• Lles nouvelles ségrégations

         Aujourd'hui je publie un billet reprenant un extrait de l'ouvrage stimulant et passionnant de Jean Baudrillard intitulé "La Société de consommation". Dans cet extrait (d'autres suivront), l'auteur revient sur les concepts d'abondance et de rareté en critiquant la vision homogénéisante de la consommation. Il s'élève contre la moyennisation sociale, et l'apparition d'une vaste uniformisation des comportements de consommation. Certes, reconnaît-il, on assiste bien à une généralisation de l'accès aux produits et aux biens manufacturés (équipement ménager, Hi-Fi, voiture, etc), mais des pratiques de distinction continuent d'opérer.
         Dans cet extrait, il revient sur ce qu'il appelle les nouvelles ségrégations, à savoir ces nouveaux biens jadis "abondants" qui tendent à devenir des biens de plus en plus rares et partant de là, des biens de luxe. plus que le produit, c'est le signe que l'auteur interroge. Il y range notamment l'habitat, l'air, le bruit, l'eau. Ce qui est le plus étonnant, c'est que l'analyse de Baudrillard date du début des années 80 et qu'elle conserve toute sa pertinence. Peut-être même encore plus aujourd'hui qu'hier. 
        A ce titre, lire cet ouvrage c'est avoir un regard éclairé sur le système de production "consommatoire" et sur le Grand Marché qui nous entoure.
     
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    Non seulement l'abondance, mais les nuisances elles aussi sont reprises par la logique sociale. L'emprise du milieu urbain et industriel fait apparaître de nouvelles raretés : l'espace et le temps, l'air pur, la verdure, l'eau, le silence... Certains biens jadis gratuits et disponibles à profusion, deviennent des biens de luxe accessibles seulement aux privilégiés, cependant que les biens manufacturés ou les services sont offerts en masse.

    L'homogénéisation relative au niveau des biens de première nécessité se double donc d'un « glissement » des valeurs et d'une hiérarchie des utilités. La distorsion et l'inégalité ne sont pas réduites, elles sont transférées. Les objets de consommation courante deviennent de moins en moins significatifs du rang social, et les revenus eux-mêmes, dans la mesure où les très grandes disparités vont en s'atténuant, perdent de leur valeur comme critère distinctif. Il est possible même que la consommation (prise au sens de dépense, d'achat et de possession d'objets visibles) perde peu à peu le rôle éminent qu'elle joue actuellement dans la géométrie variable du statut, au profit d'autres critères et d'autres types de conduites. A la limite, elle sera l'apanage de tous quand elle ne signifiera plus rien.

    On voit dès maintenant la hiérarchie sociale s'inscrire dans des critères plus subtils : le type de travail et de responsabilité, le niveau d'éducation et de culture, la participation aux décisions. Le savoir et le pouvoir sont ou vont devenir les deux grands biens rares de nos sociétés d'abondance.

    Mais ces critères abstraits n'interdisent pas de lire dès aujourd'hui une discrimination croissante dans d'autres signes concrets. La ségrégation dans l'habitat n'est pas nouvelle, mais de plus en plus liée à une pénurie savante et à une spéculation chronique, elle tend à devenir géographique (centre de villes et périphéries, zones résidentielles, ghettos de luxe et banlieue-dortoir, etc.) que dans l'espace habitable (intérieur et extérieur du logement), le dédoublement en résidence secondaire, etc. Les objets ont aujourd'hui moins d'importance qu l'espace, et le marquage social des espaces. L'habitat constitue peut-être ainsi une fonction inverse de celles des autres objets de consommation. Fonction homogénéisante des uns, fonction discriminante de l'autre, sous les rapports d'espace et de localisation.

    Nature, espace, air pur, silence : c'est l'incidence de la recherche de ces biens rares et de leur prix élevé qu'on lit dans les indices différentiels de dépenses entre eux catégories sociales extrêmes. La différence ouvriers/cadres supérieurs n'est que de 100 à135 pour les produits de premières nécessité, elle est de 100 à 245 pour l'équipement de l'habitation, de 100 à 305 pour les transports, de 100 à 390 pour les loisirs[1]. Il ne faut pas lire ici une graduation quantitative dans un espace de consommation homogène, il faut lire à travers les chiffres la discrimination sociale, liée à la qualité des biens recherchés.

    On parle beaucoup de droit à la santé, droit à l'espace, de droit à la beauté, de droit aux vacances, de droit au savoir, de droit à la culture. Et au fur et à mesure que ces droits nouveaux émergent, naissent simultanément les ministères : de la Santé, des Loisirs, - de la Beauté et de l'Air Pur pourquoi pas ? Tout ceci qui semble traduire un progrès individuel et collectif général, qui viendrait sanctionner le droit à l'institution, a un sens plus ambigu, et on peut en quelque sorte y lire l'inverse : il n'y a de droit  l'espace qu'à partir du moment où il n'y a plus d'espace pour tout le monde, et où l'espace et le silence sont le privilège de certains aux dépens des autres. De même qu'il n'y a eu de « droit à la propriété » qu'à partir du moment où il n'y a plus eu de terre pour tout le monde, il n'y a eu de droit au travail que lorsque le travail est devenu, dans le cadre de la division du travail, une marchandise échangeable, c'est-à-dire n'appartenant plus en propre aux individus. On peut se demander si le « droit aux loisirs » ne signale pas, de la même façon, le passage de l'otium[2], comme jadis du travail, au stade de la division technique et sociale, et donc en fait la fin des loisirs.

    L'apparition de ces droits nouveaux, brandis comme slogan, comme affiche démocratique de la société d'abondance, est donc symptomatique, en fait, du passage des éléments concernés au rang de signes distinctifs et de privilèges de classe (ou de caste). Le « droit à l'air pur » signifie la perte de l'air pur comme bien naturel, son passage au statut de marchandise, et sa redistribution sociale inégalitaire. Il ne faudrait pas prendre pour progrès social objectif (l'inscription comme « droit » dans les tables de la loi) ce qui est progrès du système capitaliste – c'est-à-dire transformation progressive de toutes les valeurs concrètes et naturelles en formes productives, c'est-à-dire en source :

    1) de profit économique

    2) de privilège social

    <o:p> </o:p>J. Baudrillard, La société de consommation, Folio essai, Denoël, 200 (1986), pp. 72-75.


    [1] Ces chiffres précèdent l'année de publication de l'ouvrage et l'auteur a donc dû utiliser les indices de 1985.

    [2]  Les anciens Romains, imitant en cela les Grecs, divisaient la vie en deux zones. Ils appelaient la première otium. Ce mot qu'il convient de traduire par loisir ne signifie toutefois pas absence de travail, mais occasion de s'occuper de ce qui est proprement humain: la vie publique, les sciences, les arts. La seconde zone, caractérisée par les efforts nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux — et pour rendre ainsi possible l'otium — les Romains l'appelaient negotium (nec, otium), indiquant par là le caractère négatif de ces activités par rapport à celles qui portent sur les choses proprement humaines. On aura reconnu notre mot négoce dans le mot negotium.
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