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    « Pour avoir un sens défini, la sociologie doit chercher ses problèmes, non dans la matière de la vie sociale, mais dans sa forme (...). c'est sur cette considération abstraite des formes sociales que repose tout le droit que la sociologie a d'exister. »

    « Les formes qu'affectent les groupes d'hommes unis pour vivre les uns à côté des autres, ou les uns pour les autres, ou les uns avec les autres, voilà donc le domaine de la sociologie. Quant aux fins économiques, religieuses, politiques, etc., en vue desquelles ces associations prennent naissance, c'est à d'autres sciences qu'il appartient d'en parler. » (p. 71)


    Pour Simmel, seules comptent les formes de la vie sociale, non les fins. Ce ne sont pas les finalités des interactions humaines, (profit économique, pouvoir, propriété, etc.) qui doivent être prises en compte et faire l'objet de la sociologie, mais les formes initiales sur lesquelles ses fins se constituent, à savoir par exemple les formes que prennent les relations interindividuelles : le conflit, la divulgation, le secret, l'amour, la domination, la concurrence, etc. que l'on retrouve indifféremment dans l'ensemble des sphères sociales d'activité. La concurrence par exemple, est présente aussi bien dans des desseins amoureux (prétendants), qu'économique (conquête d'un marché) ou encore idéologique ( domination d'une idée).

    Les formes sociales sont donc des modes de relations interindividuelles communs à tous les groupements sociaux, mais aux buts différenciés

    « C'est ainsi qu'un phénomène comme la formation de partis se remarque aussi bien dans le monde artistique que dans les milieux politiques, dans l'industrie que dans la religion ».


    Pour Simmel, ce sont l'ensemble de ces différentes formes sociales qui constituent la société. C'est leur association mutuelle, leur combinaison variée qui en se rencontrant font société, en tenant ensemble et unis les différents éléments.

    Simmel définit par suite ainsi la société : « par société, je n'entends pas seulement l'ensemble complexe des individus et des groupes unis dans une même communauté politique. Je vois une société partout où des hommes se trouvent en réciprocité d'action et constituent une unité permanente ou passagère. » (p. 73.)

    Ainsi, la société simmelienne correspond à l'ensemble des interactions qui mettent en contact au moins deux individus. Il n'y a pas chez lui une primauté accordée à la société sur les individus comme chez Durkheim. La société, ce n'est que l'ensemble des formes sociales qui s'agrègent les unes les autres et se cristallisent pour former l'illusion d'un tout supérieur aux parties qui le composent.


    Mais ajoute t-il, dans ces actions réciproques d'union d'individus travaille dans le même temps une force perturbatrice qui tente de « casser » l'union. Ansi force centripète et centrifuge, force de cohésion et de déliaison sociale agissent corrélativement dans toute forme d'interaction sociale. Cette vision rejoint celle initiée par Freud dans la distinction entre pulsion de vie et pulsion de mort, de conservation et de destruction. (Malaise dans la culture). « Mais à ces causes de destruction s'opposent des forces conservatrices qui maintiennent ensemble ces éléments, assurent leur cohésion, et par là garantissent l'unité du tout jusqu'au moment où, comme les choses terrestres, ils s'abandonnent aux puissances dissolvantes qui les assiègent » (p. 73).

    Ainsi, dès le début, Simmel souligne combien la pérennité du lien social et sa perpétuation n'est pas naturelle, mais demande un effort constant, tant les forces perturbatrices travaillent autant que les forces agrégatives. (c'est le fameux concept de la porte et du pont : le pont lie le séparé tandis que la porte sépare ce qui était lié). Mais ces forces conservatrices, comme les liaisons atomiques sont en partie indépendantes des atomes (individus) pris isolément. C'est leur rencontre qui crée ces forces centripètes de cristallisation du lien.


    Les groupes sociaux et la société mettent donc en jeu des éléments, des forces de conservation spécifiques, distinctes des forces élémentaires individuelles, ce qui leur donne leur caractère externe aux individus qui les composent. Ces phénomènes de conservation que la société a mis en place lui donne ainsi un caractère d'extériorité et d'objectivité vis-à-vis des individus pris isolément. « elles se posent en face des particuliers comme quelque chose qui les domine et qui ne dépend pas des mêmes conditions que la vie individuelle » (p. 74)


    Mais ajoute t-il, il n'y a pas de société sans individu préalable, pas de tout sans partie à l'origine. Ainsi les produits humains n'ont pas de réalité en dehors des hommes qui les produisent, sauf s'ils sont de nature matérielle (outils, machines), mais les créations idéelles, spirituelles (société, Etat, etc.) n'existent qu'au travers des intelligences particulières qui les pensent.


    La question que pose Simmel et qui traverse toute la sociologie est donc celle de savoir comment l'on passe de l'individuel au supra-individuel, du singulier au collectif, de la subjectivité à l'objectivité et l'autonomie des formes sociales?


    Pour Simmel, seuls comptent les individus. C'est une vision purement conceptuelle (idéal-typique dira Weber) qui fait exister des formes autonomes des individus afin de faciliter et simplifier la réalité sociale complexe du monde des hommes. Ramener les rapports interhumains à leur unité essentielle, à leurs éléments ultimes est impossible pratiquement et donc le sociologue opère par simplification. La connaissance totale lui étant interdite, il opère en traitant ces phénomènes comme des entités indépendantes des individus, ayant leur propre autonomie d'action hors des individus qui les ont constitués.

    « C'est donc seulement par un procédé de méthodes que nous parlons de l'Etat, de droit, de la mode, etc. comme si c'était des êtres indivis.  (...) Ainsi se résout le conflit soulevé entre la conception individualiste et ce qu'on pourrait appeler la conception moniste de la société ; celle-ci correspond à la réalité, celle-là correspond à l'état borné de nos facultés d'analyse ; l'une est l'idéale de la connaissance, l'autre exprime sa situation actuelle.1 » (p. 73-74)


    La permanence de la société

    Simmel interroge ensuite les conditions de la permanence du social, de la société, des groupements sociaux dans le temps, malgré l'évolution et le dynamisme interne de ses membres qui changent dans le temps. Comment ce maintient la société dans le temps quand les individus qui la compose changent en permanence?

    Il va démontrer, à l'aide de plusieurs hypothèses ce qui fait « tenir » ensemble des individus différents dans le temps afin d'assurer une permanence au groupe, et donc donner l'impression de sa relative indépendance, autonomie et objectivité (extériorité) par rapport aux individus qui le compose.

    « le fait que les individus sont à côtés les uns des autres, par conséquent extérieurs les uns aux autres, n'empêche pas l'unité sociale de se constituer ; l'union spirituelle des hommes triomphe de leur séparation spatiale » (p. 75)


    Il va relever les facteurs de permanence du collectif :

    • le sol, le territoire constitue un premier facteur d'unité du groupe. Mais c'est surtout l'unité psychique qui, liée à l'appartenance au sol, la renforce et fonde cette permanence. Le sentiment d'unité est premier et s'ancre ensuite dans un terreau matériel, concret qu'est le territoire pour mieux asseoir et objectiver son unité.

      Néanmoins, ce facteur est loin d'être suffisant, puisque la famille par exemple continue à constituer une unité hors d'un lien spatial défini, ou les associations mondialisées, etc.

    • le facteur le plus efficace de liaison, d'unité et de permanence du groupe social est la « liaison physiologique des générations » qui se lie souvent à la communauté de territoire.

      En effet, les générations se succèdent continuellement, si bien que des nouveaux entrent pendant que les anciens restent et forment ces nouveaux. L'unité repose sur le lien générationnel indéfectible qui est permanent. « La sortie des éléments anciens et l'entrée de nouveaux s'opèrent si progressivement que le groupe fait l'effet d'un être unique ». (p. 77) «  C'est ce renouvellement lent et progressif du groupe qui en fait l'immortalité et cette immortalité, nous dit Simmel est un phénomène sociologique d'une très haute portée. » (p. 78)

        • elle donne une valeur supérieur au tout

        • elle donne une impression d'extériorité et d'objectivité du tout

        • elle autonomise le tout de ses parties composantes

        • elle permet la conservation et la reproduction sociale

        • elle est créatrice d'ordre social et de régulation

        • elle rend le tout intemporel et permanent

        • elle objectivise les formes sociales en les instituant en formes (presque) matérielles


    Ce résultat se paie d'un prix fort : celui de l'effacement de l'individu au profit du collectif ; celui de la mise à l'écart de sa personne au profit de ses rôles et fonctions instituées au sein du groupe en tant que représentant et continuateur de ce groupe. Ainsi, le socle même sur lequel repose la pérennité du social, le support de l'existence et de la permanence du social s'ancre dans la dépersonnalisation individuelle, dans son instrumentalisation en tant qu'agent du social.

    « Car la société court d'autant plus de risque nous dit-il qu'elle dépend davantage de l'éphémère individualité de ses membres. Inversement, plus l'individu est un être impersonnel et anonyme, plus il est aussi apte à prendre tout uniment la place d'un autre et à assurer la conservation ininterrompue de la personnalité collective.2 » (p. 79)


    L'unité par la personne

    Ainsi, la permanence d'un groupe, d'une société repose sur l'effacement de l'individu dans sa singularité. A contrario, des groupements reposant exclusivement sur la personnalité d'un seul, ou d'une minorité d'individus sont condamnés à disparaître avec l'individu. Si la vie sociale d'un groupe est intimement lié à celle d'un individu directeur de ce groupe, celui-ci risque de se dissoudre avec le départ de cet individu. Cela renvoie notamment aux formalisations théoriques de la domination mises à jour par Weber dans le cadre de la domination de type charismatique, où le succès et la permanence du groupe n'est assurée qu'au travers l'incarnation du groupe via l'individu au pouvoir. Ce type de pouvoir est ancré dans le présent et ne peut durer. (exemple des dictatures, des pouvoirs personnalisés, quand le régent est l'Institution à lui tout seul).

    Il devient intemporel et s'ancre dans la permanence à partir du moment où le monarque n'existe pas en tant qu'individu singulier, mais en tant qu'incarnation d'un pouvoir abstrait dont il est le vecteur et le représentant.

    La manière la plus simple d'agir consiste à passer par un système de transmission héréditaire du pouvoir et de la dignité suprême. Cela évite la personnalisation et les problèmes liés aux interrègnes la continuité génétique de la royauté réfléchit alors celle de la société3.


    L'unité par la solidification des formes sociales

    Après s'être intéressé aux facteurs de solidification et d'objectivation du social, au travers d'une personne ou d'objets, Simmel va mettre l'accent sur les organisations sociales qui s'autonomisent par le groupe lui-même, c'est-à-dire par l'ensemble de ses membres. « dans ce cas, indique t-il, l'unité du groupe s'objective elle-même dans un groupe » (p. 84)


    La constitution de ces organes généraux permet de mesurer la spécificité de son concept de forme sociale. Pour lui, si le groupe en lui-même constitue un facteur d'objectivation et d'extériorité du groupe sur l'individu, cela résulte d'une division du travail.

    À l'origine, les relations sont de types inter-individuelles, elles prennent des formes différentes selon le type d'actions réciproques engagées et elles déterminent ainsi la nature du groupe (politique, professionnel, religieux, etc). Ainsi, le groupe religieux se définira par une volonté de communier autour d'une croyance. Ces relations interindividuelles s'exercent originellement sans intermédiaire, d'individus à individus particuliers. « L'unité d'action se dégage alors de débats directs entre les agents et d'une mutuelle adaptation des intérêts. (...) Mais bientôt, ces fonctions, au lieu d'être exercées par les intéressés eux-mêmes, deviennent l'office propre de groupes spéciaux et déterminés. Chaque individu, au lieu d'agir directement sur les autres, entre en relations immédiates avec ces organes nouvellement formés. En d'autres termes, tandis que là où ces organes ne sont pas formés, les éléments individuels ont seuls une existence substantielle et ne peuvent se combiner que suivant des rapports purement fonctionnels, leur combinaison, en s'organisant ainsi, acquiert une existence sui generis ; elle est désormais indépendante, non seulement des membres du groupe auxquels cette organisation s'applique, mais encore des personnalités particulières qui ont pour tâche de la représenter et d'en assurer le fonctionnement. » (p. 84)


    A travers cet extrait, c'est tout le processus d'objectivation des formes sociales que Simmel met à jour. En effet, à l'origine, les relations interindividuelles sont directes et s'effectuent de proche en proche, elles sont personnalisées. Goffman parlera de relation en face-à-face. Elles prennent des formes particulières selon les exigences de l'action réciproque : conflit, amour, haine, subordination, concurrence, etc. mais au fur et à mesure de l'installation dans l'interaction, le groupe établit des modes de relations prédéfinies, si bien que l'individu entre en relation de manière médiée avec autrui, en passant par un système de règles, d'institutions, d'offices. Progressivement, ces formes initiées par les actions réciproques directes entre individus s'objectivent dans des textes, des codes, des conventions, des groupes sociaux qui bénéficient d'une relative autonomie par rapport aux individus membres de ces groupes, donnant le sentiment que ces formes sociales vivent de leur propre vie, et que leurs existences sont auto-génératives, indépendantes des individus qui les font4.


    Ainsi, pour résumer la conception simmelienne de l'organisation des formes sociales en formes autonomes, il suffit de reprendre cet extrait de son ouvrage. « ce qui, à l'origine, consistait simplement en échanges inter-individuels, se façonne à la longue des organes spéciaux qui, en un sens, existent par eux-mêmes. Ils représentent les idées et les forces qui maintiennent le groupe dans telle ou telle forme déterminée et, par une sorte de condensation, ils font passer cette forme de l'état purement fonctionnel à celui de réalité substantielle » (p. 85)

    Autrement dit, de moyens facilitateurs des relations sociales, créés par les hommes au service des hommes, les formes sociales deviennent des fins en soi, en s'autonomisant des supports (individus) de leur existence.

    Ainsi, l'homme a besoin de créer (objets, idées, divinités) dans le but de sublimer ses propres qualités, mais qui, cette création effective s'émancipant de lui, l'oblige et le contraint dans ses actions. « Beaucoup de choses de notre être ont besoin de se projeter, de se métamorphoser, de s'objectiver ainsi pour produire leur maximum d'effet » (p. 86)


    Simmel s'interroge ensuite sur l'importance de la réalisation de ces organes différenciés pour la conservation du groupe. Ils permettent une rapidité de décisions, une meilleure concentration des forces de l'intelligence, il facilite les transactions sociales en les médiant.

    Néanmoins, il souligne l'importance à ses yeux de la non-absolue autonomie des organes. Ces organes ne peuvent être légitimes que si sous leur relative autonomie, les individus sentent qu'ils ne sont en réalité que des abstractions effectives (Etat, Famille, Ecole, Classe sociale, etc.) résultant des interactions individuelles initiales. En effet, il met en garde contre le risque de scission et de destruction qui opèrerait toutes les fois où les organes se considéreraient comme totalement indépendants des individus qui les ont fait. « Tout ce qu'ils expriment, écrit-il c'est la manière dont les unités primaires (les individus donc) du groupe mettent en oeuvre leurs énergies latentes, quand elles atteignent leur plus grande puissance d'action. Si donc, en se différenciant, ils se détachent de l'ensemble, leur action, de conservatrice, devient destructive. » (p. 91)


    Si le groupe a l'avantage d'avoir une voix plus forte et d'être plus efficace que le membre seul, il ne doit pas pour autant croire qu'il existe indépendamment de ces membres et agir pour lui-même plutôt que pour l'intérêt social, dans quel cas, il prend le risque d'exploser. Le groupement, l'organe est un moyen, une fonction ; il ne doit pas devenir une fin en soi ne servant que ses intérêts propres.

    Ainsi, en est-il du droit qui originellement n'est que la cristallisation juridique de formes de relations à l'autre. Il n'exprime rien de plus que ce que ces formes sociales de l'interaction doivent être afin de maintenir le lien social entre individus. Il est le moyen par lequel la socialité se développe et se perpétue. « A lui seul, il ne suffit nullement à assurer la vie, et, encore moins, le progrès de la société ; mais il est le minimum indispensable à la conservation du groupe. » (p. 97)


    L'interaction sociale est première ; le droit vient ensuite l'entériner, la faciliter, la perpétuer et la développer. Ainsi, le droit ne crée pas le lien, il le prolonge et l'avalise. Il n'est qu'un moyen au service de la socialité : il ne la fait pas5 ; il serait tant de le rappeler à l'heure de l'hyper-législativité de l'Etat.


     

    1  Approche à critiquer dans le sens où si le tout est bien la somme des parties, il est aussi plus que cela et a un comportement différencié des organes additionnés. Il a une existence propre dans le sens où au niveau des corps physiques, le comportement atomique diffère du comportement global.

    2 Cette application conceptuelle se retrouve dans la fameuse formule : personne n'est irremplaçable. Qui demeure vrai dans les cas où c'est la fonction sociale de l'individu qui est mise en avant et non sa singularité. Or, dans le champ professionnel aujourd'hui, la « remplaçabilité » est moins évidente. Dans les services, le face-à-face client/vendeur est essentiel et joue certes sur la fonction de chacun des interactants mais aussi et peut-être davantage sur leur personnalité propre. Ainsi, la perte d'un employé est moins facilement récupérable : à l'inverse l'embauche est rendue plus difficile car interviennent en plus des seules compétences professionnelles des critères plus subjectifs de qualités individuelles qui seraient intéressants à considérer dans une approche sociologique des nouvelles relations d'emplois.


    3 Un autre moyen existe pour s'assurer de la permanence de la société et fonder l'autonomie de l'unité sociale : c'est l'incorporation du groupe dans des objets impersonnels qui le symbolise. Simmel prend l'exemple des associations syndicales où les biens n'appartiennent à personne mais au groupe dans sa collectivité. La transmission des biens (donations, cotisations, etc) sont conservés par le groupe indépendamment des individus qui le constituent et/ou qui ont donné. Les biens sont socialisés.

    Aujourd'hui, on assiste au phénomène inverse avec les « brevets » qui sont l'apanage du travail d'un seul et qui ne sont par conséquent pas réutilisables par la collectivité. L'exemple des brevets atteste de cette montée en puissance de l'individu particulier au détriment du collectif.

    4 Ainsi les enseignants, pris dans une forme initiale de relation directe d' « enseignement » vis-à-vis d' « enseignés », constituent progressivement une classe sociale en soi qui a sa réalité autonome et qui, malgré la mouvance des individus (entrées/sorties) qui la compose demeure relativement homogène dans ses rôles et ses fonctions.

    5 L'inflation législative et juridique de nos sociétés contemporaines ont inversé les fonctions : constatant l'effritement du lien social, elle le judiciarise davantage pour l'assurer. Mais le droit n'assure pas le lien, il dit simplement comment il doit se faire, il intervient pour l'entériner, il ne le crée pas.


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  • Bonjour à tous,

    avant tout, je tenais à m'excuser auprès de mes plus fidèles lecteurs (si peu je pense!) d'avoir autant tardé avant de republier un billet sur ce blog.

    Récemment, j'étais occupé par la préparation d'un concours ainsi que les nombreuses demandes afflluentes pour les suivis de mémoires de mes étudiants. Mais dès à présent, je vais essayer de reprendre le cours de mes publications (même si les vacances débutant aujourd'hui pour moi) celles-ci risquent de se faire plus espacées dans le temps. Et puis il est bien connu, que lorsque l'été vient, que les roues tournent sur les routes de France et que les boissons sont "Epoïsées", le monde a bien peu d'importance en regard des  petits plaisirs estivaux que nous pouvons nous offrir.

     Néanmoins, avant de poursuivre plus avant mes publications, je tenais à vous informer de ma réussite au Capes de Sciences Economiques et Sociales. Sauf grave défaillance, je vais bientôt perdre mon statut de travailleur précaire auquel je commençais  progressivement à m'habituer.

     Fini les fins d'années à se demander si son poste sera ouvert pour la rentrée prochaine! fini l'angoisse de la fin du mois d'Août!  le délicieux parfum de l'incertitude semble vouloir définitivement s'estomper. Quel dommage? Quel plaisir! 

    Donc, pour une fois, permettez moi de ne parler que de moi, de ma petite personne et de mettre de côté politique, sociologie et autres disciplines pourtant passionnantes et souvent passionnelles...

    Mais je n'abandonne pas pour autant mon idée de reprendre ma thèse, comme je le précise sur ma page d'accueil. Simplement, je pourrais y réfléchir de manière plus sereine, adossé à la certitude d'un emploi pérenne.

    Au plaisir de vous retrouver prochainement,

    Thierry.

     

     

     


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    Après le service minimum dans les transports en commun, voici le service minimum d'accueil.

    Je tiens à préciser tout de suite que je ne suis pas fondamentalement contre sur le principe, mais en revanche, je suis foncièrement contre sur la méthode et les raisons de sa mise en place.

     1. le SMA n'est pas à proprement parler une entrave au droit de grève des enseignants, nous dit le gouvernement. l'entrave eut été de mettre en place un SME, c'est-à-dire un service minimum d'enseignement. tiens! belle idée que voilà... qui n'en doutons pas finira bien par se mettre en place un jour ou l'autre.  savoir comment on recrute, comment on enseigne, avec qui est une autre question. mais le sujet n'est pas là (pour le moment).

    2. En revanche, si le SMA n'est pas une entrave au droit de grève, il lui coupe l'herbe sous le pied. En effet, imaginons une entreprise où les salariés décideraient tous de faire grève. Donc la production serait nulle, ou très ralentie durant la période.  Imaginons maintenant que pour "arranger" les clients qui achètent les produits/services fabriqués/fournis  par cette entreprise, on mette en place un système de compensation. Par exemple, que l'employeur offre aux clients de nouveaux services, des compensations sur autre chose ou des formes de dédommagements divers et variés.

    Il y a fort à parier que dans ce cas, le mouvement de grève des salariés soit moins préjudiciable, aussi bien à l'employeur qui certes, perd en production et donc en profit au bout du compte, mais qui dispose de moyens pour néanmoins conserver ses clients et donc ne pas perdre son marché, que pour les clients eux-mêmes qui se voient dédommager des conséquences néfastes de la grève des salariés sur les services offerts.

    En revanche, ceux qui s'en sortent le moins bien dans l'histoire ce sont bien les salariés, dont la grève est finalement moins pénalisante pour l'employeur comme pour ses clients. Et en conséquence, les salariés se retrouvent condamnés soit à ne plus faire grève (ou alors de manière forte dans le temps) faute de peser véritablement, soit à voir leur revendications peu écoutées.

    Ce qui se passe dans l'Education Nationale est bien cela : les enseignants grévistes "empêchent" les parents de travailler, ils "empêchent" aux enfants d'apprendre. il faut donc contourner ces effets négatifs (en économie, on dirait externalités négatives) en créant les conditions nécessaires pour les rendre positives. L'Etat met en place alors des structures d'accueil des enfants afin que les parents puissent aller travailler sans avoir besoin de trouver une nourrice, etc. cela satisfait tout le monde, Etat et parents, sauf les grévistes eux-mêmes.

    3. Or, le propre d'une grève, il me semble, est de chercher un terrain d'entente, une fenêtre de dialogue social avec son employeur pour voir ses conditions de travail/salaires ou son organisation du travail, etc. évoluer. Bref, se faire entendre pour ensuite être enfin écouté! mais la grève est déjà la manifestation d'un désaveu, ou du moins d'un échec de la négociation. eEle intervient en dernier recours. Or, si celui-ci lui-même est en partie cassé, qu'advient-il des revendications?

     Certes, en tant que parent, je peux comprendre qu'il soit plus facile de savoir que son enfant sera gardé, sans être dans l'obligation de faire appel à une nourrice, ou à la crèche, etc. Mais l'enseignement n'est pas qu'une question réservée à un petit corps restreint de fonctionnaires : c'est une question qui touche l'ensemble de la société ; elle est à la base de l'accès à la citoyennté, à la constitution d'un individu libre, autonome et émancipé. elle devrait intéresser tout le monde et ne pas être instrumentalisé par le politique en mettant face-à-face parents et enseignants (comme on met face-à-face client et producteur, offre et demande dans un langage purement économique). a l'heure de l'individualisme, c'est un peu chacun pour soi, chacun chez soi et le gouvernement joue de ce clivage et de ses replis identitaires pour mieux casser les mobilisations collectives.  ce genre de procédés fait peser des menaces bien plus lourdes que celles de la simple désunion parents/profs cependant.

    4. En outre, oser dire que cette mesure permettra aux parents qui ont de faibles ressources de ne pas perdre une journée de travail, si la chose est vraie, n'en est pas moins totalement démagogique. On sait très bien que les familles modestes sont souvent celles où un seul des parents travaillent. Tandis qu'effectivement, pour les familles aisées, où les deux parents travaillent la plupart du temps, il est vrai que perdre une journée de travail représente un coût excessif dans le budget des ménages! D'ailleurs, au traitement médiatique du sujet, les sorties d'écoles où étaient intérrogés des parents qui estimaient que le SMA était une bonne idée, ne semblaient pas être très représentative de cette France d'en bas dont M. Sarkozy s'est fait autoproclamé le porte-voix, (sans pour autant s'en faire le porte-monnaie).

    Mais sans doute encore une fois je m'emporte un peu trop. Et que mon regard manque cruellement d'objectivité sur ce point. Mais que voulez-vous? Quand on a un esprit qui tangue à gauche (et pourtant une gauche bien moderne, loin de l'utopisme marxiste), il est difficile d'être toujours du côté des donneurs de leçons! (mais là encore, c'est un jugement de valeur!).

     

     


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  •  Je propose ici une première approche de mon (éventuel) sujet de thèse. il me reste encore à définir clairement mes concepts, ma ligne de lecture et l'orientation de mon travail mais je souhaite traiter de la question (inaccessible sans doute) de l'identité de l'individu en société moderne, c'est-à-dire des modes de construction identitaire et de constitution de l'individualité dans une société précarisée, fragmentée et multiple. je livre ici quelques premières réflexions, qui font suite à ma lecture de l'ouvrage de Z. Bauman "la vie liquide". Réflexions que je poursuivrai par la suite.

     

    « Ici, tu vois, on est obligé de courir tant qu'on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça ! »

    L. Carroll, Alice.


    La société contemporaine est une société fluide, dynamique et précaire, gouvernée par l'impératif du mouvement permanent. Dans ce type de société, stagner c'est reculer ; marcher c'est rester sur place. Le seul mouvement positif est la course : course perpétuelle, incertaine, chaotique, multiple, mais nécessaire. L'ensemble des membres qui composent la société contemporaine est affilié au mouvement. Dans ce monde, les gagnants et les perdants se mesurent à l'aune des efforts qu'ils consentent à faire pour se mouvoir. Les individus sont condamnés à évoluer, bouger, courir sans cesse. Deux solutions s'offrent à eux. Ou ils avancent ou ils périssent.

    Dans cette course incessante, il n'y a pas pour autant d'objectif à atteindre. C'est d'ailleurs parce qu'il n'y a pas d'objectifs à atteindre que nous sommes condamnés à courir. Nous courrons pour masquer le vide de sens, nous courrons pour combler un manque. Nous faisons ainsi de la course le moyen et la fin de toutes choses. Le mouvement ne renvoie plus à rien d'autre qu'à lui-même. Peu importe le sens de la course, ce qui compte est d'avancer, toujours plus vite, toujours plus loin. Le comment prime sur le pourquoi. Et c'est paradoxalement au moment même où les questions afférentes au pourquoi font surface (écologisme, productivisme, socialisme, etc.) que le mouvement s'empresse, que le comment s'accélère. La nature a horreur du vide disait Aristote à son époque. Les sociétés humaines peut-être plus encore. La sécularisation de la vie sociale, les critiques récurrentes du productivisme, la fin de l'idéologie socialiste, l'individualisation sociale, etc., ont fait basculer le monde dans un vide-à-être. Non pas un non-sens, mais un sens incertain, indécis, c'est-à-dire un sens-à-venir.


    Si bien qu'à un pourquoi défaillant doit répondre un comment agissant, afin de maintenir la société et ses membres liés, afin de cimenter (ou pour le moins éviter de rompre) la solidarité sociale. Au religieux divin qui rythmait la vie dans les communautés d'autrefois et soudait ses membres, a succédé un religieux consommatoire qui rythme la vie d'individus atomisés, dans une recherche effrénée de besoins à combler, jamais atteint en réalité, pour exister en tant que membre à part entière de ladite société. « Un marché de la consommation qui pourvoiraient aux besoins à long terme, voire éternels, constituerait une contradiction dans les termes », souligne Bauman. Je consomme, donc j'existe1, donc je suis membre de la société. Cette transmutation du religieux – dans le sens littéral de ce qui relie les hommes – a contribué à une inversion des valeurs : l'individualisme s'est substitué au holisme, (Dumont), la société des individus (Elias), à la communauté de membres, le mouvement perpétuel à la stabilité d'antan. La stabilité sociale qui, jadis, trouvait sa raison d'être dans le religieux divin impénétrable et inaltérable est aujourd'hui vigoureusement conspuée par la logique de consommation renouvelée en permanence. Là où dominait le pérenne domine désormais le bref, l'inédit, le nouveau, le changeant. Au principal succède le superfétatoire ; l'outil, de moyen devient une fin en soi. Au salut à venir dans la communion à Dieu des sociétés pré-industrielles, la modernité capitaliste a sacralisé le salut dans l'immédiat, dans cette vie-ci, à travers l'exigence de communion aux objets.


    Mais le problème majeur qui découle de ce renversement des valeurs, est lié au déplacement de l'objet même de communion. Le lien divin s'effectue ailleurs, dans l'autre-monde, quand le lien objectal – aux objets – s'effectue inévitablement ici-même, dans ce monde-ci et cette vie-ci. La raison d'être des choses échappaient alors aux hommes, elle leur succédait et leur préexistait dans le même temps. Ce monde n'était qu'un passage, une étape à traverser, aussi bien que possible, pauvrement ou richement, au cœur d'une communauté humaine. Tandis qu'aujourd'hui, si la finalité des choses nous échappe, rien ne vient la garantir au-delà de ce monde. Si finalité il y a, elle est immanente au monde, elle est le produit même de la réalisation concrète du monde par l'homme. Le monde devient sa propre fin : il est de notre devoir de l'en informer. Pour cela, nous avons usé de différentes stratégies dans l'histoire : Raison, Progrès, Science, Nation, Socialisme, Productivisme, sont quelques exemples de valeurs séculières qui sont venues remplacées Dieu comme source et fin de toute chose.

    Nous sommes aujourd'hui revenus de la plupart de ces formes de « transcendances humaines » : la raison ne permet pas d'appréhender la totalité du réel, le progrès est une flèche lancée sans boussole et sans cible, le scientisme déshumanise le monde, la Nation s'est diluée dans le mondialisme d'un côté, le localisme de l'autre ; enfin, le socialisme a échoué. En revanche, le productivisme est celui qui a le mieux survécu mais suscite de nouvelles interrogations, notamment sur le plan écologique. Pour l'instant, force est de reconnaître que c'est celui qui résiste le mieux.

    S'il résiste mieux que les autres, c'est parce qu'il a opéré à la synthèse de ces derniers. Le productivisme est rationnel et scientifique : il agit dans le sens d'une rationalisation des besoins humains et des pratiques productives. Pour cela, il se « scientifise », par les modes de production et d'organisation du travail. Il se lie au progrès parce qu'il innove en permanence, pour améliorer, fluidifier, accélérer, produire mieux et davantage. Enfin, il a même réussi à englober le socialisme dans sa doctrine positive, en ce qu'il définit les biens et les besoins pour l'ensemble des membres d'une société. Le productivisme institue socialement les désirs et par suite les besoins individuels. Il relie les hommes par les biens qu'il produit.

    Pour autant, le productivisme – et son avatar social, la consommation – n'est pas une garantie suffisante de l'être-ensemble. Il n'indique pas le sens ; il dit l'objet. Il produit toujours plus, pour consommer toujours plus ; il définit un « sujet désirant » plus qu'il ne définit un pourquoi de la production.


    Il n'y a pas plus de sens dans le productivisme que dans tous les autres produits de la modernité : la fin de l'Histoire est dépassée, mais c'est sa date qui interroge. Le sens n'est pas encore advenu. Dans ce cas, si le sens nous échappe non pas parce qu'il n'est pas, mais en ce qu'il ne nous appartient pas encore, il devient inévitable de courir pour s'en rapprocher au plus vite. La course devient dès lors le moyen le plus rapide et le plus sûr, pense t-on, d'accéder au sens-à-venir du monde.


    Je formulerai donc l'hypothèse suivante : la vie sociale s'accélère et se liquéfie à mesure que celle-ci s'éloigne du sens des choses. Je reprends la définition de la société liquide établie par Z. Bauman, en la complétant. Une « société liquide » est une société où la compression spatiale par l'hypertrophie du temps présent cherche à faire de l'homme en soi, la source et la fin de toute chose. En cela, la multiplication des expériences, l'introspection narcissique, la précarisation croissante de la vie sociale, l'accélération temporelle, le souci de soi, la fragmentation identitaire sont des éléments indissociables d'une transformation socio-anthropologique plus profonde : la radicalisation de l'individualisation par la constitution de ce que je propose d'appeler un "individu total" à "l'identité totale".


    Par identité totale, j'entends l'ensemble des expérimentations professionnelles, affectives, sexuelles, idéologiques, politiques, religieuses qu'un individu est susceptible de vivre objectivement tout au long de sa vie et qui vont dans le même temps, induire une multitudes de vécus différenciés, d'aptitudes particulières, aptes à faire émerger des identités multiples et fragmentées, autrement dit une identité mosaïque, constitutive de cette identité totale.

    L'identité totale n'est jamais en cela une identité claire et structurée, aux frontières délimitées et stables, elle ne correspond pas à l'absorption de l'individu dans une forme unique d'identité, mais au contraire elle résulte d'un ensemble complexe d'expériences différenciées et parfois contradictoires, où le même est à bannir, où, en revanche, l'altérite permanente à soi gouverne.

    En ce sens, l'identité totale peut être et est presque toujours illimitée, infinie, instable et en mouvement perpétuel ; elle appelle à une thérapie du moi, à une introspection permanente. Protéiforme et mosaïque, elle vit de l'altérité à elle-même. Elle peut difficilement se dire, elle ne peut que se raconter, et surtout se vivre. Elle n'est plus mesurable et identifiable en soi, comme pouvait l'être l'identité professionnelle ou sociale pour la sociologie classique. C'est une identité fluide, plastique aux contextes et environnements sociaux.

    1Dans un travail précédent, je soulignais la dimension existentielle de l'image spéculaire comme affirmation de son être-au-monde dans un univers de plus en plus changeant. Le reflet, lui, ne change pas, il dit la « vérité » de l'être. On retrouve sur le plan métaphorique la même fonction dans la consommation. L'objet consommé donne à être, il dit l'être au travers de ce qu'il possède, au travers de ce qu'il a. La différence essentielle ici est que l'avoir doit être renouvelé en permanence, quand l'image spéculaire reste toujours la même, ce qui fait de la consommation une course sans fin, une recherche jamais satisfaite de soi et de sa présence au monde.


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  •  je reproduis ici un article écrit par N. Journet dans le cadre d'une vision comparative des différentes approches concernant lles fondements de la culture humaine, au travers de la règle d'obligation exogame, autrement dit de la prohibition de l'inceste dans les sociétés humaines. A ce jour, il n'existe aucune société qui n'ait pas définie des règles strictes d'alliances iinterdites entre hommes et femmes. certes, si l'interdit de l'inceste diffère selon les lieux et les époques, il demeure un invariant anthropologique fondamental.

    La prohibition de l'inceste est l'objet, depuis le milieu du xixe siècle, de tentatives d'explications divergentes : aversion spontanée, peur des effets négatifs de la consanguinité ou base universelle du contrat social.

    La prohibition de l'inceste est probablement un phénomène universel. C'est en tout cas une notion que les anthropologues ont rangée, au même titre que la filiation, le mariage, les rites funéraires et l'institution de la famille parmi les constituants de la condition humaine. Toutes les sociétés, en effet, énoncent des règles concernant les unions sexuelles, durables ou non. Toutes, à quelques exceptions près, réprouvent ou interdisent et éventuellement sanctionnent l'union d'un père avec sa fille, d'un frère avec sa soeur, d'un fils avec sa mère. Au-delà de ce degré proche, elles dictent une grande variété de règles concernant les conjoints prohibés, tolérés ou convenables. En France, le droit canon, celui de l'Eglise catholique, a refusé jusqu'en 1215 l'union des cousins du quatrième degré (cousins issus de cousins issus de germains). De nos jours, la loi française interdit toujours d'épouser une nièce, un neveu, une tante ou un oncle. Dans bon nombre de sociétés traditionnelles d'Afrique, d'Asie et d'Amérique, ce n'est pas tant le degré qui compte que la nature du lien : il y est convenable d'épouser par exemple sa cousine germaine matrilatérale- et non sa cousine patrilatérale-. On autorise certaines nièces et pas d'autres, la soeur de son père, mais pas celle de sa mère et ainsi de suite.

    Les explications classiques

    Les théories avancées, dès la fin du xixe siècle, par les anthropologues pour expliquer la prohibition de l'inceste, sont de trois sortes : psychologiques, biologiques, ou encore socioculturelles.

    Les premières supposent que la réprobation de l'inceste est la reprise, sous forme de règle, d'une aversion spontanée chez l'homme pour certains partenaires. L'ethnologue finlandais Edward Westermarck, en 1891, puis le sexologue britannique Havelock Ellis, en 1906, ont développé l'idée que la cohabitation prolongée entre membres d'une même famille neutralise le désir. Ces thèses se sont heurtées à des objections de fond : quelle nécessité y aurait-il d'ajouter une interdiction à ce que, déjà, la nature repousse ? Si la répugnance est universelle, comment expliquer la relative fréquence des exceptions ?

    La deuxième grande famille d'explications considère les conséquences biologiques possibles de la reproduction entre consanguins. Les unions entre proches parents, chez l'homme, chez l'animal et chez certains végétaux, peuvent avoir des effets génétiques nocifs, qui sont de deux types : l'augmentation de la fréquence des tares héréditaires, et, en cas de répétition sur plusieurs générations, un phénomène de «dépression de consanguinité», appelé aussi «dégénérescence». Dans les pays occidentaux, c'est la raison qui est souvent donnée. Dans les croyances populaires du monde entier, il est fréquent que les naissances anormales soient attribuées à des pratiques incestueuses, connues ou supposées. Mais peut-on dire que l'on tient là l'explication de l'origine du phénomène ? Rien n'est moins sûr. L'augmentation des cas de tares graves est faible et on conçoit mal que des peuples sans écriture ni registres en prennent conscience. La «dépression de consanguinité» n'est ni un phénomène naturel, ni un fait universel. De nombreuses espèces animales sauvages vivent dans la consanguinité sans dommage.

    Une troisième famille d'explications s'appuie, enfin, sur des raisons sociales ou des représentations collectives. L'essai publié par Emile Durkheim en 1897 est un bon exemple (1). Les sociétés sont toutes passées, affirme-t-il, par le stade du totémisme. Or, le totémisme est habité par l'horreur du sang du totem, qui est aussi celui du groupe de parents auquel on appartient. Commettre un inceste, c'est risquer d'entrer en contact avec ce sang totémique. D'où le véritable tabou qui pèse sur cet acte. L'idée de Durkheim est efficace : elle rend compte non seulement de l'inceste biologique, mais des règles propres à chaque société concernant ce qu'est l'intérieur et l'extérieur du groupe des consanguins. Mais elle est faiblement étayée : le totémisme n'a sans doute jamais existé sous la forme qu'il lui attribue, en tout cas n'a pas de valeur universelle, et la peur du sang n'a pas de lien nécessaire avec les rapports sexuels. On verra cependant que des recherches sur les croyances et la symbolique des humeurs sont au coeur de développements récents sur le sujet.

    Claude Lévi-Strauss et le contrat social

    La théorie la plus achevée est celle qu'en 1947 Claude Lévi-Strauss propose en ouverture de sa thèse sur les structures élémentaires de la parenté (2). C'est la première explication transculturelle et sociologique convaincante du phénomène. L'argument de départ est le suivant : la prohibition de l'inceste n'est ni un fait instinctif, ni un improbable calcul eugénique, mais un fait à la fois universel et culturel. Son universalité repose sur le principe naturel que l'homme, pour se reproduire, doit s'accoupler avec l'autre sexe. Mais il s'interdit certaines partenaires et en prescrit d'autres. Le caractère culturel de ces règles est évident, puisqu'elles varient selon les époques et les lieux. Il en va ainsi de beaucoup de domaines : partout dans le monde, les hommes boivent, mangent et dorment. Ce sont des faits naturels. Ce sont aussi des faits culturels, puisqu'ils se réalisent selon des normes différentes.

    Cependant, la prohibition de l'inceste n'est pas une règle banale : elle est, du point de vue des sociétés humaines, fondatrice. En effet, selon Lévi-Strauss, ce n'est pas tant une interdiction qu'une injonction, pour l'homme, à renoncer à ses filles et à ses soeurs. Pourquoi y renoncerait-il si ce n'est pour les céder à autrui ? La prohibition de l'inceste est la face négative d'une obligation positive : celle d'établir des liens d'échange (de femmes) entre familles et, au-delà, entre groupes. Ce n'est pas un article de morale sexuelle, mais la clause première du contrat social, qui brise les limites du groupe familial clos «se perpétuant lui-même, inévitablement en proie à l'ignorance, à la peur et à la haine» (3). Sur un plan conceptuel, c'est le moment logique du passage de la nature à la culture, de la condition animale à la condition humaine. La prohibition de l'inceste est, en somme, la première institution qui impose comme règle «l'échange de femmes, de paroles et de biens» entre les hommes. Aussi, déclare-t-il en 1960, «la prohibition de l'inceste fonde la société humaine et, en un sens, elle est la société» (4).

    Chacun creuse son sillon

    La théorie de Lévi-Strauss a exercé, au-delà même de son domaine, une grande influence, au point d'incarner pendant trente ans une sorte de vulgate anthropologique. On peut la rapprocher à cet égard des vues freudiennes sur la question : «loi du père» ou «règle fondatrice», la prohibition de l'inceste s'impose comme le prototype même du fait culturel. Cependant, les autres approches, biologiques, comportementales ou psychologiques ont conservé leurs défenseurs.

    En éthologie animale, par exemple, on insiste aujourd'hui sur le fait que d'assez nombreuses espèces pratiquent, à l'état sauvage, l'évitement de l'inceste. La sociobiologie a repris l'idée que ces comportements sont logiques du point de vue de l'évolution. Cette thèse est parfois présentée comme un fait solide. Pourtant, comme le notent André Langaney et Robert Nadot (5), «de tels mécanismes ne sont pas de règle dans l'ensemble du monde animal». On hésite donc à conclure sur le fond. Reste aussi la question du «comment ça marche ?». Ces mécanismes, en effet, n'existent que pour des scientifiques capables de reconnaître un «coefficient de consanguinité», ce qui n'est le cas ni des animaux, ni des observateurs populaires de la nature. L'évitement de l'inceste ne peut donc être qu'un instinct, ce qui limite sa portée aux degrés les plus élémentaires (fils, père, frère) et ne permet toujours pas de comprendre la pratique humaine (voir encadré p. 44).

    La thèse de l'inhibition sexuelle a également été remise sur le métier. Divers travaux sur l'attirance sexuelle entre parents proches épousables, ou entre personnes non apparentées élevées ensemble, ont donné des résultats positifs. S. Talmon, en 1964, et J. Shepher, en 1983 (6), ont décrit l'exogamie spontanée des enfants de kibboutzim israéliens élevés en communauté : bien qu'encouragés à se marier dans le groupe, ils ont, sans exception, préféré un partenaire extérieur. Les auteurs l'expliquent par une neutralisation du désir entre adolescents élevés ensemble, phénomène que certains ethologues comparent à la lassitude des couples monogames. Paul Roscoe, lui, oppose la tonalité agressive des rapports sexuels aux rapports d'affection qui règnent (ou devraient régner) dans les familles (7). Quoique fort intéressantes, toutes ces recherches butent sur une question de logique : pour appeler une répression, il faut tout de même que l'inceste soit un peu une tentation, comme le soutiennent les psychanalystes.

    Les approches biologiques et psychologiques de la prohibition de l'inceste semblent surtout pratiquer une définition qui n'inclut que la cellule élémentaire, celle où les parents se reconnaissent à coup sûr. A les suivre, on devra distinguer entre l'inceste proprement dit - objet de rejet spontané - et le manquement aux règles de mariage et de comportement sexuel, qui serait une construction humaine plus conventionnelle. Pourtant l'inceste biologique n'est pas partout traité comme un sacrilège, ni même comme un délit. Il y a des exemples dans l'Histoire : au iie siècle avant J.-C., le mariage avec la soeur véritable était, semble-t-il, couramment pratiqué dans la colonie grecque d'Alexandrie. Dans les pays occidentaux, actuellement, les relations sexuelles entre père et fille et entre frère et soeur ne sont pas si rares (au moins 4 % des femmes seraient concernées, selon une enquête américaine). Elles sont le plus souvent tenues secrètes par la famille. Juridiquement, ces incestes ne sont pas des délits spécifiques : ils ne sont sanctionnés qu'au titre d'abus sexuel sur des mineurs, lorsque c'est le cas. Ni dégoût, ni sanction : on se demande où est la dimension normative, si ce n'est dans la réprobation publique qu'entraîne la révélation de telles pratiques et, bien entendu, dans les lois sur le mariage. Il s'agirait donc bien d'une règle sociale.

    Les approches socioculturelles de l'inceste se sont développées depuis les années 60 dans deux directions : consolidation et déconstruction. Consolider, en l'occurrence, consiste à explorer les aspects transculturels de l'interdit. Les travaux de Françoise Héritier, par exemple, ont fait apparaître ce qu'elle nomme un «inceste du 2e type» : c'est celui qui, typiquement, interdit à un homme d'épouser successivement une femme puis sa fille, ou à une femme d'épouser successivement un homme, puis son frère (8). Il en existe de nombreuses formes qui, selon Françoise Héritier, reposent sur l'horreur de la mise en contact d'humeurs identiques. Il s'agirait là d'une structure mentale qui engloberait l'interdit fondateur de Lévi-Strauss.

    Déconstruire, c'est ce que fait, par ailleurs, l'anthropologue de Cambridge Rodney Needham en 1971, lorsqu'il examine la variabilité extrême des réactions à l'inceste dans le monde, qui vont de la désapprobation vague à la mise à mort sans jugement. Il compare aussi le contenu du terme désignant l'inceste dans plusieurs langues, et constate qu'on aurait, dans beaucoup de cas, pu le traduire par «indécence», «folie» ou «adultère». Il en conclut que l'inceste, en tant que catégorie universelle, n'existe pas. C'est, selon lui, une construction de l'observateur. Par conséquent, ajoute-t-il, «il ne peut exister aucune théorie générale de l'inceste» (9). Une affirmation sans doute motivée par l'empirisme britannique, mais qui redonne de l'actualité à la remarque inscrite par Durkheim en première page de son essai de 1897 : «La question de savoir pourquoi la plupart des sociétés ont prohibé l'inceste et l'ont même classé parmi plus immorales de toutes les pratiques, a été souvent agitée, sans que jamais aucune solution ait paru s'imposer.»



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