3 F. Héritier, Le Fait Féminin, Fayard, Paris, 1978, p. 400.

    4 G. Balandier, Anthropo-logiques, PUF, Paris, 1974.

    5 Néanmoins, quelques voix s'élèvent contre cette vision manichéenne de l'origine des relations entre les sexes, et il semble important de souligner ici l'apport des recherches de la philosophe E. Badinter, pour qui cette asymétrie originelle n'est pas si évidente. Si elle s'accorde sur le fait qu'il n'y a jamais existé de société où le pouvoir fut exclusivement attribué aux femmes, elle admet cependant qu'aux origines de la culture humaine, les rapports entre sexe pouvaient très bien être complémentaires. Ni matriarcat primitif, ni patriarcat primitif pour elle, mais des espaces de pouvoir séparés pour « l'Un et l'Autre ». Au pouvoir physique et métaphysique de l'homme chasseur devait répondre le pouvoir procréatif de la femme.

    6 P. Bourdieu, dans « La domination masculine » parle d'une « biologisation » du social pour asseoir un peu plus la différence des sexes dans une donnée naturelle, dans un essentialisme primitif alors qu'elle ne serait selon lui, qu'un produit de l'histoire, qu'une construction sociale et culturelle sans asymétrie originelle nécessairement fondée sur un substrat biologique. Pour autant, ces travaux s'inscrivent dans la même logique de mise à jour des structures de domination.

    7 F. Héritier, Masculin/Féminin, Tome I, op. cit., p. 25.

    8 Même lorsqu'ils sont complémentaires et non dichotomiques comme dans la culture chinoise, il y en toujours un qui est plus puissant que l'autre.

    9 G. Balandier, Ibid, p. 14.

    10 D'ailleurs, il est intéressant de constater que derrière ces allégations pseudo-scientifiques, la réalité géologique vient s'ancrer dans les schèmes culturels associés au système d'opposition binaire homme/femme : Mars est une planète rouge, chaude, d'un calme olympien. Vénus est une planète beaucoup plus hostile, aux pluies d'acide sulfurique et aux comportements « hystériques », terre peu fréquentable s'il en est par son activité intense tandis que Mars est beaucoup plus calme et tempérée, propre à accueillir plus aisément une expédition humaine.

    11 La différence n'est pas nécessairement une inégalité. Une différence ne devient une inégalité qu'à partir du moment où l'individu (ou le groupe) qui porte cette différence se voit subir un avantage ou un désavantage du fait de leur différence. Ainsi la couleur des cheveux constitue une différence sans induire d'inégalité. Mais la couleur de peau, l'âge, ou le sexe sont des différences qui s'instituent souvent dans des rapports sociaux d'inégalités. Cela a toujours été vérifié pour les rapports de sexe notamment.


    1 commentaire
  •  La série de billets qui vont suivre s'intéressent à la constitution de l'identité sexuelle dans les systèmes sociaux de type patriarcal, c'est-à-dire dans le modèle dominant jusque dans les années 70-80 dans nos sociétés. sans m'intéresser aux fondements de la crise du patriarcat qui remonte au XIX siècle avec la substitution progresive de l'Etat en lieu et place du père pour se poursuivre jusque dans les années 60 avec le féminisme et le mouvement de reconnaissance de la liberté de la femme à disposer d'elle-même et de son propre corps, je vais essayer de dresser les différents contours sociologiques, anthropologiques et aujourd'hui psychologiques qui entretiennent la reproduction du clivage sexuel et avec lui des différences dans l'attribution des caractéristiques féminines et masculines tout au long du parcours de socialisation des individus sexués.
      1. L'origine psychologique de la reproduction du clivage1



    Nancy Chorodow, psychologue et psychanalyste américaine a développé une théorie de l'institution psychanalytique du système patriarcal.

    Dans les sociétés patriarcales, dès la naissance, les enfants sont sexuellement distingués dans le processus psychologique de constitution de la personnalité. Les femmes en tant que mères font des filles chez qui le désir d'être mère à leur tour s'inscrit dans la relation originelle mère-fille (mimétisme reproducteur). D'un autre côté, les femmes en tant que mère font des fils chez qui le désir d'être père est secondaire par rapport au désir érotique. Chez les hommes, le rôle nourricier et la capacité à être père a longtemps été réprimé. Les hommes sont avant tout préparé à leur rôle affectif ultérieur dans la famille et à leur participation à la sphère extrafamiliale du travail et de la vie publique.


    En effet, « la division sexuelle et familiale du travail, où les femmes maternent et sont plus impliquées dans les relations affectives interpersonnelles que les hommes, produisent chez les filles et les fils une division des aptitudes psychologiques, qui les conduit à reproduire cette division sexuelle et familiale du travail (...). La responsabilité de s'occuper des enfants incombe essentiellement aux femmes dans la famille et hors d'elle2»


    Cette division initiale des sexes va avoir des conséquences sur le développement de la sexualité et de la personnalité. Si on fait référence aux catégories freudiennes de l'Œdipe et de l'interdit de l'inceste, on assiste à des choix libidinaux différents selon hommes et femmes.

    Ainsi, nous dit Chodorow, du fait que les femmes maternent, le développement du choix d'objet hétérosexuel va différer selon les sexes.


    Relation exclusive contre relation triangulaire

    Pour les hommes, la mère apparaît comme un objet d'amour primaire qu'il faudra sublimer, dépasser au cours du processus de séparation/résolution de l'Œdipe. Si bien qu'à l'âge adulte, le conflit résolu, les hommes sont prêts à trouver quelqu'un comme leur mère.


    En revanche, chez les filles, le processus diffère. Si leur premier objet d'amour est également leur mère nourricière, elles vont opérer un transfert de choix d'objet sur la personne de leur père pour nourrir un choix hétérosexuel. A la suite, elles devront également résoudre leur conflit oedipien. Mais celui-ci s'inscrit dans une relation triangulaire beaucoup plus importante que chez l'homme.

    Le désir d'homme chez la femme résulte du transfert d'objet (du père vers les hommes, via l'interdit de l'inceste), mais à la différence des garçons, ces transferts d'objets ne sont pas des objets exclusifs d'amour pour elles, car elles conservent une force d'attraction/d'affection puissante envers leur propre mère, et par suite envers les autres femmes.


    En conclusion, Chodorow insiste sur le fait que « si les femmes vont probablement devenir et rester, sur le plan érotique, hétérosexuelle, elles sont incitées, à la fois par les difficultés des hommes à aimer et par leur propre histoire relationnelle avec leurs mères à chercher ailleurs l'amour et la gratification affective. » chose qui n'arrive pas aux hommes, leur désir d'objet étant exclusivement tournée sur la personne de leur mère à l'origine, en direction des autres femmes ensuite. Pas de relation affective triangulaire.


    A ce titre, Chodorow souligne les deux alternatives auxquelles les femmes se trouvent confrontées pour satisfaire leur besoin d'amour et d'affection. « Une des façons qu'elles ont de satisfaire ces besoins passe par la création et le maintien des relations personnelles fortes avec d'autres femmes. » Ou deuxième alternative : « Etant donné la situation triangulaire et l'asymétrie émotionnelle de ses propres relations avec ses parents, la relation d'une femme avec un homme exige, au niveau de sa structure psychique, une troisième personne, puisqu'elle a été initialement établie au sein d'un triangle [...]. Donc pour une femme, un enfant complète le triangle relationnel.3»


    Ainsi, les femmes cherchent à développer leur affectivité et leur amour dans la compagnie d'autres femmes avec le développement de réseaux de solidarités féminins beaucoup plus marqués, ou/et par le désir d'enfant, ce dernier permettant de reformer le triangle relationnel originel.


    Chez les hommes, l'attachement initial à la mère, puis aux autres femmes suffit à reproduire la relation primordiale rompue. La relation hétérosexuelle recrée seule le lien originel, tandis que la venue d'un enfant vient l'interrompre. A ce titre, l'homme est un désireur de femme, mais pas un père.

    De la même manière, l'homme a moins la nécessité d'entretenir de relations, celles-ci ayant été réprimées davantage dans l'enfance, contrairement aux femmes.

    De ce fait, les femmes ressentent un manque affectif plus grand (elles se sont constituées comme objets relationnels) de la part des hommes (qui se sont constitués comme simples désireurs de femmes) et leur engagement est moins hétérosexuel. Ce qui en définitive contribue pour l'auteure à reproduire le processus psychologique de division des sexes.


    Les femmes auront besoin d'affection que les hommes ne leur donneront pas : elles feront alors des enfants pour combler ce manque relationnel qui reproduiront ce clivage sexuel psychologiquement constitué.

    « Parce que les femmes sont elles-mêmes maternées par des femmes, elles grandissent avec des aptitudes et des besoins relationnels, qui les incitent à materner. Pas les hommes – parce qu'ils sont maternés par des femmes. Les femmes maternent des filles, qui, quand elles deviennent femmes, maternent4»

    En conséquence, la structuration psychologique différenciée des individus sexués, par mimétisme, conduit à une reproduction sociale de la division sexuelle des rôles.

    Ce processus n'est pas inné, ni irréversible, il est le produit d'une histoire particulière des relations hommes/femmes, qui agit comme un facteur de naturalisation des différences de genre. Ce n'est pas un fondement essentialiste, mais bien le produit d'un mécanisme fondamental de différenciation sexuelle instaurée par un régime particulier d'organisation familiale : le système patriarcal dominant. C'est le patriarcat dans son organisation qui institue un clivage identitaire, statutaire et sexuel des individus.

    A l'exclusivité relationnelle des hommes envers les femmes répond la non-exclusivité relationnelle des femmes vis-à-vis des hommes, via la maternité et les réseaux de solidarités féminins.

    La remise en cause du patriarcat, en transformant les rôles et les positions des pères et mères au sein de la famille, peut donc avoir pour conséquence de sortir de ce cercle vicieux de la reproduction psychologique de la division sexuelle (à condition que les pères acceptent de « paterner » notamment !) et de rompre l'accès des hommes à l'exclusivité de leur désir.



    1 Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering: Psychoanalysis and the Sociology of Gender, University of California Press, 1999 (1979).


    2 Chodorow, p. 7.

    3 Ibid, p. 201.

    4 Ibid, p. 209.


    1 commentaire
  •  

    Alexis de Tocqueville, a étudié les transformations sociales et politiques dans les rapports sociaux qu'apportait le régime démocratique aux Etats-Unis au milieu du XIXème siècle. Dans ce billet, je porterai mon attention exclusivement sur la famille et ses nouvelles formes d'organisation et de relations interindividuelles. A l'inverse d'un autre de ses contemporains, à savoir F. Le Play, le regard porté sur les nouvelles formes familiales s'avère beaucoup plus optimiste et bien moins normatif. Étudiant la société américaine, il met en avant l'autonomie et l'égalité beaucoup plus avancée de la famille en régime démocratique qu'en régime aristocratique.  « Je ne sais pas si, à tout prendre la société perd à ce changement ; mais je suis porté à croire que l'individu y gagne. »


    Tocqueville fait de la famille identifiée comme « instable » par Le Play le produit de la démocratisation de la société. Il observe que ce type de famille est plus individualiste et plus affectif également. Si la famille est plus intime, c'est parce que ses membres sont moins liés sous le gouvernement et l'autorité exclusive du père : les rôles sont plus équitablement répartis et les liens, en s'égalisant, se personnalisent et s'adoucissent davantage.

    A la différence de Le Play qui voyait dans l'autorité du père et la société hiérarchique le socle de la famille stable et de l'ordre social, Tocqueville met en avant les relations égalitaires et fait de la société démocratique le fondement de la famille affective.
    La famille en régime démocratique tend à émanciper et autonomiser ses membres. Elle favorise l'individualisation et l'égalité. Le régime politique a une incidence directe sur le mode d'organisation familial. Tocqueville va démontrer comment ces changements dans l'organisation familiale procèdent des bouleversements sociaux et politiques radicaux des régimes démocratiques. Pour cela, il fait un comparatif entre la société démocratique américaine déjà développée et les sociétés aristocratiques encore fortement hiérarchisées.


    Dans les sociétés hiérarchiques et aristocratiques, le gouvernement des hommes ne s'adresse qu'à une communauté réduite de gouvernés : les dominants ; les autres suivent. Ainsi, on s'adresse au seul père considéré comme gouverneur de sa famille. La société gouverne le père qui gouverne sa famille en quelque sorte. Au droit naturel de l'autorité du père se conjugue un droit politique à commander. Ce faisant, la fonction d'autorité du père en sort renforcée et légitimée. « Le père n'est donc pas seulement le chef politique de la famille ; il y est l'organe de la tradition, l'interprète de la coutume, l'arbitre des mœurs. On l'écoute avec déférence ; on ne l'aborde qu'avec respect, et l'amour qu'on lui porte est toujours tempéré par la crainte1»

    En revanche, dans les sociétés démocratiques, le gouvernement des hommes s'adresse à tous indistinctement. Il parle à tous, c'est-à-dire à chacun pris isolément en tant que citoyen, sans intermédiaire. Le père n'a pas de rôle particulier de médiateur de la loi, celle-ci s'adresse identiquement à tous. Son autorité en ressort affaiblie, elle perd de sa légitimité.

    La démocratie en définissant un lien direct avec l'ensemble de citoyens considérés comme égaux, tend à rapprocher les hommes en les considérant comme des semblables. « Lorsque les hommes différent peu les uns des autres, et ne restent pas toujours dissemblables, la notion générale du supérieur devient plus faible et moins claire2 ».

    Conséquemment, l'idée démocratique s'immisce dans l'ensemble des rapports humains et sociaux et au cœur même des relations familiales. L'affaiblissement du lien de dépendance au père, l'affaiblissement de son pouvoir hiérarchique. « Je pense qu'à mesure que les mœurs et les lois sont plus démocratiques, les rapports du père et du fils deviennent plus intimes et plus doux ; la règle et l'autorité s'y rencontrent moins ; la confiance et l'affection y sont souvent plus grandes, et il semble que le lien naturel se resserre, tandis que le lien social se détend.3 »


    Cette affectivité accrue dans les liens familiaux, va également rebondir sur les liens de fratrie. Si dans la société/famille aristocratique, toutes les places sont décidées et marquées à l'avance, les enfants sont traités de manière inégalitaires (exemple de la primogéniture mâle) et par suite les liens qui se perpétuent dans la fratrie sont des liens sociaux répondant à des intérêts matériels. La raison prime sur le cœur.

    À l'inverse, dans la société/famille démocratique, les places entre chaque membre de la famille sont moins marquées et les relations entre frères et sœurs sont plus égalitaires. Par suite, les liens qui se prolongent dans la fratrie sont des liens affectifs nés d'une éducation similaire et rapprochée des enfants. Aux intérêts communs avant tout matériels de la fratrie en régime aristocratique, succèdent des liens affectifs et durables dans la fratrie en régime démocratique. « Ce n'est point par les intérêts, c'est par la communauté des souvenirs et la libre sympathie des opinions et des goûts que la démocratie attache les frères les uns aux autres4. »


    La famille affective est donc consubstantielle à la démocratisation des relations sociales. La démocratie, en développant l'égalité entre citoyens libres et autonomes, a contribué à affaiblir les formes hiérarchisées de relations sociales et en cela à affaiblir la légitimité de la seule puissance paternelle. C'est parce que le père a perdu de son pouvoir, parce que la relation hiérarchique s'est affaiblie que les liens affectifs ont pu se développer avec davantage de force dans les familles. Non pas qu'ils n'existaient pas auparavant, mais ils étaient totalement assujettis aux liens hiérarchiques et obligés qui primaient sur les liens affectifs. Le régime démocratique leur apportent la légitimité qu'ils n'avaient pas jusqu'alors en affaiblissant parallèlement les liens d'obligation au père.


    Dans la société aristocratique, si l'autorité était le fait du père (reflet de l'autorité du Prince sur ses sujets), dans la société démocratique naissante, cette autorité est accaparée par l'Etat, élément extérieur à la famille. C'est l'Etat, qui, par sa médiation directe sur les familles assurera un contrôle plus opérant et égalitaire de ses membres, parents comme enfants comme en attestent les différentes lois édifiées. De plus, l'Etat va permettre une redistribution plus équitable des rôles et des fonctions de chacun. En gouvernant la famille de l'extérieur, elle va permettre à celle-ci de transformer la nature de ses relations internes. Celles-ci vont se démocratiser, donnant une place plus importante à chacun de ses membres, en recentrant les liens familiaux autour de nouvelles valeurs : autonomie, affectivité. A une relation de domination se substitue une relation d'affection, d'intimité. La famille va se privatiser en même temps que sa régulation se fera de manière extrafamiliale (lois, écoles, Etat). « la démocratie détend les liens sociaux, mais elle resserre les liens naturels. Elle rapproche les parents dans le même temps qu'elle sépare les citoyens.5 »


    Ainsi, pour Tocqueville, ce qui caractérise le mieux l'avènement des sociétés démocratiques est le principe d'égalité. Ce principe d'égalité va se répandre à son tour dans la cellule familiale, assurant à chacun une plus grande autonomie et une dynamique plus équitable et moins hiérarchisé dans les rapports intrafamiliaux. Néanmoins, même pour Tocqueville, si les relations tendent à se démocratiser, l'autorité naturelle, même affaiblie, reste toujours celle du père. « L'objet de la démocratie est de légitimer les pouvoirs nécessaires et non de détruire tous les pouvoirs6 ». Au sein de la famille, l'homme reste « le chef naturel », même si la nature des liens sont désormais centrés sur l'affectivité.7


    1Ibid, p.64

    2Ibid, p. 63.

    3A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome IV, Paris, Pagnere, 1848, p. 66.

    4Ibid, p. 68.

    5Ibid, p. 70

    6 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840), Paris, Laffont, 1986, p. 573.

    7Si on prolonge le raisonnement de Tocqueville en l'élargissant à l'ensemble des relations sociales, on constate qu'il conserve toute son acuité aujourd'hui. En effet, plus une société « s'égalise », plus les liens entre ses membres sont choisis, libres et « naturels », moins ils sont contractualisés, étatisés, hiérarchisés et décidés. Les relations s'individualisent hors de cadre institué du dehors et elles deviennent de fait moins obligées, plus fluides et plus électives. Les relations sociales tendent à se désinstitutionnaliser. Or, c'est bien ce qu'on observe aujourd'hui dans le cadre des nouvelles formes familiales et des relations conjugales plus libérées.


    1 commentaire
  • Dans son ouvrage central en trois tomes, L'ère de l'information[1], le sociologue américain Manuel Castells s'intéresse aux transformations culturelles et sociales engendrées par la « société informationnelle », société en réseaux, dans laquelle nous vivons désormais. Dans  ce tome, Le pouvoir de l'identité[2], il s'intéresse plus précisément à la question de l'identité (en tant qu'élément de reconnaissance sociale et de définition des individus) dans le cadre d'un monde en profonde mutation. Cette mutation repose sur deux grands pôles complémentaires mais contradictoires que sont :

    - d'un côté, la mondialisation des activités humaines : activités économiques, flux de capitaux, mise en reséau de l'information, etc. qui bouleversent profondément les repères structurants de l'Etat-nation dans lesquels les individus s'identifiaient, se reconnaissaient et agissaient autrefois (encore aujourd'hui mais différemment).

    - De l'autre, l'atomisation sociale avec le développement des communautés locales, ethniques, territoriales, qui redonnent sens et pouvoir aux individus à l'échelle locale face à la dépossession d'un pouvoir mondialisé ;  des politiques de décentralisation, afin d'être au plus proche des revendications citoyennes et d'agir au plus près des préoccupations de chacun.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    De ces deux mouvements, c'est le cadre même de l'Etat-Nation, historiquement daté, invention des sociétés industrielles, qui s'effrite progressivement. La légitimité des institutions traditionnelles s'en trouve ébranlée.

    <o:p> </o:p>

    Pour Castells, ce qui caractérise ces bouleversements profonds de l'organisation sociale et de la structure des sociétés, c'est l'apparition de la société organisés en réseaux, où les flux d'informations, de capitaux, passent et repassent dans un univers déterritorialisée et intemporel. Ce sont les notions d'espace et de temps qui sont complètement renouvelées, le concept d'Etat souverain qui périclite, la sécurité de repères stables qui s'effrite, etc.  La révolution technologique, la disparition de l'Etat Nation avec la mondialisation, font parallèlement apparaître des mouvements de revendications identitaires, qui tentent de lutter contre l'universalisation, par la singularité culturelle, ethnique, et l'autodétermination des peuples. Ces mouvements peuvent prendre deux grandes directions ;

    - soit ils ont une capacité d'orientation positive, projective vers une nouvelle forme d'organisation sociale légitimante : le féminisme et l'écologisme en font partie.

    - soit, plus dangereux en apparence, ces mouvements peuvent s'orienter vers des formes de repli identitaire, dans une logique défensive, régressive comme le fondamentalisme religieux ou ethnique notamment.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Dans cet ouvrage, Castells explore justement ces nouvelles luttes sociales et politiques qui se développent un peu partout dans le monde. L'avantage de l'analyse de l'auteur est qu'elle repose sur une approche mondialisée du phénomène, en s'appuyant à chaque fois sur des exemples précis de mouvements repérés dans différents pays du monde, pour étayer son propos. Pour lui, l'ensemble de ces luttes sociales, de ces mouvements sociaux de type identitaires, bien que de formes et aux objectifs parfois différents, reposent sur un même ennemi commun : à savoir le nouvel ordre mondial qui se dessine, déterritorialisé et ultralibéral, qui manque de sens, car le pouvoir se dilue à un niveau inaccessible pour le citoyen ordinaire. Seuls quelques milieux (médiatiques, économiques, financiers, politiques) ancrés dans ces flux mondialisés disposent du pouvoir, qui par ailleurs, n'a plus de base démocratique, car il dépasse le cadre de l'Etat.

    <o:p> </o:p>

    D'une manière générale, c'est la question de l'identité et de son pouvoir qui sous-tend l'ensemble des mouvements sociaux et politiques qui secouent les différents pays du monde entrés dans la mondialisation. Par identité, l'auteur entend la source du sens et de l'expérience des individus. L'identité est ce qui fait sens, ce qui donne une assise aux individus et à leurs actions dans le monde.

    « J'appelle identité, nous dit-il le processus de construction de sens à partir d'un attribut culturel, ou d'un ensemble cohérent d'attribut culturel, qui reçoit priorité sur toutes les autres sources.[3] »

     La définition qu'il en donne a le mérite d'être claire et précise : l'identité n'est pas quelque chose d'innée, qui serait établie dès la naissance, mais un processus de construction de sens. Pour cela, elle ne peut se faire que dans le cadre d'une socialisation. La construction du sens ne provient que de l'interaction d'individus entre eux avec une histoire, une appartenance sociale, culturelle, ethnique, etc.

    De plus, ce sens s'appuie sur des attributs culturels cohérents : ce peut être une histoire commune, un territoire commun, une langue commune, des mythes fondateurs, etc.

     A titre d'exemple, l'identité française s'est définitivement construite sous la IIIème République avec l'enseignement obligatoire pour tous les enfants à partir de 1881 selon des objectifs précis : développer le mythe des ancêtres gaulois (identité historique et appartenance commune), faire disparaître les patois locaux et imposer le français sur l'ensemble du territoire (l'identité linguistique est un élément essentiel du sentiment d'unité), ériger et valoriser les principes de la Nation républicaine (identité nationale et partage des valeurs républicaines).

    Le sentiment d'unité nationale et d'appartenance à la Nation française était l'un des objectifs prioritaires de la politique scolaire de la IIIème République en plus de former un citoyen autonome, libre et apte d'agir et de penser par lui-même.

    <o:p> </o:p>

    L'identité peut certes être multiple, parfois contradictoire : un individu peut en avoir plusieurs, selon celle qui lui semble la plus importante, la plus essentielle, selon le lieu et le moment où il agit. Cependant, il ne faut pas confondre identité et rôle social : si les deux peuvent parfois se confondre, il existe une différence essentielle. Les rôles sociaux sont des « identités » qui sont instituées de l'extérieur, par l'institution. Par exemple, le rôle de père est un rôle défini par l'institution sociale qu'est la Famille. En revanche, les identités proprement dites, précise l'auteur « sont des sources de sens pour les acteurs eux-mêmes et par eux-mêmes, elles sont construites par personnalisation [4]». à la différence des rôles sociaux, que l'on joue, parce que l'institution nous les assigne, les identités sont instituées du dedans, elles sont intériorisées et nous les personnifions individuellement.

    Pour reprendre les propos de Castells, « les identités organisent le sens, tandis que les rôles organisent les fonctions ».

    On peut être père, enseignant (rôles sociaux assignés par la société) et remplir les fonctions sociales afférentes à notre rôles, à notre statut, arrêté par la société, selon des lois, des règles, des codes à respecter. Dans ce cas, on exerce notre fonction d'enseignant, de père, un point c'est tout, sans que celles-ci ne fassent forcément sens pour nous. Ce ne sont pas des rôles que nous ressentons comme des sources d'identité fortes. Pour autant, on peut s'identifier à son statut de père ou d'enseignant et considérer que ces rôles font sens. Dans ce cas, l'identité rejoint le rôle, le statut. Mais ce n'est pas nécessairement le cas.

    Serge Paugam, sociologue français, spécialiste de la précarité et de l'exclusion, identifie quatre grands pôles d'identités chez l'individu qui lui sert à se définir aux yeux des autres et à être défini par les autres.

    <o:p> </o:p>

    -         l'identité communautaire qui se réfère à l'appartenance à un groupe, à des pairs, etc.

    -         l'identité filiale qui se réfère à l'attachement généalogique à sa famille.

    -         l'identité professionnelle, plus globalement l'identité « sociétaire » qui se réfère dans les sociétés industrielles à notre statut socio-professionnel essentiellement. Elle renvoie à notre place dans la société, par rapport à notre statut social, professionnel.

    -         l'identité citoyenne qui se réfère à notre appartenance à une nation, à ses valeurs, ses idéaux, son histoire, etc.

    <o:p> </o:p>

    Or, aujourd'hui, si je reprends ces quatre pôles identitaires, nous constatons que certains de ces pôles, en lien avec l'analyse de Castells se délitent de plus en plus.

    1. D'une part, la famille subit des transformations profondes qui remettent en question son organisation sociale traditionnelle héritée en grande partie du système patriarcal. (J'y reviendrai plus loin en détail) féminisme, égalitarisme, recomposition familiale, perte de l'autorité exclusive des pères, sexualité, amour, procréation, et famille sont de plus en plus dissociés, tendant à faire de la famille un lieu refuge de moins en moins structurant.

    <o:p> </o:p>

    2. d'un autre côté, l'emploi est de plus en plus précarisé. La mondialisation tend à exercer une pression sur les coûts salariaux, une flexibilité accrue sur les travailleurs. L'emploi est moins sécurisé, l'exigence de responsabilisation et l'individualisation croissante des relations d'emplois tendent à modifier en profondeur la structure même des rapports sociaux de travail/production. Les travailleurs perçoivent de moins en moins leur emploi comme une source de sens et donc d'identité.

    <o:p> </o:p>

    3. Enfin, avec la mondialisation et la substitution des pouvoirs nationaux aux organisations supranationales (BCE, Bruxelles, ONG, etc.) et de l'autre côté, la décentralisation et le transfert de pouvoirs et de compétences aux organes décentralisés de l'Etat (Communes, Départements, Régions), c'est l'Etat-Nation qui perd de son sens et de sa capacité à unir les citoyens. En outre, la remise en cause de l'Etat-Providence, source importante de l'Etat-Nation dans les pays industriels renforce davantage encore le décrochage identitaire à l'Etat-Nation. L'Etat est de moins en moins valorisé, en revanche la nation (dans une définition transformée) reprend de la vigueur avec les poussées nationalistes.

    Face à ces transformations profondes qui touchent l'Etat, la famille, et l'emploi, ce sont des sources de sens et d'identité essentielles pour les individus qui sont menacées, tout au moins, qui sont en pleine redéfinition.

    <o:p> </o:p>

    Cette restructuration pose des problèmes identitaires, questionnent et inquiètent les individus qui ne savent plus trop à quoi se raccrocher. L'identité est la source essentielle de définition de l'individu et de son émancipation. Sans support, difficile de se libérer. Sans attache, l'individu manque de repères Paradoxalement, il faut des liens pour s'émanciper. Car ces liens font sens, ils structurent la personnalité, ils disent qui on est, d'où on est et permettent de mieux identifier où l'on veut aller. A ce titre, l'identité est primordiale en tant que source du sens, c'est-à-dire comme source de l'action des individus. Le sens, c'est « ce qui est identifié symboliquement comme l'objectif de l'action de l'individu » nous dit Castells. C'est à la fois l'origine et la direction ; l'arc et la flèche.

    La famille, l'emploi, l'Etat-Nation ne font plus suffisamment sens aujourd'hui. En revanche, il existe un domaine qui à l'inverse des trois autres s'affirme de plus en plus : l'identité communautaire. La défaillance identitaire des autres sources de sens renforce parallèlement le pouvoir de celle-ci. On le constate tous le jours : de plus en plus de mouvements s'organisent autour de la défense d'intérêt et de projets communautaires : mouvements féministes dans les années 70, gay et lesbiens dans les années 80/90, mouvements ethniques, religieux aujourd'hui se développent.  Ces mouvements ne sont pas tous porteurs de dangers, certains sont porteurs d'une vision positive de la société.

    <o:p> </o:p>

    Castells identifie, de son côté, trois formes d'identité différentes :

    <o:p> </o:p>

    1. L'identité légitimante, qu correspond à celle qui est instituée par l'Etat, par les institutions sociales dominantes qui cherchent à rationaliser les comportements des individus. Cette forme d'identité est normative, imposée d'en haut, comme valeur dominante qui a autorité. Castells l'identifie à la société civile.

    <o:p> </o:p>

    2. L'identité-résistance qui est celle qui est adoptée par les acteurs en position dominée/dévalorisée par la logique dominante. Ils usent de stratégies identitaires défensives, en contradiction souvent avec les principes identitaires dominants. C'est une identité de forme communautaire, repliée sur elle-même. Où l'on assiste à des mouvements d'essentialisation de l'ethnie, du territoire (gangs, ghettos) pour construire la communauté et son appartenance. Castells la définit comme une stratégie défensive, de résistance pour les exclus. Elle correspond à ce qu'il nomme « l'exclusion des excluants par les exclus ».

    <o:p> </o:p>

    3. Enfin, l'identité-projet qui cherche à (re)construire une nouvelle identité en redéfinissant les positions sociales et l'ensemble de la structure sociale dans son organisation, ses valeurs, ses logiques dominantes. Le féminisme, en voulant casser l'organisation patriarcale de la société en est un bon exemple. L'écologisme également, qui veut mettre l'économie au service des hommes et non l'inverse (pour faire simple).  Cette forme d'identité-projet vise à produire de nouveaux sujets.

    <o:p> </o:p>

    Evidemment, ces trois formes d'identité ne sont pas imperméables les unes aux autres. Il est possible de passer d'une forme à une autre ; la résistance peut se constituer en projet et le projet devenir par la suite dominant, identité légitimante.

    <o:p> </o:p>

    Dans la société en réseaux dans laquelle nous vivons actuellement, dans la tension entre le mondial et le local, entre lieux du pouvoir (lointains et diffus) et ceux de l'expérience vécue (proches et concrets), Castells s'intéresse à relever la dynamique identitaire à l'œuvre aujourd'hui. Pour lui, c'est le mode défensif qui semble l'emporter pour le moment, autour de stratégie communautaire luttant contre une société en réseaux qui perd de son sens, de sa proximité, de sa capacité à donner du pouvoir aux individus, etc.

    L'hypothèse centrale de son ouvrage consiste à dire que les sujets ne se construisent plus dans le cadre dominant et légitime de la société civile qui se désintègre de plus en plus, mais dans le sillage d'une résistance communautaire dont les conséquences ne sont pas encore identifiables.
    <o:p> </o:p>

    L'identité de type communautaire semble donc s'imposer un peu partout dans le monde, face à des sources identitaires traditionnelles en crise (travail, famille, Etat) et dont la finalité semble davantage être portée par des stratégies de défense que par des stratégies de projets (le fondamentalisme religieux, musulmans ou chrétiens, le retour des régionalismes, le clivage des identités wallonnes et flamandes en Belgique, les catégories ethniques, les Milices aux Etats-Unis, etc., à des degrés divers, sont des exemples de ce communautarisme défensif contemporain). « La quête du sens passe par la reconstruction d'identité défensive autour de principes communautaires[5] » souligne l'auteur avant d'exposer sa théorie à l'observation concrète de différents mouvements dans le monde.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>


    [1] Manuel Castells, L'ère de l'information, Tome I à III, Fayard, Paris, 1999.

    [2] M. Castells, L'ère de l'information, II, Le pouvoir de l'identité, Fayard, 1999.

    [3] Ibid, p. 17

    [4] Ibid, p. 17

    [5] Ibid, p. 22.



    1 commentaire