• de Siné et de l'intellectuel français

    Avant de partir en vacances pour quelques jours de repos (bien mérités?) et avant d'entrer dans mes nouvelles fonctions dès la rentrée, je livre ici un dernier billet sur un sujet déjà suffisamment relayé et débattu dans la presse française sur l'affaire Charlie Hebdo et son chroniqueur Siné.

    Compte tenu du délicat sujet abordé et de la non moins délicate attention apportée à l'emploi des mots, je tiens tout de suite à signaler que cet article ne s'intéresse à cette affaire sans vouloir juger de l'antisémitisme avéré ou non de Siné (auquel je ne crois pas, au moins dans la chronique vilipendée), mais profiter de l'exposition surmédiatisée de la chose pour émettre un jugement d'ensemble sur l'intellectualisme français, ou plus précisément sur une certaine caste intellectuelle parisienne autoproclamée, avide de pouvoirs et de visibilité médiatique.

     Précautions d'usage faites, je vous souhaite bonne lecture et bonnes vacances.

     

    L'affaire Siné, du nom du caricaturiste célèbre qui a fait les beaux jours de Charlie Hebdo, et qui remue le tout-Paris actuellement est révélatrice de l'état de misère morale dans laquelle la société française, mais plus particulièrement ses cercles dits intellectuels, semble s'enliser. En effet, n'a t-on cesser de voir, d'entendre ou de lire dans l'ensemble des médias, de gauche comme de droite, une armada d'intellectuels s'en prendre de manière vitupérante à l'accusé. D'un côté, les pro-Val, de l'autre les pro-Siné dans une sorte de délire d'arrogance et de mépris mutuel, digne des plus ridicules combats de coqs. Des envolées emphatiques d'un BHL toujours prompt à pousser la réalité, à l'exagérer, voire la raccourcir délibérément pour un bon mot, aux propos cinglants d'un Askolovitch, en passant par les coups de plumes acerbes d'un Adler au meilleur de son intellectualisme réducteur, c'est quasiment une seconde affaire Dreyfus qui agite l'ensemble de la sphère médiatico-sociale française.

    Mais qu'a pu dire cet « abominable » et « exécrable » Siné pour mériter tels châtiments? Que le fils du Président, par amour de sa compagne, était prêt à se convertir au judaïsme, (propos qui faisaient suite à un article paru sur ce sujet). Et le même Siné ajoutait – c'est ce qui agite aujourd'hui l'ensemble des pro et des anti – que ce jeune homme, en épousant une riche héritière et en se convertissant au judaïsme « irait loin dans la vie ».

    A priori, rien de choquant à la première lecture : à vrai dire, avant d'entendre toute cette agitation autour de ce portrait caricaturé, je n'y avais rien trouvé de particulièrement outrageux, encore moins de choquant à l'égard des juifs. Sinon une simple caricature de l'extrême opportunisme du jeune homme, prêt à se convertir pour quelque héritage à venir, sans y ajouter le lien malsain pour lequel on l'accuse.

    En effet, le seul problème dans cette histoire, c'est que cette jeune femme a le bonheur – ou plutôt le malheur pour Siné, et surtout pour ses détracteurs – d'être juive. Et donc que la conversion du jeune Sarkozy serait intéressée car la demoiselle étant juive, celle-ci serait riche.

    On peut être raisonnablement scandalisé par de tels propos. Mais c'est déjà interpréter d'une manière partiale les propos de l'auteur, où le lien n'est pas avéré aussi clairement.


    Encore une fois, et cela n'engage que moi, je n'y trouve rien de choquant. La demoiselle, en tant qu'héritière de l'empire de son père est effectivement très riche. Et donc Sarkozy fait un bon parti. Pourquoi devoir chercher plus loin? Oui, elle est juive. Oui, elle est riche. Comme d'autres, mais comme d'autres sont également pauvres. Oui, le jeune Sarkozy fait peut-être preuve d'opportunisme en l'épousant (mais c'est bien le moins pour un caricaturiste de le taxer ainsi!) mais en quoi les propos de Siné font le lien ignoble, abominable, « mortel » selon les dires de BHL entre les juifs et l'argent?


    Non, cessons cette vaine polémique, qui nous ramène plus à des joutes d'égoutiers d'un autre âge, qu'à des bravoures d'érudits. Il serait peut-être plus perspicace de s'intéresser aux propos ridicules (et absolument rien de plus, sans y voir un racisme quelconque) d'un Finkielkraut qui, en réponse à une question sur l'équipe de France de football, a eu ce bon mot : « c'est plutôt une équipe black, black, black ». Que Siné ou qu'aucun autre caricaturiste l'écrive, le peuple rit. Qu'un intellectuel, philosophe de surcroît le dise, le peuple éructe. Ou ces propos, pour le coup beaucoup plus choquant, mais étrangement passés sous silence, d'un BHL qui lors d'une émission télévisée (Le Grand Journal), invité pour défendre le droit d'obtention de la nationalité française à la jeune Ayaan Hirsi Ali (ancienne député menacée d'une fatwa pour avoir critiqué l'islam aux Pays Bas), se lançait dans un dithyrambique monologue sur l'inamovible place de la France, cette France des droits de l'Homme, enjoignant le peuple à se battre pour cette cause noble et vertueuse, (sur ce point là, nous sommes tout à fait d'accord) mais qui, la phrase d'après, ose lancer, dans une atonie incroyable, que ce combat est quand même d'une autre stature que celui pour le pouvoir d'achat (comprendre, pour BHL, les droits de l'Homme sont un sujet plus vendeurs, plus accrocheurs, plus « nobles » que celui sur le prix des pâtes chez Carrefour). Certes, il a sans doute raison. Mais en tant qu'intellectuel, dit de gauche (?), j'ai été particulièrement choqué par ce type de propos.


    Apparemment, pour BHL, il y aurait une hiérarchie des valeurs, une échelle d'importance dans le combat pour les droits de l'Homme. Ces droits de l'Homme, qu'il défend obstinément, sachons lui reconnaître, ne sont donc une cause noble (et donc valable) que sous certaines conditions. Certes, on pourrait croire, comme BHL le laisse entendre que la question du pouvoir d'achat demeure fort éloignée de ces considérations. Sujet prosaïque, basique, s'il en est, qui n'intéresse pas le philosophe, lui qui voyage dans les Idées, au-delà de la simple nécessité qui condamne le peuple. Mais il n'en est rien. Manger à sa faim, pourvoir à ses besoins les plus élémentaires reste sans doute le premier de tous les droits de l'Homme. Mais que quelques uns crèvent, faute de pouvoir se nourrir correctement, que des familles entières refusent un repas pour privilégier leurs enfants, tout cela ne semble pas mériter son combat, et le nôtre non plus.


    C'est pourtant sans doute là l'essentiel : la liberté ne vient qu'après. Être libre, cher BHL, c'est d'abord, et obstinément d'abord, se sentir protégé. L'homme n'est libre qu'à partir du moment où il peut, au moins, satisfaire ses besoins élémentaires. Manger à sa faim est donc sans doute le premier et le plus important des Droits de l'Homme. Et pour celui qui se dit du côté des opprimés, « toujours », nul besoin de traverser l'Oural, nul nécessité de descendre le Nil, mais il suffit d'aller voir la France des petits boulots, la France précaire, la France des pauvres, cette France silencieuse et souffrante. Celle-là même que Monsieur BHL a froidement insultée ce soir là sur le plateau de l'émission. Mais comme il l'avait dit lui-même : «Oui, c'est vrai, je me suis plus intéressé à la misère bosniaque qu'à la misère au coin de la rue. Je suis un peu sourd à la question sociale. 1»


    Alors, oui, Siné est peut-être antisémite, ce qui est inacceptable et condamnable. Ce que je ne pense pas à la lecture de sa chronique. Mais je pense surtout que Siné est un auteur libertaire comme il en existe peu aujourd'hui : hors système, hors-mièvrerie, hors-politiquement correct, hors-tout. Et à défaut d'affaire Dreyfus bis, cette histoire abracadabrantesque nous en apprend davantage sur l'état de déréliction morale d'une certaine classe (caste?) intellectuelle française autoproclamée.


    La seule conclusion que l'on puisse raisonnablement tirer de cette affaire, passée de l'état de « chiquenaude » initiale sous la plume d'un outrancier génial car libre, à celle d'une presque affaire d'Etat sous les habits distingués de l'intelligentsia parisienne, à la pensée lénifiée, car emprisonnée dans l'idéologie bienpensante, c'est que si la France mesure son génie à la liberté et à la grandeur de ses intellectuels, il faut se rendre à l'évidence que le génie français est mort avec Sartre, Breton, Derrida et tous les autres, ou pour le moins souffreteux et que ses rares survivants se débattent loin de l'académisme de rigueur, des flashs et des paillettes.

    1Cf. « Le roi de l'arène », in Portrait, Libération du 8 octobre 2007.


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  • Commentaires

    3
    Samedi 23 Août 2008 à 16:02
    Qu'en penserait Desproges?
    «… s’il est vrai que le rire blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. »… « je conclurai ma réflexion zygomatique en répétant inlassablement qu’il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie. » (Desproges. Extrait de Vivons heureux en attendant la mort) Sans vouloir le faire parler, j’ignore si Desproges aurait ri avec Siné d’une rumeur de conversion au judaïsme de Jean Sarkozy pour raison matrimoniale (ou patrimoniale, qui sait?). Mais je ne pense vraiment pas qu’il aurait joué au Scrabble avec les Sarkozy, père ou fils, dont la politique relève d’un racisme social d’autant plus dangereux qu’il n’est ni analysé ni combattu avec force. Pas plus qu’il n’aurait joué au Monopoly avec l’ami de François Pinault, BHL, héraut d’une certaine gauche qui, décrétant l’inexistence de la lutte de classe ne peut guère qu’engager la chasse aux sorcières. Je me trompe ? La lutte contre le racisme social, c'est ici : http://rupturetranquille.over-blog.com/
    2
    gaston
    Mercredi 6 Août 2008 à 11:02
    Val avait raison!
    La meilleure analyse du comportement de Phileppe Val en 2008 a été faite par ... Philippe Val en 1997! http://www.acrimed.org/IMG/rtf/Val_aime_Halimi_1997.rtf
    1
    Mercredi 6 Août 2008 à 00:01
    le tout-Paris
    Rassure toi, le tout-Paris ne s'étrangle pas dans cette controverse inféconde. Enfin, dans la mesure où le tout-Paris représente tous les parisiens...
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