• La question peut paraître brutale, puisqu'elle sonne comme une déclaration. Mais à mon sens, elle se pose avec d'autant plus de vigueur que les dernières sorties de notre président s'avèrent de plus en plus hasardeuses (il n'y a qu'à lire la presse étrangère, qui l'affuble de toutes parts) dans ses déclarations.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    En effet, M. Sarkozy ne peut pas être un bon président. Et cela pour les raisons suivantes que je vais tenter d'exposer :

    <o:p> </o:p>

    Tout d'abord, M. Sarkozy n'est pas l'homme d'un destin, d'un projet pour la France, il est l'homme d'une ambition. Or, l'ambition est au projet ce que le ver est à la pomme : son poison le plus perfide. Tout ce que M. Sarkozy observe et constate est la satisfaction narcissique de son moi. Tout ce qu'il entreprend est la recherche de satisfaction de ce moi.

    S'il demeure légitime d'être l'homme d'une ambition, il ne faut pas que celle-ci recouvre tout et finisse par se générer d'elle-même. Or, M. Sarkozy semble satisfaire à la nature sui generis de sa démesure. Il n'est plus maître de celle-ci, mais c'est elle qui semble le contrôler, l'orienter, l'assujettir. Il n'y a pas de meilleur maître qu'un despote invisible, pas de meilleur esclave qu'un esclave qui s'ignore.

    Le propos peut paraître acerbe, il n'en reste pas moins vrai.

    Je m'explique, car il faut se justifier devant une assertion aussi virulente :

    <o:p> </o:p>Lorsque M. Sarkozy part en vacances privées, il ne se « prive » pas  d'exposer de manière ostentatoire ses signes extérieures de richesse : montres, costumes, yacht, lunettes, etc. Tout y passe, rien est laissé au hasard. Comme il a été voté un texte interdisant tout signe religieux ostentatoire dans l'enceinte des institutions publiques, ne devrait-on pas, de la même façon proscrire la démonstration publique de l'opulence ? Il n'est bien sûr aucunement question de cela ici, nous savons mieux que quiconque que les formes de la distinction sont un des fondements essentiels des sociétés humaines. Néanmoins, il nous semble cependant tout à fait légitime de s'interroger sur l'opportunité pour un Président de la République d'afficher outrageusement une quelconque appartenance de classe, sinon celle de satisfaire son Ego. En tant que représentant le plus élevé du peuple français, il se doit, à ce niveau de responsabilité, d'afficher pour le moins une neutralité publique à l'égard de ce qu'Aristote appelait la chrématistique.
    <o:p> </o:p>

    Soyons bon joueur, et reconnaissons néanmoins que la démesure élyséenne n'est pas propre à M. Sarkozy. M. Mitterrand avant lui avait su tirer tous les avantages du poste et de la fonction. Pour autant, si la démesure du second lui donnait des airs de Régent suprême, celle du premier consacre son bouffon. Bouffon audacieux, vitupérant et intrépide, certes, mais bouffon viscéralement. Clown granguignolesque, en mal d'assurance, en mal de reconnaissance, qui va chercher dans la foule, dans le peuple qui travaille ovations et acclamations ; dans les sondages cette félicité qui l'euphorise ; dans la Cour de ses aspirants  des candidats aux éloges ; et depuis peu dans sa femme l'assurance qui lui manque. Milan Kundera dans un de ses romans célèbres disait à propos de son jeune héros qu' « il avait épousé une femme dont la beauté lui donnait de l'assurance ». Ce mot conviendrait aisément à notre propre président.

    <o:p> </o:p>

    Bouffon disais-je, mais bouffon vitupérant : une gestuelle frénétique, des grimaces mécaniques, un mouvement perpétuel. Mais les grandes choses, c'est bien connu, se font dans la lenteur. Les grandes œuvres appellent le silence, la sérénité des corps et de l'esprit. Rien de bon ne se fait dans l'urgence : or, nous vivons dans le siècle de l'urgence. Mais le sort d'un Président n'est pas de « rentrer » dans la mêlée, de s'immerger dans le flot incessant et tumultueux des faits divers en s'y jetant à corps perdu. Il a un rôle de « guide ». Il est celui qui observe, qui constate et qui propose ; il n'est pas celui qui se jette au cœur du combat (exemple des marins-pêcheurs à qui il promet un jour ce qui est défait le lendemain).

    <o:p> </o:p>

    Bouffon disais-je donc, mais bouffon intrépide : en effet, M. Sarkozy s'empare du moindre fait divers pour en faire un fait de société et s'enorgueillir d'une nouvelle loi, d'un nouveau dispositif, d'une nouvelle idée. Propos hasardeux, qui, s'ils sonnent juste sur l'instant, dans la dimension émotionnelle du fait accompli, s'essoufflent et s'épuisent dans la durée, dans la dimension rationnelle de la loi Républicaine. Imprudence des mots qui sont lâchés, oublieux que ceux-ci ont un sens qui dépasse la portée de la bouche qui les dit. 

    <o:p> </o:p>

    Président à ce titre hypermoderne : hyperprésident entend-on souvent. Mais il faut prendre le terme d' « hyper » dans son sens sociologique : qu'est-ce qu'un hyper-individu ? C'est un homme dont l'action se centre sur l'immédiateté, sur le détachement au social, aux sphères collectives, sur lui-même. Individu multiple, éclaté, qui se prend comme totalité. Or, M. Sarkozy remplit bien tous ces rôles à la fois.

    <o:p> </o:p>

    Mais encore une fois ce n'est pas là le rôle d'un Président de la République :

    <o:p> </o:p>

    Celui-ci a le devoir d'embrasser le peuple, (au sens figuré bien sûr et non pas au sens propre ce qui est trop souvent le cas). Il dispose du rôle de garant des Institutions, sa parole est celle de la France. Il ne doit pas être un homme qui incarne une fonction mais une fonction incarnée par un homme. La différence peut paraître tenue, elle est essentielle.

    <o:p> </o:p>

    En effet, chez M. Sarkozy, son statut d'individu particulier  passe avant son statut de Président : c'est sans aucun doute sur ce point – s'il en faut une – que M. Sarkozy marque une rupture fondamentale avec ses prédécesseurs. Il fait passer ses volontés personnelles, ses émotions, ses plaisirs, ses déceptions avant sa fonction. Il regrette ainsi que les racines chrétiennes de l'Europe aient été supprimées du traité européen ; il s'amuse à dire aux ouvriers d'Arcelor-Mittal que leur ville n'est pas l'endroit rêvé pour un voyage de noces, etc. quand le Général de Gaulle refusait par exemple, de se rendre à la messe le dimanche, au nom de la fonction qu'il représentait.

    <o:p> </o:p>

    Pour toutes ces raisons, j'affirme donc que M. Sarkozy ne peut pas faire un bon président :

    Homme d'une ambition, qui ne réussit pas pour le moment à faire de cette ambition, un destin puis de ce destin un projet (c'est là la force des grands hommes, de transformer la matière première qui leur a permis d'accéder au pouvoir en force d'action positive, tournée vers une finalité, vers un but, autre que la contemplation de soi et de sa réussite), il demeure enfermé dans l'immédiateté de sa condition. Vouloir agir dans l'urgence est un des signes de cette incapacité projective. Versatilité des propos, contradiction entre l'homme et la fonction, entre la parole individuelle et la Parole de la France, besoin impérieux de reconnaissance qui empêche toute action efficace et négociée, besoin d'assurance qui l'exhorte à gesticuler sans cesse, à être partout à la fois, dans la légèreté de l'immédiat, de peur d'être nulle part et de mesurer le poids de son inconsistance. Hypertrophie du moi disait Kahn dans un célèbre article de Marianne, qui masque un malaise profondément ancré. Besoin impérieux d'exister, de se donner à voir, de s'exhiber pour mieux se cacher à soi-même. Je terminerai ce billet en citant un passage du Livre du rire et de l'oubli de M. Kundera qui me semble coller à la psychologie du personnage.

     

    «  On crie qu'on veut façonner un avenir meilleur, mais ce n'est pas vrai. L'avenir n'est qu'un vide indifférent qui n'intéresse personne, mais le passé est plein de vie et son visage irrite, révolte, blesse, au point que nous voulons le détruire ou le repeindre. On ne veut être maître de l'avenir que pour pouvoir changer le passé. On se bat pour avoir accès aux laboratoires où on peut retoucher les photos et récrire les biographies et l'Histoire. »

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

     


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  • <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    En ces lendemains de fêtes, l'heure du réveil est brutale. Sans doute l'effet euphorisant des bulles est retombé. Les têtes sont lourdes et les esprits confus. Mais la nouvelle année débute déjà. Pas le temps de se laisser aller à la douce et lascive griserie post-orgiaque. Il faut se remettre au travail, reprendre ses habitudes, s'armer de courage pour aller braver le froid, le réveil aux aurores, les mièvreries conventionnelles des souhaits et des vœux de chaque début d'année.  

    Mais quels vœux formuler ? Davantage de pouvoir d'achat : non, désolé ! Passez votre chemin ! Le Père Noël une fois encore ne fera pas de miracle. Sa hotte est vide. Reste à attendre une année de plus pour pouvoir encore peut-être y croire. Ou plutôt se laisser soi-même leurrer par l'envie de croire...

    Pourtant, il nous avait prévenu : on aurait du le croire : Nicolas Sarkozy n'est pas le Père Noël, ou du moins pas encore ! Plutôt le Père Fouettard en ces temps de disette.

    Il a pourtant trouvé la solution miracle pour gagner davantage : travailler davantage ! Personne n'y avait pensé ! Et c'était pourtant si simple ; la solution était là sous nos yeux. Il suffisait donc simplement de troquer notre habit du dimanche pour notre bleu de travail et le tour était joué. Si simple, si évident !

    Tellement simple et évident que certains y avaient déjà pensé... il y a deux siècles maintenant, au début de l'industrialisation. Quoi de mieux pour s'enrichir que de faire travailler toujours plus les plus faibles, les plus démunis ? Non pas travailler pour vivre, mais véritablement vivre pour travailler. En leur octroyant – ô bonté capitaliste d'alors ! – quelques heures de repos tout juste indispensables à la reproduction de leur force de travail. Ainsi, la vie était réglée, orchestrée. Pas le temps pour le marivaudage, l'amusement, la badinerie. Pas le temps non plus pour la réflexion critique, la remise en question. Il fallait travailler, encore et encore, produire et reproduire : allons donc ! Nos économies modernes sécularisés n'encensaient plus qu'un seul Dieu : le Dieu Croissance.

    <o:p> </o:p>

    Et où en sommes nous en ce début d'année 2008 ?

    On nous promet un gain substantiel d'argent à condition de travailler davantage. C'est la première fois dans l'histoire de l'ère moderne que l'homme va voir son temps de travail augmenter.  Mais seulement s'il le souhaite bien entendu. Voilà la différence ! La liberté individuelle est passée par là entre temps. La contrainte a fait son temps, c'est désormais l'individu libre et émancipé qui décide de sa vie, de ses actions et des conduites à tenir.

    Mais cette liberté individuelle si chèrement payée est ici illusoire : est-on libre de travailler davantage quand on gagne à peine 1000€/mois pour nourrir sa famille ? Est-il libre de travailler le dimanche celui dont le patron lui déconseille vivement de refuser ? Oui, nous sommes toujours libres répondront les plus perfides. Et ils auront raison : quand bien même on vous condamne à choisir entre continuer ou mourir, il vous est toujours possible de choisir la mort.

    <o:p> </o:p>

    Mais ce débat passionné cache une situation encore plus dramatique : gagner plus en travaillant plus signifie implicitement ne pas gagner davantage en travaillant toujours autant, voire gagner encore moins, compte tenu de l'inflation galopante. Et le vrai scandale est peut-être là ! Dans la stagnation officiellement légitimée des salaires ! Sans aller jusqu'à Marx (on nous traiterait alors de gauchiste, insulte suprême à l'heure actuelle, chantre de la fameuse « pensée unique »), Adam Smith lui-même, père du libéralisme économique, se retournerait dans sa tombe !

    <o:p> </o:p>

    Rachat des RTT, travail supplémentaire, voire rachat des congés payés (ce qui revient à remettre en cause l'acquis social de la 5ème semaine en la monétisant « all is money ») sont désormais les seuls moyens de voir son salaire augmenter.

    Mais autre problème : les chômeurs, rmistes,  temps partiels, emplois précaires : rien pour eux ! Pas de RTT pour le chômeur, pas (ou peu) d'heure supplémentaires pour les temps partiels, qui souhaiteraient avant tout bénéficier d'un temps plein. Or, ce sont eux les premières victimes de la crise du pouvoir d'achat.

    Il n'y a qu'a regarder les reportages TV : ce sont toujours de jeunes cadres d'entreprise, souvent innovantes (étrangement dans le secteur de l'informatique dans chaque reportage) qui sont touchés et ravis de ces directives. Ce sont aussi l'ensemble des salariés du privé d'une manière générale, mais en tout cas, ce ne sont pas les plus démunis, les plus défavorisés qui sont touchés par ces mesures.

    En fait de gain généralisé de pouvoir d'achat, M. Sarkozy va redonner du pouvoir d'achat à ceux qui en ont déjà. On n'en a jamais trop, bien évidemment, cela est connu ; mais certains en revanche n'en ont objectivement jamais assez.

    <o:p> </o:p>

    Ces mesures portent à terme le risque de voir encore un peu plus se creuser la fracture entre les inclus et les exclus, les actifs et les inactifs, les pauvres et les riches. Sans verser dans l'alarmisme ni le misérabilisme social, il n'en reste pas moins qu'il semble de plus en plus nécessaire de redéfinir une politique sociale et économique (et cela est loin d'être facile à réaliser) à long terme, et non plus dans l'urgence, qui évite de cliver toujours plus une société salariale qui tend à réactualiser une lecture en terme de lutte des classes.

    <o:p> </o:p>

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    La police vient de tester un nouveau dispositif de recueil de témoignage suite aux violences urbaines qui se sont déroulées dans un quartier de Villiers-le-Bel. Ce dispositif nouveau repose sur le principe très politisé du « donnant-donnant ». Rétribution monétaire contre témoignage à charge. En d'autres lieux et d'autres temps, ce genre de pratiques ne choquerait pas. La lutte anti-terroriste use déjà de ce procédé dans son arsenal de moyens mis à sa disposition.

    Pour autant, s'il peut s'avérer nécessaire de délier les langues, de rompre le « mur du silence » qui pèse dans certains de ces quartiers, par peur des représailles, on peut néanmoins rester circonspect sur la méthode employée. Moins par la situation contextuelle que par la logique inhérente à la modalité adoptée.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    En effet, financer des témoignages pour attraper des coupables peut apparaître comme un moyen licite et justifié d'exercer la justice. Pourtant, rétribuer l'aide apportée à la police, c'est-à-dire en définitive, récompenser l'action individuelle apportée au maintien de la paix et de la cohésion sociale (c'est bien là le rôle premier des forces de l'ordre) me paraît constituer un précédent dangereux d'un point de vue idéologique et éthique.

    <o:p> </o:p>

    Regardons y de plus près. A la réflexion, trois critiques d'ordre morales peuvent être envisagées à l'adoption d'une telle mesure :

    <o:p> </o:p>

    1. Tout d'abord, monétiser les témoignages comme on monétise ses RTT, ses week-end, bientôt ses congés payés (notes internes de La Poste selon O. Besancenot), relève d'un entreprise idéologique bien agencée et résolument nocive, aux effets pervers incertains.

    C'est faire de l'argent le mode de gouvernance de l'ensemble des rapports sociaux de nos sociétés modernes. On me rétorquera, à juste titre d'ailleurs, qu'il en est sans doute déjà ainsi, qu'il faut vivre avec son époque et qu'il y a bien longtemps que les relations humaines et sociales sont médiées par l'argent. Certes, j'en conviens. Mais il me semble qu'il est néanmoins profondément différent d'avoir des rapports sociaux objectifs (rapports de travail, loisirs, syndicaux, etc.) fondés sur l'argent, ou plus exactement fondé sur un lien médié par la dimension économique, qui relèvent avant tout de conduites individuelles et privées liant l'individu à son patron, à son club, à son parti, à son syndicat, qu'entretenir l'idée au niveau de la chose publique (res-publica) que l'argent est un médiateur de l'ensemble des relations sociales liant l'individu à la collectivité.

    Je m'explique.

    Faire d'un témoignage l'objet d'une rétribution (récompense) monétaire, c'est s'accorder sur l'idée que l'espace public, lieu de la sécurité civile qui est un bien collectif dont chacun peut disposer et a droit, peut reposer sur des valeurs similaires à celles du monde de l'entreprise, de l'espace privé des relations professionnelles. C'est instrumentaliser l'argent comme forme de participation à l'espace public, c'est en définitive faire de la paix sociale un espace et un enjeu de lutte monnayable. La cohésion sociale (ce qu'on appelle aujourd'hui le vivre-ensemble) serait elle à ce prix – sans faire de mauvais jeu de mots ?

    <o:p> </o:p>

    2. La seconde critique que l'on peut faire découle directement de la première. Monnayer la vérité, rétribuer le témoignage, c'est reconnaître implicitement l'échec de la solidarité, le délitement du lien social et surtout l'incapacité de la société, c'est-à-dire de la République à y répondre autrement.  En octroyant une prime à la vérité (oserai-je dire à la délation ?), l'Etat admet son échec à répondre à la déliaison sociale, comme dirait Roger Sue, de nos sociétés contemporaines, sinon par une forme de relation instrumentalisée et médiée à l'autre qui passe par l'argent.

    Non seulement, l'aveu d'échec est complet, mais il entérine par sa méthode même, son impuissance à redéfinir le vivre-ensemble, à déterminer des modalités nouvelles de création de solidarités, qui passerait par une vision unitaire et républicaine de l'être-ensemble.

    <o:p> </o:p>

    3. Et c'est donc en dernière analyse, une appropriation par l'Etat, au sens le plus large du terme, celui de Représentation Nationale, des formes de relations contractuelles propres à la sphère privée. Relations contractuelles médiées par l'argent.  Cela revient à faire de l'argent la valeur sinon centrale, au moins incontournable de la relation à l'autre. Valeur essentielle et unique au nom de laquelle peut perdurer le lien social.

    <o:p> </o:p>

    Nous avons à faire ici à un principe de morale inversée. Là où l'argent venait parfois s'associer en tant que supplément aux formes sociales de relations désintéressées, comme forme a posteriori de la relation à l'autre, il en devient désormais le garant, le socle, le fondement même. L'argent, dans ce schéma nouveau, devient ce préalable aux relations sociales, cet agent liant, contractuel, objectif et intéressé sur lequel et à partir duquel vont se constituer et procéder les nouvelles formes de la solidarité, les nouveaux modes d'être-ensemble.

    Encore une fois soulignons bien la distinction que nous faisons entre espace public et espace privé, plus généralement entre ce que nous appelons relations sociales verticalisées (hiérarchisées) et relations horizontalisées. Nous reconnaissons que l'argent est le fondement du lien qui unit un salarié à son employeur, un sportif à son club, et qu'à partir de ce premier lien verticalisé peut s'agréger (presque toujours) des liens plus personnels, plus horizontaux. Mais dans le cas présent, ce que nous critiquons c'est l'inclinaison qui conduit à faire de l'argent le préalable aux formes de relations sociales traditionnellement et juridiquement désintéressées : celles de l'espace public, celles qui unissent les individus entre eux au sein de la Communauté Nationale, au nom de la citoyenneté morale.

    <o:p> </o:p>

    En octroyant une récompense financière à la dénonciation, au témoignage, l'Etat légitime dans le même temps la pratique de l'intéressement personnel au service du bien-être de la collectivité. En faisant de l'argent un vecteur essentiel du vivre-ensemble, il instrumentalise et « dénaturalise » toute forme de relation à l'autre. L'argent gagne encore un peu plus en valeur : non pas en valeur de réussite ou de mérite personnel (celle-ci n'est pas questionnée ici, mais indirectement elle en sort renforcée encore davantage), mais en valeur éthique, en valeur morale : l'argent sert le vivre-ensemble, il assure la pérennisation du lien social en renforçant la cohésion sociale. Si l'argent facilitait – un peu – jusqu'ici l'intégration sociale (suis-je intégré si je ne travaille pas, ne consomme pas ?), il permet désormais d'assurer le maintien de l'ordre social. Régulation sociale et intégration sociale dirait Durkheim, les deux mamelles de la solidarité. Plus qu'une simple valeur au même titre que les autres, l'argent devient La Valeur ultime, dominante au-dessus de la mêlée. Non plus valeur, mais supravaleur, méta-valeur même, comme il existe le métalangage.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Valeur de réussite personnelle, d'épanouissement mais également valeur morale de solidarité : l'argent aurait donc ce pouvoir si euphorisant de satisfaire à la fois les satisfactions individuelles, de maximiser son profit tout en servant dans le même temps la collectivité et la solidarité.

    Sublime surprise ! L'idéologie ultra-libérale et l'homo oeconomicus des abstractions conceptuelles peuvent se relever fièrement. La main invisible, qui a force de l'être semblait définitivement absente, fait son retour sur tapis rouge, servi par notre Président lui-même : et cette fois-ci elle n'a plus à se cacher, elle peut se montrer, s'exposer fièrement et dignement car elle la Justice Sociale même, la garante de la pérennité du social !

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  •  

    Les émeutes de Villiers-le-Bel la semaine passée ont permis au Président de la République d'introniser un nouveau concept : celui de la voyoucratie, littéralement le gouvernement des voyous, des gamins des rues. S'il ne fait aucun doute que les émeutiers sont et doivent être traités comme des voyous, il semble en revanche moins évident de laisser entendre que les émeutes résulteraient d'une voyoucratie durablement installée dans les quartiers populaires.

    Pire, considérer ces émeutes sous l'angle exclusif de la révolte infondée, gratuite, sourde, affectant une portion d'individus psychologiquement instables, une population « culturellement » violente, est au mieux une erreur, à mon sens une faute.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    Je m'explique.

    Les banlieues comme on les appelle si souvent, embrassant dans un conglomérat homogénéisant des histoires de vie, des parcours personnels, des espaces, des lieux, des espoirs, des réalités, des mondes, des cultures, des mode de vies différents, constituent déjà une première forme de stigmatisation. D'ailleurs historiquement, la banlieue définit un espace incertain, ni à l'intérieur de la ville, ni tout à fait hors de la ville. Espace ambigu, à la marge et par conséquent  inquiétant, la ban-lieue s'est construite et développé sur le mode de la marginalisation.  A l'origine, elle désignait l'espace d'une lieue ou plus qui encerclait la ville et sur lequel le seigneur exerçait sa juridiction – son ban –  à l'époque féodale. S'y installaient ceux qui n'avaient pas droit de cité dans l'enceinte de la ville. Plus tard ce seront les premières industries, les activités commerciales qu s'y développeront et feront profiter à la ville de leur essor grandissant. Mais la ville restait un espace délimité, contrôlé, sécurisé, infranchissable.

    La banlieue est et reste toujours aujourd'hui un espace à la marge, déconsidérée, dévalorisé. Par suite, ce sont ses occupants qui se sont trouvés être stigmatisés, dépréciés. Comme si la représentation négative de l'espace s'était fondu dans ses résidants.

    <o:p> </o:p>

    Aujourd'hui le terme de banlieue désigne dans le langage courant ces quartiers populaires en périphéries des villes qui concentrent une forte majorité d'immigrés et de français descendant d'immigrés. Mais plus encore, ces banlieues concentrent avant tout une majorité des laissés-pour-compte de la crise économique et sociale qui a touché la France au milieu des années 70.  Ce qui définit le mieux ces quartiers, ce n'est pas leur communauté culturelle mais bien davantage, c'est leur origine et leur destinée commune : absence, ou pour le moins faiblesse de la mobilité sociale, difficulté d'insertion économique et sociale, ostracisme de la part de la population active (inclus), sentiment de relégation. L'unité de ces populations repose davantage sur des critères sociologiques que sur des critères ethniques et culturels. Issus de l'immigration ou non, français ou étrangers, jeunes ou plus âgés, la plupart des habitants de ces quartiers appartiennent avant tout aux classes sociales « inférieures », défavorisées, dont les aspirations légitimes d'ascension sociale se retrouvent confrontés à un principe de réalité inacceptable, dure, terriblement dépossédant. Condamnés pour l'essentiel à la reproduction sociale, ils vivent leurs destins sociaux comme une frustration insoutenable.

    <o:p> </o:p>

    Lorsque Monsieur Sarkozy ironise à mots à peine voilés sur l'incapacité de certains à se lever tôt le matin pour trouver un emploi, faisant ainsi peser l'essentiel des difficultés et des échecs d'intégration et d'insertion économique et sociale sur l'individu lui-même, il stigmatise encore un peu plus ces populations. Ainsi s'ils ne travaillent pas, c'est, implicitement, parce qu'ils ne le veulent pas. C'est parce qu'ils ne font pas d'effort pour se lever tôt.

    Mais ce propos venant du Président de  la République (sensé dois-je le répéter représenter l'ensemble des français) est à mon sens proprement scandaleux. M. Sarkozy fait là la preuve de son soutien à la cause libéraliste, plus que libérale. Il s'applique d'ailleurs à lui-même la recette : le chômage qui baisse, c'est lui, la croissance, (si elle repart) c'est lui, le pouvoir d'achat (mais lequel ?) c'est lui, etc. A chacun d'assumer ses responsabilités et sa part de réussite et d'échecs.

    Certes, sur le principe on peut être d'accord dans nos sociétés individualistes. Mais à la condition sine qua non suivante : que tous aient dès le départ les mêmes chances, les mêmes moyens mis à leurs dispositions afin de partir de la même ligne de départ. Or, rien n'indique qu'il en soit ainsi (doit-on encore le démontrer !).

    <o:p> </o:p>La France qui se lève tôt, elle, mériterait donc davantage de profiter des fruits de la croissance puisqu'elle aurait fait plus d'effort. La rhétorique est simple et limpide. Mais la question essentielle à laquelle M. Sarkozy devrait s'atteler à répondre est la suivante : est-ce que la France qui se lève tard le fait volontairement?

    Rien n'est moins sûr. Bien évidemment il est toujours possible de trouver quelques réactionnaires, marginaux,  préférant vivre de l'assistance publique que du fruit de leur travail mais c'est là l'immense minorité de la population. La plupart des français qui se lèvent tard ne le font pas de gaieté de cœur : eux aussi rêvent d'aurores, de vie rythmée, de temps contraint,  d'espace délimité, de revenus supérieurs, eux aussi rêvent de réveils qui sonneraient tous les matins.

    Mais pourquoi se lèvent-ils si tard alors M. Le Président ?, qui semblez avoir balayé la question d'un revers de main : S'ils se lèvent tard, c'est parce qu'ils le veulent bien ! La réalité a l'immense défaut d'être moins lisse qu'on ne l'imagine : elle est souvent plus complexe mais aussi tellement moins séduisante. S'ils se lèvent tard c'est pour d'autres raisons bien moins « libérales ».

    <o:p> </o:p>

    Après avoir envoyé plus de deux cent lettres de motivation, après avoir rédigé des dizaines de CV, après avoir entrepris des démarches, après s'être investi, s'être battu, s'être espéré, faire le constat amer de l'indifférence généralisée (à peine une trentaine de réponses), de s'être fait rejeté, refoulé, l'identité personnelle est forcément atteinte, l'estime de soi ébranlée et la dévalorisation suit. Alors, pour oublier sa condition miséreuse, ce sentiment déstructurant d'inutilité sociale, pour s'oublier soi-même, on relâche, on plie, on coule. Pour ne pas voir qu'on tombe, on préfère s'endormir et se lever chaque jour un peu plus tard. Non par oisiveté, non par fainéantise, mais par résignation. Plutôt que don Quichotte à l'héroïsme pathétique, plutôt que Sysiphe au courage forcé, la fuite dans le sommeil. Se lever le plus tard possible pour ne pas avoir à ressentir l'insoutenable poids de sa négligeable condition.

    <o:p> </o:p>

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    Dans un discours récent, notre Premier Ministre, s'est lancé dans une diatribe enflammée contre les mouvements d'humeurs suscitées  par la controverse autour de l'amendement sur les tests Adn au sujet du regroupement familial. Selon ses propos, « cette loi dont les polémiques ont grossi jusqu'au ridicule  un détail en masquant l'essentiel : qu'elle rendait à la France le droit de choisir son immigration, qu'elle renforçait la qualité des contrôles, qu'elle instaurait une politique d'intégration véritable, fondée sur notre langue, fondée sur notre culture, fondée sur notre histoire, fondée sur le respect d'une identité nationale dont nous n'avons pas à rougir. »


    Un certain détail choque dans cette phrase. C'est justement ce terme de « détail » employé par le Premier Ministre.  « Détail » du projet de loi. Ce détail  résonne étrangement et de manière nauséabonde avec un autre désormais célèbre « détail » pour les français, ce fameux « détail de l'Histoire » que constituent les chambres à gaz pour un certain Jean-Marie Le Pen.
    Simple hasard diront certains,  simple « détail » du discours, l'important étant ailleurs. Mais à l'heure des conseillers en communication, de la relecture méticuleuse du moindre mot, du moindre second sens latent, il est difficile de croire que ce « détail » en est un. D'autant plus qu'il s'applique à un amendement qui est très loin d'en constituer un. Et ce pour plusieurs raisons.


    1. Tout d'abord, Les tests Adn pour s'assurer de la filiation biologique s'apparente à une vision normative et régressive de la famille. Est-ce que la famille est ancrée dans le tout biologique ? Est-ce qu'une famille c'est seulement un père et une mère biologique ? Mais alors qu'en est-il des familles recomposées, homoparentales, des adoptions qui ne se reconnaissent pas dans un texte comme celui-ci.


    2. Certes, ce dispositif ne s'applique pas aux français rétorqueront certains. Mais justement, le second problème est bien là : dans sa portée discriminatoire et stigmatisante. En remettant en cause l'universalité du dispositif, la France crée un précédent en rompant avec le pacte républicain qui fait son essence : celui d'égalité : égalité de traitement entre tous les citoyens, égalité devant la loi.
    Or, cet amendement remet en cause ce principe sacré inscrit au cœur de notre pacte républicain. Et ce d'autant plus qu'il ne  s'appliquerait qu'aux seuls étrangers hors UE. Un couple roumain, allemand, danois qui désirerait faire venir son enfant en France au titre du regroupement familial n'aurait pas à subir la suspicion – car il s'agit bien de cela – qui se porte en revanche sur les familles africaines ou asiatiques notamment.


    3. Cet amendement est dangereux. Parce qu'il porte le discrédit sur les étrangers, en faisant de ceux-ci des menteurs, des tricheurs, des fraudeurs qu'il s'agirait de surveiller, de contrôler en permanence. Parce qu'il jette les bases d'une suspicion rendue légitime parce que légalisée contre les noirs, les maghrébins, les asiatiques, etc.


    Non, M. le premier Ministre, cet amendement est loin d'être un « détail » du projet de loi sur l'immigration. Il en est plutôt sa quintessence, il en révèle son idéologie sourde et latente, suspicieuse, maligne, honteuse même, dans un pays comme la France qui a un passé lourd et particulier avec l'Histoire sur ce sujet. Passé qui n'est jamais vraiment passé, pour reprendre les termes de Marc Bloch,  parce que  jamais assumé totalement.


    Monsieur le Premier Ministre, retirez ce terme, ayez le courage et l'obligeance de vous excuser d'avoir employer un terme si dérisoire et si « pollué »  pour traiter d'un problème si grave.
    Oui, cet amendement est dangereux. Et ce n'est pas parce qu'il est en partie vidé de sa substance que son danger en sera pour autant effacé. Il aura laissé s'immiscer dans les consciences et au sein même de la représentation nationale l'idée selon laquelle la famille est inscrite dans les gènes uniquement, que les modèles parentaux différents n'ont aucune légitimité,  que dans certaines cultures, il existe autant de pères et/ou de mères qu'il y a d'oncles et de tantes chez nous. Mais pire, que les étrangers sont tous potentiellement des fraudeurs, qu'ils faut les contrôler en permanence parce qu'ils menaceraient la cohésion sociale. La suspicion à l'égard de l'autre semble retrouver ses lettres de noblesse en ce début de XXI siècle.


    Parler de « détail » à ce sujet, est plus qu'une erreur sémantique, qu'une faute de l'Etat français par la voix de son premier Ministre, c'est un retour inquiétant de thèses qu'on pensait dépassées, ostracisées. En France, les « détails » de l'Histoire tuent, ont tué. On ne peut employer impunément ce genre de termes su des sujets aussi sensibles qui font intervenir la vie d'hommes et de femmes, qui souffrent, qui espèrent, qui attendent, qui tremblent...

     


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