• Sans entrer dans le détail des conceptualisations multiples et variées de l'identité, afférentes aux différentes sciences sociales et humaines qui les traitent (sociologie, philosophie, anthropologie, psychologie, voire biologie, etc.), je propose ici une courte réflexion sur la manière dont les individus, dans nos sociétés contemporaines, élaborent leur critères identitaires de définition.

    À la question qui suis-je ou plutôt qui êtes-vous, moins ontologique, mais plus sociologique (car c'est toujours par rapport à autrui que l'on s'identifie) les individus répondent souvent de manière très variée.

    Contrairement à autrefois, où l'identité statutaire permettait de définir les individus, nous vivons une époque où les individus refusent de plus en plus de voir l'Institution leur assigner une identité de fait. L'assignation identitaire est considérée comme un enfermement identitaire, une privation de liberté et de choix, une contrainte sociale pesante. Ainsi, les couples peuvent vivre hors du mariage tout en se considérant et en étant considérés comme couple au regard de la société. Ils n'ont plus besoin d'avoir la reconnaissance institutionnelle de leur identité de couple, assignée par l'Etat via le mariage. L'identité conjugale n'est plus instituée de l'extérieur, mais instituante de l'intérieur, par les conjoints eux-mêmes.

    Cet exemple, emprunté au champ de la conjugalité, vaut également pour beaucoup d'autres champs sociaux (travail, communauté, appartenance sociale, religieuse, ethnique, etc.)

    Ainsi, aujourd'hui, les individus veulent rester libres dans la déclinaison de leur identité. Ils peuvent se reconnaître membre d'une communauté culturelle ou religieuse par exemple, mais dans le même temps, refuser que les autres (la société pour faire simple) les assignent à cette identité. C'est le cas des homosexuels qui revendiquent leur homosexualité afin d'obtenir une égalité de traitement et lutter contre les discriminations dont ils peuvent être victimes, sans pour autant vouloir se laisser enfermer dans cette identité. Non pas qu'ils ne l'assument pas, mais au contraire parce qu'ils ne se sentent pas que homosexuels, mais aussi peut-être catholiques, ouvriers, engagés politiquement, etc. Leur identité n'est pas réductible à leur sexualité.


    Que nous disent ces deux exemples :

    - d'une part que l'identité n'est plus donnée de facto, qu'elle n'est pas acceptée lorsqu'elle est uniquement assignée, mais que de plus en plus elle est choisie, socialement construite et individualisée ;

    - d'autre part, que l'identité n'est pas uniforme, monolithique, mais elle est multiple, et en cela, elle est changeante, évolutive, au gré des trajectoires sociales de chacun, des situations d'interaction (je peux très bien me définir comme protestant face à un interlocuteur catholique, et dans le même temps, me définir comme membre du PS face à un interlocuteur différent, sans que ces deux identités soient incompatbiles).


         En définitive, les individus « bricolent » avec leur identités multiples (culturelles, statutaires, citoyennes, réflexives). Mais la chose n'est pas aussi simple que cela. Si l'individu est libre d'opter pour le critère identitaire de son choix selon la situation dans laquelle il se trouve, les études sociologiques montrent que les pesanteurs sociales sont loin d'avoir disparues. L'individu ne choisit jamais totalement seul ses revendications identitaires. Celles-ci sont toujours influencées par un certains nombres de contraintes sociales.   On sait par exemple que si l'identité est conçue d'abord comme un choix personnel, ces choix s'inscrivent dans des régularités statistiques qui laissent entrevoir la persistance du social au coeur même des décisions individuelles. Prenons un exemple simple pour illustrer notre propos.

          Majoritairement, les femmes accordent en moyenne moins d'importance que les hommes à l'identité professionnelle comme forme constitutive de leur identité sociale et individuelle. Pour autant, lorsqu'on les interroge, on constate que l'identité professionnelle est d'autant plus revendiquée comme un marqueur identitaire qu'elles sont scolairement et professionnellement avantagées. Autrement dit, derrière le refus d'assignation identitaire, les choix individuels de construction et de définition de ses propres critères identitaires restent inscrits dans des modèles sociaux particuliers. Les femmes instruites et qui disposent d'un emploi qualifié vont faire du travail un marqueur identitaire plus important, tandis que les autres mettront davantage en avant leur identité de mère par exemple.

          De la même manière, on constate que l'identité professionnelle chez les hommes reste essentielle, car dans la plupart des cas, l'absence d'emploi ne débouche pas sur une capacité à déplacer le marqueur identitaire. Il n'y a pas d'identité substitutive à l'absence d'identité professionnelle chez les hommes, sauf dans les cas ou justement, ils disposent d'un emploi et refusent de se voir assigné à leur statut professionnel.

         Le poids des contraintes sociales restent donc toujours très présent, puisqu'il agit indirectement sur la manière dont les individus placent le curseur de leur identité. Identités multiples, changeantes, évolutives, mais toujours plus ou moins inscrites dans un ensemble de contraintes sociales qui conditionnent les uns et les autres à se définir dans ce qu'on pourrait appeler une forme de singularité sociale.



    1 commentaire
  •  

    Les esprits s'échauffent à nouveau autour des signes religieux. Cette fois, il s'agit de la burqah, ce « vêtement » qui recouvre intégralement le corps de la femme. A dire vrai, le sujet ne devrait pas être aussi sensible qu'il le laisse paraître. Et ce pour plusieurs raisons.

     

    Tout d'abord, sur le plan de la religion, le port de la burqah n'est pas un signe religieux, c'est un signe de sectarisme et d'intégrisme religieux, loin des préceptes du Coran. Je signale par ailleurs qu'étymologiquement religion proviendrait du terme latin relegare, qui signifie relier, rassembler Or, la burqah semble exclure et isoler plus qu'elle ne semble lier.

     

    Ensuite, certains défenseurs de la liberté individuelle haranguent à la plèbe que l'interdiction contreviendrait à la loi républicaine. Dont acte. Mais à bien y réfléchir, l'argument ne tient pas. Et ce, pour deux raisons. Revendiquer le choix du vêtement au nom de la liberté individuelle n'empêche pas l'Etat d'interdire la nudité sur la voie publique. C'est explicitement contrevenir à la liberté du naturisme. Pour autant, personne ne s'en insurge. Les limites de la liberté individuelle s'arrêtent là où débute l'intérêt public. La loi encadre les libertés ; elle protège aussi la liberté d'autrui. Mais l'on rétorquera que se promener nu dans la rue peut heurter la sensibilité des plus jeunes (ou moins jeune d'ailleurs), que l'acte est répréhensible en temps qu'il est porteur de troubles à l'ordre public. Tandis que le port de la burqah n'induit aucun trouble à l'ordre public. Il n'y a aucune atteinte ni aux libertés, ni à l'ordre publics. Admettons l'argument et tenons le pour vrai.

     

    Enfin, dernier argument entendu, la burqah n'a pas à être interdite au nom de la liberté individuelle. Très bien. Mais examinons maintenant ce que nous entendons par liberté individuelle. Plus précisément que signifie le qualificatif « individuelle » ? Sous les lois de la République, l'individu est un être libre, émancipé, autonome, capable de réfléchir par lui-même, sur lui-même et sur le monde, inféodé aux pouvoirs et aux contraintes du groupe, de la communauté ou de toutes autres formes de corporations. La liberté individuelle s'inscrit dans l'émancipation de l'Homme. C'est en tant qu'individu libre et autonome qu'il m'est permis de voter, c'est-à-dire d'exercer ma citoyenneté. Le citoyen, depuis la Révolution française tient son statut de sa liberté d'acteur. Pas de citoyenneté sans autonomie (autrefois, c'était la propriété privée qui jouait seule ce rôle), pas de droit de citoyenneté sous dépendance. Ainsi des tutelles dont on supprime le droit de vote. Ainsi des mineurs dont on estime que l'éducation citoyenne à la liberté et à l'autonomie n'est pas achevée.

    Or, si le citoyen présuppose la liberté, la liberté suppose l'autonomie, la « capacité de choisir selon sa propre loi » hors du diktat de toute puissance coercitive qui encadre les modalités d'action et de pensée des individus. La liberté individuelle s'élève contre la force du groupe.

     

    Reprenons alors : légiférer sur l'interdiction du port du voile intégral reviendrait à légiférer contre les libertés individuelles selon l'argument entendu. Mais nous venons de démontrer l'exact contraire. Légiférer sur la burqah, c'est favoriser l'individualisation, c'est libérer de l'emprise du groupe. C'est refuser la primauté du groupe sur la femme, l'assujettissement de l'individu, l'anathème de toute expression de la singularité.

    Qu'on ne vienne pas dire que la burqah est un choix libre et éclairé, une forme de liberté accordée aux femmes de se masquer, se cacher, s'enfermer, s'emprisonner au monde. Certes, il est possible d'en trouver qui le revendiqueront comme un choix, comme une liberté acquise. En fait, il s'agit d'une « liberté » héritée, reproduite. De choix, elle n'en a que le nom. La contrainte du groupe finit pas conduire certaines à faire d'une coercition un choix libre et personnel : mécanisme de défense psychologique bien connu, mécanisme de conditionnement social intériorisé qui conduit à agir conformément à la volonté du groupe (habitus).

     

    Ainsi, nous avons essayé de démontrer pourquoi le maintien de la burqah ne tient pas : comme pratique religieuse, il n'est référé dans aucun texte sacré ; il n'en est qu'une interprétation éhontée et radicalisée. Comme signe de la liberté individuelle, il est au contraire, l'allégorie même de la féodalité de la femme à l'homme, de refus de toute individualité du corps comme de l'esprit féminin (dans certains cas, le droit même de parler dans l'espace public leur est interdit!). Enfin, utiliser l'argument de la loi liberticide est fallacieux. La loi a tout pouvoir de réprimer certaines pratiques jugées immorales sur le plan des valeurs républicaines : il ne s'agit donc pas de parler d'une « police des mœurs ». Et quand bien même il s'agirait d'une police des mœurs (ce que je ne pense pas), elle ne ferait qu'encadrer les mœurs républicaines, ce qui n'est en aucune mesure comparable à toute autre forme de répression morale hors du territoire de la République.

     

    Pour autant, et sur un tout autre point que ceux énoncés précédemment, je ne suis pas sûr que légiférer soit une bonne chose : cela ferait porter le risque d'enfermer encore un peu plus ces femmes. Car l'interdiction ne résoudrait pas aussi facilement le problème, il permettrait juste de le déplacer en le confinant dans l'espace privé de la soumission et de l'isolement encore plus grand de ces femmes. Le débat a eu au moins le mérite de faire porter ce sujet sur la place publique. Il s'agit maintenant d'y répondre de manière efficace au-delà des arguments de façade faussement évidents.

     


    1 commentaire
  •  

    Services et individualisation : une relation dialectique ?

    Dans nos sociétés marchandes, les relations sociales sont essentiellement médiées par les objets. Objets considérés en tant que marchandises qui s'échangent sur un marché des biens et des services. Je propose une courte réflexion (personnelle et pas encore suffisamment travaillée) sur la transformation des liens sociaux au regard de l'évolution de la nature des marchandises dans l'échange marchand, qui s'inscrit dans une lecture marxienne (et donc matérialiste) de la société.


    Jusqu'au milieu du XX siècle, ce qui dominait était l'échange d'objet réels, matériels. Les rapports sociaux entre individus se faisaient au nom d'un échange de biens concrets essentiellement. Lorsque je rencontre mon boulanger avec qui j'ai une discussion, c'est dans le cadre d'un échange marchand où je viens lui acheter son pain ; idem pour le charcutier ou le vendeur de voiture, etc. cette marchandise est matérielle, objective et indifférenciée  (un pain reste un pain ; un frigo reste un frigo).

    A partir de la seconde moitié du XX siècle, de nouvelles marchandises se sont développées. Elles existaient auparavant pour la plupart mais n'ont pu véritablement se développer qu'avec l'augmentation progressive du niveau de vie moyen, à même de faire naître de nouveaux besoins à satisfaire, c'est-à-dire à la fin des années 50 en France. Ces nouveaux besoins résultent de l'augmentation du niveau de vie : plus les revenus croissent, plus la part consacrée aux besoins secondaires et de « luxe » croît également.


    Néanmoins, il s'agit bien de reconnaître ici que dans le modèle capitaliste, les besoins nouveaux qui émergent ont préalablement été conditionnés à émerger. Il n'y a pas de hasard dans les actes marchands. L'intention d'accès à la marchandise n'existe qu'à partir du moment où la marchandise désirée est objectivement accessible. Ainsi, les besoins subjectivement ressentis commandent aux actions objectives d'achat, que parce qu'initialement, les conditions objectives de ce besoin ont été mise en place par l'entreprise capitaliste. Pour le dire simplement, pas de désir sans objet du désir, pas de désir purement fantasmatique, imaginaire.

    Cela revient à dire qu'il n'y a pas de besoin absolument détaché de toute marchandise objectivement accessible. L'homme ne désire que ce qu'il a ; l'imaginaire du besoin est objectivement conditionné. Il n'y apparaît pas de besoin qui ne soit potentiellement insatisfaisable (en dehors de l'incapacité économique d'y pourvoir, mais qui n'invalide pas la chose, simplement, elle reporte la réalisation effective de l'acte d'achat (désir) dans le temps.).


    En outre, le développement des services comme nouveaux besoins apparaît au moment où les biens manufacturés atteignent progressivement un seuil de saturation. Les ménages sont équipés, les besoins essentiels sont globalement satisfaits pour tous. Il faut donc que le capital se renouvelle en offrant de nouvelles marchandises afin de continuer à croître.

    Mais dans le même temps où ces nouvelles marchandises se développent, ce sont les relations sociales qui se modifient. Médiées par la marchandise-objet, elles se retrouvent médiées désormais par un produit éthéré, un service. La finalité n'est plus l'obtention d'un objet réel, mais l'obtention d'un service personnalisé. Là où l'objet permet la médiation dans une relation d'égal à égal, où la marchandise échangée est impersonnelle : un pain reste un pain, indépendamment de l'acheteur et du vendeur, la marchandise-service obère tout cela.

    En effet, le service individualise la relation sociale : il singularise les rapports sociaux entre les hommes. Une coupe de cheveux chez untel ne sera pas identique que chez untel ; l'accueil ici sera différent de l'accueil là-bas, etc. En outre, le service est rendu à la personne, en tant qu'individu singulier. Il sera donc différencié selon le type de client, son âge, sa fonction, son sexe, etc. Alors que le boulanger vend le même pain indifféremment au paysan, à la vielle dame ou au chef d'entreprise, un salon de massage adaptera son offre à sa clientèle.


    Le développement des services a donc contribué à modifier la forme et la nature des relations sociales interindividuelles. En se personnalisant, la marchandise a personnalisé les rapports sociaux. Si l'échange est la base du lien social, et si l'objet de l'échange dans nos sociétés marchandes est amené à évoluer, alors c'est le support même de l'échange qui opère une mue. Les conditions objectives de l'échange (la marchandise) tendent à modifier les formes subjectives de celui-ci (relations sociales), qui tendent donc à leur tour à renforcer la personnalisation de la marchandise échangée. (On est là dans une lecture très marxienne où l'objectif détermine le subjectif qui agit en retour dessus pour venir l'affirmer un peu plus encore : résumé succinct du matérialisme dialectique)


    Ainsi, le développement des services, dans une lecture marxienne, permet d'expliquer la transformation des rapports sociaux, dans le sens d'une personnalisation grandissante et le passage des sociétés modernes de l'ère moderne à ce ce que certains appellent l'hypermodernité, ou, expression que je préfère, la seconde modernité, à partir des années 60.


    Mais, au-delà de cette réflexion sur les conditions historiques d'émergence de l'individu de la seconde modernité dans les rapports sociaux, il est également important d'essayer de déceler les évolutions à venir. Si comme l'analyse le suggère, c'est au travers de l'évolution des marchandises que se décèlent en partie l'évolution des rapports sociaux, intéressons-nous alors aux nouvelles formes que pourraient prendre les marchandises dans les années à venir.


    Les services, à leur tour, vont irrémédiablement connaître un seuil de saturation. Pour que le capitalisme continue à se développer, il faudra qu'il innove et invente de nouveaux besoins. Quels seront-ils? Nous pouvons déjà esquisser une hypothèse qui n'a rien de réjouissante. Aujourd'hui, certains biens ne sont pas (encore!) des marchandises, mais considérés comme des biens inaliénables (c'est-à-dire appartenant à tout le monde) : c'est le cas de l'air, de l'eau, de l'espace. À l'heure du souci écologique, ces biens communs et universels, ne risquent-ils pas de devenir l'enjeu de futures luttes pour l'appropriation?

    Dans ce cas, les tentatives déjà amorcées de « droit à polluer » pour les entreprises ou de « bonus-malus » sur les véhicules automobiles peuvent être regardés comme des exemples de dérives potentielles à venir. Parce que payer un « malus » sur un véhicule polluant, c'est en définitive s'acquérir d'un droit de propriété sur l'air : c'est s'acheter une « liberté » de polluer. Liberté que l'on paie, donc bien que l'on acquiert. Le service payé devient la propriété de son utilisateur. Quand je pollue, je me fais l'acquéreur d'un « droit à polluer »; je deviens dès lors propriétaire d'une partie de l'air. Je dispose d'un droit de propriété sur une parcelle d'air à la surface de la terre.

    Identiquement, le comportement vertueux récompensé entre dans la même logique : en donnant un « bonus » aux moins polluants, on offre un droit de propriété sur l'air « sain ». Ainsi, si l'idée semble séduisante, elle repose sur le même postulat initial. L'Enfer est pavé de bonnes intentions dit-on souvent. Gageons que celles-ci ne se réalisent pas.


    A quand une entreprise qui vendra des bols d'air frais ? Des espaces vert et arborés ? L'accès à l'océan, etc. Et quelles conséquences, si l'on suit notre raisonnement, ces nouveaux supports de l'échange marchand auront sur les relations sociales entre les individus? La question est juste soulevée, mais mérite sans doute qu'on s'y intéresse...


    1 commentaire
  •  

    Voici un mois que le conflit social gronde en Guadeloupe. Un mois de revendications, un mois de manifestations, un mois de grève généralisée pour certains. Un mois, quoiqu'on en dise, c'est long! Et cela fait un mois que l'Etat se mure dans son silence obscène.


    Or, rappelons le : le rôle de l'Etat, c'est d'assurer, d'une part, ses fonctions régaliennes, de contrôle, de respect de l'ordre et de sécurité sur son territoire. Mais dans une société démocratique, le rôle de l'Etat de droit s'étend à d'autres prérogatives tout aussi essentielles. Il a pour devoir de favoriser la paix sociale, de réguler la conflictualité sociale

    Précisons bien : la conflictualité sociale est au coeur même de la démocratie ; elle s'appuie sur le pluralisme et la liberté d'expression. Elle est significative de la dynamique sociale. Il ne s'agit pas de l'éliminer, encore moins de la nier. Le rôle de l'Etat se situe justement dans la prise en compte permanente de ces multiples zones de conflictualité sociale qui prennent racine dans notre société. Son but n'est pas de les faire taire, mais de les écouter, pour mieux les prendre en compte et ainsi les contenir dans le cadre du registre du politique.

    Or, dans le cas de la Guadeloupe, que s'est-il passé précisément ? Tout le contraire de ce qu'on est en droit d'attendre légitimement d'un Etat de droit : la discussion et la négociation. A cela, l'Etat a préféré le silence. Mais se taire dans cette situation, c'est prendre le risque de voir un conflit social basculer en violence sociale. Passer du son des revendications au bruit de la fureur.

    Par son silence délibéré, l'Etat français a laissé le conflit se pourrir.


    Il y a deux terreaux sur lequel tous les extrémismes fleurissent : la frustration de la rue, le silence des autorités. Choisir délibérément – au nom de quoi? l'éloignement géographique? - de ne pas agir, c'est opter volontairement pour le pourrissement du conflit, c'est se rendre responsable du basculement dans la violence. L'Etat français, en cela, a commis une faute, oserai-je dire un crime! En tant qu'Etat de droit, il aurait du agir dans le sens d'une régulation du conflit : c'est sa mission première. En décidant de se taire, il s'est donc rendu responsable des actes de violence perpétrés ces nuits dernières. Il s'est rendu complice de l'extrémisme, en agissant, avec ses propres armes, de la même façon. La plus grande des violences n'est pas toujours celle qui se voit. Le silence des autorités est sans doute l'une des plus odieuses formes de violence institutionnelle. Si elle ne crépite pas sous les flashs et les caméra du 20h, elle peut tuer tout autant. Au silence répond toujours la frustration, et sur la frustration d'un peuple monte toujours quelque chose d'incontrôlable.


    L'Etat a donc toute sa part de responsabilités dans les émeutes qui ont traversé les Antilles ces derniers jours ; par son silence, il s'est rendu coupable de la mort par balle de Jacques Bino, syndicaliste membre du LKP (Collectif contre l'exploitation). S'il n'a pas directement appuyé sur la gachette, il a volontairement déposé l'arme dans les mains de l'extrémisme. C'est le silence qui a tué Jacques Bino, le silence d'un Etat qui croit sans doute encore – à tort – que la Guadeloupe, c'est loin, c'est petit, c'est secondaire. C'est aussi oublier que mai 1967 a précédé d'un an une célèbre révolution...


    1 commentaire
  •  

    Comme nous l'avons vu précédemment pour la pratique religieuse, le même constat opère pour la participation politique. Depuis l'avènement des sociétés démocratiques et du principe d'égalité « un homme = une voix », la participation électorale n'a cessé de chuter dans l'ensemble des sociétés démocratiques occidentales (à quelques exceptions près).

    Tocqueville déjà l'annonçait dès 1858 : l'individualisme, en resserrant les liens autour de la sphère privée porte le risque de voir la sphère publique se déliter, plus exactement l'intérêt porté pour l'agora péricliter. Et ainsi menacer le lien politique et citoyen. Chacun se repliant sur la sphère intime, c'est le lien social qui est menacé. Or, les chiffres de la participation politique (toutes élections confondues) semblent donner raison à Tocqueville. La participation politique ne cesse de s'étioler quantitativement depuis le début du siècle.


      Plusieurs phénomènes peuvent en partie l'expliquer :

    - déclin quantitatif : à chaque grande élection, les taux de participation diminuent sur le long terme. Cela est vrai pour les législatives, les cantonales, les présidentielles (dans une moindre mesure en France), mais aussi et surtout au niveau des élections syndicales et prudhommales où le dernier scrutin n'a réuni que 30% environ de votants.

    - intermittence participative : les politologues constatent tous une désaffection partielle de la participation au scrutin. Les individus ne se rendent pas aux urnes pour toutes les élections, mais uniquement lors de certains scrutins. En fait l'abstention permanente reste assez faible, mais c'est surtout l'abstention partielle qui est importante. Autrement dit, les citoyens restent encore globalement mobilisés, mais différemment selon les types d'élection. Par exemple, pour l'année 2007, sur les trois élections successives (présidentielles, législatives et cantonales),

    « Lors des élections présidentielles et législatives du printemps 2002, près de neuf électeurs métropolitains inscrits sur les listes électorales sur dix ont participé à au moins un scrutin. Toutefois, moins d'un sur deux a voté à tous les tours possibles. Par rapport à 1995, le taux moyen de participation aux scrutins a diminué de 5 points. Entre ces deux dates, c'est surtout le comportement de vote régulier qui a diminué, au profit du vote intermittent et, dans une moindre mesure, de l'abstention systématique » nous dit l'enquête Insee1.

    Ainsi, loin de statuer au désengagement des citoyens, il convient mieux de parler d'un lien de citoyenneté choisi. L'abstention systématique, si elle se développe, reste limitée. Ce qui est en revanche très significatif, c'est cette intermittence du vote, selon des critères personnels, selon l'intérêt que chacun se fait de l'élection.

    Si on affine la recherche sur des critères sociologiques, on constate que les plus âgés votent plus régulièrement et son plus assidus aux scrutins. Tandis que l'intermittence élective est plus marquée chez les jeunes. Au total, seul 1 électeur sur 2 vote régulièrement à chaque scrutin (1995-2002).

    de son côté, l'abstention est plus marquée chez les individus faiblement diplômés que chez les autres. Ce que les études constatent également, c'est que la stabilité professionnelle, résidentielle et familiale favorisent le comportement citoyen. Plus les individus ont d'attaches ancrées, plus leurs comportements civiques s'affichent.

    La précarisation des liens familiaux et professionnels entraînent donc également une mise à distance du lien politique.


    - versatilité des votes (refus de se voir assimilé à une idée, un dogme, un parti) : autre élément intéressant de modification de la participation politique, la mouvance des électeurs dans leur choix politique est révélatrice de ces nouvelles formes de liens sociaux, moins assignés et plus choisis. De plus en plus d'électeurs font évoluer leur vote en fonction des élections. Certains votants traditionnels de la gauche se retrouvent désormais à voter à droite (classe ouvrière notamment). La division droite/gauche est de moins en moins pertinente (ce qui ne veut pas dire qu'elle a disparu) dans le choix de vote des électeurs. Cette instabilité dans le vote permet de souligner cette volonté de la part des individus modernes de ne pas se voir assignés des places et des rôles préalablement fixés. Ils veulent être maîtres de leur destin,et de leurs engagements. Ils décident par eux-mêmes, détachés de toute forme d'obligation. Le sympathisant communiste peut se convertir à l'économie de marché ; le chantre du libéralisme peut se convertir à la régulation de l'Etat, etc. Désormais, les clivages, aux yeux des citoyens sont moins marqués qu'auparavant, comme d'ailleurs nous pouvons le voir au niveau des représentants politiques eux-mêmes qui oscillent plus aisément d'un parti à l'autre. L'appartenance n'est plus définitive et limitative : l'individu peut et veut « désappartenir » pour mieux être libre de ses choix et de ses engagements politiques.

    En réalité, encore une fois, loin de l'image qu'on tend à en donner, les individus n'ont pas perdu tout sens civique. Le lien politique reste un lien essentiel de la vie démocratique. Mais qui dit société démocratique, dit liberté de choix. Le danger relevé par Tocqueville au XIX de la désaffection du politique avec l'individualisme n'est que partiel. Ce qui est en déclin encore une fois, c'est une certaine forme de lien au politique. Un lien impersonnel, froid et lointain, qui fait de l'électeur un simple bulletin de vote et qui fait de moins en moins « sens pour l'individu.

    Quand l'on regarde le succès des blogs et des sites politiques, on constate que le lien citoyen ne s'affaiblit pas : au contraire. Simplement, il s'exprime de plus en plus sous de nouvelles formes, moins instituées, plus personnalisées et plus directes.

    - Les citoyens restent très engagés : la participation associative n'a cessé de croître en France jusqu'au début des années 90, où elle reste stable depuis. Aujourd'hui, on compte près de 22 millions d'adhérents associatifs. Mais ce sont des engagement nouveaux, temporaires, multiples, plus individuels, et participatifs :

    « En 1996, 20 millions de personnes ayant plus de 14 ans sont membres d'une association. C'est autant qu'en 1983, mais le développement individuel, à travers une activité collective (sport, culture...), a pris le pas sur la défense d'intérêts communs (syndicats, parents d'élèves...). Ce phénomène s'accompagne d'une ouverture du monde associatif à un public plus large que par le passé. Par ailleurs, les adhérents se contentent moins souvent de juste payer leur cotisation mais participent plus activement à la vie de l'association.2 »

    Sur le type d'association, là encore, on constate une augmentation nette des associations tournées vers l'intérêt individuel (sport, culture), mais les associations de défense des intérêts communs se portent bien également.

    Une autre étude plus récente de l'Insee confirme bien cette évolution du mouvement associatif : «  En 2002, 21 millions de personnes de 15 ans et plus sont membres d'une association. Trois grandes catégories d'associations se dessinent selon que l'adhésion est principalement motivée par la pratique d'une activité, par un désir de rencontres ou bien pour la défense d'une cause ou d'intérêts communs. Les associations de loisirs, au sens large, continuent d'attirer le plus grand nombre d'adhérents. Elles devancent les associations tournées vers la défense d'intérêts communs. 3 » La participation à une association est de moins en moins une simple participation passive (simple cotisant), mais active.


    - La proximité est de plus en plus recherchée également : régie de quartier, référendum municipal, démocratie participative correspondent davantage aux nouvelles formes de citoyenneté contemporaine qui donnent davantage de sens à l'action citoyenne individuelle.

    D'un côté une citoyenneté locale, de l'autre une citoyenneté supra-nationale avec les associations qui militent dans le monde. mais citoyenneté nouvelle, engagement nouveaux : associatifs, citoyenneté de proximité, démocratie participative, etc. (P. Rosanvallon4) les individus sont donc plus libres dans leurs choix : le lien citoyen doit faire sens : il doivent se sentir concernés, ils veulent être consultés, participer aux décisions politiques. Il faut que leur engagement fasse sens (engagement associatif, citoyen sur certaines questions, etc.)


    1F. Clanché, « la participation électorale au printemps 2002 », in Insee première, n° 877, janvier 2003

    2E. Crenner, « Le milieu associatif en France de 1983 à 1996 », in Insee première, n° 547, septembre 1997.

    3M. Febvre et L. Muller, « une personne sur deux est membre d'une association en 2002 » in Insee première, n°950, septembre 2003.

    4P. Ronsavallon, La légitimité démocratique, Seuil, Paris, 2008.


    1 commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique