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    « Pour avoir un sens défini, la sociologie doit chercher ses problèmes, non dans la matière de la vie sociale, mais dans sa forme (...). c'est sur cette considération abstraite des formes sociales que repose tout le droit que la sociologie a d'exister. »

    « Les formes qu'affectent les groupes d'hommes unis pour vivre les uns à côté des autres, ou les uns pour les autres, ou les uns avec les autres, voilà donc le domaine de la sociologie. Quant aux fins économiques, religieuses, politiques, etc., en vue desquelles ces associations prennent naissance, c'est à d'autres sciences qu'il appartient d'en parler. » (p. 71)


    Pour Simmel, seules comptent les formes de la vie sociale, non les fins. Ce ne sont pas les finalités des interactions humaines, (profit économique, pouvoir, propriété, etc.) qui doivent être prises en compte et faire l'objet de la sociologie, mais les formes initiales sur lesquelles ses fins se constituent, à savoir par exemple les formes que prennent les relations interindividuelles : le conflit, la divulgation, le secret, l'amour, la domination, la concurrence, etc. que l'on retrouve indifféremment dans l'ensemble des sphères sociales d'activité. La concurrence par exemple, est présente aussi bien dans des desseins amoureux (prétendants), qu'économique (conquête d'un marché) ou encore idéologique ( domination d'une idée).

    Les formes sociales sont donc des modes de relations interindividuelles communs à tous les groupements sociaux, mais aux buts différenciés

    « C'est ainsi qu'un phénomène comme la formation de partis se remarque aussi bien dans le monde artistique que dans les milieux politiques, dans l'industrie que dans la religion ».


    Pour Simmel, ce sont l'ensemble de ces différentes formes sociales qui constituent la société. C'est leur association mutuelle, leur combinaison variée qui en se rencontrant font société, en tenant ensemble et unis les différents éléments.

    Simmel définit par suite ainsi la société : « par société, je n'entends pas seulement l'ensemble complexe des individus et des groupes unis dans une même communauté politique. Je vois une société partout où des hommes se trouvent en réciprocité d'action et constituent une unité permanente ou passagère. » (p. 73.)

    Ainsi, la société simmelienne correspond à l'ensemble des interactions qui mettent en contact au moins deux individus. Il n'y a pas chez lui une primauté accordée à la société sur les individus comme chez Durkheim. La société, ce n'est que l'ensemble des formes sociales qui s'agrègent les unes les autres et se cristallisent pour former l'illusion d'un tout supérieur aux parties qui le composent.


    Mais ajoute t-il, dans ces actions réciproques d'union d'individus travaille dans le même temps une force perturbatrice qui tente de « casser » l'union. Ansi force centripète et centrifuge, force de cohésion et de déliaison sociale agissent corrélativement dans toute forme d'interaction sociale. Cette vision rejoint celle initiée par Freud dans la distinction entre pulsion de vie et pulsion de mort, de conservation et de destruction. (Malaise dans la culture). « Mais à ces causes de destruction s'opposent des forces conservatrices qui maintiennent ensemble ces éléments, assurent leur cohésion, et par là garantissent l'unité du tout jusqu'au moment où, comme les choses terrestres, ils s'abandonnent aux puissances dissolvantes qui les assiègent » (p. 73).

    Ainsi, dès le début, Simmel souligne combien la pérennité du lien social et sa perpétuation n'est pas naturelle, mais demande un effort constant, tant les forces perturbatrices travaillent autant que les forces agrégatives. (c'est le fameux concept de la porte et du pont : le pont lie le séparé tandis que la porte sépare ce qui était lié). Mais ces forces conservatrices, comme les liaisons atomiques sont en partie indépendantes des atomes (individus) pris isolément. C'est leur rencontre qui crée ces forces centripètes de cristallisation du lien.


    Les groupes sociaux et la société mettent donc en jeu des éléments, des forces de conservation spécifiques, distinctes des forces élémentaires individuelles, ce qui leur donne leur caractère externe aux individus qui les composent. Ces phénomènes de conservation que la société a mis en place lui donne ainsi un caractère d'extériorité et d'objectivité vis-à-vis des individus pris isolément. « elles se posent en face des particuliers comme quelque chose qui les domine et qui ne dépend pas des mêmes conditions que la vie individuelle » (p. 74)


    Mais ajoute t-il, il n'y a pas de société sans individu préalable, pas de tout sans partie à l'origine. Ainsi les produits humains n'ont pas de réalité en dehors des hommes qui les produisent, sauf s'ils sont de nature matérielle (outils, machines), mais les créations idéelles, spirituelles (société, Etat, etc.) n'existent qu'au travers des intelligences particulières qui les pensent.


    La question que pose Simmel et qui traverse toute la sociologie est donc celle de savoir comment l'on passe de l'individuel au supra-individuel, du singulier au collectif, de la subjectivité à l'objectivité et l'autonomie des formes sociales?


    Pour Simmel, seuls comptent les individus. C'est une vision purement conceptuelle (idéal-typique dira Weber) qui fait exister des formes autonomes des individus afin de faciliter et simplifier la réalité sociale complexe du monde des hommes. Ramener les rapports interhumains à leur unité essentielle, à leurs éléments ultimes est impossible pratiquement et donc le sociologue opère par simplification. La connaissance totale lui étant interdite, il opère en traitant ces phénomènes comme des entités indépendantes des individus, ayant leur propre autonomie d'action hors des individus qui les ont constitués.

    « C'est donc seulement par un procédé de méthodes que nous parlons de l'Etat, de droit, de la mode, etc. comme si c'était des êtres indivis.  (...) Ainsi se résout le conflit soulevé entre la conception individualiste et ce qu'on pourrait appeler la conception moniste de la société ; celle-ci correspond à la réalité, celle-là correspond à l'état borné de nos facultés d'analyse ; l'une est l'idéale de la connaissance, l'autre exprime sa situation actuelle.1 » (p. 73-74)


    La permanence de la société

    Simmel interroge ensuite les conditions de la permanence du social, de la société, des groupements sociaux dans le temps, malgré l'évolution et le dynamisme interne de ses membres qui changent dans le temps. Comment ce maintient la société dans le temps quand les individus qui la compose changent en permanence?

    Il va démontrer, à l'aide de plusieurs hypothèses ce qui fait « tenir » ensemble des individus différents dans le temps afin d'assurer une permanence au groupe, et donc donner l'impression de sa relative indépendance, autonomie et objectivité (extériorité) par rapport aux individus qui le compose.

    « le fait que les individus sont à côtés les uns des autres, par conséquent extérieurs les uns aux autres, n'empêche pas l'unité sociale de se constituer ; l'union spirituelle des hommes triomphe de leur séparation spatiale » (p. 75)


    Il va relever les facteurs de permanence du collectif :

    • le sol, le territoire constitue un premier facteur d'unité du groupe. Mais c'est surtout l'unité psychique qui, liée à l'appartenance au sol, la renforce et fonde cette permanence. Le sentiment d'unité est premier et s'ancre ensuite dans un terreau matériel, concret qu'est le territoire pour mieux asseoir et objectiver son unité.

      Néanmoins, ce facteur est loin d'être suffisant, puisque la famille par exemple continue à constituer une unité hors d'un lien spatial défini, ou les associations mondialisées, etc.

    • le facteur le plus efficace de liaison, d'unité et de permanence du groupe social est la « liaison physiologique des générations » qui se lie souvent à la communauté de territoire.

      En effet, les générations se succèdent continuellement, si bien que des nouveaux entrent pendant que les anciens restent et forment ces nouveaux. L'unité repose sur le lien générationnel indéfectible qui est permanent. « La sortie des éléments anciens et l'entrée de nouveaux s'opèrent si progressivement que le groupe fait l'effet d'un être unique ». (p. 77) «  C'est ce renouvellement lent et progressif du groupe qui en fait l'immortalité et cette immortalité, nous dit Simmel est un phénomène sociologique d'une très haute portée. » (p. 78)

        • elle donne une valeur supérieur au tout

        • elle donne une impression d'extériorité et d'objectivité du tout

        • elle autonomise le tout de ses parties composantes

        • elle permet la conservation et la reproduction sociale

        • elle est créatrice d'ordre social et de régulation

        • elle rend le tout intemporel et permanent

        • elle objectivise les formes sociales en les instituant en formes (presque) matérielles


    Ce résultat se paie d'un prix fort : celui de l'effacement de l'individu au profit du collectif ; celui de la mise à l'écart de sa personne au profit de ses rôles et fonctions instituées au sein du groupe en tant que représentant et continuateur de ce groupe. Ainsi, le socle même sur lequel repose la pérennité du social, le support de l'existence et de la permanence du social s'ancre dans la dépersonnalisation individuelle, dans son instrumentalisation en tant qu'agent du social.

    « Car la société court d'autant plus de risque nous dit-il qu'elle dépend davantage de l'éphémère individualité de ses membres. Inversement, plus l'individu est un être impersonnel et anonyme, plus il est aussi apte à prendre tout uniment la place d'un autre et à assurer la conservation ininterrompue de la personnalité collective.2 » (p. 79)


    L'unité par la personne

    Ainsi, la permanence d'un groupe, d'une société repose sur l'effacement de l'individu dans sa singularité. A contrario, des groupements reposant exclusivement sur la personnalité d'un seul, ou d'une minorité d'individus sont condamnés à disparaître avec l'individu. Si la vie sociale d'un groupe est intimement lié à celle d'un individu directeur de ce groupe, celui-ci risque de se dissoudre avec le départ de cet individu. Cela renvoie notamment aux formalisations théoriques de la domination mises à jour par Weber dans le cadre de la domination de type charismatique, où le succès et la permanence du groupe n'est assurée qu'au travers l'incarnation du groupe via l'individu au pouvoir. Ce type de pouvoir est ancré dans le présent et ne peut durer. (exemple des dictatures, des pouvoirs personnalisés, quand le régent est l'Institution à lui tout seul).

    Il devient intemporel et s'ancre dans la permanence à partir du moment où le monarque n'existe pas en tant qu'individu singulier, mais en tant qu'incarnation d'un pouvoir abstrait dont il est le vecteur et le représentant.

    La manière la plus simple d'agir consiste à passer par un système de transmission héréditaire du pouvoir et de la dignité suprême. Cela évite la personnalisation et les problèmes liés aux interrègnes la continuité génétique de la royauté réfléchit alors celle de la société3.


    L'unité par la solidification des formes sociales

    Après s'être intéressé aux facteurs de solidification et d'objectivation du social, au travers d'une personne ou d'objets, Simmel va mettre l'accent sur les organisations sociales qui s'autonomisent par le groupe lui-même, c'est-à-dire par l'ensemble de ses membres. « dans ce cas, indique t-il, l'unité du groupe s'objective elle-même dans un groupe » (p. 84)


    La constitution de ces organes généraux permet de mesurer la spécificité de son concept de forme sociale. Pour lui, si le groupe en lui-même constitue un facteur d'objectivation et d'extériorité du groupe sur l'individu, cela résulte d'une division du travail.

    À l'origine, les relations sont de types inter-individuelles, elles prennent des formes différentes selon le type d'actions réciproques engagées et elles déterminent ainsi la nature du groupe (politique, professionnel, religieux, etc). Ainsi, le groupe religieux se définira par une volonté de communier autour d'une croyance. Ces relations interindividuelles s'exercent originellement sans intermédiaire, d'individus à individus particuliers. « L'unité d'action se dégage alors de débats directs entre les agents et d'une mutuelle adaptation des intérêts. (...) Mais bientôt, ces fonctions, au lieu d'être exercées par les intéressés eux-mêmes, deviennent l'office propre de groupes spéciaux et déterminés. Chaque individu, au lieu d'agir directement sur les autres, entre en relations immédiates avec ces organes nouvellement formés. En d'autres termes, tandis que là où ces organes ne sont pas formés, les éléments individuels ont seuls une existence substantielle et ne peuvent se combiner que suivant des rapports purement fonctionnels, leur combinaison, en s'organisant ainsi, acquiert une existence sui generis ; elle est désormais indépendante, non seulement des membres du groupe auxquels cette organisation s'applique, mais encore des personnalités particulières qui ont pour tâche de la représenter et d'en assurer le fonctionnement. » (p. 84)


    A travers cet extrait, c'est tout le processus d'objectivation des formes sociales que Simmel met à jour. En effet, à l'origine, les relations interindividuelles sont directes et s'effectuent de proche en proche, elles sont personnalisées. Goffman parlera de relation en face-à-face. Elles prennent des formes particulières selon les exigences de l'action réciproque : conflit, amour, haine, subordination, concurrence, etc. mais au fur et à mesure de l'installation dans l'interaction, le groupe établit des modes de relations prédéfinies, si bien que l'individu entre en relation de manière médiée avec autrui, en passant par un système de règles, d'institutions, d'offices. Progressivement, ces formes initiées par les actions réciproques directes entre individus s'objectivent dans des textes, des codes, des conventions, des groupes sociaux qui bénéficient d'une relative autonomie par rapport aux individus membres de ces groupes, donnant le sentiment que ces formes sociales vivent de leur propre vie, et que leurs existences sont auto-génératives, indépendantes des individus qui les font4.


    Ainsi, pour résumer la conception simmelienne de l'organisation des formes sociales en formes autonomes, il suffit de reprendre cet extrait de son ouvrage. « ce qui, à l'origine, consistait simplement en échanges inter-individuels, se façonne à la longue des organes spéciaux qui, en un sens, existent par eux-mêmes. Ils représentent les idées et les forces qui maintiennent le groupe dans telle ou telle forme déterminée et, par une sorte de condensation, ils font passer cette forme de l'état purement fonctionnel à celui de réalité substantielle » (p. 85)

    Autrement dit, de moyens facilitateurs des relations sociales, créés par les hommes au service des hommes, les formes sociales deviennent des fins en soi, en s'autonomisant des supports (individus) de leur existence.

    Ainsi, l'homme a besoin de créer (objets, idées, divinités) dans le but de sublimer ses propres qualités, mais qui, cette création effective s'émancipant de lui, l'oblige et le contraint dans ses actions. « Beaucoup de choses de notre être ont besoin de se projeter, de se métamorphoser, de s'objectiver ainsi pour produire leur maximum d'effet » (p. 86)


    Simmel s'interroge ensuite sur l'importance de la réalisation de ces organes différenciés pour la conservation du groupe. Ils permettent une rapidité de décisions, une meilleure concentration des forces de l'intelligence, il facilite les transactions sociales en les médiant.

    Néanmoins, il souligne l'importance à ses yeux de la non-absolue autonomie des organes. Ces organes ne peuvent être légitimes que si sous leur relative autonomie, les individus sentent qu'ils ne sont en réalité que des abstractions effectives (Etat, Famille, Ecole, Classe sociale, etc.) résultant des interactions individuelles initiales. En effet, il met en garde contre le risque de scission et de destruction qui opèrerait toutes les fois où les organes se considéreraient comme totalement indépendants des individus qui les ont fait. « Tout ce qu'ils expriment, écrit-il c'est la manière dont les unités primaires (les individus donc) du groupe mettent en oeuvre leurs énergies latentes, quand elles atteignent leur plus grande puissance d'action. Si donc, en se différenciant, ils se détachent de l'ensemble, leur action, de conservatrice, devient destructive. » (p. 91)


    Si le groupe a l'avantage d'avoir une voix plus forte et d'être plus efficace que le membre seul, il ne doit pas pour autant croire qu'il existe indépendamment de ces membres et agir pour lui-même plutôt que pour l'intérêt social, dans quel cas, il prend le risque d'exploser. Le groupement, l'organe est un moyen, une fonction ; il ne doit pas devenir une fin en soi ne servant que ses intérêts propres.

    Ainsi, en est-il du droit qui originellement n'est que la cristallisation juridique de formes de relations à l'autre. Il n'exprime rien de plus que ce que ces formes sociales de l'interaction doivent être afin de maintenir le lien social entre individus. Il est le moyen par lequel la socialité se développe et se perpétue. « A lui seul, il ne suffit nullement à assurer la vie, et, encore moins, le progrès de la société ; mais il est le minimum indispensable à la conservation du groupe. » (p. 97)


    L'interaction sociale est première ; le droit vient ensuite l'entériner, la faciliter, la perpétuer et la développer. Ainsi, le droit ne crée pas le lien, il le prolonge et l'avalise. Il n'est qu'un moyen au service de la socialité : il ne la fait pas5 ; il serait tant de le rappeler à l'heure de l'hyper-législativité de l'Etat.


     

    1  Approche à critiquer dans le sens où si le tout est bien la somme des parties, il est aussi plus que cela et a un comportement différencié des organes additionnés. Il a une existence propre dans le sens où au niveau des corps physiques, le comportement atomique diffère du comportement global.

    2 Cette application conceptuelle se retrouve dans la fameuse formule : personne n'est irremplaçable. Qui demeure vrai dans les cas où c'est la fonction sociale de l'individu qui est mise en avant et non sa singularité. Or, dans le champ professionnel aujourd'hui, la « remplaçabilité » est moins évidente. Dans les services, le face-à-face client/vendeur est essentiel et joue certes sur la fonction de chacun des interactants mais aussi et peut-être davantage sur leur personnalité propre. Ainsi, la perte d'un employé est moins facilement récupérable : à l'inverse l'embauche est rendue plus difficile car interviennent en plus des seules compétences professionnelles des critères plus subjectifs de qualités individuelles qui seraient intéressants à considérer dans une approche sociologique des nouvelles relations d'emplois.


    3 Un autre moyen existe pour s'assurer de la permanence de la société et fonder l'autonomie de l'unité sociale : c'est l'incorporation du groupe dans des objets impersonnels qui le symbolise. Simmel prend l'exemple des associations syndicales où les biens n'appartiennent à personne mais au groupe dans sa collectivité. La transmission des biens (donations, cotisations, etc) sont conservés par le groupe indépendamment des individus qui le constituent et/ou qui ont donné. Les biens sont socialisés.

    Aujourd'hui, on assiste au phénomène inverse avec les « brevets » qui sont l'apanage du travail d'un seul et qui ne sont par conséquent pas réutilisables par la collectivité. L'exemple des brevets atteste de cette montée en puissance de l'individu particulier au détriment du collectif.

    4 Ainsi les enseignants, pris dans une forme initiale de relation directe d' « enseignement » vis-à-vis d' « enseignés », constituent progressivement une classe sociale en soi qui a sa réalité autonome et qui, malgré la mouvance des individus (entrées/sorties) qui la compose demeure relativement homogène dans ses rôles et ses fonctions.

    5 L'inflation législative et juridique de nos sociétés contemporaines ont inversé les fonctions : constatant l'effritement du lien social, elle le judiciarise davantage pour l'assurer. Mais le droit n'assure pas le lien, il dit simplement comment il doit se faire, il intervient pour l'entériner, il ne le crée pas.


    2 commentaires
  • Bonjour à tous,

    avant tout, je tenais à m'excuser auprès de mes plus fidèles lecteurs (si peu je pense!) d'avoir autant tardé avant de republier un billet sur ce blog.

    Récemment, j'étais occupé par la préparation d'un concours ainsi que les nombreuses demandes afflluentes pour les suivis de mémoires de mes étudiants. Mais dès à présent, je vais essayer de reprendre le cours de mes publications (même si les vacances débutant aujourd'hui pour moi) celles-ci risquent de se faire plus espacées dans le temps. Et puis il est bien connu, que lorsque l'été vient, que les roues tournent sur les routes de France et que les boissons sont "Epoïsées", le monde a bien peu d'importance en regard des  petits plaisirs estivaux que nous pouvons nous offrir.

     Néanmoins, avant de poursuivre plus avant mes publications, je tenais à vous informer de ma réussite au Capes de Sciences Economiques et Sociales. Sauf grave défaillance, je vais bientôt perdre mon statut de travailleur précaire auquel je commençais  progressivement à m'habituer.

     Fini les fins d'années à se demander si son poste sera ouvert pour la rentrée prochaine! fini l'angoisse de la fin du mois d'Août!  le délicieux parfum de l'incertitude semble vouloir définitivement s'estomper. Quel dommage? Quel plaisir! 

    Donc, pour une fois, permettez moi de ne parler que de moi, de ma petite personne et de mettre de côté politique, sociologie et autres disciplines pourtant passionnantes et souvent passionnelles...

    Mais je n'abandonne pas pour autant mon idée de reprendre ma thèse, comme je le précise sur ma page d'accueil. Simplement, je pourrais y réfléchir de manière plus sereine, adossé à la certitude d'un emploi pérenne.

    Au plaisir de vous retrouver prochainement,

    Thierry.

     

     

     


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  •  Je propose ici une première approche de mon (éventuel) sujet de thèse. il me reste encore à définir clairement mes concepts, ma ligne de lecture et l'orientation de mon travail mais je souhaite traiter de la question (inaccessible sans doute) de l'identité de l'individu en société moderne, c'est-à-dire des modes de construction identitaire et de constitution de l'individualité dans une société précarisée, fragmentée et multiple. je livre ici quelques premières réflexions, qui font suite à ma lecture de l'ouvrage de Z. Bauman "la vie liquide". Réflexions que je poursuivrai par la suite.

     

    « Ici, tu vois, on est obligé de courir tant qu'on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça ! »

    L. Carroll, Alice.


    La société contemporaine est une société fluide, dynamique et précaire, gouvernée par l'impératif du mouvement permanent. Dans ce type de société, stagner c'est reculer ; marcher c'est rester sur place. Le seul mouvement positif est la course : course perpétuelle, incertaine, chaotique, multiple, mais nécessaire. L'ensemble des membres qui composent la société contemporaine est affilié au mouvement. Dans ce monde, les gagnants et les perdants se mesurent à l'aune des efforts qu'ils consentent à faire pour se mouvoir. Les individus sont condamnés à évoluer, bouger, courir sans cesse. Deux solutions s'offrent à eux. Ou ils avancent ou ils périssent.

    Dans cette course incessante, il n'y a pas pour autant d'objectif à atteindre. C'est d'ailleurs parce qu'il n'y a pas d'objectifs à atteindre que nous sommes condamnés à courir. Nous courrons pour masquer le vide de sens, nous courrons pour combler un manque. Nous faisons ainsi de la course le moyen et la fin de toutes choses. Le mouvement ne renvoie plus à rien d'autre qu'à lui-même. Peu importe le sens de la course, ce qui compte est d'avancer, toujours plus vite, toujours plus loin. Le comment prime sur le pourquoi. Et c'est paradoxalement au moment même où les questions afférentes au pourquoi font surface (écologisme, productivisme, socialisme, etc.) que le mouvement s'empresse, que le comment s'accélère. La nature a horreur du vide disait Aristote à son époque. Les sociétés humaines peut-être plus encore. La sécularisation de la vie sociale, les critiques récurrentes du productivisme, la fin de l'idéologie socialiste, l'individualisation sociale, etc., ont fait basculer le monde dans un vide-à-être. Non pas un non-sens, mais un sens incertain, indécis, c'est-à-dire un sens-à-venir.


    Si bien qu'à un pourquoi défaillant doit répondre un comment agissant, afin de maintenir la société et ses membres liés, afin de cimenter (ou pour le moins éviter de rompre) la solidarité sociale. Au religieux divin qui rythmait la vie dans les communautés d'autrefois et soudait ses membres, a succédé un religieux consommatoire qui rythme la vie d'individus atomisés, dans une recherche effrénée de besoins à combler, jamais atteint en réalité, pour exister en tant que membre à part entière de ladite société. « Un marché de la consommation qui pourvoiraient aux besoins à long terme, voire éternels, constituerait une contradiction dans les termes », souligne Bauman. Je consomme, donc j'existe1, donc je suis membre de la société. Cette transmutation du religieux – dans le sens littéral de ce qui relie les hommes – a contribué à une inversion des valeurs : l'individualisme s'est substitué au holisme, (Dumont), la société des individus (Elias), à la communauté de membres, le mouvement perpétuel à la stabilité d'antan. La stabilité sociale qui, jadis, trouvait sa raison d'être dans le religieux divin impénétrable et inaltérable est aujourd'hui vigoureusement conspuée par la logique de consommation renouvelée en permanence. Là où dominait le pérenne domine désormais le bref, l'inédit, le nouveau, le changeant. Au principal succède le superfétatoire ; l'outil, de moyen devient une fin en soi. Au salut à venir dans la communion à Dieu des sociétés pré-industrielles, la modernité capitaliste a sacralisé le salut dans l'immédiat, dans cette vie-ci, à travers l'exigence de communion aux objets.


    Mais le problème majeur qui découle de ce renversement des valeurs, est lié au déplacement de l'objet même de communion. Le lien divin s'effectue ailleurs, dans l'autre-monde, quand le lien objectal – aux objets – s'effectue inévitablement ici-même, dans ce monde-ci et cette vie-ci. La raison d'être des choses échappaient alors aux hommes, elle leur succédait et leur préexistait dans le même temps. Ce monde n'était qu'un passage, une étape à traverser, aussi bien que possible, pauvrement ou richement, au cœur d'une communauté humaine. Tandis qu'aujourd'hui, si la finalité des choses nous échappe, rien ne vient la garantir au-delà de ce monde. Si finalité il y a, elle est immanente au monde, elle est le produit même de la réalisation concrète du monde par l'homme. Le monde devient sa propre fin : il est de notre devoir de l'en informer. Pour cela, nous avons usé de différentes stratégies dans l'histoire : Raison, Progrès, Science, Nation, Socialisme, Productivisme, sont quelques exemples de valeurs séculières qui sont venues remplacées Dieu comme source et fin de toute chose.

    Nous sommes aujourd'hui revenus de la plupart de ces formes de « transcendances humaines » : la raison ne permet pas d'appréhender la totalité du réel, le progrès est une flèche lancée sans boussole et sans cible, le scientisme déshumanise le monde, la Nation s'est diluée dans le mondialisme d'un côté, le localisme de l'autre ; enfin, le socialisme a échoué. En revanche, le productivisme est celui qui a le mieux survécu mais suscite de nouvelles interrogations, notamment sur le plan écologique. Pour l'instant, force est de reconnaître que c'est celui qui résiste le mieux.

    S'il résiste mieux que les autres, c'est parce qu'il a opéré à la synthèse de ces derniers. Le productivisme est rationnel et scientifique : il agit dans le sens d'une rationalisation des besoins humains et des pratiques productives. Pour cela, il se « scientifise », par les modes de production et d'organisation du travail. Il se lie au progrès parce qu'il innove en permanence, pour améliorer, fluidifier, accélérer, produire mieux et davantage. Enfin, il a même réussi à englober le socialisme dans sa doctrine positive, en ce qu'il définit les biens et les besoins pour l'ensemble des membres d'une société. Le productivisme institue socialement les désirs et par suite les besoins individuels. Il relie les hommes par les biens qu'il produit.

    Pour autant, le productivisme – et son avatar social, la consommation – n'est pas une garantie suffisante de l'être-ensemble. Il n'indique pas le sens ; il dit l'objet. Il produit toujours plus, pour consommer toujours plus ; il définit un « sujet désirant » plus qu'il ne définit un pourquoi de la production.


    Il n'y a pas plus de sens dans le productivisme que dans tous les autres produits de la modernité : la fin de l'Histoire est dépassée, mais c'est sa date qui interroge. Le sens n'est pas encore advenu. Dans ce cas, si le sens nous échappe non pas parce qu'il n'est pas, mais en ce qu'il ne nous appartient pas encore, il devient inévitable de courir pour s'en rapprocher au plus vite. La course devient dès lors le moyen le plus rapide et le plus sûr, pense t-on, d'accéder au sens-à-venir du monde.


    Je formulerai donc l'hypothèse suivante : la vie sociale s'accélère et se liquéfie à mesure que celle-ci s'éloigne du sens des choses. Je reprends la définition de la société liquide établie par Z. Bauman, en la complétant. Une « société liquide » est une société où la compression spatiale par l'hypertrophie du temps présent cherche à faire de l'homme en soi, la source et la fin de toute chose. En cela, la multiplication des expériences, l'introspection narcissique, la précarisation croissante de la vie sociale, l'accélération temporelle, le souci de soi, la fragmentation identitaire sont des éléments indissociables d'une transformation socio-anthropologique plus profonde : la radicalisation de l'individualisation par la constitution de ce que je propose d'appeler un "individu total" à "l'identité totale".


    Par identité totale, j'entends l'ensemble des expérimentations professionnelles, affectives, sexuelles, idéologiques, politiques, religieuses qu'un individu est susceptible de vivre objectivement tout au long de sa vie et qui vont dans le même temps, induire une multitudes de vécus différenciés, d'aptitudes particulières, aptes à faire émerger des identités multiples et fragmentées, autrement dit une identité mosaïque, constitutive de cette identité totale.

    L'identité totale n'est jamais en cela une identité claire et structurée, aux frontières délimitées et stables, elle ne correspond pas à l'absorption de l'individu dans une forme unique d'identité, mais au contraire elle résulte d'un ensemble complexe d'expériences différenciées et parfois contradictoires, où le même est à bannir, où, en revanche, l'altérite permanente à soi gouverne.

    En ce sens, l'identité totale peut être et est presque toujours illimitée, infinie, instable et en mouvement perpétuel ; elle appelle à une thérapie du moi, à une introspection permanente. Protéiforme et mosaïque, elle vit de l'altérité à elle-même. Elle peut difficilement se dire, elle ne peut que se raconter, et surtout se vivre. Elle n'est plus mesurable et identifiable en soi, comme pouvait l'être l'identité professionnelle ou sociale pour la sociologie classique. C'est une identité fluide, plastique aux contextes et environnements sociaux.

    1Dans un travail précédent, je soulignais la dimension existentielle de l'image spéculaire comme affirmation de son être-au-monde dans un univers de plus en plus changeant. Le reflet, lui, ne change pas, il dit la « vérité » de l'être. On retrouve sur le plan métaphorique la même fonction dans la consommation. L'objet consommé donne à être, il dit l'être au travers de ce qu'il possède, au travers de ce qu'il a. La différence essentielle ici est que l'avoir doit être renouvelé en permanence, quand l'image spéculaire reste toujours la même, ce qui fait de la consommation une course sans fin, une recherche jamais satisfaite de soi et de sa présence au monde.


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  • Dernier billet aujourd'hui sur la socialisation différentielle des sexes en modèle patriarcal avec l'origine socio-culturelle de la différence, notamment étudiée par Bourdieu, et dont j'avais précédemment déjà publié un long billet. Le voici dans sa forme raccourcie ici, billet qui vient clore l'analyse en trois parties (aspect psycho, anthropo et socio-culturel) de la reproduction du clivage sexuel dans les sociétés à dominantes patriarcales.

    Bonne lecture à tous.

     

      1. L'origine socioculturelle de la reproduction du clivage1



    Pierre Bourdieu cherche à découvrir les traces sociologiquement enfouies de la domination masculine liée à une vision androcentrique du monde. Il procède à une déconstruction de l' « archéologie historique de l'inconscient » au travers de l'étude de la société paysanne kabyle afin de mettre à jour et de mieux relever ces présupposés naturalisés, mais en réalité historiquement construits, que l'on retrouve dans nos sociétés modernes sous des formes variées.

    L'auteur va particulièrement s'intéresser à un aspect essentiel de la différenciation homme/femme, à savoir l'analyse des corps. A partir de la différence physique des corps, naturelle et biologique, il va étudier les rapports au corps entretenus par les sexes et plus particulièrement le travail social de transformation des corps qui opère différemment. On a tendance à naturaliser les différences dans le rapport au corps entre hommes et femmes en les liant aux différences biologiques H/F sur lesquelles une lecture socio-biologisante vient légitimer ces approches différenciées du corps et de la manière de les éduquer.

    Le travail de l'auteur consiste à historiciser la déshistoricisation de la domination masculine, c'est-à-dire la naturalisation de celle-ci, en rendant au social ce qui appartient au social, au-delà de tout essentialisme de la différenciation inégalitaire.


    Pour lui ce travail de transformation des corps, cette différenciation dans la manière de mouvoir, d'agir, de penser et de considérer son corps entre hommes et femmes, bref le rapport sexué au corps dépend de plusieurs variables qui se superposent et se conjuguent :

    • le mimétisme individuel qui agit dans le sens d'une reproduction des corps sexués, sous la forme d'actions individuelles.

    • les structures sociales objectives qui instituent une manière de se « tenir » sexuellement différenciée, qui agissent sous forme de contraintes inconscientes.

    • la construction symbolique de la vision des corps biologiques (force/finesse ; etc.)

    Schéma de différenciation du rapport au corps selon le sexe :


    1. processus mimétique symbolique (action individuelle et processus psychologique de mimétisme à l'homme/à la femme) + 2. injonction explicite (structures sociales) + 3. construction sociale des corps = production d'habitus différenciés et différenciant (entre hommes et femmes) = travail de transformation des corps dit « dressage des corps » selon des modèles différenciés :

    • féminisation des corps féminins : image du corps de la femme, comme « corps comme être-perçu », c'est-à-dire corps orienté vers, pour et selon la satisfaction de l'homme.

    • masculinisation des corps masculins : image du corps de l'homme associé au « corps noble »

     Pour comprendre ces permanences dans la différenciation sexuelle des hommes et des femmes, il faut faire l'histoire des agents et des institutions sociales qui ont concouru à entretenir la vision androcentrique. Ces institutions sociales reproductrices sont notamment :

    • la Famille dans sa fonction de division sexuelle précoce du travail et des rôles. Elle constitue le ferment principal de la reproduction de la domination (pater familias) ;

    • l'Eglise qui a toujours été traversée par un antiféminisme. La symbolique sacrée a une action sur la construction de l'inconscient historique qui a éterniser et légitimer la domination ;

    • l'Ecole qui connote sexuellement les différentes filières selon les profils masculins ou féminins, assise sur une tradition aristotélicienne de l'homme actif et de la femme comme principe passif ;

    • l'Etat enfin, qui fait passer d'un patriarcat privé à une forme de « patriarcat public » (loi, droit), et qui dans son fonctionnement même repose sur une vision androcentrique (différenciation sexuelle des ministères, etc.)2.

    1 ► Cf. fiche lecture de P. Bourdieu


    2 En outre, les Etats totalitaires et autoritaires reposaient explicitement sur une vision androcentrique de la domination masculine (exaltation de la force physique, de la virilité, du paterfamilias, de la vie publique comme sphère des hommes et la domesticité féminine, etc.)


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  •  Après le billet d'hier concernant l'approche psychologique de l'origine de la distinction des sexes et de la constitution différenciée du masculin et du féminin, je présente aujourd'hui l'approche anthropologique dominante, notamment éclairée par les travaux de F. Héritier sur la question. suivra pour finir demain l'approche socioculturelle basée sur les travaux de Bourdieu.

         L'approche anthropologique de la scission des sexes

    F. Héritier1, l'une des plus grands anthropologues français, fait remonter cette inégalité des sexes, cette dualité homme/femme aux sources de la constitution naturelle des uns et des autres. Pour elle, à la base de la pensée humaine, il y a l'irréductibilité de la pensée de la différence des sexes. Cette irréductibilité est avant tout liée à une constitution anatomique différente et à une physiologie différente. Dans aucune des sociétés qu'elle a pu étudiée n'est apparu une indifférenciation sexuelle. D'autres anthropologues comme Margaret Mead font le même constat. La distinction des rôles attribués aux hommes et aux femmes est relevée partout. « On ne connaît aucune culture qui ait proclamé une absence de différence entre l'homme et la femme en dehors de la part qui leur revient dans la procréation de la génération suivante (...). La dichotomie se retrouve invariablement dans chaque société 2 » précise t-elle.


    Cependant, ce n'est pas parce qu'il y a différence qu'il y a nécessairement inégalité. Une différence n'entraîne pas automatiquement une inégalité dans les rapports sociaux. Etre blond ou brun constitue une différence au même titre qu'être riche ou pauvre. Pour autant si la première n'induit pas d'inégalité, la seconde conclut à des inégalités sociales dans les rapports sociaux entre riches et pauvres (accès inégal à l'emploi, à certains biens, stigmatisation des uns, etc.). Pour ce qui est de la différenciation sexuelle, celle-ci semble avoir entraînée dès l'origine de la culture humaine une inégalité sociale fondée sur des rapports de domination des mâles sur les femelles. La différence naturelle semble avoir été le lieu par excellence des différenciations sociales et avoir agi comme un système complexe de catégorisation du monde en mode binaire. Si le monde est séparé en deux êtres humains distincts, un des pôles est considéré comme supérieur à l'autre. Dès l'origine de l'humanité donc, la différence naturelle s'est révélée comme la caractéristique première de l'asymétrie et de l'inégalité de la dichotomie sexuelle au profit des hommes. « Il est le sexe majeur, elle est le sexe mineur » dira F. Héritier3.

    Cette asymétrie culturelle, cette inégalité sociale « paradigmatique »4 tire son origine de la différence biologique. Ainsi dès l'origine, les hommes auraient pris le pouvoir et l'ascendant sur les femmes. Si cette vision est hypothétique, rien ne permet objectivement de l'attester, elle est l'objet d'un consensus plus ou moins global.5

    Si les hommes ont pris le pouvoir, la question est de savoir pourquoi et par quels moyens ils ont ainsi imposé le modèle patriarcal sur l'ensemble du globe. Le fait que ce système de domination des hommes sur les femmes soient avérés dans l'ensemble des sociétés humaines (même les sociétés matrilinéaires comme les Iroquois étudiées par F. Héritier), semble conférer un caractère universel à ce rapport de sexe, et donc entériner cette inégalité dans un fait naturel. Or, sur ce point il est nécessaire de souligner que si toutes les sociétés se sont basées sur cette dichotomie fondamentale entre hommes et femmes pour constituer leur représentation du monde, et leur mode d'organisation sociale, il existe une infinité de structures culturelles différentes dans le temps et l'espace à partir de cette donnée biologique unique. Chaque société a ainsi développé ses propres références culturelles. Chaque société a tissé son propre canevas à partir d'une toile commune. Mais toutes, semble t-il, ont établi l'asymétrie au profit des hommes.

    Pour F. Héritier, s'il y a un universalisme de la domination masculine, c'est que celle-ci doit avoir encore une fois un substrat biologique6. Cette irréductibilité biologique (au moins jusqu'à aujourd'hui) c'est le pouvoir de procréation dont les femmes disposent exclusivement. Ce sont elles seules qui enfantent, c'est par elle que l'espèce se reproduit et se perpétue. En outre, elle bénéficie d'un pouvoir et d'une puissance effrayante : elle est seule capable d'engendrer du Même et du Différent. Pour Héritier, il s'agit là du handicap majeur des hommes : l'impossibilité de contrôler la reproduction (d'ailleurs, dans le cas des violences conjugales, on en retrouve des résurgences plus ou moins inconscientes avec les coups portés au ventre et plus souvent au moment de la grossesse). Cet avantage naturel des femmes a eu pour conséquence la volonté des hommes à exercer un contrôle sur cette reproduction qui leur était interdite. Comme l'auteur le souligne « il s'agit moins d'un handicap du côté féminin que de l'expression d'une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier.7 »

    C'est donc dans cette différence biologique encore une fois qu'il faut trouver les raisons de l'inégalité de traitement des hommes et des femmes au profit des premiers. Cette différence biologique est pour F. Héritier l'origine de ce qu'elle appelle la « valence différentielle des sexes ». Fait culturel qui impose un rapport de hiérarchie inégalitaire entre les hommes et les femmes et d'une manière plus globale entre tout ce qui se rapporte au masculin et au féminin. Ainsi le système binaire Bien/Mal ; Pur/Impur ; Chaud/Froid ; Sec/Humide ; Droit/Gauche ; Cru/Cuit ; et plus près de nous Activité/Passivité ou Raison/ Passion voit toujours l'un des deux prendre l'ascendant sur le second dans le cadre de leur distribution dichotomique entre éléments féminins et masculins8.


    Cette « valence différentielle des sexes » théorisée par Héritier constitue rien moins que le 4ème pilier irréductible de la culture humaine. En effet, les trois autres piliers sources du passage de l'état de nature à celui de culture, mis en lumière par C. Lévi-Strauss sont :

    • la prohibition de l'inceste : obligation d'union exogamique

    • la répartition sexuelle des tâches : séparation et division des rôles

    • forme reconnue d'union sexuelle 

    F. Héritier y ajoute donc l'asymétrie dans les rapports sociaux de sexe au profit exclusif et universel des hommes.


    Pour de nombreux anthropologues, les rapports institués entre les sexes relèvent donc de structures très anciennes, de schèmes culturels profondément établis, plus ou moins conscients et dont toute modification est difficile à accepter, tant elle semble relever d'un fait contre-nature. Toute transformation paraît constituer une révolution en soi. G. Balandier parle à ce titre des rapports de sexe comme du « paradigme de tous les dualismes 9». Les structures sont si inconsciemment ancrées qu'elles nous semblent être des faits naturels. Ainsi les hommes et les femmes seraient plus dissemblables entre eux que ne le seraient un homme et un chimpanzé ! Les hommes viendraient de Mars, tandis que les femmes arriveraient de Vénus10. Tout semblerait davantage les différencier que les lier, aussi bien dans leurs actes, dans leur manière de penser que dans leur façon d'être. Rien n'est moins sûr, sauf à continuer de penser qu'hommes et femmes sont radicalement différents, autrement que physiologiquement et par suite inégaux11.


    Le monde des rapports sociaux de sexe s'est donc ainsi constitué pendant des millénaires.

    La paléoanthropologie semble le confirmer qui confère à l'homme chasseur la découverte de la ruse, de l'intelligence critique (élaboration de stratégie pour la capture), la communautarisation (obligation de se grouper pour chasser), à la femme la cueillette douce et passive des baies et des fruits. L'homme chasseur est lié à une activité noble, courageuse et dangereuse. La cueillette des femmes à l'inverse est considérée comme un art mineur, activité simple, basse et sans risque, déconsidéré alors même qu'elle constituait sans doute l'essentiel de la consommation alimentaire.


    Une transformation essentielle semble avoir vu le jour au néolithique cependant. Le passage d'un mode de vie basé sur le nomadisme à la sédentarisation via l'établissement de l'agriculture vers 6500 avant J.-C. remet la femme au centre de l'organisation sociale. Pour E. Badinter, « le néolithique consacre la femme ». Les nombreuses effigies et représentations picturales et/ou sculpturales de l'époque semblent en attester. Le culte de la déesse-mère fait son apparition.

    Mais là où s'est imposé un dieu monothéiste omnipotent et tutélaire, l'homme gouverne le monde, le roi ses sujets et le père sa famille. Les grandes religions se sont imposées selon un culte de l'homme-Dieu. Dès lors, le pouvoir des valeurs masculines s'est vu avalisé et légitimé par le religieux. L'idéologie vient ensuite relayé ce rapport de domination des hommes sur les femmes et le légitimer encore davantage. Si l'homme est du côté du Bien, la femme du côté du Mal, (elle est vile, mauvaise et fausse), alors de facto est accréditée l'idée selon laquelle les hommes ont le droit et même le devoir de les gouverner afin de rétablir/maintenir la gouvernance du Bien. La genèse mythique de nos civilisations occidentales le prouvent : si l'homme et la femme ont été chassé du jardin d'Eden, c'est parce que la femme s'est laissée aller à goûter du fruit défendu. Sa curiosité, sa désobéissance fondamentale ont jeté l'humanité sur Terre en lui faisant connaître les affres de la douleur et de la mort. Le péché originel est féminin. Dès lors, tout est bon pour asseoir sa domination sur elle.

    1 F. Héritier, Masculin/Féminin, Tome I, La pensée de la différence, Od. Jacob, Paris, 1996.

    2 M. Mead, L'Un et l'Autre Sexe, Denoël-Gauthier, Paris, 1975, pp. 13-14.

    3 F. Héritier, Le Fait Féminin, Fayard, Paris, 1978, p. 400.

    4 G. Balandier, Anthropo-logiques, PUF, Paris, 1974.

    5 Néanmoins, quelques voix s'élèvent contre cette vision manichéenne de l'origine des relations entre les sexes, et il semble important de souligner ici l'apport des recherches de la philosophe E. Badinter, pour qui cette asymétrie originelle n'est pas si évidente. Si elle s'accorde sur le fait qu'il n'y a jamais existé de société où le pouvoir fut exclusivement attribué aux femmes, elle admet cependant qu'aux origines de la culture humaine, les rapports entre sexe pouvaient très bien être complémentaires. Ni matriarcat primitif, ni patriarcat primitif pour elle, mais des espaces de pouvoir séparés pour « l'Un et l'Autre ». Au pouvoir physique et métaphysique de l'homme chasseur devait répondre le pouvoir procréatif de la femme.

    6 P. Bourdieu, dans « La domination masculine » parle d'une « biologisation » du social pour asseoir un peu plus la différence des sexes dans une donnée naturelle, dans un essentialisme primitif alors qu'elle ne serait selon lui, qu'un produit de l'histoire, qu'une construction sociale et culturelle sans asymétrie originelle nécessairement fondée sur un substrat biologique. Pour autant, ces travaux s'inscrivent dans la même logique de mise à jour des structures de domination.

    7 F. Héritier, Masculin/Féminin, Tome I, op. cit., p. 25.

    8 Même lorsqu'ils sont complémentaires et non dichotomiques comme dans la culture chinoise, il y en toujours un qui est plus puissant que l'autre.

    9 G. Balandier, Ibid, p. 14.

    10 D'ailleurs, il est intéressant de constater que derrière ces allégations pseudo-scientifiques, la réalité géologique vient s'ancrer dans les schèmes culturels associés au système d'opposition binaire homme/femme : Mars est une planète rouge, chaude, d'un calme olympien. Vénus est une planète beaucoup plus hostile, aux pluies d'acide sulfurique et aux comportements « hystériques », terre peu fréquentable s'il en est par son activité intense tandis que Mars est beaucoup plus calme et tempérée, propre à accueillir plus aisément une expédition humaine.

    11 La différence n'est pas nécessairement une inégalité. Une différence ne devient une inégalité qu'à partir du moment où l'individu (ou le groupe) qui porte cette différence se voit subir un avantage ou un désavantage du fait de leur différence. Ainsi la couleur des cheveux constitue une différence sans induire d'inégalité. Mais la couleur de peau, l'âge, ou le sexe sont des différences qui s'instituent souvent dans des rapports sociaux d'inégalités. Cela a toujours été vérifié pour les rapports de sexe notamment.


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