• Le score important du Front National à l'élection présidentielle de 2012 a laissé les observateurs et autres experts médiatiques de la sociologie électorale dubitatifs : frôlant la barre des 20%, c'est presque un électeur sur cinq qui a porté son choix sur Mme Le Pen alors même que tous étaient d'accord pour reconnaître que son programme économique ne tenait pas la route, mais surtout qu'elle ne maîtrisait pas suffisamment les grands enjeux économiques et financiers.

    Quel aurait été alors son score avec un programme plus cohérent, une maîtrise objectivement fondée des dossiers et une dé-diabolisation achevée de son parti (auquel devrait fortement participer le changement de nom envisagé)? De nombreuses explications ont été avancées pour justifier ce score élevé. Nous pouvons en retenir trois grandes, d'ailleurs non exclusives les unes des autres.


    Première explication : le vote de défiance. Selon cette logique, voter Front national, c'est d'abord et avant tout ne pas voter pour les autres. Cette stratégie électorale repose sur l'idée que les représentants politiques sont trop éloignés des réalités quotidiennes des français, qu'il y a un clivage grandissant entre les « élites » et le « peuple », et que ce dernier se sent délaissé par le politique. Cette stratégie politique s'enracinerait alors dans une crise de la représentation politique. Le vote Le Pen se rapprocherait alors d'une stratégie abstentionniste, mais avec un sens plus marqué. Ce que ressentent les citoyens dans ce cas, ce n'est pas uniquement « blanc bonnet et bonnet blanc », mais c'est plus profondément un sentiment d'abandon, d'isolement politique. Et cette défiance du politique tire souvent ses origines de l'isolement social et économique. On est dans une configuration où l'expérience politique se vit sur le mode de l'Exit1, de la sortie du jeu.

     

    Deuxième explication : le vote de protestation. Proche du premier cas, mais en même temps radicalement différent quant à la motivation électorale des citoyens, la deuxième explication renvoie moins à une simple logique du rejet et du sentiment d'abandon (même si elle est souvent aussi présente) qu'à une volonté de se faire entendre, à un désir de reprendre la main. Le vote de protestation est un vote qui dit « je veux entrer dans le jeu! » quand le vote de défiance est un vote de sortie du jeu social et politique.

    La stratégie des électeurs consiste alors moins à adhérer aux idées de Le Pen qu'à montrer, par leur vote protestataire, leur désir de changement profond. Ce vote s'enracine surtout dans les zones considérées comme délaissées par les pouvoirs publics, par le politique. Ces zones de relégation subies conduisent une partie des électeurs à marquer leur volonté d'être considérés, entendus. De ce fait, ils ont davantage tendance à porter leurs voix sur les représentants les plus marginalisés, aux extrêmes de l'échiquier politique.

    C'est surtout cette stratégie qui permet d'expliquer les basculement qui peuvent opérer d'une élection à l'autre d'un vote extrême à un autre. Dans cette configuration, l'expérience politique se vit sur le mode de la contestation, de la Voice, c'est-à-dire de la volonté de se faire entendre pour compter à nouveau dans le jeu.

     

    Troisième explication enfin : le vote d'adhésion. Plus rarement souligné, ce facteur est tout aussi important. Les observateurs ont tendance à le minimiser, renforçant en cela la diabolisation du FN et la dimension irrationnelle du vote, sans porter un regard objectif sur cet électorat.

    Loin d'être irrationnel, loin d'être diabolique, les stratégies des électeurs reposent sur un système argumentatif construit (plus ou moins solide), et qui a l'apparence de l'objectivité. En outre, un vote d'adhésion au Front National ne signifie pas mécaniquement une adhésion à l'ensemble des thèses du parti (pas plus d'ailleurs pour l'ensemble des autres votes). Certes, il existe un vote raciste, xénophobe primaire pourrait-on dire , mais il y aussi un vote qui repose sur la construction d'un racisme social, plus édulcoré, plus « euphémisé », faisant de l'étranger le bouc-émissaire de tous les maux que subit la France (chômage, menace sur la protection sociale, difficulté d'insertion professionnelle, etc.). Cela n'a rien de nouveau. À chaque grande crise économique dans l'histoire des sociétés industrielles, nous avons vu surgir le spectre de la peur de l'autre (les années 1890, 1930). C'est un vote qui s'exprime sur le mode Loyalty, d'adhésion aux discours et aux dangers qui menacent la France.

     

    Un vote d'adhésion à l'idéologie de la décélération sociale

    Ce vote d'adhésion est un vote majoritairement rural, péri-urbain, jeune et populaire. Mais il s'enracine dans quelque chose de plus puissant et de plus structurant que la simple xénophobie, qui n'est à mon sens que la partie émergée de l'iceberg. Au-delà de l'adhésion aux valeurs nationalistes défendues par le Front National, il faut surtout être vigilant à la mue opérée par le parti, qui est la raison essentielle de son succès d'hier et (si la chose n'est pas suffisamment entendue et comprise par ses adversaires) de ses victoires de demain.

    Le discours nationaliste s'est fortement socialisé, popularisé au sens littéral du terme. Défense des valeurs républicaines, de la laïcité, de l'identité, recentrage sur une approche keynésiano-nationaliste, défense des services publics, etc. L'idéologie frontiste, auparavant ultra-libérale (diminution de l'impôt, suppression de l'ISF, de l'impôt sur les sociétés, libéralisation du marché du travail, suppression du salaire minimum, etc.) s'est fortement gauchisée, afin de s'ancrer dans la partie de l'électorat qui souffre le plus des transformations sociales et économiques associées à la modernité et à la mondialisation.

    Ce qui se joue à l'heure actuelle, au Front National, mais plus globalement dans l'ensemble des néo-partis d'extrême droite en Europe, c'est le virage idéologique vers un mouvement de décélération sociale, qui se dresse face au mouvement inverse qui structure les sociétés contemporaines2. À l'heure de l'accélération sociale, de l'accroissement des rythmes de vie, de la vitesse du mouvement social, des changements sociaux, des modifications technologiques, une partie de plus en plus importante de la population se retrouve (ou se sent) abandonnée, incapable de suivre le mouvement permanent et allant s'amplifiant de la seconde modernité3.

    Face à un risque (même objectivement non fondé, mais ressenti néanmoins comme tel) de perte identitaire dans une mondialisation uniformisante, de difficultés d'emplois et de chômage dans une économie ouverte et fluide, de perte de soi et de sens dans un monde en mouvement permanent, une partie des citoyens a peur de ne pas pouvoir suivre le rythme et de perdre le sens même de leur existence. Face à cette incroyable peur liée à un horizon temporel réduit à l'immédiateté, faute de pouvoir se projeter de manière sécurisée, faute de pérennité dans la permanence, cette population est condamnée à subir les changements, à vivre le présent sur le mode de l'angoisse, de l'incertitude. Faute de ressources suffisantes pour y faire face4 (économiques, sociales, culturelles, symboliques), et constatant l'érosion des grandes institutions socialisantes (Eglise, Ecole, Travail, Famille, services publics), de ces stabilisateurs sociaux sécurisants, ces citoyens sont amenés à opter pour des stratégies défensives5, de repli sur soi, de préservation de l'existant, de nostalgie d'enracinement. Ces stratégies défensives ont bien été comprises et font désormais partie du matériau idéologique des partis d'extrême droite qui sont les seuls à porter ce discours.

    Conséquence paradoxale du mouvement d'accélération grandissante des sociétés modernes, la montée en puissance de ce néo-extrêmisme se nourrit et se structure sur le désir de décélération de certaines catégories sociales. Plus qu'à une lutte des classes pour l'appropriation des moyens de production et la répartition des richesses, c'est à une potentielle lutte pour l'appropriation de la maîtrise des structures temporelles que l'on doit la poussée de l'extrême droite partout en Europe.

    Diaboliser le FN, et de fait ses électeurs, faire du vote FN la simple conséquence d'un rejet, d'un sentiment d'abandon ou de protestation, c'est prendre le risque de passer à côté de la compréhension des clés de son succès : la fuite du temps et l'incapacité d'y donner sens. Soyons vigilant à ce que Chronos ne dévore pas ses enfants !

     

    1. A. O. Hirschman, Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 2011.

    2 H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

    3 Selon la terminologie du sociologue anglais A. Giddens, Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, 2000.

    4 R. Castel, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.

    5M. Castells, L'ère de l'information, II, le pouvoir de l'identité, Paris, Fayard, 1999.   


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  • Bourdieu propose une approche des classes sociales qui se distingue de celle de Marx sur quelques points fondamentaux. S'il reprend une grille de lecture conflictuelle des rapports sociaux, il se différencie de Marx sur au moins deux points essentiels :

    • les classes sociales ne se déterminent pas uniquement en fonction de leur disposition en ressources économiques, mais le capital culturel a une place au moins aussi importante ;

    • les classes sociales ne sont pas des réalités empiriques, mais de pures constructions théoriques potentiellement réalistes. Ce sont des classes probables et non des classes réelles.

    • Il dépasse l'approche purement matérialiste (situation socio-économique dans les rapports de production) pour proposer une approche structurelle symbolique des classes sociales, en fonction de leur position dans l'espace social certes, mais également des déterminations incorporées liées à ces positions. (autrement dit, la situation socio-économique détermine des modes de pensée et d'agir qui vont en retour agir sur le sens que les individus donnent à ces positions).

    Chez Bourdieu, toutes les sociétés s'organisent selon un principe de différenciation sociale. L'une des grandes lois sociales de l'histoire et que cette différenciation s'accentue à mesure que les sociétés se complexifient à l'image de la vie biologique (Spencer, Durkheim). Les individus se dispersent alors dans l'espace des positions sociales selon ce principe de différenciation qui structure la société. Dans la société française (et dans la plupart des sociétés modernes), la structure de différenciation repose sur deux grandes types de capital : le capital économique et le capital culturel. Ainsi, les positions des individus dans l'espace social sont les produits de leurs disposition en ces différentes formes de capital. Se constitue sur cette base l'échelle des positions sociales.

     

    Les positions distribuées tendent à rapprocher les individus disposant d'un même volume et d'une même distribution en capital économique et culturel. Ainsi, les individus sont des points identifiables dans l'espace social, que l'on peut repérer au travers de leurs coordonnées capitalistiques (volume de capital, type de capital).

    Par suite, plus les points sont proches, c'est-à-dire plus il y a une proximité dans la structure de capital, plus il y aura également une similitude dans les pratiques, les modes de vie et de pensée. En effet, des points proches partageront des principes de vision et de division du monde relativement identiques. Les points de vue particuliers sont donc déterminés par la position sociale, c'est-à-dire par ce que Bourdieu nomme la structure objective.

     

    Cette structure objective, en définissant des positions, va délimiter des points de vue particuliers sur le monde, des préférences, des perceptions, des manières de penser et d'agir spécifiques ; ce qu'on appelle communément des goûts et qu'il nomme plus généralement des structures mentales. Autrement dit, les structures mentales sont intimement mêlées aux structures objectives, dont elles sont le produit.

     

    Mais dans le même temps que les positions sociales déterminent les points de vue a adopter sur le monde social (principe de vision et de division du monde), ces points de vue renforcent et produisent dans le même temps la structure sociale. Autrement dit, les points de vue sur le monde tendent à se différencier selon la position occupée dans l'espace social, et ce faisant, ces points de vue reconstruisent à leur tour, en la légitimant, la structure sociale.

     

    Ainsi, les structures mentales, qui sont des produits de l'incorporation des manières de voir et de penser attachées aux différentes positions sociales (structures objectives), conduisent les individus à agir et penser conformément à ces modèles incorporés. La structure sociale fait les structures mentales qui reproduisent et légitime la structure sociale. Autrement dit, la structure objective existe deux fois : comme objet puis comme idée ; dans les choses et dans l'esprit. Le point de vue particulier est un point de vue socialement situé, constitué par sa position même et qui va avoir tendance à conforter sa propre position, en construisant une vision du monde propre à sa position donnée.

    La position d'où je parle influe sur ma manière de construire ma réalité (ma pensée, mes actes, mes préférences, etc.). Donc, ma construction de la réalité est préalablement construite par ma position dans l'espace social. Le constructeur que je suis est déjà en partie construit et ce que je construis a déjà été construit en moi par ma position. Croyant mon point de vue arbitraire, libre et singulier, il est en réalité le produit d'un arbitraire construit, d'une liberté réduite à un certain nombre de possible (lié à ma position), d'une singularité non singulière mais située.

    Vous suivez toujours ?

     

    La proximité dans l'espace social est la condition de la proximité dans les perceptions de l'espace social. Par conséquence, il peut y avoir une proximité des modes de vie, des préférences, des points de vue sur le monde entre groupes sociaux. Pour autant, contrairement à Marx, Bourdieu n'en conclut pas à l'existence des classes sociales. Il constate simplement une similitude de perception liée à leur positionnement structural. Ces proximités peuvent éventuellement donner naissance à une conscience unitaire, à une véritable conscience de classe, mais il faut pour cela une force de mobilisation politique. Les classes sociales existent en tant que potentialité objective d'unité, à condition qu'il y ait une force de mobilisation – elles sont des classes probables – mais n'existent pas comme catégories réelles. Si elles sont le produit d'une construction théorique qui rend compte d'une réalité empirique, les constituer comme réalité pratique est une erreur théorique. On ne passe pas impunément de « la logique des choses aux choses de la logique », contrairement à ce qu'affirmait Marx.

     

    En découpant l'espace social en fonction du volume et du type de capital, Bourdieu définit donc des positions sociales. Ces positions se dispersent dans l'espace social de manière spécifique. Il identifie ainsi trois grands groupes de positions :

    • les classes dominantes, assimilée à la classe bourgeoise, qui concentrent un volume de capital important ; à l'intérieur de ces classes bourgeoises, il différencie les anciennes classes bourgeoises, dont le capital est surtout constitué de capital économique hérité ; une nouvelle bourgeoise, issue du public et du privé, dépositaire d'un capital culturel important, acquis par les titres scolaires.

    • La classe moyenne ou petite bourgeoisie, issue essentiellement de l'amélioration des conditions de vie et de travail de la classe populaire et du développement de l'Etat social (emploi de fonctionnaires)

    • la classe dominée ou classe populaire, qui se caractérise avant tout par sa dépossession en terme de capital.

     

    Chacun de ces groupes disposent de positions sociales particulières dans l'espace social, et ce faisant de points de vue particulier. A chaque position sociale correspond alors des styles de vie, c'est-à-dire tout un ensemble de vision du monde, de préférences, de goûts, de pratiques de distinction particulier.

     

    Ces pratiques de distinction sont déterminées par la place occupée dans l'espace social. Ainsi, les préférences individuelles sont sous l'emprise du social. Les points de vue particuliers sont toujours des points de vue socialement situés. Chaque classe sociale dispose d'un habitus de classe incorporé, conduisant ces classes à adopter des pratiques sociales, des goûts particulier.

    Il existe donc des lois tendancielles (non figées, déterministes) des comportements individuels.

    Les individus sont donc les produits de champ (leurs univers d'action), de capital et d' habitus associés à leur position dans l'espace social.

     

    Les styles de vie, produits apparents de nos choix individuels, sont en réalité les produits de nos positions dans l'espace social et dans les champs, qui orientent et dictent nos manières de voir, d'agir et de penser le monde social.

     

     

     

    1Extrait de P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Ed. Minuit, 1979, p. 140-141.


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  • La récente polémique autour des propos du Ministre de l'Intérieur sur la hiérarchie des civilisations, au-delà des relents nauséeux qu'elle suscite, peut être le point de départ d'une réflexion autour des valeurs fondamentales que porte la France. Il est d'usage de faire de la France le lieu de genèse de valeurs universelles, telles que l'égalité ou la liberté.

    Mais ces valeurs aussi universelles qu'elles paraissent, sont en réalité le produit d'une histoire sociale particulière, histoire sociale qui a conduit à la Révolution démocratique bourgeoise et qui jusqu'à preuve du contraire ne s'est produite nulle part ailleurs dans le monde (selon cette configuration). Le système aristocratique tombé en désuétude, se maintenait encore par sa charge symbolique plus que par sa force économique et financière, apanage de la bourgeoisie. L'exemption de l'impôt, la mainmise sur les sols et le droit de censure entravaient la liberté de commerce, assommaient les paysans et limiter la mobilité sociale. Par une situation exceptionnelle dans l'histoire des sociétés humaines, les intérêts bourgeois rejoignaient les intérêts prolétaires et paysans. Les bourgeois demandaient l'égalité, certes, mais désiraient surtout la liberté (d'entreprendre, de commercer, d'accumuler) : liberté politique, mais plus encore la liberté économique, celle de l'entreprise et du profit, comme Soboul1 l'a souligné. De leur côté, les paysans voulaient la liberté, mais désiraient surtout l'égalité. Libres depuis longtemps à la fin du XVIII, le système de servage ayant été quasiment partout abrogé, ils vivaient encore sous le joug des rapports féodaux de production. « La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d'être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c'est avec vérité qu'on peut dire qu'en détruisant une partie des institutions du moyen âge on avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait » observait Tocqueville2. Si bien qu'à la veille de la révolution, la communauté rurale est unie face à l'exploitation féodale

    La conjugaison de ces intérêts particuliers, structurels à la société française du XVIII n'auraient pu cependant conduire à la Révolution sans l'association d'une conjoncture socio-économique singulière, celle d'une crise de sous-production tout d'abord, causée par plusieurs années d'intempéries météorologiques (à une époque où l'économie à dominante agricole était fortement dépendante des rigueurs météorologiques) conjuguée à une forte poussée démographique, contribuant à l'inflation des prix, notamment sur les produits alimentaires (à la veille de la révolution, le prix du pain absorbe près de 60% du revenu populaire) ; celle d'une crise financière et politique d'autre part, d'un Etat fortement endetté.

    Ainsi, la liberté et l'égalité, ces valeurs structurantes de nos sociétés démocratiques, ne se sont pas créées ex nihilo, mais furent le produit de luttes sociales violentes et historiquement datées. Les historiens me pardonneront ce résumé succinct, et sans doute réducteur, mais le but de mon propos est ailleurs.

    Admis l'idée que ces valeurs qui nous unissent résultent d'une construction socio-historique particulière, dont la genèse est connue, comment se fait-il que celles-ci aient pu prendre un caractère universel ? Autrement dit, comment le particulier s'est constitué en universel? Et partant de là, cet universel qui va de soi, justement parce qu'il se revendique de l'universel, est-il si universel que cela ?

    Bourdieu3 a montré à quel point la pensée commune, ce qu'il nomme la doxa, cette croyance crue par tous sans acte de foi, car incorporée comme un allant de soi, structure nos modes de pensée et nous empêche de poser les bonnes questions. La doxa fonctionne comme un principe de censure invisible et indolore, elle est une réponse à une question qui ne se pose pas, qui semble ne s'être jamais posée.

    Or, la question des valeurs est une de ces questions qui ne se pose pas : elle a la force de l'évidence pour elle. En effet, poser nos valeurs comme des valeurs universelles, c'est immédiatement les poser comme indépassables, comme relevant d'un essence profondément naturelle, donc non construites, vers lesquelles l'humanité tend naturellement à mesure de son développement et de l'exercice de la rationalité.

    Faire des valeurs comme l'égalité homme-femme, la liberté individuelle, la démocratie, la rationalité, etc. des valeurs universelles revient dans le même temps à dire que toutes les autres sont des valeurs particulières, des idiotes éthiques, qui, de fait, servant des intérêts particuliers, ne sont pas dignes d'être considérées comme universelles. Consacrer l'universel c'est réfuter dans le même temps le particulier, c'est légitimer en l'officialisant par la parole d'Etat ce qui unit les hommes et en même temps, sanctionner et rejeter ce qui les désunit, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas de l'universel.

    Faire de l'égalité une valeur universelle revient à masquer les enjeux et les conflits d'intérêts génétiques qui ont contribué à constituer l'égalité comme principe d'universalité. Que l'on se remémore simplement les luttes (parfois violentes) pour l'obtention d'un droit à disposer d'un compte personnel pour les femmes, ou de celui encore plus conflictuel (et non définitivement acquis) à disposer de leur corps. Ces luttes pour l'égalité sont des luttes modernes, dont il est aisé de repérer la genèse. Ainsi, ce qui aujourd'hui semble être une évidence, une chose qui va de soi, est le produit d'une histoire faite de luttes, d'intérêts sociaux antagonistes, de conflits particuliers, qui finissent par faire l'objet d'un consensus social, c'est-à-dire d'un accord implicite sur le sens du monde social. Autrement dit, cette égalité revendiquée comme une valeur universelle, propre à la civilisation occidentale, n'est devenue universelle qu'à partir du moment où elle est devenue valeur d'Etat, valeur officielle bénéficiant de la légitimité d'Etat. Par Etat, il faut entendre le lieu de monopolisation de la domination symbolique, exerçant une forme de coercition inconsciente sur ce qui est bon à penser et sur ce qui va de soi.

    Il y a aujourd'hui unité de conscience sur l'égalité homme/femme ; cette unité de conscience est devenue une vérité officialisée, et en s'officialisant, elle a acquis le statut de vérité universelle, puisque l'Etat se constitue comme lieu de monopolisation et d'universalisation d'intérêts particuliers.

     

    Cela revient à dire que les valeurs qui nous unissent sont des constructions socio-historiques, initialement produits de conflits d'intérêts particuliers, dont l'un s'est imposé sur les autres, et qui, en s'imposant, à réussi à obtenir le monopole de ses revendications. Par suite, ce monopole est devenu une vérité qui a la force de l'évidence, une vérité constituée et légitimée, une doxa jamais interrogée, car incorporée comme vérité universelle, au-delà des intérêts particuliers. C'est une sorte d'éthique méta-éthique, un point de vue à partir desquels se construisent tous les autres points de vue, et en cela, le point de vue sans point de vue, objectivement neutre, vrai, infalsifiable, le point de vue doxique, incorporé dans nos manières mêmes de penser le monde qui ont conduit un certain Ministre à penser que certaines civilisations (gageons qu'il voulait dire valeurs) sont préférables à d'autres, parce qu'elles pensent l'universel et agissent dans le sens de l'universel.

     

    Cette vision doxique est en réalité le produit d'un européanocentrisme, ou d'un occidentalo-centrisme incorporé, nous laissant croire que ce que nous croyons est cru par tous, ou si ce n'est pas encore le cas, devrait l'être par tous. Autrement dit, les valeurs universelles que nous portons ne sont que des croyances qui fonctionnent parce que nous avons été conditionné à y croire, par effacement des genèses qui ont conduit à l'instauration de ces croyance. L'universalité des valeurs est une fiction sociale, un contrat fiduciaire implicite particulier aux sociétés occidentales, qui n'a d'universel que ce que le discours sur l'universel a de performatif : faire exister ce qui n'est qu'illusion.

     

    1. O. Soboul, La Révolution française, Paris, Puf, Quadrige, 2010 (1965).

    2. A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 2009 (1856), p. 97.

    3. cf. P. Bourdieu, Sur l'Etat. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, Raisons d'agir, 2011.


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    Le problème de la société française, au-delà du creusement des inégalités, de la difficulté endémique à enrayer le chômage ou de l'échec de l'intégration, réside, à mon sens, dans l'absence de mobilité sociale. L'immobilisme social est le cœur des difficultés sociales et économiques que connaît notre pays. Plus que la fracture sociale, harangué par Chirac, c'est surtout l'incapacité à ressouder les ligaments qui doit être observé.

    Panne de l'ascenseur social, certes, mais aussi manque de dynamisme intragénérationnel. C'est ce qui explique en grande partie, même sans le dire, les mouvements sociaux et les diverses protestations que l'on entend ici ou là.

     

    L'idéal d'une société, individuel et collectif réside dans la promesse du progrès social, du sentiment de promotion sociale. C'était vrai au XIX, cela l'est sans doute encore plus aujourd'hui.

    En effet, l'industrialisation a contribué à faire émerger deux grandes classes sociales antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat. Les grandes luttes sociales étaient le miroir de la lutte des classes, avec d'un côté des privilégiés désireux de conserver leurs privilèges, de l'autre, des salariés engagés à améliorer leur sort.

    Mais au-delà de ce clivage classial, l'état de salarié était accepté parce qu'il était considéré comme passager : le but de l'action sociale ouvrière était l'accession à la propriété pour les plus modérés, le renversement des valeurs pour les autres. La condition ouvrière était considérée comme une étape dans un processus plus global de transformation des rapports sociaux.

     

    La sécurité sociale résulte de l'abandon de cet idéal : à défaut d'accession à la propriété privée, à défaut de révolution prolétarienne, il s'agit alors d'assurer la propriété sociale comme la nomme R. Castel, grâce au développement des assurances sociales. Désormais, le statut de salarié devient un statut recherché, car il offre une protection, une garantie sociale contre les risques de la vie, une sécurisation des individus. La protection sociale, en agissant dans le sens de l'amélioration de la condition ouvrière, agit également, de manière implicite, dans le sens du maintien et du renforcement de l'infrastructure capitaliste. A ce titre, la protection sociale peut apparaître comme la source de servitude de la classe ouvrière. Servitude douce, agréable même, avec l'amélioration des conditions de vie qu'elle a permis. Si bien que la société salariale s'est constituée progressivement jusqu'à occuper environ 90% de l'ensemble des actifs aujourd'hui. Dans le même temps, cette salarisation massive a permis de maintenir et de masquer l'irréductibilité initiale de l'inégalité entre capital et travail.

    Mais aujourd'hui, depuis une bonne vingtaine d'années pour être précis, la protection sociale est remise en question. Avec sa remise en question, c'est le couvercle qu'elle maintenait sur l'inégale répartition entre le travail et le capital qui commence à sauter. Masquée par l'idéologie du progrès social et du développement de la protection sociale, elle s'agite d'autant plus fort qu'elle était puissamment masquée. Le clivage classial réapparaît sous les décombres de la Protection sociale. C'est le retour du refoulé pour utiliser une formule freudienne.

     

    Pour autant, on s'emploie à regarder ailleurs. Comme disait un célèbre Président : « la maison brûle, et on regarde à côté ». Signe de ce détournement des regards : la focalisation sur la sécurité, sur la discrimination positive (bel oxymore!) sur le retour du communautarisme. Ce détournement est d'autant plus orchestré qu'il évite de se confronter au problème de la lutte des classes, et partant de là, des inégalités socio-économiques croissantes. Pourtant, la classe politique aurait tout a gagné à reconnaître le problème central, initial, sur lequel se greffe l'ensemble des difficultés énoncées. Ce n'est pas un problème communautaire, ethnique, culturel, mais ce sont d'abord et avant tout des problèmes socio-économiques. Il faut donc prendre garde à ne pas ethniciser les problèmes essentiellement sociaux. Je en dis pas que ces problèmes n'existent pas ; je dis simplement qu'ils se greffent sur un problème plus profond, plus masqué, et sans doute plus insupportable. Les clivages identitaires, les replis communautaires sont les conséquences d'une inégalité sociale et économique croissante, d'une ghettoisation sociale rampante de la société. Les confrontations ethniques ne sont que des voiles (sombres certes) aux vrais problèmes autrement plus profonds et difficiles à résoudre. Ils ne sont que des substituts de sens qui cherchent dans l'autre le « bouc-émissaire » à leur sort.

    Partout, le véritable responsable est l'inégale répartition des richesses dans ce pays, et surtout la confiscation par quelques uns de ces richesses.

    C'est l'impossibilité d'accès à la promotion sociale et la mise à jour de l'abandon de l'idéal égalitaire que la protection sociale avait réussi à masquer jusqu'à présent qui conditionne ces protestations grandissantes dans le pays.

    Le problème à résoudre, à mon sens, est simple et terriblement difficile (d'ailleurs la simplicité des analyses n'a rien à envier à leur résolution) : il faut offrir un nouvel idéal égalitaire à la société, et pour cela il faut offrir un idéal de promotion social à chacun. Promotion sociale ne signifie pas égalité de tous, mais possibilité d'égalité pour tous, de promotion sociale pour tous. Cet idéal individuel est également un idéal collectif. Une société qui se sent et se sait dynamique, tournée vers l'avant, vers la conquête d'un idéal retrouve un sens à son action, retrouve une identité commune. C'est cette identité, ce sens collectif qu'il s'agit de refonder.

    Cet idéal est possible : remettre la société en mouvement, toute la société.

    Cela peut sembler paradoxal à l'heure où l'on parle de NTIC, de vitesse, de mouvement permanent. Mais ce mouvement permanent est réservé à quelques uns, il est hyper-inégalitaire. Les nouveaux moyens de communication ont accéléré les clivages, creusé les inégalités. La mondialisation économique, sociale et culturelle tend à bipolariser le monde autour de deux grandes catégories d'individus : ceux qui choisissent le mouvement, qui vivent dans un espace mondialisé, qui vivent à l'heure de la vitesse, ce sont les gagnants. Ceux qui subissent le mouvement, les délocalisations, qui subissent l'urgence sociale, incapables de réagir, ce sont les perdants.

    En effet, l'exigence de mouvement permanent ne profite qu'à ceux qui ont les ressources (sociales, économiques, culturelles) suffisantes pour naviguer dans cet univers mondialisé. En revanche, pour les autres, ils sont condamnés à se laisser emporter par les flots tumultueux pour les plus résistants, à couler pour les plus faibles. C'est bien parce que certaines catégories d'individus n'ont pas accès à la promotion sociale, parce qu'ils sont cloisonnés dans leurs conditions, qui agit comme une prison de verre sur eux, où ils voient le monde changé, sans y avoir leur place.

     

    La mondialisation, la crise de l'Etat-providence ont contribué à mettre à jour et à creuser ces inégalités. Un projet ambitieux serait un projet qui proposerait de décloisonner la société, d'offrir de réelles chances de promotion sociale, à l'heure où l'on « ghettoïse » les territoires, les communautés, l'espace et le temps. Espace mondialisé choisi pour les uns, subi pour les autres, enclave culturelle et économique pour les plus aisés, poches de pauvreté pour les autres, etc.

    L'action politique devrait œuvrer dans le but de « décommunautariser » la société, transformer les revendications négatives, à dominantes défensives et protestataires, en revendications positives, constructives et progressistes. (c'est d'ailleurs le grand problème de la gauche française et des syndicats aujourd'hui : a défaut de proposer, ils agitent le spectre réactionnaire des intérêts partisans.


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    Après le service minimum dans les transports en commun, voici le service minimum d'accueil.

    Je tiens à préciser tout de suite que je ne suis pas fondamentalement contre sur le principe, mais en revanche, je suis foncièrement contre sur la méthode et les raisons de sa mise en place.

     1. le SMA n'est pas à proprement parler une entrave au droit de grève des enseignants, nous dit le gouvernement. l'entrave eut été de mettre en place un SME, c'est-à-dire un service minimum d'enseignement. tiens! belle idée que voilà... qui n'en doutons pas finira bien par se mettre en place un jour ou l'autre.  savoir comment on recrute, comment on enseigne, avec qui est une autre question. mais le sujet n'est pas là (pour le moment).

    2. En revanche, si le SMA n'est pas une entrave au droit de grève, il lui coupe l'herbe sous le pied. En effet, imaginons une entreprise où les salariés décideraient tous de faire grève. Donc la production serait nulle, ou très ralentie durant la période.  Imaginons maintenant que pour "arranger" les clients qui achètent les produits/services fabriqués/fournis  par cette entreprise, on mette en place un système de compensation. Par exemple, que l'employeur offre aux clients de nouveaux services, des compensations sur autre chose ou des formes de dédommagements divers et variés.

    Il y a fort à parier que dans ce cas, le mouvement de grève des salariés soit moins préjudiciable, aussi bien à l'employeur qui certes, perd en production et donc en profit au bout du compte, mais qui dispose de moyens pour néanmoins conserver ses clients et donc ne pas perdre son marché, que pour les clients eux-mêmes qui se voient dédommager des conséquences néfastes de la grève des salariés sur les services offerts.

    En revanche, ceux qui s'en sortent le moins bien dans l'histoire ce sont bien les salariés, dont la grève est finalement moins pénalisante pour l'employeur comme pour ses clients. Et en conséquence, les salariés se retrouvent condamnés soit à ne plus faire grève (ou alors de manière forte dans le temps) faute de peser véritablement, soit à voir leur revendications peu écoutées.

    Ce qui se passe dans l'Education Nationale est bien cela : les enseignants grévistes "empêchent" les parents de travailler, ils "empêchent" aux enfants d'apprendre. il faut donc contourner ces effets négatifs (en économie, on dirait externalités négatives) en créant les conditions nécessaires pour les rendre positives. L'Etat met en place alors des structures d'accueil des enfants afin que les parents puissent aller travailler sans avoir besoin de trouver une nourrice, etc. cela satisfait tout le monde, Etat et parents, sauf les grévistes eux-mêmes.

    3. Or, le propre d'une grève, il me semble, est de chercher un terrain d'entente, une fenêtre de dialogue social avec son employeur pour voir ses conditions de travail/salaires ou son organisation du travail, etc. évoluer. Bref, se faire entendre pour ensuite être enfin écouté! mais la grève est déjà la manifestation d'un désaveu, ou du moins d'un échec de la négociation. eEle intervient en dernier recours. Or, si celui-ci lui-même est en partie cassé, qu'advient-il des revendications?

     Certes, en tant que parent, je peux comprendre qu'il soit plus facile de savoir que son enfant sera gardé, sans être dans l'obligation de faire appel à une nourrice, ou à la crèche, etc. Mais l'enseignement n'est pas qu'une question réservée à un petit corps restreint de fonctionnaires : c'est une question qui touche l'ensemble de la société ; elle est à la base de l'accès à la citoyennté, à la constitution d'un individu libre, autonome et émancipé. elle devrait intéresser tout le monde et ne pas être instrumentalisé par le politique en mettant face-à-face parents et enseignants (comme on met face-à-face client et producteur, offre et demande dans un langage purement économique). a l'heure de l'individualisme, c'est un peu chacun pour soi, chacun chez soi et le gouvernement joue de ce clivage et de ses replis identitaires pour mieux casser les mobilisations collectives.  ce genre de procédés fait peser des menaces bien plus lourdes que celles de la simple désunion parents/profs cependant.

    4. En outre, oser dire que cette mesure permettra aux parents qui ont de faibles ressources de ne pas perdre une journée de travail, si la chose est vraie, n'en est pas moins totalement démagogique. On sait très bien que les familles modestes sont souvent celles où un seul des parents travaillent. Tandis qu'effectivement, pour les familles aisées, où les deux parents travaillent la plupart du temps, il est vrai que perdre une journée de travail représente un coût excessif dans le budget des ménages! D'ailleurs, au traitement médiatique du sujet, les sorties d'écoles où étaient intérrogés des parents qui estimaient que le SMA était une bonne idée, ne semblaient pas être très représentative de cette France d'en bas dont M. Sarkozy s'est fait autoproclamé le porte-voix, (sans pour autant s'en faire le porte-monnaie).

    Mais sans doute encore une fois je m'emporte un peu trop. Et que mon regard manque cruellement d'objectivité sur ce point. Mais que voulez-vous? Quand on a un esprit qui tangue à gauche (et pourtant une gauche bien moderne, loin de l'utopisme marxiste), il est difficile d'être toujours du côté des donneurs de leçons! (mais là encore, c'est un jugement de valeur!).

     

     


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