• la poussée de l'extrême droite : une idéologie de la décélération

    Le score important du Front National à l'élection présidentielle de 2012 a laissé les observateurs et autres experts médiatiques de la sociologie électorale dubitatifs : frôlant la barre des 20%, c'est presque un électeur sur cinq qui a porté son choix sur Mme Le Pen alors même que tous étaient d'accord pour reconnaître que son programme économique ne tenait pas la route, mais surtout qu'elle ne maîtrisait pas suffisamment les grands enjeux économiques et financiers.

    Quel aurait été alors son score avec un programme plus cohérent, une maîtrise objectivement fondée des dossiers et une dé-diabolisation achevée de son parti (auquel devrait fortement participer le changement de nom envisagé)? De nombreuses explications ont été avancées pour justifier ce score élevé. Nous pouvons en retenir trois grandes, d'ailleurs non exclusives les unes des autres.


    Première explication : le vote de défiance. Selon cette logique, voter Front national, c'est d'abord et avant tout ne pas voter pour les autres. Cette stratégie électorale repose sur l'idée que les représentants politiques sont trop éloignés des réalités quotidiennes des français, qu'il y a un clivage grandissant entre les « élites » et le « peuple », et que ce dernier se sent délaissé par le politique. Cette stratégie politique s'enracinerait alors dans une crise de la représentation politique. Le vote Le Pen se rapprocherait alors d'une stratégie abstentionniste, mais avec un sens plus marqué. Ce que ressentent les citoyens dans ce cas, ce n'est pas uniquement « blanc bonnet et bonnet blanc », mais c'est plus profondément un sentiment d'abandon, d'isolement politique. Et cette défiance du politique tire souvent ses origines de l'isolement social et économique. On est dans une configuration où l'expérience politique se vit sur le mode de l'Exit1, de la sortie du jeu.

     

    Deuxième explication : le vote de protestation. Proche du premier cas, mais en même temps radicalement différent quant à la motivation électorale des citoyens, la deuxième explication renvoie moins à une simple logique du rejet et du sentiment d'abandon (même si elle est souvent aussi présente) qu'à une volonté de se faire entendre, à un désir de reprendre la main. Le vote de protestation est un vote qui dit « je veux entrer dans le jeu! » quand le vote de défiance est un vote de sortie du jeu social et politique.

    La stratégie des électeurs consiste alors moins à adhérer aux idées de Le Pen qu'à montrer, par leur vote protestataire, leur désir de changement profond. Ce vote s'enracine surtout dans les zones considérées comme délaissées par les pouvoirs publics, par le politique. Ces zones de relégation subies conduisent une partie des électeurs à marquer leur volonté d'être considérés, entendus. De ce fait, ils ont davantage tendance à porter leurs voix sur les représentants les plus marginalisés, aux extrêmes de l'échiquier politique.

    C'est surtout cette stratégie qui permet d'expliquer les basculement qui peuvent opérer d'une élection à l'autre d'un vote extrême à un autre. Dans cette configuration, l'expérience politique se vit sur le mode de la contestation, de la Voice, c'est-à-dire de la volonté de se faire entendre pour compter à nouveau dans le jeu.

     

    Troisième explication enfin : le vote d'adhésion. Plus rarement souligné, ce facteur est tout aussi important. Les observateurs ont tendance à le minimiser, renforçant en cela la diabolisation du FN et la dimension irrationnelle du vote, sans porter un regard objectif sur cet électorat.

    Loin d'être irrationnel, loin d'être diabolique, les stratégies des électeurs reposent sur un système argumentatif construit (plus ou moins solide), et qui a l'apparence de l'objectivité. En outre, un vote d'adhésion au Front National ne signifie pas mécaniquement une adhésion à l'ensemble des thèses du parti (pas plus d'ailleurs pour l'ensemble des autres votes). Certes, il existe un vote raciste, xénophobe primaire pourrait-on dire , mais il y aussi un vote qui repose sur la construction d'un racisme social, plus édulcoré, plus « euphémisé », faisant de l'étranger le bouc-émissaire de tous les maux que subit la France (chômage, menace sur la protection sociale, difficulté d'insertion professionnelle, etc.). Cela n'a rien de nouveau. À chaque grande crise économique dans l'histoire des sociétés industrielles, nous avons vu surgir le spectre de la peur de l'autre (les années 1890, 1930). C'est un vote qui s'exprime sur le mode Loyalty, d'adhésion aux discours et aux dangers qui menacent la France.

     

    Un vote d'adhésion à l'idéologie de la décélération sociale

    Ce vote d'adhésion est un vote majoritairement rural, péri-urbain, jeune et populaire. Mais il s'enracine dans quelque chose de plus puissant et de plus structurant que la simple xénophobie, qui n'est à mon sens que la partie émergée de l'iceberg. Au-delà de l'adhésion aux valeurs nationalistes défendues par le Front National, il faut surtout être vigilant à la mue opérée par le parti, qui est la raison essentielle de son succès d'hier et (si la chose n'est pas suffisamment entendue et comprise par ses adversaires) de ses victoires de demain.

    Le discours nationaliste s'est fortement socialisé, popularisé au sens littéral du terme. Défense des valeurs républicaines, de la laïcité, de l'identité, recentrage sur une approche keynésiano-nationaliste, défense des services publics, etc. L'idéologie frontiste, auparavant ultra-libérale (diminution de l'impôt, suppression de l'ISF, de l'impôt sur les sociétés, libéralisation du marché du travail, suppression du salaire minimum, etc.) s'est fortement gauchisée, afin de s'ancrer dans la partie de l'électorat qui souffre le plus des transformations sociales et économiques associées à la modernité et à la mondialisation.

    Ce qui se joue à l'heure actuelle, au Front National, mais plus globalement dans l'ensemble des néo-partis d'extrême droite en Europe, c'est le virage idéologique vers un mouvement de décélération sociale, qui se dresse face au mouvement inverse qui structure les sociétés contemporaines2. À l'heure de l'accélération sociale, de l'accroissement des rythmes de vie, de la vitesse du mouvement social, des changements sociaux, des modifications technologiques, une partie de plus en plus importante de la population se retrouve (ou se sent) abandonnée, incapable de suivre le mouvement permanent et allant s'amplifiant de la seconde modernité3.

    Face à un risque (même objectivement non fondé, mais ressenti néanmoins comme tel) de perte identitaire dans une mondialisation uniformisante, de difficultés d'emplois et de chômage dans une économie ouverte et fluide, de perte de soi et de sens dans un monde en mouvement permanent, une partie des citoyens a peur de ne pas pouvoir suivre le rythme et de perdre le sens même de leur existence. Face à cette incroyable peur liée à un horizon temporel réduit à l'immédiateté, faute de pouvoir se projeter de manière sécurisée, faute de pérennité dans la permanence, cette population est condamnée à subir les changements, à vivre le présent sur le mode de l'angoisse, de l'incertitude. Faute de ressources suffisantes pour y faire face4 (économiques, sociales, culturelles, symboliques), et constatant l'érosion des grandes institutions socialisantes (Eglise, Ecole, Travail, Famille, services publics), de ces stabilisateurs sociaux sécurisants, ces citoyens sont amenés à opter pour des stratégies défensives5, de repli sur soi, de préservation de l'existant, de nostalgie d'enracinement. Ces stratégies défensives ont bien été comprises et font désormais partie du matériau idéologique des partis d'extrême droite qui sont les seuls à porter ce discours.

    Conséquence paradoxale du mouvement d'accélération grandissante des sociétés modernes, la montée en puissance de ce néo-extrêmisme se nourrit et se structure sur le désir de décélération de certaines catégories sociales. Plus qu'à une lutte des classes pour l'appropriation des moyens de production et la répartition des richesses, c'est à une potentielle lutte pour l'appropriation de la maîtrise des structures temporelles que l'on doit la poussée de l'extrême droite partout en Europe.

    Diaboliser le FN, et de fait ses électeurs, faire du vote FN la simple conséquence d'un rejet, d'un sentiment d'abandon ou de protestation, c'est prendre le risque de passer à côté de la compréhension des clés de son succès : la fuite du temps et l'incapacité d'y donner sens. Soyons vigilant à ce que Chronos ne dévore pas ses enfants !

     

    1. A. O. Hirschman, Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 2011.

    2 H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

    3 Selon la terminologie du sociologue anglais A. Giddens, Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, 2000.

    4 R. Castel, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.

    5M. Castells, L'ère de l'information, II, le pouvoir de l'identité, Paris, Fayard, 1999.   


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  • Commentaires

    1
    Jeudi 10 Mai 2012 à 22:33
    Ô temps ! suspends ton vol
    et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : Laissez-nous savourer les rapides délices. Des plus beaux de nos jours ! Assez de malheureux ici-bas vous implorent, Coulez, coulez pour eux ; Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ; Oubliez les heureux. Mais je demande en vain quelques moments encore, Le temps m'échappe et fuit ; Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore Va dissiper la nuit. Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive, Hâtons-nous, jouissons ! L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ; Il coule, et nous passons !
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