• Nos valeurs sont elles universelles?

    La récente polémique autour des propos du Ministre de l'Intérieur sur la hiérarchie des civilisations, au-delà des relents nauséeux qu'elle suscite, peut être le point de départ d'une réflexion autour des valeurs fondamentales que porte la France. Il est d'usage de faire de la France le lieu de genèse de valeurs universelles, telles que l'égalité ou la liberté.

    Mais ces valeurs aussi universelles qu'elles paraissent, sont en réalité le produit d'une histoire sociale particulière, histoire sociale qui a conduit à la Révolution démocratique bourgeoise et qui jusqu'à preuve du contraire ne s'est produite nulle part ailleurs dans le monde (selon cette configuration). Le système aristocratique tombé en désuétude, se maintenait encore par sa charge symbolique plus que par sa force économique et financière, apanage de la bourgeoisie. L'exemption de l'impôt, la mainmise sur les sols et le droit de censure entravaient la liberté de commerce, assommaient les paysans et limiter la mobilité sociale. Par une situation exceptionnelle dans l'histoire des sociétés humaines, les intérêts bourgeois rejoignaient les intérêts prolétaires et paysans. Les bourgeois demandaient l'égalité, certes, mais désiraient surtout la liberté (d'entreprendre, de commercer, d'accumuler) : liberté politique, mais plus encore la liberté économique, celle de l'entreprise et du profit, comme Soboul1 l'a souligné. De leur côté, les paysans voulaient la liberté, mais désiraient surtout l'égalité. Libres depuis longtemps à la fin du XVIII, le système de servage ayant été quasiment partout abrogé, ils vivaient encore sous le joug des rapports féodaux de production. « La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d'être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c'est avec vérité qu'on peut dire qu'en détruisant une partie des institutions du moyen âge on avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait » observait Tocqueville2. Si bien qu'à la veille de la révolution, la communauté rurale est unie face à l'exploitation féodale

    La conjugaison de ces intérêts particuliers, structurels à la société française du XVIII n'auraient pu cependant conduire à la Révolution sans l'association d'une conjoncture socio-économique singulière, celle d'une crise de sous-production tout d'abord, causée par plusieurs années d'intempéries météorologiques (à une époque où l'économie à dominante agricole était fortement dépendante des rigueurs météorologiques) conjuguée à une forte poussée démographique, contribuant à l'inflation des prix, notamment sur les produits alimentaires (à la veille de la révolution, le prix du pain absorbe près de 60% du revenu populaire) ; celle d'une crise financière et politique d'autre part, d'un Etat fortement endetté.

    Ainsi, la liberté et l'égalité, ces valeurs structurantes de nos sociétés démocratiques, ne se sont pas créées ex nihilo, mais furent le produit de luttes sociales violentes et historiquement datées. Les historiens me pardonneront ce résumé succinct, et sans doute réducteur, mais le but de mon propos est ailleurs.

    Admis l'idée que ces valeurs qui nous unissent résultent d'une construction socio-historique particulière, dont la genèse est connue, comment se fait-il que celles-ci aient pu prendre un caractère universel ? Autrement dit, comment le particulier s'est constitué en universel? Et partant de là, cet universel qui va de soi, justement parce qu'il se revendique de l'universel, est-il si universel que cela ?

    Bourdieu3 a montré à quel point la pensée commune, ce qu'il nomme la doxa, cette croyance crue par tous sans acte de foi, car incorporée comme un allant de soi, structure nos modes de pensée et nous empêche de poser les bonnes questions. La doxa fonctionne comme un principe de censure invisible et indolore, elle est une réponse à une question qui ne se pose pas, qui semble ne s'être jamais posée.

    Or, la question des valeurs est une de ces questions qui ne se pose pas : elle a la force de l'évidence pour elle. En effet, poser nos valeurs comme des valeurs universelles, c'est immédiatement les poser comme indépassables, comme relevant d'un essence profondément naturelle, donc non construites, vers lesquelles l'humanité tend naturellement à mesure de son développement et de l'exercice de la rationalité.

    Faire des valeurs comme l'égalité homme-femme, la liberté individuelle, la démocratie, la rationalité, etc. des valeurs universelles revient dans le même temps à dire que toutes les autres sont des valeurs particulières, des idiotes éthiques, qui, de fait, servant des intérêts particuliers, ne sont pas dignes d'être considérées comme universelles. Consacrer l'universel c'est réfuter dans le même temps le particulier, c'est légitimer en l'officialisant par la parole d'Etat ce qui unit les hommes et en même temps, sanctionner et rejeter ce qui les désunit, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas de l'universel.

    Faire de l'égalité une valeur universelle revient à masquer les enjeux et les conflits d'intérêts génétiques qui ont contribué à constituer l'égalité comme principe d'universalité. Que l'on se remémore simplement les luttes (parfois violentes) pour l'obtention d'un droit à disposer d'un compte personnel pour les femmes, ou de celui encore plus conflictuel (et non définitivement acquis) à disposer de leur corps. Ces luttes pour l'égalité sont des luttes modernes, dont il est aisé de repérer la genèse. Ainsi, ce qui aujourd'hui semble être une évidence, une chose qui va de soi, est le produit d'une histoire faite de luttes, d'intérêts sociaux antagonistes, de conflits particuliers, qui finissent par faire l'objet d'un consensus social, c'est-à-dire d'un accord implicite sur le sens du monde social. Autrement dit, cette égalité revendiquée comme une valeur universelle, propre à la civilisation occidentale, n'est devenue universelle qu'à partir du moment où elle est devenue valeur d'Etat, valeur officielle bénéficiant de la légitimité d'Etat. Par Etat, il faut entendre le lieu de monopolisation de la domination symbolique, exerçant une forme de coercition inconsciente sur ce qui est bon à penser et sur ce qui va de soi.

    Il y a aujourd'hui unité de conscience sur l'égalité homme/femme ; cette unité de conscience est devenue une vérité officialisée, et en s'officialisant, elle a acquis le statut de vérité universelle, puisque l'Etat se constitue comme lieu de monopolisation et d'universalisation d'intérêts particuliers.

     

    Cela revient à dire que les valeurs qui nous unissent sont des constructions socio-historiques, initialement produits de conflits d'intérêts particuliers, dont l'un s'est imposé sur les autres, et qui, en s'imposant, à réussi à obtenir le monopole de ses revendications. Par suite, ce monopole est devenu une vérité qui a la force de l'évidence, une vérité constituée et légitimée, une doxa jamais interrogée, car incorporée comme vérité universelle, au-delà des intérêts particuliers. C'est une sorte d'éthique méta-éthique, un point de vue à partir desquels se construisent tous les autres points de vue, et en cela, le point de vue sans point de vue, objectivement neutre, vrai, infalsifiable, le point de vue doxique, incorporé dans nos manières mêmes de penser le monde qui ont conduit un certain Ministre à penser que certaines civilisations (gageons qu'il voulait dire valeurs) sont préférables à d'autres, parce qu'elles pensent l'universel et agissent dans le sens de l'universel.

     

    Cette vision doxique est en réalité le produit d'un européanocentrisme, ou d'un occidentalo-centrisme incorporé, nous laissant croire que ce que nous croyons est cru par tous, ou si ce n'est pas encore le cas, devrait l'être par tous. Autrement dit, les valeurs universelles que nous portons ne sont que des croyances qui fonctionnent parce que nous avons été conditionné à y croire, par effacement des genèses qui ont conduit à l'instauration de ces croyance. L'universalité des valeurs est une fiction sociale, un contrat fiduciaire implicite particulier aux sociétés occidentales, qui n'a d'universel que ce que le discours sur l'universel a de performatif : faire exister ce qui n'est qu'illusion.

     

    1. O. Soboul, La Révolution française, Paris, Puf, Quadrige, 2010 (1965).

    2. A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 2009 (1856), p. 97.

    3. cf. P. Bourdieu, Sur l'Etat. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, Raisons d'agir, 2011.


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  • Commentaires

    1
    Dimanche 12 Février 2012 à 15:09
    Famille nucléaire égalitaire
    Tu as déjà lu Emmanuel Todd ? Il a une explication intéressante sur l'origine des valeurs défendues liée à la structure familiale. La famille nucléaire égalitaire aurait donné à la révolution française sont attachement à la liberté et l'égalité. http://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8mes_familiaux
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