•  La série de billets qui vont suivre s'intéressent à la constitution de l'identité sexuelle dans les systèmes sociaux de type patriarcal, c'est-à-dire dans le modèle dominant jusque dans les années 70-80 dans nos sociétés. sans m'intéresser aux fondements de la crise du patriarcat qui remonte au XIX siècle avec la substitution progresive de l'Etat en lieu et place du père pour se poursuivre jusque dans les années 60 avec le féminisme et le mouvement de reconnaissance de la liberté de la femme à disposer d'elle-même et de son propre corps, je vais essayer de dresser les différents contours sociologiques, anthropologiques et aujourd'hui psychologiques qui entretiennent la reproduction du clivage sexuel et avec lui des différences dans l'attribution des caractéristiques féminines et masculines tout au long du parcours de socialisation des individus sexués.
      1. L'origine psychologique de la reproduction du clivage1



    Nancy Chorodow, psychologue et psychanalyste américaine a développé une théorie de l'institution psychanalytique du système patriarcal.

    Dans les sociétés patriarcales, dès la naissance, les enfants sont sexuellement distingués dans le processus psychologique de constitution de la personnalité. Les femmes en tant que mères font des filles chez qui le désir d'être mère à leur tour s'inscrit dans la relation originelle mère-fille (mimétisme reproducteur). D'un autre côté, les femmes en tant que mère font des fils chez qui le désir d'être père est secondaire par rapport au désir érotique. Chez les hommes, le rôle nourricier et la capacité à être père a longtemps été réprimé. Les hommes sont avant tout préparé à leur rôle affectif ultérieur dans la famille et à leur participation à la sphère extrafamiliale du travail et de la vie publique.


    En effet, « la division sexuelle et familiale du travail, où les femmes maternent et sont plus impliquées dans les relations affectives interpersonnelles que les hommes, produisent chez les filles et les fils une division des aptitudes psychologiques, qui les conduit à reproduire cette division sexuelle et familiale du travail (...). La responsabilité de s'occuper des enfants incombe essentiellement aux femmes dans la famille et hors d'elle2»


    Cette division initiale des sexes va avoir des conséquences sur le développement de la sexualité et de la personnalité. Si on fait référence aux catégories freudiennes de l'Œdipe et de l'interdit de l'inceste, on assiste à des choix libidinaux différents selon hommes et femmes.

    Ainsi, nous dit Chodorow, du fait que les femmes maternent, le développement du choix d'objet hétérosexuel va différer selon les sexes.


    Relation exclusive contre relation triangulaire

    Pour les hommes, la mère apparaît comme un objet d'amour primaire qu'il faudra sublimer, dépasser au cours du processus de séparation/résolution de l'Œdipe. Si bien qu'à l'âge adulte, le conflit résolu, les hommes sont prêts à trouver quelqu'un comme leur mère.


    En revanche, chez les filles, le processus diffère. Si leur premier objet d'amour est également leur mère nourricière, elles vont opérer un transfert de choix d'objet sur la personne de leur père pour nourrir un choix hétérosexuel. A la suite, elles devront également résoudre leur conflit oedipien. Mais celui-ci s'inscrit dans une relation triangulaire beaucoup plus importante que chez l'homme.

    Le désir d'homme chez la femme résulte du transfert d'objet (du père vers les hommes, via l'interdit de l'inceste), mais à la différence des garçons, ces transferts d'objets ne sont pas des objets exclusifs d'amour pour elles, car elles conservent une force d'attraction/d'affection puissante envers leur propre mère, et par suite envers les autres femmes.


    En conclusion, Chodorow insiste sur le fait que « si les femmes vont probablement devenir et rester, sur le plan érotique, hétérosexuelle, elles sont incitées, à la fois par les difficultés des hommes à aimer et par leur propre histoire relationnelle avec leurs mères à chercher ailleurs l'amour et la gratification affective. » chose qui n'arrive pas aux hommes, leur désir d'objet étant exclusivement tournée sur la personne de leur mère à l'origine, en direction des autres femmes ensuite. Pas de relation affective triangulaire.


    A ce titre, Chodorow souligne les deux alternatives auxquelles les femmes se trouvent confrontées pour satisfaire leur besoin d'amour et d'affection. « Une des façons qu'elles ont de satisfaire ces besoins passe par la création et le maintien des relations personnelles fortes avec d'autres femmes. » Ou deuxième alternative : « Etant donné la situation triangulaire et l'asymétrie émotionnelle de ses propres relations avec ses parents, la relation d'une femme avec un homme exige, au niveau de sa structure psychique, une troisième personne, puisqu'elle a été initialement établie au sein d'un triangle [...]. Donc pour une femme, un enfant complète le triangle relationnel.3»


    Ainsi, les femmes cherchent à développer leur affectivité et leur amour dans la compagnie d'autres femmes avec le développement de réseaux de solidarités féminins beaucoup plus marqués, ou/et par le désir d'enfant, ce dernier permettant de reformer le triangle relationnel originel.


    Chez les hommes, l'attachement initial à la mère, puis aux autres femmes suffit à reproduire la relation primordiale rompue. La relation hétérosexuelle recrée seule le lien originel, tandis que la venue d'un enfant vient l'interrompre. A ce titre, l'homme est un désireur de femme, mais pas un père.

    De la même manière, l'homme a moins la nécessité d'entretenir de relations, celles-ci ayant été réprimées davantage dans l'enfance, contrairement aux femmes.

    De ce fait, les femmes ressentent un manque affectif plus grand (elles se sont constituées comme objets relationnels) de la part des hommes (qui se sont constitués comme simples désireurs de femmes) et leur engagement est moins hétérosexuel. Ce qui en définitive contribue pour l'auteure à reproduire le processus psychologique de division des sexes.


    Les femmes auront besoin d'affection que les hommes ne leur donneront pas : elles feront alors des enfants pour combler ce manque relationnel qui reproduiront ce clivage sexuel psychologiquement constitué.

    « Parce que les femmes sont elles-mêmes maternées par des femmes, elles grandissent avec des aptitudes et des besoins relationnels, qui les incitent à materner. Pas les hommes – parce qu'ils sont maternés par des femmes. Les femmes maternent des filles, qui, quand elles deviennent femmes, maternent4»

    En conséquence, la structuration psychologique différenciée des individus sexués, par mimétisme, conduit à une reproduction sociale de la division sexuelle des rôles.

    Ce processus n'est pas inné, ni irréversible, il est le produit d'une histoire particulière des relations hommes/femmes, qui agit comme un facteur de naturalisation des différences de genre. Ce n'est pas un fondement essentialiste, mais bien le produit d'un mécanisme fondamental de différenciation sexuelle instaurée par un régime particulier d'organisation familiale : le système patriarcal dominant. C'est le patriarcat dans son organisation qui institue un clivage identitaire, statutaire et sexuel des individus.

    A l'exclusivité relationnelle des hommes envers les femmes répond la non-exclusivité relationnelle des femmes vis-à-vis des hommes, via la maternité et les réseaux de solidarités féminins.

    La remise en cause du patriarcat, en transformant les rôles et les positions des pères et mères au sein de la famille, peut donc avoir pour conséquence de sortir de ce cercle vicieux de la reproduction psychologique de la division sexuelle (à condition que les pères acceptent de « paterner » notamment !) et de rompre l'accès des hommes à l'exclusivité de leur désir.



    1 Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering: Psychoanalysis and the Sociology of Gender, University of California Press, 1999 (1979).


    2 Chodorow, p. 7.

    3 Ibid, p. 201.

    4 Ibid, p. 209.


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  • Dans son ouvrage central en trois tomes, L'ère de l'information[1], le sociologue américain Manuel Castells s'intéresse aux transformations culturelles et sociales engendrées par la « société informationnelle », société en réseaux, dans laquelle nous vivons désormais. Dans  ce tome, Le pouvoir de l'identité[2], il s'intéresse plus précisément à la question de l'identité (en tant qu'élément de reconnaissance sociale et de définition des individus) dans le cadre d'un monde en profonde mutation. Cette mutation repose sur deux grands pôles complémentaires mais contradictoires que sont :

    - d'un côté, la mondialisation des activités humaines : activités économiques, flux de capitaux, mise en reséau de l'information, etc. qui bouleversent profondément les repères structurants de l'Etat-nation dans lesquels les individus s'identifiaient, se reconnaissaient et agissaient autrefois (encore aujourd'hui mais différemment).

    - De l'autre, l'atomisation sociale avec le développement des communautés locales, ethniques, territoriales, qui redonnent sens et pouvoir aux individus à l'échelle locale face à la dépossession d'un pouvoir mondialisé ;  des politiques de décentralisation, afin d'être au plus proche des revendications citoyennes et d'agir au plus près des préoccupations de chacun.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    De ces deux mouvements, c'est le cadre même de l'Etat-Nation, historiquement daté, invention des sociétés industrielles, qui s'effrite progressivement. La légitimité des institutions traditionnelles s'en trouve ébranlée.

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    Pour Castells, ce qui caractérise ces bouleversements profonds de l'organisation sociale et de la structure des sociétés, c'est l'apparition de la société organisés en réseaux, où les flux d'informations, de capitaux, passent et repassent dans un univers déterritorialisée et intemporel. Ce sont les notions d'espace et de temps qui sont complètement renouvelées, le concept d'Etat souverain qui périclite, la sécurité de repères stables qui s'effrite, etc.  La révolution technologique, la disparition de l'Etat Nation avec la mondialisation, font parallèlement apparaître des mouvements de revendications identitaires, qui tentent de lutter contre l'universalisation, par la singularité culturelle, ethnique, et l'autodétermination des peuples. Ces mouvements peuvent prendre deux grandes directions ;

    - soit ils ont une capacité d'orientation positive, projective vers une nouvelle forme d'organisation sociale légitimante : le féminisme et l'écologisme en font partie.

    - soit, plus dangereux en apparence, ces mouvements peuvent s'orienter vers des formes de repli identitaire, dans une logique défensive, régressive comme le fondamentalisme religieux ou ethnique notamment.

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    Dans cet ouvrage, Castells explore justement ces nouvelles luttes sociales et politiques qui se développent un peu partout dans le monde. L'avantage de l'analyse de l'auteur est qu'elle repose sur une approche mondialisée du phénomène, en s'appuyant à chaque fois sur des exemples précis de mouvements repérés dans différents pays du monde, pour étayer son propos. Pour lui, l'ensemble de ces luttes sociales, de ces mouvements sociaux de type identitaires, bien que de formes et aux objectifs parfois différents, reposent sur un même ennemi commun : à savoir le nouvel ordre mondial qui se dessine, déterritorialisé et ultralibéral, qui manque de sens, car le pouvoir se dilue à un niveau inaccessible pour le citoyen ordinaire. Seuls quelques milieux (médiatiques, économiques, financiers, politiques) ancrés dans ces flux mondialisés disposent du pouvoir, qui par ailleurs, n'a plus de base démocratique, car il dépasse le cadre de l'Etat.

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    D'une manière générale, c'est la question de l'identité et de son pouvoir qui sous-tend l'ensemble des mouvements sociaux et politiques qui secouent les différents pays du monde entrés dans la mondialisation. Par identité, l'auteur entend la source du sens et de l'expérience des individus. L'identité est ce qui fait sens, ce qui donne une assise aux individus et à leurs actions dans le monde.

    « J'appelle identité, nous dit-il le processus de construction de sens à partir d'un attribut culturel, ou d'un ensemble cohérent d'attribut culturel, qui reçoit priorité sur toutes les autres sources.[3] »

     La définition qu'il en donne a le mérite d'être claire et précise : l'identité n'est pas quelque chose d'innée, qui serait établie dès la naissance, mais un processus de construction de sens. Pour cela, elle ne peut se faire que dans le cadre d'une socialisation. La construction du sens ne provient que de l'interaction d'individus entre eux avec une histoire, une appartenance sociale, culturelle, ethnique, etc.

    De plus, ce sens s'appuie sur des attributs culturels cohérents : ce peut être une histoire commune, un territoire commun, une langue commune, des mythes fondateurs, etc.

     A titre d'exemple, l'identité française s'est définitivement construite sous la IIIème République avec l'enseignement obligatoire pour tous les enfants à partir de 1881 selon des objectifs précis : développer le mythe des ancêtres gaulois (identité historique et appartenance commune), faire disparaître les patois locaux et imposer le français sur l'ensemble du territoire (l'identité linguistique est un élément essentiel du sentiment d'unité), ériger et valoriser les principes de la Nation républicaine (identité nationale et partage des valeurs républicaines).

    Le sentiment d'unité nationale et d'appartenance à la Nation française était l'un des objectifs prioritaires de la politique scolaire de la IIIème République en plus de former un citoyen autonome, libre et apte d'agir et de penser par lui-même.

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    L'identité peut certes être multiple, parfois contradictoire : un individu peut en avoir plusieurs, selon celle qui lui semble la plus importante, la plus essentielle, selon le lieu et le moment où il agit. Cependant, il ne faut pas confondre identité et rôle social : si les deux peuvent parfois se confondre, il existe une différence essentielle. Les rôles sociaux sont des « identités » qui sont instituées de l'extérieur, par l'institution. Par exemple, le rôle de père est un rôle défini par l'institution sociale qu'est la Famille. En revanche, les identités proprement dites, précise l'auteur « sont des sources de sens pour les acteurs eux-mêmes et par eux-mêmes, elles sont construites par personnalisation [4]». à la différence des rôles sociaux, que l'on joue, parce que l'institution nous les assigne, les identités sont instituées du dedans, elles sont intériorisées et nous les personnifions individuellement.

    Pour reprendre les propos de Castells, « les identités organisent le sens, tandis que les rôles organisent les fonctions ».

    On peut être père, enseignant (rôles sociaux assignés par la société) et remplir les fonctions sociales afférentes à notre rôles, à notre statut, arrêté par la société, selon des lois, des règles, des codes à respecter. Dans ce cas, on exerce notre fonction d'enseignant, de père, un point c'est tout, sans que celles-ci ne fassent forcément sens pour nous. Ce ne sont pas des rôles que nous ressentons comme des sources d'identité fortes. Pour autant, on peut s'identifier à son statut de père ou d'enseignant et considérer que ces rôles font sens. Dans ce cas, l'identité rejoint le rôle, le statut. Mais ce n'est pas nécessairement le cas.

    Serge Paugam, sociologue français, spécialiste de la précarité et de l'exclusion, identifie quatre grands pôles d'identités chez l'individu qui lui sert à se définir aux yeux des autres et à être défini par les autres.

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    -         l'identité communautaire qui se réfère à l'appartenance à un groupe, à des pairs, etc.

    -         l'identité filiale qui se réfère à l'attachement généalogique à sa famille.

    -         l'identité professionnelle, plus globalement l'identité « sociétaire » qui se réfère dans les sociétés industrielles à notre statut socio-professionnel essentiellement. Elle renvoie à notre place dans la société, par rapport à notre statut social, professionnel.

    -         l'identité citoyenne qui se réfère à notre appartenance à une nation, à ses valeurs, ses idéaux, son histoire, etc.

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    Or, aujourd'hui, si je reprends ces quatre pôles identitaires, nous constatons que certains de ces pôles, en lien avec l'analyse de Castells se délitent de plus en plus.

    1. D'une part, la famille subit des transformations profondes qui remettent en question son organisation sociale traditionnelle héritée en grande partie du système patriarcal. (J'y reviendrai plus loin en détail) féminisme, égalitarisme, recomposition familiale, perte de l'autorité exclusive des pères, sexualité, amour, procréation, et famille sont de plus en plus dissociés, tendant à faire de la famille un lieu refuge de moins en moins structurant.

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    2. d'un autre côté, l'emploi est de plus en plus précarisé. La mondialisation tend à exercer une pression sur les coûts salariaux, une flexibilité accrue sur les travailleurs. L'emploi est moins sécurisé, l'exigence de responsabilisation et l'individualisation croissante des relations d'emplois tendent à modifier en profondeur la structure même des rapports sociaux de travail/production. Les travailleurs perçoivent de moins en moins leur emploi comme une source de sens et donc d'identité.

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    3. Enfin, avec la mondialisation et la substitution des pouvoirs nationaux aux organisations supranationales (BCE, Bruxelles, ONG, etc.) et de l'autre côté, la décentralisation et le transfert de pouvoirs et de compétences aux organes décentralisés de l'Etat (Communes, Départements, Régions), c'est l'Etat-Nation qui perd de son sens et de sa capacité à unir les citoyens. En outre, la remise en cause de l'Etat-Providence, source importante de l'Etat-Nation dans les pays industriels renforce davantage encore le décrochage identitaire à l'Etat-Nation. L'Etat est de moins en moins valorisé, en revanche la nation (dans une définition transformée) reprend de la vigueur avec les poussées nationalistes.

    Face à ces transformations profondes qui touchent l'Etat, la famille, et l'emploi, ce sont des sources de sens et d'identité essentielles pour les individus qui sont menacées, tout au moins, qui sont en pleine redéfinition.

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    Cette restructuration pose des problèmes identitaires, questionnent et inquiètent les individus qui ne savent plus trop à quoi se raccrocher. L'identité est la source essentielle de définition de l'individu et de son émancipation. Sans support, difficile de se libérer. Sans attache, l'individu manque de repères Paradoxalement, il faut des liens pour s'émanciper. Car ces liens font sens, ils structurent la personnalité, ils disent qui on est, d'où on est et permettent de mieux identifier où l'on veut aller. A ce titre, l'identité est primordiale en tant que source du sens, c'est-à-dire comme source de l'action des individus. Le sens, c'est « ce qui est identifié symboliquement comme l'objectif de l'action de l'individu » nous dit Castells. C'est à la fois l'origine et la direction ; l'arc et la flèche.

    La famille, l'emploi, l'Etat-Nation ne font plus suffisamment sens aujourd'hui. En revanche, il existe un domaine qui à l'inverse des trois autres s'affirme de plus en plus : l'identité communautaire. La défaillance identitaire des autres sources de sens renforce parallèlement le pouvoir de celle-ci. On le constate tous le jours : de plus en plus de mouvements s'organisent autour de la défense d'intérêt et de projets communautaires : mouvements féministes dans les années 70, gay et lesbiens dans les années 80/90, mouvements ethniques, religieux aujourd'hui se développent.  Ces mouvements ne sont pas tous porteurs de dangers, certains sont porteurs d'une vision positive de la société.

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    Castells identifie, de son côté, trois formes d'identité différentes :

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    1. L'identité légitimante, qu correspond à celle qui est instituée par l'Etat, par les institutions sociales dominantes qui cherchent à rationaliser les comportements des individus. Cette forme d'identité est normative, imposée d'en haut, comme valeur dominante qui a autorité. Castells l'identifie à la société civile.

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    2. L'identité-résistance qui est celle qui est adoptée par les acteurs en position dominée/dévalorisée par la logique dominante. Ils usent de stratégies identitaires défensives, en contradiction souvent avec les principes identitaires dominants. C'est une identité de forme communautaire, repliée sur elle-même. Où l'on assiste à des mouvements d'essentialisation de l'ethnie, du territoire (gangs, ghettos) pour construire la communauté et son appartenance. Castells la définit comme une stratégie défensive, de résistance pour les exclus. Elle correspond à ce qu'il nomme « l'exclusion des excluants par les exclus ».

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    3. Enfin, l'identité-projet qui cherche à (re)construire une nouvelle identité en redéfinissant les positions sociales et l'ensemble de la structure sociale dans son organisation, ses valeurs, ses logiques dominantes. Le féminisme, en voulant casser l'organisation patriarcale de la société en est un bon exemple. L'écologisme également, qui veut mettre l'économie au service des hommes et non l'inverse (pour faire simple).  Cette forme d'identité-projet vise à produire de nouveaux sujets.

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    Evidemment, ces trois formes d'identité ne sont pas imperméables les unes aux autres. Il est possible de passer d'une forme à une autre ; la résistance peut se constituer en projet et le projet devenir par la suite dominant, identité légitimante.

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    Dans la société en réseaux dans laquelle nous vivons actuellement, dans la tension entre le mondial et le local, entre lieux du pouvoir (lointains et diffus) et ceux de l'expérience vécue (proches et concrets), Castells s'intéresse à relever la dynamique identitaire à l'œuvre aujourd'hui. Pour lui, c'est le mode défensif qui semble l'emporter pour le moment, autour de stratégie communautaire luttant contre une société en réseaux qui perd de son sens, de sa proximité, de sa capacité à donner du pouvoir aux individus, etc.

    L'hypothèse centrale de son ouvrage consiste à dire que les sujets ne se construisent plus dans le cadre dominant et légitime de la société civile qui se désintègre de plus en plus, mais dans le sillage d'une résistance communautaire dont les conséquences ne sont pas encore identifiables.
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    L'identité de type communautaire semble donc s'imposer un peu partout dans le monde, face à des sources identitaires traditionnelles en crise (travail, famille, Etat) et dont la finalité semble davantage être portée par des stratégies de défense que par des stratégies de projets (le fondamentalisme religieux, musulmans ou chrétiens, le retour des régionalismes, le clivage des identités wallonnes et flamandes en Belgique, les catégories ethniques, les Milices aux Etats-Unis, etc., à des degrés divers, sont des exemples de ce communautarisme défensif contemporain). « La quête du sens passe par la reconstruction d'identité défensive autour de principes communautaires[5] » souligne l'auteur avant d'exposer sa théorie à l'observation concrète de différents mouvements dans le monde.

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    [1] Manuel Castells, L'ère de l'information, Tome I à III, Fayard, Paris, 1999.

    [2] M. Castells, L'ère de l'information, II, Le pouvoir de l'identité, Fayard, 1999.

    [3] Ibid, p. 17

    [4] Ibid, p. 17

    [5] Ibid, p. 22.



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  • <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p> Injures racistes, banderoles ignobles, cris simiesques, etc. Le pire est derrière nous ; le pire est à venir. Les stades de foot deviennent des enceintes de propagande à caractère raciste, xénophobe et fasciste. Jusqu'à quand ? Jusqu'où ira-t-on avant de se décider à agir réellement ?
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    L'émoi suscité par la banderole ignominieuse déployée au Stade de France rivalise d'abjection avec les injures racistes qui résonnent sur une grande partie de l'ensemble des stades français.  Parce qu'elle fait 30 mètres, parce qu'elle est le fait d'un groupe de plusieurs individus, parce qu'elle est parisienne, parce qu'elle est rivée sous l'œil de notre Président, il faudrait qu'elle dérange davantage, qu'elle agace, tourmente, effraie, horripile encore plus ? Il est un degré dans l'ignoble où il ne s'agit plus de mesurer ni de comparer ; il n'y a pas de hiérarchie dans l'horreur. Un cri de singe d'un seul vaut autant qu'un bandeau xénophobe déployé par cinquante « supporters ».

    Les stades sont devenus les enceintes de la honte où une frange radicale de la société vomit ses insanités et ses frustrations. Il est désormais grand temps d'agir !

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    Cette frange n'est pas isolée, elle grossit chaque jour davantage. Les stades sont désormais réservés à un public averti, où à l'ostentatoire des terrains répond la misère fascisante des publics.  S'il faut sanctionner les coupables, durement et sans complaisance, il faut aussi et avant tout savoir repérer et admonester les responsables.

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    Un politicien en quête de la Présidence de la République a dit un jour – et le répète à l'envi d'ailleurs, selon une rhétorique bien huilée – qu'il n'était pas utile de chercher à expliquer l'ignoble, parce que et je cite « lorsque l'on commence à expliquer l'inexplicable, on commence à excuser l'inexcusable » !

    Sentence maladroite, pour le moins. Que dis-je ! Sentence scandaleuse pour quiconque fait l'histoire.

    Si les actes perpétrés dans les stades sont bien ignobles, il s'agirait alors simplement de sanctionner, de punir, d'interdire ces coupables misérables, ces délinquants serviles. Et après ! Plus rien ?

    Mais une société qui ne veut pas regarder la vérité, sa vérité, se condamne à la revivre, indéfiniment. Un célèbre proverbe arabe dit d'un peuple qui ne connaît pas son passé qu'il est condamné à le revivre.

    Que nous dit d'autre cet éminent politicien devenu Président entre temps? Qu'il ne faut pas chercher à expliquer, autrement dit qu'il ne faut pas chercher de causes à l'horreur. Que celle-ci s'autoalimenterait d'elle-même, sans raison significative. Un jaillissement soudain, bref et ir-repérable. Un instant de folie en quelque sorte, une irruption d'absurdité, d'incohérence profonde, qu'il s'agit simplement de punir, d'enfermer, d'isoler, d'enclaver, de contenir, de maîtriser, bref d'emprisonner.

    Eh bien soit ! Monsieur le Président ! Appliquons ce raisonnement et votons une loi qui enferme les coupables de tels agissements, sans se soucier le moins du monde des sombres desseins qui couvrent l'origine de ces idées nauséeuses.

    Débattons, parlementons, votons, puis exécutons la volonté du Prince. Enfermons, emprisonnons ces fous, ces cinglés, ces abrutis, ses « sauvageons » encagoulés, ces « racailles »  décérébrées. Mais ni la prison, ni leur stigmatisation ne résoudra le problème. Car celui-ci est ailleurs, loin de l'enceinte de nos stades, hors de la sphère aseptisée du football. Mais cela serait trop long et trop compliqué ! Fuyons la lenteur ; actons pour le sensationnel ! Le grandiose, le fugace ! Plus vite, plus haut, plus fort ! A l'heure de l'olympisme blessé, du sport fourvoyé dans des considérations politiciennes, de la récupération « décomplexée », – en réalité déshistoricisée et désacralisée des mots –  des idées et des slogans, cette devise de l'olympisme trouve un terrain d'application propice pour notre Président.

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    Enfermons les fautifs, comme on enfermait autrefois les fous. Mais de quels fautifs parlons-nous ? Ici est le cœur de problème, et sans doute le début de sa solution. Mais celle-ci, avouons-le, n'est pas agréable à entendre. Et nous préférons l'ignorer. « La maison brûle, et nous regardons à côté », disait en d'autres temps, un de ses illustres prédécesseurs. Il sera toujours grand temps d'agir plus tard. Certes, mais alors nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas !

    Ces jeunes hommes encagoulés, xénophobes et racistes, sont-ce eux seuls les responsables ? Certes, ils sont coupables. Et en cela, ils doivent être condamnés. Mais condamnés pour réparer : telle est le rôle de la Justice ! Ne pas condamner pour l'exemple ! Ne pas condamner comme bouc-émissaire, pour mieux cacher les responsabilités collectives. N'oublions pas que derrière les bourreaux, il y a toujours ceux qui leur tendent les armes.

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    C'est de ceux-là qu'il faudra peut-être un jour s'intéresser. Mais il s'agirait alors d'expliquer, il nous faudrait comprendre ; or, c'est là chose qui nous est interdite par le premier d'entre nous, par notre Hiérarque Suprême. Il y verrait malversation, nous accuserait alors de tentative de détournement d'attention, de déresponsabilisation, et d'ici peu, j'en prends le pari, de connivences, pire de complicité avec ces fauteurs de troubles !

    Eh bien ! J'assume ! Je prends le risque de passer pour complice de ces crimes. Car après tout, c'est sans doute ce que je suis. 

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    Edmund Burke disait du mal que si celui-ci sévissait, c'était essentiellement à cause de l'inaction des gens de bien. Admettons que nous nous rangeons du côté des seconds. La flatterie est de coure durée. Car dès l'instant où nous nous taisons, dès l'instant où nous fermons les yeux, nous nous rendons directement complices de ces agissements. Si l'indifférence est un luxe de nanti, elle est aussi son poison le plus perfide. Se taire, dans ce cas, c'est prendre parti. C'est se mettre du côté des bourreaux, dans leur ombre et les laisser aiguiser leur machette en toute tranquillité.

    Ma prose est sans doute trop enflammée, mes mots trop passionnés. Tout cela manque de raison et de retenue pour nos sociétés bien trop aseptisées. Mais la réalité n'en reste pas moins vraie.

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    En effet, lorsqu'un joueur de couleur se fait copieusement siffler sur un terrain de foot, que ce soit en France, en Espagne ou en Italie, pour ne citer qu'eux, on crie tous au scandale, à l'infamie, et puis l'on s'en retourne chez nous, à nos affaires, jusqu'au match prochain, où l'on s'insurge à nouveau. Nos insurrections quotidiennes sont à la hauteur de nos engagements : ridicules, petites, magnanimes, condescendants. Elles en deviennent risibles. Pour preuve, elles n'effraient personne. Nous agissons mollement, autrement dit, nous laissons faire. Nous nous rendons par là même complice de complaisance vis-à-vis des bourreaux, que nous nous empressons ensuite d'enfermer, pour mieux nous cacher à nous-mêmes.

    <o:p> </o:p>

    Nous nous réfugions dans  notre « bonne conscience » en nous répétant que nous ne sommes pas coupables. L'imbécile, c'est l'Autre ! L'abruti, l'ignorant, le « pauvre con » c'est lui ! Pas moi ! Cela nous conforte, cela nous rassure. Mais si nous ne sommes pas coupables, nous sommes au moins tous complices ! moi, devant mon poste à protester férocement, entre deux reportages, nous dans les tribunes à rester impassible face au déversement de haine de certains supporters. Mais les arbitres, les entraîneurs, les joueurs et les dirigeants de clubs aussi et peut-être avant tout.

    A quand un arbitre qui décide, de son fait, de suspendre un match parce qu'un abruti scande des insultes racistes envers un joueur de couleur.

    <o:p> </o:p>

    Qui sont-ils ces arbitres qui refusent de stopper un match sous prétexte que cela n'est pas de leur responsabilité, voire même, comble de la « lénification » des esprits d'infliger un carton – règlement oblige !- au joueur récriminé, parce que celui-ci ne supporte plus d'entendre ces insanités se répéter dans l'indifférence générale ?

    Qui sont-ils ces dirigeants de clubs à répéter sans cesse qu'ils ne contrôlent pas leurs supporters, mais qui dans le même temps sont bien heureux d'engranger les recettes fructueuses de leur billetterie ?

    Qui sont-ils ces entraîneurs fantomatiques, feignant de n'avoir rien vu, rien entendu, et qui persistent à ne voir que le tapis vert, haranguant leurs joueurs à continuer à jouer, à  – concept sanctifié ! – produire du jeu ! Ce qui se passe dans les tribunes n'est pas de leur fait.

    Qui sont-ils ces joueurs coéquipiers ou adversaires d'un soir, qui s'offusquent d'un tacle trop marqué et qui ne s'émeuvent pas de voir leur compagnons d'infortune se faire huer, siffler, déshumanisé sous leurs yeux. Feindre l'ignorance, jouer la carte de l'indifférence, montrer que l'on ne tombe pas si bas, ne pas rentrer dans leur jeu...

    Le jeu doit prévaloir, seul le jeu compte : the show must go one. Oui, mais à quel prix ?

    <o:p> </o:p>

    Chacun des acteurs se défend et rejette ses responsabilités. Personne n'est responsable de rien.  Ni les arbitres, ni les entraîneurs, ni les joueurs, ni les supporters. Personne ! A force de se renvoyer la responsabilité, pendant ce temps, les fauteurs de troubles rient à gorge déployée et continuent à déverser librement leur xénophobie et leur haine. Personne ne veut assumer ses responsabilités. L'Histoire a payé un prix fort à ce petit jeu : si personne n'est responsable, tout le monde l'est. Or, il est impossible de condamner la totalité.

    <o:p> </o:p>

    J'attends de voir un arbitre siffler la fin d'un match pour avoir entendu proférer des insultes racistes. Que risque t-il à agir en citoyen ? J'attends de voir des supporters qui quittent en masse le stade pour ne pas être associé à ces propos infamants. Tout au plus, ils perdront le prix de leur billet. J'attends d'entendre un entraîneur demander à ses joueurs de quitter la pelouse pour une banderole injurieuse. Au pire, il perdra trois points – ce qui serait scandaleux d'avoir à être pénalisé pour comportement civique. Sans doute, le match sera rejoué. J'attends de voir un joueur blanc confisquer le ballon et refuser de poursuivre le match en soutien à son coéquipier conspué par une partie du public pour sa couleur de peau. Quel risque prend-il sinon celui de se voir féliciter pour son humanisme ?

    <o:p> </o:p>

    On me rétorquera que ce sont là des idées sans doute bien naïves, bien trop idéalistes. Que les choses sont plus compliquées que cela. Que tout n'est pas aussi simple. Je l'accepte volontiers et j'en prends acte. Mais si cela est si compliqué, commençons donc par le plus simple !

    <o:p> </o:p>

    A défaut de voir un jour les stades vidés de toute manifestation publique – et cela n'est pas souhaitable, commençons par voir des joueurs, des entraîneurs, des arbitres et des dirigeants adopter un comportement pleinement citoyen. Ou alors la morale et les convictions sont-elles définitivement devenues de simples instruments d'une pure rationalité économique ? Le cynisme économique se satisfait sans doute très bien de quelques cris simiesques, tout juste façonne t-il quelques maillots exhortant à la tolérance dans le sport pour se donner bonne conscience.

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  • Vous serez tous des maîtres[1]
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Dans cet ouvrage, l'auteur s'intéresse au fondement politique et philosophique de l'idée de liberté et d'égalité telle que les Modernes l'ont défendue. P. d'Iribarne revient sur la conception moderne de l'individu libre et émancipé, maître de lui-même, qui s'oppose à celle de l'homme enchaîné, vassalisé, esclave d'un maître, d'un Dieu, de coutumes, de traditions tutélaires, propre des sociétés aristocratiques anciennes.

    L'auteur s'intéresse plus particulièrement aux conceptions de la liberté et de l'égalité telles qu'elles furent formulées alors, dans leur contenu. Il revient sur quelques auteurs fondamentaux qui ont traité la question, notamment John Locke[2], précurseur et inspirateur de Jean-Jacques Rousseau sur lequel l'auteur s'appuie pour l'essentiel, ainsi que sur les textes de Sieyès sur le Tiers-Etat[3]. Désormais, « vous serez tous des rois » disait Rousseau.

    <o:p> </o:p>

    L'auteur va démontrer que derrière l'idéal de liberté et d'égalité revendiqué par tous ces auteurs, une contradiction demeure dans l'exercice de cette liberté, qui sera difficilement surmontée : à savoir le passage de l'individuel au collectif. Si tous les trois prônent l'abolition des privilèges qui contredisent toute idée de liberté et d'égalité entre les hommes, et consacrent les vertus de la démocratie, à condition qu'elle soit véritablement le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, ils reconnaissent la nécessité de passer par des représentants du peuple pour établir des lois et des règles communes à tous, indépendamment de son statut social. Mais comment lier la volonté générale à la volonté individuelle sans nier la seconde, sans entraver la liberté de chacun ? La réponse qu'apporteront les Lumières à cette question est claire : c'est par la raison que l'homme devient libre : c'est donc la raison qui doit le libérer et lui dicter ses comportements, quitte pour cela à devoir le « forcer » à être libre !

    <o:p> </o:p>► Une soumission qui libère
    <o:p> </o:p>Ainsi, la volonté générale nous dit Rousseau est toujours la volonté raisonnable, car c'est celle de la majorité tandis que la volonté individuelle est arbitraire et subjective si elle ne suit pas la volonté générale. S'y opposer, c'est aller contre le sens de l'Histoire, c'est refuser de se libérer de ses chaînes par manque de savoir, par absence de sagesse, de raison. L'homme raisonnable, lui, sait où est son intérêt : la volonté générale est aussi sa volonté propre : il est pleinement libre. En revanche, s'il s'oppose à la volonté générale, il s'oppose sans le savoir à lui-même, à sa propre liberté. Il faut donc dans certains cas l'obliger à être libre (!) ; et c'est justement l'objectif de la volonté générale. « Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social, donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens. »

    On voit bien comment Rousseau dépasse difficilement la contradiction en la réduisant à celle de la raison émancipatrice, en affirmant la primauté du tout sur le particulier, au-delà de l'intérêt partisan qui est toujours pour lui, un intérêt égoïste et vil, et qui n'agit donc pas dans le sens de la liberté des hommes.

    <o:p> </o:p>

    Pour Rousseau, la volonté générale prime sur la volonté individuelle, celle du peuple sur celles de l'individu. L'homme doit s'y plier s'il veut être libre, car son intérêt à long terme est à ce prix, tandis que ses intérêts particuliers sont non raisonnables. Sa conception de la liberté est donc ambiguë puisqu'il fait du tout (la volonté générale) le lieu même de l'expression de la liberté des hommes, produit de la raison, au détriment de la liberté individuelle, produit de l'arbitraire arraisonné.

    Voici ce que nous dit Rousseau à ce sujet : « l'impulsion du seul appétit est esclavage ; l'obéissance à la loi qu'on s'est proscrite est liberté. Grâce à elle l'homme se voit forcé de conseiller sa raison avant d'écouter ses penchants. »

    Rousseau fait de la psychologie avant l'heure. En terme freudien, les penchants humains se rapportent à ce que le père de la psychanalyse nomme les motions pulsionnelles du moi, tandis que la loi à l'obéissance s'identifie à l'institution surmoïque.  D'un côté, un moi qui enchaînerait donc, arraisonné et esclave, de l'autre, un surmoi, c'est-à-dire une conscience morale, un « bien commun », qui libèrerait. Pourtant, Freud opérera au renversement complet de l'idée rousseauiste d'une volonté générale libératrice. 150 après Rousseau, il écrira que l'homme lutte en permanence contre la culture qui l'inhibe plus qu'elle ne le libère. Si le surmoi fait bien la loi, il la fait au détriment du moi, au détriment des satisfactions pulsionnelles. La liberté psychique pour Freud serait davantage dans un moi « désurmoïsé » en quelque sorte.

    <o:p> </o:p>

    Rousseau voit dans la pensée raisonnable le socle de la liberté des hommes, et dans le respect de la loi l'essence morale de cette liberté.  « A respecter la volonté générale nous dit Rousseau, et la loi qu'elle conduit à établir, plutôt que sa volonté particulière, on est fidèle à ce qui, en soi, se rapporte au bien, et c'est alors qu'on est libre. C'est en effet par la raison, dont la loi est l'expression, que l'on accède à la liberté. »

    <o:p> </o:p>

    Adam Smith réussira le tour de force qui consiste à réconcilier les deux dimensions, à savoir l'individuel et le collectif, la volonté partisane et le bien commun, avec sa théorie de la « main invisible » : il démontrera comment l'intérêt égoïste peut sans le vouloir servir le bien commun. Le particulier travaille pour le général. Cette conception smithienne va créer un bouleversement idéologique considérable : désormais collectif et individuel sont liés. Les motivations personnelles se voient légitimées, puisque sans le vouloir, elles conduisent à renforcer la collectivité. Ainsi, l'expression de ma liberté personnelle n'entrave pas l'expression de la liberté collective, mais s'y agrège parfaitement.

    Smith réussira là où Rousseau et Locke ont échoué : il parviendra à résoudre la contradiction entre l'individuel et le collectif, par la découverte de « l'autorégulation naturelle du marché », sorte de deus in machina qui ordonne l'ordre des choses.

    Non seulement Smith résout le problème, mais il le résout sans intervention extérieure : pas d'appel à une quelconque transcendance. C'est le système des interactions humaines qui s'autorégule lui-même de l'intérieur. Un ordre des choses immanent qui réconcilie l'exercice de la liberté individuelle avec l'exigence morale du bien commun : voilà sans doute la doctrine maîtresse d'un XVIII siècle « éclairé. »

    <o:p> </o:p>

    Si l'on reprend la question rousseauiste de l'individu qui agit par et pour lui-même, on voit bien désormais qu'elle se résout sans difficulté. Agissant pour lui-même, l'individu fait sans le vouloir le bien. Voulant faire le « vice », il fait le vertueux. Ainsi est résolue l'ambiguïté rousseauiste qui faisait dire à ce dernier que « la volonté particulière attachée en chacun à ses intérêts particuliers est une volonté pécheresse, qui doit céder devant la volonté générale. »

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>► Une égalité différentielle
    <o:p> </o:p>

    L'exercice de la liberté pour Rousseau, comme chez Locke, passe invariablement par la capacité à raisonner. C'est de la raison, dont la loi est l'expression que l'homme tire sa liberté. Ainsi la loi en égalisant les conditions entre les hommes, leur fournit le socle commun de leur émancipation, avec l'accession à la propriété (ce qui posera d'ailleurs la question de l'accès à la citoyenneté pleine et entière pour les non-propriétaires au XIX). Le degré de liberté d'un individu se mesure à son degré de raison nous disent ces auteurs. On serait tenté de faire le parallèle avec une société toute entière : l'idéologie évolutionniste qui a légitimé le colonialisme reposait sur la même idée, à savoir celle de la mesure de la grandeur d'un peuple à son degré de raison.

    <o:p> </o:p>

    Ainsi, la raison gouverne aux sociétés libres : c'est donc de sa capacité à être libre, donc à faire preuve de raison qu'un individu sera jugé. Si la loi égalise les conditions, elle n'opère pas pour autant au même degré de rationalité dans l'esprit des hommes. Une distinction est donc faite entre ceux-ci selon leur capacité à raisonner. La société d'égaux tant vantée par Rousseau ne l'est de fait pas tant que cela. « Nous sommes nés libres nous dit Locke, en tant que nous sommes nés rationnels. »

    Certes, l'égalité formelle est là : tous les hommes naissent libres et égaux devant la loi. Mais après ? Comment décider des gouvernants, des représentants du peuple ? Rousseau le dit sans fioriture : les gens éclairés sont au gouvernement du peuple, tandis que la « populace » est méprisée.  Tout le monde n'est donc pas également libre : si la raison fonde la légitimité des dominants, elle reconnaît la dépendance des dominés, de la « populace ».

    Ainsi, la liberté n'est pas pour tous, certains sont moins libres que d'autres, au titre qu'ils sot moins égaux que d'autres, parce que moins éclairés que les autres. Orwell l'a très bien formulé à sa façon, dans un de ces romans où les bêtes se substituant aux hommes, un principe premier est défini selon lequel « tous les animaux sont égaux entre eux », principe auquel il sera ajouté quelques mois plus tard, « mais certains plus que d'autres » qui laissent présager de futures inégalités[4].

    Chez les théoriciens du contrat social que sont Locke comme Rousseau, on retrouve cette distinction opératoire entre les hommes. S'ils commencent par déclarer leur égalité de fait, ils reconnaissent leur différence de raison, et par conséquent leur inégalité sociale. Ils réinstaurent alors un ordre hiérarchique à l'endroit même où ils souhaitaient le supprimer. Aux privilèges du sang succèdent les privilèges de l'esprit. La différence, néanmoins essentielle, qui demeure, est que si la première est décidée de facto, la seconde résulte d'un apprentissage. Le sang s'hérite, l'esprit s'acquiert. L'école apparaît alors comme le plus sûr instrument d'égalité et de liberté entre les hommes. Condorcet prononcera un discours en 1791 prônant les vertus de l'enseignement et sa volonté de le rendre obligatoire pour tous. Il faudra attendre près d'un siècle pour que la chose prenne effet.

    <o:p> </o:p>

    Ainsi, cet extrait de Locke : « Si quelqu'un n'atteint pas un degré de raison suffisant pour pouvoir être supposé capable de connaître la loi, et de vivre dans ses règles, il n'est jamais capable d'être un homme libre, il n'est jamais laissé sans lien à la disposition de sa propre volonté mais est maintenu sous l'enseignement et le gouvernement d'autres tout le temps où son propre entendement est incapable d'en avoir la charge. »

     C'est ainsi que le statut de citoyen ne s'appliquait pas aux aliénés, puisque ces derniers, ne pouvant exercer un contrôle suffisant sur leur propre esprit, se retrouvaient alors être tout à fait légitimement sous la tutelle d'un autre.

    <o:p> </o:p>

    Ainsi, seuls les hommes éclairés pouvaient avoir accès à la pleine citoyenneté et être au gouvernement (mais à la condition de servir les intérêts du peuple toujours, pas les leurs bien entendu). L'opposition éclairé/ignorant que font les Lumières et la philosophie politique ne fait en définitive que remplacer l'opposition ancienne entre noblesse et roturier,  aristocratie et plèbe. Au sang de l'Ancien régime succède la raison de l'époque moderne. Nous soulignions précédemment qu'à la différence du rang par le sang, le rang par la raison n'était pas décidé par avance, mais résultait d'un apprentissage qui pouvait permettre à chacun de devenir éclairé. Il reste néanmoins à souligner que pour l'époque, et pour Rousseau le premier, la « populace », comme il l'appelait et envers laquelle il n'avait que mépris et dédain, ne disposait pas des moyens nécessaires pour s'instruire, larvés qu'ils étaient dans la satisfaction médiocre de leur servitude. Ainsi ceux-là même ne méritaient pas d'être libres. (P. d'Iribarne montre combien cette opprobre à l'encontre des « serfs » qui refusent de se libérer se retrouve dans l'ensemble des condamnations contre les inégalités[5]. On retrouvera ce même raisonnement chez Marx envers les ouvriers qui, s'ils refusent la lutte et acceptent leur servitude, sont considérés comme des parias, individus méprisables qui ne méritent rien, ou encore chez S. de Beauvoir qui n'aura pas de mots assez durs à l'encontre de la femme bourgeoise, qui, enfermée dans son confort protecteur, refuse de lutter contre sa propre servitude.)

    En outre, chez Rousseau, le degré de raison de l'individu relève en partie d'un don de la nature. Ainsi ce que le sang devait défaire, la nature le refait : en abolissant les privilèges de l'aristocratie, on en élève une nouvelle, fondée en partie sur la nature. D'une hiérarchie à l'autre, au final, les différences entre les hommes relèvent encore de différences de nature.

    A l'élitisme héréditaire supplée un élitisme républicain intellectuel[6].

    <o:p> </o:p>

    Les hommes qui refuseraient de se ranger à l'avis général se verraient alors légitimement poursuivis et persécutés. Hors de la communauté des hommes (refusant l'avis général), ils n'auraient donc plus à être traités comme tels nous dit Rousseau. Ainsi en est-il du petit peuple qui demeurant stupide et asservi devient coupable de sa propre servitude : pas d'excuse possible pour lui. La victime devient coupable dans ce schéma de pensée. (on retrouve le même aujourd'hui avec le chômeur, le faible et le démuni qui, s'ils attirent la compassion, attisent aussi le mépris souvent, tant nous les considérons comme des asservis « volontaires » qui refusent de se battre contre leurs conditions. Et comme silence vaut accord, on considère que refus de se battre vaut acceptation)

    <o:p> </o:p>Vous serez tous des rois, mais certains plus que d'autres...
    <o:p> </o:p>

    Pour terminer, ce que l'on peut retenir à travers la lecture critique que fait d'Iribarne des textes fondamentaux des auteurs de l'égalité entre les hommes, c'est que derrière l'aspiration légitime à l'égalité revendiquée devant la loi, il demeure des inégalités prégnantes. Si les hommes se rassemblent et se ressemblent aux yeux de la loi et du droit, ils se différencient très rapidement autour de leur capacité à être libre. Mettant en avant ce qui rassemble les hommes, Locke, Rousseau et leurs contemporains recréent de l'inégalité dès qu'ils soulignent ce qui les différencient.

    « Assurément, la tutelle de ceux qui sont riches  en « lumières » sont invités à exercer sur ceux qui en manquent est déclarée par nos textes fondateurs compatibles avec la liberté, ou même porteuse de liberté. Mais c'est au prix d'un détour à la lecture traditionnelle des rapports sociaux, qui est celle même que leur appel à l'émancipation conduit à dénoncer.[7] »

    <o:p> </o:p>

    L'homme est donc à lui-même son propre maître aux conditions suivantes seulement :

    -        qu'il soit doué de raison (gouvernement des « éclairés »)

    -        qu'il aille dans le sens de la volonté générale (obéissance aux lois)

    -        qu'il se défasse de sa volonté particulière (signe de son asservissement)

    En dehors de sa capacité à être autonome, à se gouverner soi-même, l'homme ne mérite pas le statut de citoyen : seul l'individu pleinement libre et autonome, seul celui dont la volonté n'est pas assujettie, n'est pas corrompue est digne d'être citoyen. Tout autre situation laisse l'homme aux portes de l'humanité.

    On pourrait dire pour résumer que Locke et Rousseau, en condamnant l'inégalité de la société aristocratique, instaurent les bases d'une démocratie de type « luxocratique » (pardon pour le néologisme) où de nouvelles inégalités apparaissent, assise sur une hiérarchie de la raison. Au Monarque dominant succède à partir du XVIII la Raison maîtresse. Et la citoyenneté est réservée à ceux qu en sont dignes, les gens lettrés, les « éclairés », tandis que la masse informelle des petits paysans analphabètes bénéficie d'une citoyenneté au rabais, politique (droit de vote), sans être sociale.

    Deux cents ans plus tard, le statut des pauvres, des individus voués aux tâches les plus ingrates reste toujours plus ou moins déconsidéré. Et que dire de ceux qui ne bénéficient même pas des moyens de subsistance nécessaires à leur survie, qui vivent en partie de l'assistance. Les mots ne sont pas assez durs pour condamner ces poches de pauvreté d'un côté, mais ils sont tout aussi durs pour déconsidérer ces hommes et ces femmes, dont la citoyenneté est elle aussi une citoyenneté de seconde zone.



    [1] Philippe d'Iribarne, Vous serez tous des maîtres, La couleur des idées, Seuil, 1996.

    [2] Plus particulièrement sur son ouvrage Second Traité de Gouvernement.

    [3] Référence au célèbre ouvrage de Sieyès intitulé Qu'est ce que le tiers-Etat ?

    [4] Georges Orwell, La ferme des animaux, Folio, Gallimard.

    [5] Que ce soit les ouvriers chez Marx, le Tiers-Etat chez Sieyès, les femmes chez Beauvoir, etc. –

    [6] On retrouve un peu cela aujourd'hui avec le gouvernement des élites, des « experts », comme la Commission Attali en apporte la preuve, en affirmant que ses décisions doivent s'appliquer., en dehors de tout débat parlementaires, en dehors de la représentation politique du peuple.

    [7] P. d'Iribarne, Ibid, p. 41.



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  • Après deux semaines d'absence, je publie aujourd'hui un court billet qui revient sur les conséquences sur le plan sociologique des transformations de la sphère économique depuis les années 80. J'essaie de montrer rapidement que derrière l'idéal de libération et d'émancipation véhiculée par l'idéologie capitaliste de l'individualisme, les nouvelles formes précarisées d'emplois tendent davantage à désolidariser les individus plutôt qu'à les libérer. Plus exactement, que la liberté nouvellement acquise est un trompe l'oeil qui masque une désaffiliation croissante des individus entre eux et à la société. Certes, la sphère économique n'est pas à elle seule responsable de ces modifications dans les rapports sociaux, mais elle les alimente et les entretient dans une approche dérégulée du monde. A l'individu libéré se substitue un individu délié.

     

     

    Les transformations de la sphère économique, et plus particulièrement des formes et de la nature de l'emploi, vont avoir une influence sur les formes de relations sociales entre les individus et sur les rapports sociaux de travail. Les deux conséquences sociologiques majeures sont l'individualisation croissante des relations sociales et la dislocation du lien au niveau des catégories sociales d'un côté, la fragilisation des carrières et l'absence d'identification professionnelles claires de l'autre. 

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>1.      la dislocation du lien social
    <o:p> </o:p>

    Aujourd'hui, environ 2/3 des employés exercent dans une activité qui les met au contact direct avec le client (banque, assurance, services à la personne, etc.). Les dimensions relationnelle et interactionnelle sont devenues essentielles. Le travail est donc dans ces conditions individualisé, personnalisé entre l'employé et son client/l'employeur.  Comme le souligne E. Maurin, « il est plus difficile de se mobiliser et de fédérer des salariés que le travail isole et met personnellement en question que des salariés que le travail rassemble et soude dans un meme effort[1] »

    Nous ne sommes plus en présence d'une forme de solidarité organique comme Durkheim l'avait mise à jour dans l'entreprise industrielle au début du XX siècle. Les relations sont beaucoup plus directes, informelles, « affectives » entre l'employé et son employeur/client.  Le risque est que la conscience d'appartenir à un groupe social plus important s'effrite (l'entreprise s'évanouit, la CSP aussi) et que l'individu se désolidarise de son groupe d'appartenance.

    Le lien social s'effrite avec l'individualisation des relations d'emplois. Mais un autre aspect, découlant de celui-ci porte un risque de fracture du lien social : c'est celui de la perte de repères, du manque de sécurité professionnelle.

    <o:p> </o:p>2.      Stress et responsabilisation
    <o:p> </o:p>

    « Les salariés les plus modestes sont plongés dans des contextes de plus en plus informels, plus proches du client et de la demande finale. Ils ont certes gagné en autonomie, mais ils sont aussi sollicités de façon beaucoup plus personnelle[2] ». Etant sollicités davantage, ils sont davantage soumis au stress, à l'angoisse, aux pressions. Ce faisant, s'ils ont des difficultés à remplir leurs objectifs, à contenter le client, à satisfaire l'employeur, ils prendront sur eux et considéreront que leurs difficultés vient d'eux-mêmes et de leur incapacité, de leur manque de performance personnelle.  L'individu se retrouve désormais seul face à ses succès mais aussi face à ses échecs, qu'il s'approprie. En gagnant en autonomie, il gagne en liberté, mais il gagne aussi en responsabilisation individuelle. Tout échec est avant tout son échec, il n'y a plus de relais, de hiérarchie assurant cette responsabilité. Cela peut être difficile à assumer, surtout que les échecs ne sont pas toujours directement imputable à la personne, mais à l'insuffisance de liens, au manque de contrôle des supérieurs, aux cadences demandées qui sont intenables, etc[3]. Tous ces éléments peuvent conduire à la fatigue d'être soi[4] .

    <o:p> </o:p>

    Dans la sphère économique à l'heure actuelle il y a une injonction à être, une injonction à s'autonomiser, à se responsabiliser. Celui qui n'y arrive pas est dévalué, laissé sur la touche. Cependant, l'autonomie ne se donne pas, elle s'acquiert et certains ont plus de facilité que d'autres à s'autonomiser parce qu'ils ont davantage de ressources individuelles pour y parvenir[5].

    <o:p> </o:p>3.      Nouvelles inégalités sociales
    <o:p> </o:p>

    On est dans une situation professionnelle où il est désormais de plus en plus difficile de définir sa catégorie d'appartenance, ainsi que celle des autres. Ce manque de repères est lié à deux transformations importantes :

    -         l'individualisation des parcours et des relations d'emplois d'un côté

    -         l'apparition de nouvelles formes d'inégalités sociales de l'autre

    C'est ce deuxième point qui va désormais nous intéresser.

    <o:p> </o:p>

    Les chiffres sont têtus, car les inégalités sociales persistent et se maintiennent dans le temps. Les chiffres de la mobilité sociale n'ont pas évolué (ou très peu) depuis le début des années 80. On assiste à une pérennisation des inégalités sociales anciennes, de type structurelle. Cependant nous dit l'auteur, « ces inégalités ne s'ancrent plus dans la division sociale du travail ; elles ont perdu leur capacité à forger des identités de classes. » E. Maurin signifie par là que si la mobilisation de classe s'est essoufflée depuis les années 70, ce n'est pas parce que les inégalités ont disparu objectivement, mais parce que la conscience de classe s'est effritée et l'appartenance de classe n'est plus ressentie sur le plan subjectif.

    Pourquoi s'est-elle effritée ? C'est justement en raison de la transformation des relations d'emplois, qui individualise le travail et qui personnalise les travailleurs, diminuant par là même le regroupement de salariés, le sentiment d'unité salariale.

    Mais c'est aussi parce que de nouvelles formes d'inégalités ont vu le jour, qui ne se sont pas substituées aux anciennes mais qui ont eu pour conséquence de démobiliser l'action collective pour lutter contre les inégalités sociales structurelles (ou de classe). Ces nouvelles formes d'inégalités ont été analysées par Fitoussi et Rosanvallon dans un ouvrage éclairant[6], où ils montrent comment ce qu'ils nomment les inégalités dynamiques se sont ajoutées et superposées aux inégalités anciennes qui étaient plus identitaires et plus structurantes.

    Les inégalités dynamiques correspondent aux inégalités qui touchent des individus appartenant aux mêmes catégories socioprofessionnelles mais dont les statuts particuliers diffèrent, ce qui a pour conséquence de déliter le sentiment d'appartenance à tel ou tel groupe social et par suite les identités professionnelles, et rendre plus difficile alors les mobilisations collectives. Pour exemple, être cadre à temps plein et en CDI dans une entreprise diffère du statut de cadre à temps partiel, qui doit compléter son salaire par un autre emploi, ou de celui de cadre au chômage. Ils appartiennent objectivement aux mêmes catégories sociales, mais individuellement, ils ne se sentent pas liés, ne partageant pas les mêmes styles de vie notamment.
    <o:p> </o:p>Conclusion
    <o:p> </o:p>Fragilisés, individualisés, les salariés se sentent moins liés les uns aux autres. Les nouvelles formes d'inégalités intra-catégorielles renforcent le sentiment d'éloignement professionnel et social. tout cela a pour conséquence de fragiliser les identités professionnelles, de défaire les repères structurants qu'étaient les classes sociales, l'appartenance à un groupe professionnel, à une corporation, qui permettait de socialiser l'individu, de se définir une identité statutaire claire et à peu près stable. Aujourd'hui, ces fragilisations économiques conduisent à une fragilisation sociologique et psychologique des individus.
    Moins liés, moins structurés en termes d'identité collective, les individus se définissent d'abord par et pour eux-mêmes, dans leurs actions, leur trajectoire propre, sans avoir de repères qui puissent les orienter. Identité narrative, où l'individu « se raconte » avant de se lier, identité du « je » où le « nous » semble perdre de sa consistance. Durkheim aurait parlé d'un risque d'anomie, constatant le manque d'interdépendance entre les individus.
    Si aujourd'hui l'individu contemporain est plus libéré dans son travail, dans ses rapports familiaux également, il est aussi moins lié. L'individu hypermoderne est certes un individu libéré, mais plus encore peut-être un individu délié.
    <o:p> </o:p>


    [1] E. Maurin, op. cit, p. 9.

    [2] Ibid, p. 43.

    [3] Le trader qui a fait perdre 5 milliards à la Société générale a certes agi seul, mais si sa responsabilité est bien engagée, elle ne doit pas être seule, il y a des instances de contrôle qui doivent surveiller les transactions, il a un chef de service qui contrôle ses traders, il y a également un siège central qui sollicite ses employés à faire toujours plus de bénéfices, etc. La responsabilité individuelle ne doit pas masquer les responsabilités collectives qu'il y a derrière. Plus parlant encore est l'exemple du chauffeur-routier qui ayant perdu son permis pour excès de vitesse répétés, se voit licencié de son emploi. Certes, il est en partie responsable de ces excès, mais son patron exige de lui qu'il fournisse ses clients le plus vite possible, tant et si bien qu'il devient impossible pour le chauffeur de respecter les limitations s'il veut satisfaire ses objectifs. La responsabilité en incombe tout autant au patron, mais c'est l'employé seul qui en fait les frais.

    [4] En référence à l'ouvrage de A. Ehrenberg, La fatigue d'être soi, O. Jacob, Paris.

    [5] Le travail social repose en grande partie aujourd'hui sur une éthique de la responsabilisation et d'autonomisation des précaires : on les accompagne, on ne les aide plus. C'est à eux de faire pour eux, le travailleur social n'est qu'un guide, qu'un accompagnateur : si cette éthique semble mieux correspondre à l'exigence de responsabilité, il est néanmoins important de constater que certains publics sont incapables de se responsabiliser, tant la déstructuration identitaire et sociale est profonde.

    [6] J. Fitoussi et P. Rosanvallon, Le nouvel âge des inégalités, Paris, Seuil, 1998 (je crois).



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