• Décommunautariser la société

     

    Le problème de la société française, au-delà du creusement des inégalités, de la difficulté endémique à enrayer le chômage ou de l'échec de l'intégration, réside, à mon sens, dans l'absence de mobilité sociale. L'immobilisme social est le cœur des difficultés sociales et économiques que connaît notre pays. Plus que la fracture sociale, harangué par Chirac, c'est surtout l'incapacité à ressouder les ligaments qui doit être observé.

    Panne de l'ascenseur social, certes, mais aussi manque de dynamisme intragénérationnel. C'est ce qui explique en grande partie, même sans le dire, les mouvements sociaux et les diverses protestations que l'on entend ici ou là.

     

    L'idéal d'une société, individuel et collectif réside dans la promesse du progrès social, du sentiment de promotion sociale. C'était vrai au XIX, cela l'est sans doute encore plus aujourd'hui.

    En effet, l'industrialisation a contribué à faire émerger deux grandes classes sociales antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat. Les grandes luttes sociales étaient le miroir de la lutte des classes, avec d'un côté des privilégiés désireux de conserver leurs privilèges, de l'autre, des salariés engagés à améliorer leur sort.

    Mais au-delà de ce clivage classial, l'état de salarié était accepté parce qu'il était considéré comme passager : le but de l'action sociale ouvrière était l'accession à la propriété pour les plus modérés, le renversement des valeurs pour les autres. La condition ouvrière était considérée comme une étape dans un processus plus global de transformation des rapports sociaux.

     

    La sécurité sociale résulte de l'abandon de cet idéal : à défaut d'accession à la propriété privée, à défaut de révolution prolétarienne, il s'agit alors d'assurer la propriété sociale comme la nomme R. Castel, grâce au développement des assurances sociales. Désormais, le statut de salarié devient un statut recherché, car il offre une protection, une garantie sociale contre les risques de la vie, une sécurisation des individus. La protection sociale, en agissant dans le sens de l'amélioration de la condition ouvrière, agit également, de manière implicite, dans le sens du maintien et du renforcement de l'infrastructure capitaliste. A ce titre, la protection sociale peut apparaître comme la source de servitude de la classe ouvrière. Servitude douce, agréable même, avec l'amélioration des conditions de vie qu'elle a permis. Si bien que la société salariale s'est constituée progressivement jusqu'à occuper environ 90% de l'ensemble des actifs aujourd'hui. Dans le même temps, cette salarisation massive a permis de maintenir et de masquer l'irréductibilité initiale de l'inégalité entre capital et travail.

    Mais aujourd'hui, depuis une bonne vingtaine d'années pour être précis, la protection sociale est remise en question. Avec sa remise en question, c'est le couvercle qu'elle maintenait sur l'inégale répartition entre le travail et le capital qui commence à sauter. Masquée par l'idéologie du progrès social et du développement de la protection sociale, elle s'agite d'autant plus fort qu'elle était puissamment masquée. Le clivage classial réapparaît sous les décombres de la Protection sociale. C'est le retour du refoulé pour utiliser une formule freudienne.

     

    Pour autant, on s'emploie à regarder ailleurs. Comme disait un célèbre Président : « la maison brûle, et on regarde à côté ». Signe de ce détournement des regards : la focalisation sur la sécurité, sur la discrimination positive (bel oxymore!) sur le retour du communautarisme. Ce détournement est d'autant plus orchestré qu'il évite de se confronter au problème de la lutte des classes, et partant de là, des inégalités socio-économiques croissantes. Pourtant, la classe politique aurait tout a gagné à reconnaître le problème central, initial, sur lequel se greffe l'ensemble des difficultés énoncées. Ce n'est pas un problème communautaire, ethnique, culturel, mais ce sont d'abord et avant tout des problèmes socio-économiques. Il faut donc prendre garde à ne pas ethniciser les problèmes essentiellement sociaux. Je en dis pas que ces problèmes n'existent pas ; je dis simplement qu'ils se greffent sur un problème plus profond, plus masqué, et sans doute plus insupportable. Les clivages identitaires, les replis communautaires sont les conséquences d'une inégalité sociale et économique croissante, d'une ghettoisation sociale rampante de la société. Les confrontations ethniques ne sont que des voiles (sombres certes) aux vrais problèmes autrement plus profonds et difficiles à résoudre. Ils ne sont que des substituts de sens qui cherchent dans l'autre le « bouc-émissaire » à leur sort.

    Partout, le véritable responsable est l'inégale répartition des richesses dans ce pays, et surtout la confiscation par quelques uns de ces richesses.

    C'est l'impossibilité d'accès à la promotion sociale et la mise à jour de l'abandon de l'idéal égalitaire que la protection sociale avait réussi à masquer jusqu'à présent qui conditionne ces protestations grandissantes dans le pays.

    Le problème à résoudre, à mon sens, est simple et terriblement difficile (d'ailleurs la simplicité des analyses n'a rien à envier à leur résolution) : il faut offrir un nouvel idéal égalitaire à la société, et pour cela il faut offrir un idéal de promotion social à chacun. Promotion sociale ne signifie pas égalité de tous, mais possibilité d'égalité pour tous, de promotion sociale pour tous. Cet idéal individuel est également un idéal collectif. Une société qui se sent et se sait dynamique, tournée vers l'avant, vers la conquête d'un idéal retrouve un sens à son action, retrouve une identité commune. C'est cette identité, ce sens collectif qu'il s'agit de refonder.

    Cet idéal est possible : remettre la société en mouvement, toute la société.

    Cela peut sembler paradoxal à l'heure où l'on parle de NTIC, de vitesse, de mouvement permanent. Mais ce mouvement permanent est réservé à quelques uns, il est hyper-inégalitaire. Les nouveaux moyens de communication ont accéléré les clivages, creusé les inégalités. La mondialisation économique, sociale et culturelle tend à bipolariser le monde autour de deux grandes catégories d'individus : ceux qui choisissent le mouvement, qui vivent dans un espace mondialisé, qui vivent à l'heure de la vitesse, ce sont les gagnants. Ceux qui subissent le mouvement, les délocalisations, qui subissent l'urgence sociale, incapables de réagir, ce sont les perdants.

    En effet, l'exigence de mouvement permanent ne profite qu'à ceux qui ont les ressources (sociales, économiques, culturelles) suffisantes pour naviguer dans cet univers mondialisé. En revanche, pour les autres, ils sont condamnés à se laisser emporter par les flots tumultueux pour les plus résistants, à couler pour les plus faibles. C'est bien parce que certaines catégories d'individus n'ont pas accès à la promotion sociale, parce qu'ils sont cloisonnés dans leurs conditions, qui agit comme une prison de verre sur eux, où ils voient le monde changé, sans y avoir leur place.

     

    La mondialisation, la crise de l'Etat-providence ont contribué à mettre à jour et à creuser ces inégalités. Un projet ambitieux serait un projet qui proposerait de décloisonner la société, d'offrir de réelles chances de promotion sociale, à l'heure où l'on « ghettoïse » les territoires, les communautés, l'espace et le temps. Espace mondialisé choisi pour les uns, subi pour les autres, enclave culturelle et économique pour les plus aisés, poches de pauvreté pour les autres, etc.

    L'action politique devrait œuvrer dans le but de « décommunautariser » la société, transformer les revendications négatives, à dominantes défensives et protestataires, en revendications positives, constructives et progressistes. (c'est d'ailleurs le grand problème de la gauche française et des syndicats aujourd'hui : a défaut de proposer, ils agitent le spectre réactionnaire des intérêts partisans.


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