•  

    L'oeuvre de Marx repose sur une conceptualisation de la valeur des marchandises associée à la valeur-travail, comme  Smith et Ricardo notamment, ce qui le range parmi les auteurs classiques. Il va, à travers son approche économique, ouvrir à une généralisation des rapports sociaux de production dans la société capitaliste.

    Qu'est-ce que le capitalisme? Une doctrine qui cherche par tous les moyens mis à sa disposition de parvenir à la création toujours croissante de capital. Le capitalisme est donc une idéologie de l'accumulation de richesses, qui consiste donc à créer de la valeur. Or, la valeur ne peut se créer ex nihilo, elle a besoin de se constituer sur quelque chose d'objectif à la disposition du capitaliste : une marchandise. c'est donc par l'échange de marchandises que le capitaliste va chercher à créer de la valeur. comment va t-il procéder pour créer dans le processus de production une valeur de sortie qui soit supérieure à la valeur d'entrée? Autrement dit, comment l'entrepreneur génère t-il des profits? Il faut donc pour comprendre la théorie de l'exploitation économique à partir des marchandises, bases mêmes de l'échange dans une société marchande.

     

    1.  
      1.  
        1. Rôle et fonction de la marchandise

           

    L'essence de la marchandise, c'est de circuler et de servir. Elle a donc une double fonction : fonction d'échange, et fonction d'usage.

    Je décide d'acheter une marchandise car j'en retire un usage particulier. De l'autre côté, je décide de produire une marchandise car j'en retire également usage, mais d'une autre manière ; l'usage que je peux en retirer, c'est celui lié à son échange sur le marché avec une autre marchandise. La valeur d'échange constitue donc une valeur différenciée mais liée à la valeur d'usage.

    Je peux décider d'échanger mon vélo contre une vache ; dans ce cas là, l'utilité du vélo est justement la fonction d'échange qu'il remplit, pour permettre l'obtention d'une vache en retour. La valeur d'échange est en quelque sorte une valeur d'usage différée1.

     

    Une marchandise a donc deux formes de valeurs : une valeur d'usage pour l'acheteur, une valeur d'échange pour le vendeur. Or, si la valeur d'usage est subjective, relevant de l'utilité qu'en tire l'acheteur, la valeur d'échange nécessite une certaine définition. Elle a besoin d'être précisée. Quels sont les déterminants réels qui vont permettre de définir de manière objective la valeur d'échange d'une marchandise?

    Pour les classiques, la valeur d'échange d'un bien correspond au quantum de travail nécessaire à sa production. Marx reprend cette approche, en précisant que ce quantum de travail est en fait une construction théorique difficilement mesurable mathématiquement, mais qui correspond abstraitement au « temps moyen socialement nécessaire » à la production du bien. Toute marchandise dès lors, peut se rapporter à du temps de travail humain.

     

    Or, si le but du capitaliste est d'accumuler les richesses, donc créer de la valeur, il faut bien qu'à un moment donné, la valeur marchande d'un bien (valeur d'échange) excède son coût en temps de travail (valeur d'usage). Autrement dit, il faut qu'une marchandise ait le pouvoir incroyable de voir sa valeur d'usage se transformer en valeur d'échange. Plus précisément, il faut que le bien consommé permette de réaliser de la valeur supérieure à son simple usage. Et cette marchandise rare, où la trouve t-on? Justement nous dit Marx, la seule marchandise capable de créer une valeur supplémentaire, c'est le travail, plus précisément la force de travail. « Sous ce nom, nous dit Marx, il faut comprendre l'ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme, de sa personnalité vivante et qu'il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles2. »

     

    1. La force de travail : une marchandise particulière

       

    Néanmoins, pour que la force de travail devienne une marchandise comme les autres, dont on puisse jouir en liberté, il faut que celle-ci soit indépendante et autonome. Elle ne doit appartenir à personne, n'être la propriété d'aucun, sinon de celui qui veut la vendre. Ainsi, il faut des conditions historiques particulières pour que la chose soit possible :

    • que cette marchandise soit libre (conditions que les sociétés de l'esclavage ou du servage ne remplissent pas)

    • il faut également que le détenteur de cette force de travail ne soit pas propriétaire des moyens de production, sans quoi il utilise sa force de travail pour lui-même, il n'est pas contraint de l'échanger sur un marché. Les sociétés artisanales et agraires ne le permettent pas non plus.

    Il faut donc nous dit Marx que « le travailleur [soit] une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui ; secondement, il doit n'avoir pas d'autres marchandises à vendre, être, pour ainsi dire libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse.3 »

    L'époque historique qui permet cela est l'époque moderne, succédant à l'Ancien régime et au droit de servage, qui a permis la libération de l'homme et la reconnaissance de la propriété privée.

     

    Une fois ces conditions réunies, la force de travail peut donc être vendue et achetée comme tout autre marchandise. Mais en quoi justement va t-elle produire une sur-valeur qui va permettre au capitaliste de s'enrichir? Comme toute marchandise, la force de travail dispose d'une valeur propre. Pour y répondre, il suffit de répondre à la question de la valeur de la force de travail : qu'est-ce qui détermine sa valeur, sur quelles données objectives se fondent sa valeur?

    C'est très simple en fait : la valeur de la force de travail correspond aux besoins nécessaires à son entretien. Autrement dit, ce que fait la valeur de la force de travail, c'est le temps dont elle a besoin pour se reproduire, se recomposer. Or, pour se reproduire, elle doit disposer de certains biens irréductibles :

    • des biens de subsistance (pour survivre et se renforcer)

    • un logement (pour son entretien et son repos)

    • de temps libre (pour se reposer et donc se recomposer)

    • constituer une famille (pour se reproduire biologiquement et donc assurer la reproduction des générations de futurs travailleurs)

    Ainsi, « le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance.4 »

     

    C'est donc la valeur des moyens de subsistance qui détermine en fin de compte la valeur de la force de travail. Sa valeur d'échange est donc celle que le travailleur est prête à offrir contre l'assurance de ses moyens de subsistance. Pour l'employeur, en revanche, cette valeur d'échange n'est qu'une partie de la valeur que lui permet de retirer la force de travail. S'il épuisait l'intégralité de la valeur de la force de travail dans sa valeur d'échange, il ne pourrait en retirer aucun bénéfice. Il faut bien que cette force productive crée une valeur supérieure à sa seule valeur d'échange.

    Justement, quand l'ouvrier produit, il crée de la valeur. Il vient ajouter de la valeur à la matière première. Cette valeur qu'il ajoute lui est en partie redonnée sous forme de salaire (valeur d'échange de la force de travail), et en partie conservée par le propriétaire des moyens de production (l'employeur) : c'est sa valeur d'usage, celle que l'employeur retire de son travail et qui appartient à l'employeur.

    Prenons un exemple : si un salarié travaille dix heures dans une journée, six heures seront suffisantes pour lui assurer ses moyens de subsistance. Autrement dit, sa valeur d'échange correspond à 6h de travail dans la journée. Les 4 h restantes sont 4h données gratuitement à l'employeur. Sa valeur d'usage (ce qu'il permet de produire au-delà du coût de son entretien) sont la propriété exclusive de l'employeur. Ce surtravail crée donc une valeur nouvelle, supérieure à sa valeur d'échange, c'est donc une sur-valeur. Cette survaleur, Marx lui donne le nom de plus-value.

     

    La force de travail a donc une double valeur : une valeur d'échange pour celui qui la vend : cette valeur d'échange est mesurable : c'est celle qui permet d'assurer la subsistance de la force de travail, donc sa reproduction. Et valeur d'usage pour celui qui l'achète : elle lui permet d'allouer la force de travail au moyens de production dont il dispose. Pourtant, pour que l'employeur s'enrichisse, il faut nécessairement que ce que la force de travail produit soit supérieure à sa valeur. L'usage qu'en retire l'employeur est plus important que ce que cette force de travail ne lui en coûte, sinon il n'y aurait jamais profit. «  La force de travail est donc une marchandise spécifique dont l'usage produit plus de valeur qu'il n'en a été payé au moment de son achat5. » Or, ce que le travailleur produit en plus ne lui appartient pas. Cette plus-value est donc une forme de spoliation du travail. La théorie de la plus-value est en définitive une théorie de l'exploitation.

    Cette exploitation repose en définitive sur le décalage entre la valeur d'échange de la force de travail (salaire) qui revient au salarié et sa valeur d'usage (ce qu'il produit) qui appartient à l'employeur.

     

    Mais la valeur d'échange de la force de travail n'est pas absolue, elle évolue également dans le temps. En effet, Marx avait bien vu que ce qui est nécessaire à l'entretien de la force de travail à un moment donné devait évoluer et ce pour plusieurs raisons :

    • Tout d'abord, parce que la production se développant, les biens augmentant, les besoins des ménages iront en augmentant aussi et donc les moyens de subsistance nécessaires seront plus importants. Plus le capitalisme se développe, plus les besoins (consommation) se développent également.

    • Ensuite, parce que le capital, pour continuer à croître, va nécessiter des travailleurs de plus en plus compétents, qualifiés, productifs : il faudra donc mettre en place des systèmes de santé, de formation et d'éducation nouveaux. Tous ces moyens de subsistance supplémentaires pour l'ouvrier s'avèrent nécessaires, à terme, à la survie et à la permanence du capitalisme.

       

    On voit bien que l'amélioration des conditions de vie des salariés ne remet pas du tout en cause l'inégalité socio-économique inhérente au fonctionnement capitaliste : c'est toujours et avant tout dans le sens et au service du capital que le travailleur voit ses conditions évoluer.

    Si Marx était encore vivant aujourd'hui il dirait sans doute ceci : L'Etat- providence en sécurisant les travailleurs, reste au service du capitalisme : il endort les masses pour qu'elles ne se révoltent plus en les faisant accéder progressivement à la sécurité (consommation, propriété privée). Autrement dit, la sécurité donnée sert à masquer la liberté volée. L'Etat est donc un instrument au service de la bourgeoisie, c'est-à-dire du capital. Car il ne remet pas en question l'inégalité des rapports de production capitaliste.

     

    La question que l'on peut alors raisonnablement se poser est la suivante : pourquoi les travailleurs ne se rebellent pas contre cette exploitation, et ce d'autant plus qu'elle a été mise à jour? Pour plusieurs raisons nous dit Marx (on retrouve exactement ce procédé dans l'analyse bourdieusienne de la reproduction sociale : Bourdieu s'interroge sur les processus de légitimation de l'inégalité sociale qui agissent comme des « voiles d'ignorance » et qui permettent de masquer cette inégalité structurelle auprès des dominés par l'illusion des choix individuels, via le concept d'habitus6)

    • le salaire masque l'exploitation, car il donne l'illusion d'être payé pour le travail effectué et non pour le travail simplement échangé.

    • En outre, la libre égalité juridique entre les deux contractants dans l'échange, masque l'inégalité de fait dans l'usage de la force de travail

    • de plus, il est quasiment impossible pour l'ouvrier de refuser de vendre sa force de travail s'il ne dispose pas de moyens de production, car il est alors dans l'impossibilité de subvenir à ses besoins.

    • Enfin, la libre concurrence entre les ouvriers les condamnent à accepter leur situation d'exploités sous peine de ne pas pouvoir survivre. S'il n'y avait pas de main d'oeuvre de réserve, il serait plus facile pour les ouvriers de se lier entre eux et de refuser l'exploitation. D'ailleurs, et contrairement à ce qui est dit parfois, Marx n'a pas de mots assez dur pour cette frange du sous-prolétariat livrée à elle-même, individualisée, sans principe ni morale qui vient miner la capacité du prolétariat à se rebeller. Ce Lumpenproletariat (littéralement prolétariat en haillons) issu des campagnes dans l'espoir de trouver un travail dans les usines, composé de vagabonds, d'errants, de prostituées, d'enfants abandonnés, etc. ne mérite aucune considération.

     

    Ce qui contribue à faire dire à Marx que le capitalisme se nourrit de l'excédent démographique. Pour que celui-ci survive et se maintienne, il est indispensable qu'existe une population excédentaire, disponible immédiatement pour travailler, en mettant la pression sur les salariés. Le chômage est donc une condition inhérent à la permanence du capitalisme. A ce titre, il s'oppose à la lecture malthusienne d'une limitation des naissances : l'économie capitaliste a besoin d'un excédent de population pour se maintenir, d'une « armée industrielle de réserve ».

     

    Résumé

    Nous venons donc de voir sur quelles conditions historiques et objectives reposaient le système capitaliste d'accumulation de richesse : liberté de la force de travail et exploitation dans les rapports de production.

    Il faut une main d'oeuvre libre et sans propriété de moyens de production pour que la force de travail soit utilisée comme marchandise (conditions réunies à partir de la fin du XVIII en France). Cette marchandise crée une valeur supérieure à la valeur de son entretien (valeur d'échange). Sa valeur usuelle pour l'entreprise est donc excédentaire à sa valeur d'échange, ce qui permet à l'employeur de créer de la valeur en plus. Cette création de valeur supplémentaire appartient à l'employeur. En effet, comme le souligne Marx, « la valeur d'usage de la force de travail, c'est-à-dire le travail, n'appartient pas plus au vendeur que n'appartient à l'épicier la valeur d'usage de l'huile vendue.7 » Cette valeur aliéneé, c'est la plus-value. Cette plus-value est donc une forme d'exploitation du travail de l'ouvrier, qui n'est pas payé à hauteur de ce qu'il contribue à produire, mais à hauteur de ce qui est nécessaire à son entretien. Le salaire faisant illusion, et la concurrence entre les travailleurs empêchant leur révolte, le capitalisme nécessite un certain quantum de surnuméraires, de chômeurs afin de maintenir la pression sur les travailleurs et sur les salaires.

    Le capital a donc besoin du travail pour continuer à croître : il faut donc que le prolétariat se reproduise. Opposés et liés à la fois, dans une approche dialectique à un moment donné du processus historique. « La croissance du capital va donc de pair avec l'accroissement du prolétariat : ce sont deux produits jaillissant aux pôles opposés d'un seul et même procès8 », celui de production et de création de la plus-value.

     

     

    1 Dans nos sociétés , cet échange marchand est essentiellement monétarisé. Plus les sociétés sont grandes, complexes et différenciées, plus il est nécessaire de trouver un moyen « universel » d'échange qui fixe « symboliquement » la valeur du bien échangé. L'argent est donc un médiateur de l'échange, une forme particulière de l'échange social entre les individus, qui facilite et fluidifie l'échange. Si je désire une vache et que je suis prêt à offrir mon vélo en échange, il faut que je trouve un acheteur potentiel susceptible de bien vouloir acquérir mon vélo contre sa vache. L'argent permet de simplifier la chose en éliminant l'obligation de l'accord entre les deux parties. Il joue le rôle de tiers en rompant l'obligation de l'immédiateté de l'échange : celui -ci peut maintenant être différé dans le temps et dans l'espace. Je peux vendre mon vélo, récolter l'argent. Puis avec cet argent, plus tard, auprès d'un autre acheteur, acquérir une vache. L'argent a donc au départ une fonction essentiellement de facilitation de l'échange. Elle est un médiateur.

    2K. Marx, Le Capital, I, p. 169.

    3Ibid, p. 172.

    4Ibid, p. 173.

    5J. P. Durand, La sociologie de Marx, coll. Repères, La Découverte, 1995.

    6Cf. un billet précédent sur la théorie de l'habitus et de la reproduction sociale chez Bourdieu

    7K. Marx, Le Capital, I, p. 194.

    8Ibid, p. 260.


    1 commentaire
  •  Je poursuis donc ici la réflexion ouverte sur le déclin des valeurs et la crise du lien social dans les sociétés modernes, en débutant par l'exemple du phénomène religieux. suivront une réflexion autour de la participation politique et des valeurs familiales.

     

    Durkheim fait de la religion un des piliers avec la famille, l'école et l'Etat de la socialisation et de la cohésion sociale. Porteuse de valeurs sacrées, elle oriente les comportements, définit des codes de conduite et érige des règles de vie commune propre à assurer la cohésion et l'ordre social. Pour autant, ce que la religion fait, la Société (entendue comme entité unifiée) peut le faire également. "Entre Dieu et la Société, il faut choisir. [...] Ce choix me laisse assez indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement1" .En fait, la différence essentielle pour Durkheim entre l'Etat et l'Eglise c'est que l'ordre des choses décrété par l'Etat ne renvoie à aucune transcendance, et n'est donc pas sacré. En cela, l'Eglise peut avoir un pouvoir dissuasif et contraignant plus fort que l'Etat car c'est un pouvoir sacré, dépositaire d'une parole inaltérable.

    Néanmoins, à l'époque où Durkheim écrit, la religion reste encore une valeur centrale des sociétés modernes. Elle structure encore fortement la vie des individus, bien que la laïcisation de la société soit en route. Elle demeure une source de sens et de communion encore importante de la vie privée et également encore de la vie publique.

    La laïcisation progressive de la France au XIX (école publique puis séparation institutionnelle de l'Eglise et de l'Etat) va conduire à faire de la France le pays en Europe le moins religieux. De « la fille aînée de l'Eglise », la France devient une figure de la modernité triomphante, rejetant les lumières de la divinité pour y substituer les Lumières de la Raison.


    Au-delà de ces aspects historiques trop rapidement évoqués, les comportements individuels ont également évolué. C'est ce qui nous intéresse présentement. Aujourd'hui la pratique religieuse a fortement chuté. D'ailleurs Weber dès le début du XX siècle parlait déjà de désenchantement du monde. Dans les années 60 et 70, les sociologues prophétisaient la sécularisation inexorable de notre société et la fin du religieux.

    Selon Danièle Hervieu-Léger, directrice d'études à l'école des Hautes études en sciences sociales, le déclin du catholicisme débute véritablement dans les années 1945-1950, et connaît une brusque accélération au début des années 70. et ce, à tous les niveaux.


    - Sur la croyance : En 1981, 71% des Français affirment leur appartenance au catholicisme alors qu'ils ne sont plus que 53% en 1999. 43% des français se disent « sans religion » en 1999. Avec les Pays-Bas la France est le pays le plus athée d'Europe.

    - La pratique est elle aussi en chute libre : en 1981, 18% des Français déclarent pratiquer au moins une fois par mois. En 2001, ils ne sont plus que 12%. En ce qui concerne la messe du dimanche, c'est une chute brutale, ils sont moins moins de 7% à s'y rendre. En 1945, elle avoisinait encore les 40%! Quant aux jeunes (18-29 ans), ils sont moins de 2% à se rendre à l'église chaque dimanche.

    - Le nombre des baptêmes est lui aussi en chute libre. A la fin des années 60, 4 enfants sur 5 étaient baptisés. En 2000, c'est un enfant sur deux. On prévoit qu'en 2020, ils ne seront plus que d'un enfant sur trois.

    - Au niveau des vocations, les chiffres ne sont guère plus encourageants : Il y avait 41 000 prêtres en 1965, 35 000 en 1975. En 2000, ils sont 20 000 dont un tiers seulement à moins de 66 ans.

    On assiste donc bien quantitativement à une chute brutale du sentiment religieux et de la pratique dans la société contemporaine. D. Hervieu-Léger parle d' « exculturation » du christianisme pour expliquer l'éloignement entre les valeurs et les normes de la société contemporaine et celle du catholicisme. L'exemple des débats autour de l'euthanasie, du travail le dimanche montre bien cette distance croissante entre les positions politiques et sociales et les positions religieuses.

    Comment expliquer cette désaffection du religieux? Plusieurs facteurs permettent d'y répondre :

    • refus du discours dogmatique enfermant ;

    • rejet d'une vérité infaillible et indépassable ;

    • refus d'obéissance inconditionnelle aux dogmes établis ;

    • volonté de réflexivité, d'appropriation du religieux ;

    • volonté de sortir d'un cadre normatif, d'une religion institutionnalisée qui ne laisse pas sa liberté d'action et de choix à l'individu : on prend tout ou rien ;

    • Phénomène de rationalisation du monde et de la recherche d'un sens hors de toute transcendance


    Ainsi la désaffection est d'abord celle du dogme, de la religion instituée, du religieux normatif. Plus que la transcendance, ce qui est rejeté dans le religieux c'est sa dimension dogmatique, intouchable, contraignante et limitative pour l'individu. On a longtemps parlé, chiffre à l'appui d'un déclin du religieux. Mais les études récentes et plus poussées montrent tout autre chose. Plutôt qu'un déclin définitif du religieux, on assiste à une transformation du religieux.

    Pour reprendre l'expression du sociologue des religions Jean-Paul Willaime, nous constatons aujourd'hui sur le terrain français que : « L'ultramodernité, ce n'est pas moins de religieux, c'est du religieux autrement2 ».

    Et cet « autrement », c'est du religieux individualisé, personnalisé : c'est du « bricolage » (Hervieu-Léger) religieux. Ainsi, à la question « croyez-vous en une force vitale supérieure ? », 31% des français répondent oui (30% Europe). De la même manière, ils sont très nombreux à croire en une vie après la mort. Ainsi, la dimension religieuse n'a pas disparu, elle a subi une mutation profonde.

    Pour reprendre une phrase de Jean-Paul Willaime, « les personnes qui s'identifient comme religieuses sont moins nettement croyantes qu'avant, tandis que les personnes qui s'identifient comme sans religion, sont moins athées qu'autrefois3. »

    A travers l'exemple du déclin d'une certaine forme du religieux ( un religieux assis sur un dogme, une Vérité), à savoir un religieux institué, nous pouvons constater l'évolution des valeurs dans nos sociétés contemporaines. Évolution des valeurs qui privilégient l'individuel, le singulier, au détriment de l'institué. Le religieux nouveau est personnalisé, plus psychologique. Il a une dimension utilitaire plus que politique (jusqu'au XVIII), ou institutionnelle (jusqu'au XX). Il renvoie à l'expérience de chacun, à la volonté de donner du sens à sa vie. Mais c'est un sens individualisé, hors de toute définition collective, instituée d'en haut. C'est d'en bas que le monde et son existence trouve leur raison d'être dans et par la religion. Ce n'est plus l'Eglise qui donne un sens à l'existence, mais l'individu qui va le chercher (si besoin est) dans la religion, plus particulièrement dans sa religion.

    En effet, le religieux contemporain est un religieux de « bricolage », où chacun y met ce qu'il y souhaite. A ce titre, D. Hervieu-Léger dessine deux grandes figures du religieux contemporain : celle du pèlerin et du converti4.

    Le pèlerin, c'est l'individu en recherche de sens, passant d'un système de croyance à un autre, piochant ici ou là. A la recherche d'un sens à trouver, il peut prendre par la suite la figure du converti. Le converti est un croyant qui a trouvé dans un groupe religieux une appartenance, une identité. Son monde prend sens. Mais rien ne l'empêche de redevenir pèlerin.


    Plus qu'une disparition du religieux, il convient mieux de parler d'un réenchantement du monde, mais un réenchantement personnalisé, pourvoyeur de sens dans un univers profane accéléré où la quête identitaire, l'exigence d'autonomie, de mouvement permanent peuvent poser problème à la constitution d'une identité claire et structurée. A ce titre, les transformations du sentiment religieux entrent dans une logique de quête individualisée de sens. Pour reprendre les termes de Jean-Marie Donegani « le religieux n'a pas disparu des sociétés modernes mais il s'exprime dans une logique d'identité plus que d'appartenance, dans une logique d'identifications, le plus souvent partielles, et répond moins à un conformisme social qu'à une utilisation personnelle sans obligation ni sanction.5 »

    Le religieux, loin de décliner, fait donc son retour mais sous une forme nouvelle, plus individualisée.

    1E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, Quadrige.

    2 Jean-Paul Willaime, L'évolution de la place du religieux dans la société, in Les religions dans la société, Cahiers français n°340, La documentation française, Septembre-octobre 2007, page 7.

    Sociologue, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études, il dirige le Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (EPHE/CNRS) et collabore à l'Institut européen en sciences des religions. Il vient de publier : Europe et religions. Les enjeux du xxie siècle , Fayard, 2004.

    3 Jean-Paul Willaime, Ibid, p. 4.

    4D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, La religion en mouvement, Champs Flammarion, 2001, 288p.

    5 Jean-Marie Donegani, Le religieux « à la carte » : une individualisation des pratiques et des croyances, in Les religions dans la société, Cahiers français n°340, La documentation française, Septembre-octobre 2007, page 45.


    1 commentaire
  •  

    Après trois mois de silence, faute d'accès à internet, je reviens publier quelques réflexions avec force et entrain.

    Je vais aujourd'hui me livrer à un exercice périlleux. Mon objectif est de vous démontrer l'inévitable travail collectif qui préside à la conception d'une oeuvre individuelle, et donc bine sûr, partant de là, la nécessité de reconnaître comme non légitime le droit de propriété individuelle d'une oeuvre. Autrement dit, d'interdire le brevet ou la licence commerciale des idées. Certes, le propos peut paraître brutal ; d'aucuns penseront que ma thèse a des relents nauséabonds d'extrêmisme gauchisant. Mais prenons bien soin de détailler notre idée pour mieux la faire partager

    Pour cela procédons en plusieurs étapes : tout d'abord empruntons à Smith l'idée de division du travail et de l'intérêt qu'elle comporte.

    1. Si la division du travail est un effet du penchant des hommes au troc et à l'échange, elle a contribué à la spécialisation des tâches et des activités sociales. Ainsi, si des hommes se sont progressivement et lentement spécialisés, c'est davantage pour satisfaire aux exigences économiques et aux intérêts individuels qu'ils en ont tirés que par une quelconque vertu générale. Si l'échange est le support de la spécialisation, l'intérêt individuel en est donc la fin ultime. Jusque là, nous ne faisons que répéter ce qu'Adam Smith disait il y a plus de deux siècles de cela.

    Maintenant, essayons d'étudier les conséquences sur l'activité sociale de cette division du travail.

    2. La spécialisation est une forme interactive de relation sociale. Ainsi, la spécialisation des uns nécessite directement la spécialisation des autres. Disant cela, nous disons que si les uns capitalisent, d'autres travaillent. Et plus le premier pourra parfaire sa capitalisation, plus il faudra de travailleurs pour parfaire la capitalisation du premier, c'est-à-dire des producteurs.

    Ainsi, l'ultra-spécialisation s'entretient d'elle-même en permanence et s'auto-produit. L'ouvrier magasinier est d'autant plus performant et compétitif dans son secteur d'activités qu'il dispose d'un ouvrier et d'un chef d'atelier spécialisés dans leur domaines respectifs (principe du taylorisme).

    Conclusion : plus le travail est divisé, plus les tâches se perfectionnent.


    À partir de là, que voulons nous démontrer?

    Que le travail est toujours une relation sociale, qui lie les hommes entre eux, et les met dans une situation d'interdépendance permanente. Et que la condition de la réalisation du travail d'un seul dépend pour beaucoup de la condition du travail d'autrui.


    3. Ainsi en est-il de l'intellectuel qui ne l'est que dans la mesure où il a dévolu une partie de son travail à d'autres, pour mieux se consacrer à l'unique travail d'écriture et de théorisation. Si sa force de travail et son ouvrage sont de son esprit, il produira d'autant mieux et d'autant plus qu'il sera dégager des autres formes de travail qui encombreraient celui-ci.

    Par suite, la source première du progrès intellectuel, c'est donc le travail social. C'est parce que d'autres travaillent avec/pour lui que l'intellectuel peut s'affairer à réfléchir sans se laisser distraire par d'autres activités contingentes. Plus il a de temps pour penser et écrire, plus il est à même de produire. Mais plus il a de temps pour « produire », plus dans l'ombre, derrière la vitrine apparente de sa qualité, il y a d'hommes qui travaillent pour lui, afin de lui libérer ce temps nécessaire à son propre travail de production intellectuelle.


    Nous arrivons alors au terme de notre démonstration, qui, bien que succincte, mérite notre attention.

    4. En effet, suivant notre raisonnement, la production individuelle d'une oeuvre n'est en réalité que la somme des productions multiples et différenciées qui ont du s'accomplir en amont et dans le même temps pour mieux libérer du temps de création intellectuelle. Dès lors, nous constatons que la production d'une oeuvre intellectuelle, aussi singulière soit-elle, se fait toujours avec le travail d'autrui ; elle n'est pas isolée, mais entre dans un système complexe d'interdépendances multiples. Produit d'une singularité certes, mais production collective. L'idée d'un homme est le résultat du travail de plusieurs.

    L'artiste, l'intellectuel, l'inventeur sont des produits de la spécialisation du travail, comme les autres. Leur production est le fait d'un travail social. A ce titre, ils ne sont pas les seuls propriétaires de ce produit.

    Les droits de propriété intellectuelle d'une oeuvre sont alors une forme moderne de spoliation du travail. Certes, atténuée, mais ils relèvent de la même mécanique à l'œuvre que celle du profit du capital sur le travail de l'ouvrier.


    Au terme de notre démonstration, nous pouvons donc, en l'état actuel de la législation, en conclure la chose suivante :

    Créer, en définitive, c'est exploiter. En cela que le propriétaire de l'œuvre bénéficie des droits de propriété individuels sur son oeuvre. Or, l'œuvre, comme nous avons tenté de le démontrer, est plurielle, elle est le fruit d'un travail collectif. A ce titre, toute oeuvre est sociale.


    Toute oeuvre est en effet sociale à double titre :

    • elle appartient en partie à la communauté politique du fait qu'elle s'est constituée sur les bancs de l'école, dans les laboratoires et les bibliothèques offerts à l'individu notamment ;

    • elle appartient aussi à la collectivité sociale car, comme nous venons de le démontrer, le temps spécialisé de création est un temps libéré d'autre chose, et cet autre chose a justement pu être libéré par le travail d'autrui


    L'œuvre intellectuelle est donc une oeuvre collective ou elle est un vol.



    3 commentaires
  •  

    Le désir de protection est sans doute le premier et plus impérieux désir humain. Dans nos sociétés modernes évoluées, ce désir de protection s'est progressivement sublimé dans des objets différenciés de sécurisation individuelle et sociale. À l'unité du groupe qui répondait à la faiblesse constitutive de l'homme, se sont substituées à notre époque, des formes nouvelles d'organisation sociale visant à lutter pour la protection sociale. La culture de masse, en est une parmi d'autres. Selon T. Adorno, elle est la forme dominante de nos sociétés industrielles. La culture de masse permet de répondre au besoin de protection.

    En uniformisant les désirs, en dictant les comportements, en unissant les modes d'action et de pensée, en orientant les besoins et en y répondant dans le même temps, elle assure cette fonction protectrice primordiale qu'assure la fonction parentale auprès de l'enfant. La culture de masse peut être considérée, à ce titre, et suivant Adorno, comme une bulle protectrice, comme un moyen de compenser le vide affectif, l'absence de protection, et la peur de l'isolement par les individus sociaux.

    Suivant cette hypothèse, c'est ainsi que l'on peut comprendre certains dysfonctionnements consommatoires, certaines dérives compulsives dans le désir irréfrénable de consommation. La plupart du temps, les dépensiers compulsifs souffrent d'un manque affectif, d'un vide à combler sur le plan psychologique, social ou autre. La consommation assure cette fonction réparatrice, elle joue le rôle de « chambre de compensation ». Elle va venir combler le manque, remplir le vide laissé.

    Dans ce cas de figure, l'objet consommé va être une réponse sur le plan symbolique, au vide affectif. Il va venir sécurisé l'individu, il va agir comme une protection.

    Certes, c'est une protection éphémère, chimérique, puisque une fois consommée, sa dimension « compensatoire » s'évanouit immédiatement, et un autre objet va devoir venir à son tour jouer cette fonction, et ainsi de suite. Si bien que le manque n'est jamais comblé, l'acte de consommation va jouer un rôle d'illusion, de chimère.

    Dans un univers individuel affectif vide, creux et pauvre, l'objet va venir remplir cet univers. Au vide affectif de l'individu, la consommation substitue une matérialité pleine.

    Mais sans aller jusqu'aux excès pathologiques de la consommation compulsive, le simple fait de consommer entre bien dans une démarche de sécurisation et de protection sociale.


    Être en sécurité, dans une société de consommation, c'est être propriétaire. Propriété de soi, propriété de biens, propriété sociale sont consubstantielles nous dit Castel. Pour être soi-même, pour être autonomes, il faut disposer de biens suffisants à soi, capables de libérer l'individu.

    Pour être propriétaire, il faut consommer, acheter des objets. L'appropriation passe par l'achat. Pouvoir consommer, c'est donc en partie se sentir libre, se sentir sécurisé, mais c'est plus largement se sentir appartenir à la société. Gage de sécurité, gage de participation sociale également.


    D'un autre côté, la consommation de masse, dans sa version cynique, c'est la lénification des masses, l'uniformisation ordonnée, commanditée et orientée des individus. C'est une individualisation illusoire, mais un conformisme collectif. C'est une sécurisation par défaut, en négatif dans ce cas précis. L'individu se sent protégé, parce qu'il peut s'identifier sans problème à autrui, qui lui ressemble et l'assure de sa participation collective à l'unité de masse. C'est plutôt selon cet axe négatif que Adorno voyait la fonction protectrice de la société de consommation.

    A ce titre, d'ailleurs, le capitalisme est nécessaire, il en devient un besoin impérieux puisque c'est lui seul qui permet d'assurer la pérennité de la consommation et plus largement de la culture de masse.


    Mais une fois ce besoin de protection assouvi, besoin primaire encore une fois, un désir second se profile immédiatement. Une fois sécurisé, l'individu cherche à frissonner. Fonctionnement paradoxal a priori qui veut la perte de ce qu'il vient de conquérir une fois la chose conquise. A peine l'homme sent en sécurité, qu'il refuse cette sécurité, qu'il cherche à la dépasser, à la remettre en question. Il veut pourfendre cela même qu'il a mis des années à conquérir. Mais ne nous y trompons pas : sous ce paradoxe se révèle un fonctionnement totalement « normal » du processus psychologique humain. Le danger ne sera recherché qu'une fois et exclusivement qu'une fois que sa sécurité sera assurée.

    En effet, sa sécurité l'oblige, elle le condamne au conformisme, à l'être-ensemble, à l'unité collective quand la recherche du danger, la volonté de frissonner le libère. Pour le dire simplement : la sécurité socialise, le danger individualise. Or, si les sociétés holistes se satisfont et agissent dans le sens de la constitution d'individus conformes, dans nos sociétés modernes, ce sont des individus individualisés que la société cherche à constituer, autrement dit des individus pleinement individus, conscients et agissant par eux-mêmes, pour eux-mêmes de manière autonome et émancipée.

    Mais pour cela, il est indispensable qu'auparavant l'individu se sente protégé, c'est-à-dire intégré, accepté comme individu participatif à la vie sociale. Il cherchera d'autant plus facilement le danger (que celui-ci soit réel ou fictif est secondaire, il est d'ailleurs plus souvent symbolique qu'autre chose) qu'il se sentira sécurisé. C'est une recherche du danger qui répond à une volonté d'individualisation de l'individu. C'est parce qu'il est déjà assuré de son intégration au groupe qu'il va se risquer pour s'assurer de sa capacité d'individualisation (cf. D. le Breton).

    Cette mise en danger volontaire, est donc particulière aux sociétés individualistes. Elle est significative d'un désir d'individualisation. Si, comme nous le soulignions plus haut, ce désir agit comme un invariant psychologique fondamental, il est dans nos sociétés modernes, relayé et amplifié par le mode de fonctionnement même de celles-ci. Au désir ontologique de frissonner s'ajoute (se substitue) donc une mise en danger socialement organisée des individus sociaux. Autrement dit, d'un besoin psychogénétique irréfragable, les sociétés modernes individualistes ont substitué un désir socialement et économiquement organisée du « frisson ».


    Mais c'est là qu'un autre paradoxe apparaît, apparemment irrésoluble celui-là : alors même que les sociétés individualistes mettent en avant et sollicitent dans leur mode de socialisation des individus la mise en danger de ceux-ci, elles tentent dans le même temps de limiter et de réfréner toujours davantage cette prise de risque considérée comme irrationnelle. Cette part maudite, cette part de folie irraisonnée de l'humain, inquiète la société protectrice, en même temps qu'elle la fascine. Elle la sollicite tout en cherchant à la contrôler. Les nouveaux mode de consommation, les pratiques sportives « à risque », les trecking sauvages en plein désert, etc. savamment organisés par la société capitaliste sont une tentative de contrôle et d'orientation de ce désir impérieux sous une forme apaisée, économiquement et socialement rentable. L'organisation socio-économique a pour but de modérer en uniformisant le désir comme Durkheim l'avait déjà souligné.

    Ainsi, d'un côté elles satisfont leurs exigences « risquophobes », (contrôles, répressions tout azimut), de l'autre elles entretiennent l'individualisation par le frisson, en le contrôlant, l'encadrant et le modérant, servant ainsi le jeu de l'économie des pulsions libidinales à des fins consuméristes.


    Ainsi, l'individu individualisé, de la seconde modernité, n'est qu'un nouveau type de configuration identitaire agencé au fonctionnement de l'économie capitaliste. Dans ce schéma, nous pouvons distinguer trois types d'individus. Tout d'abord, l'individu que j'appellerai conforme, type dominant de nos sociétés, qui se sent pleinement unique en étant conforme.

    Puis nous trouvons ensuite celui que j'ai appelé individu total, (une extrême minorité) qui de son côté, peut jouir librement de la satisfaction non transformées de son désir d'objet, tandis qu'à l'autre bout de la chaîne se situe l'individu assujetti. Ce type d'individu prend une place de plus en plus importante dans nos sociétés au fur et à mesure où grandit celle de l'individu total et s'amenuise celle de l'individu conforme. Les individus assujettis en sont seulement à désirer un minimum de sécurité, leur mise en danger étant toujours contrainte et subie, vécue sur le mode de la souffrance et rarement (sinon jamais) du plaisir volontairement recherché.





    1 commentaire
  •  je reproduis ici un article écrit par N. Journet dans le cadre d'une vision comparative des différentes approches concernant lles fondements de la culture humaine, au travers de la règle d'obligation exogame, autrement dit de la prohibition de l'inceste dans les sociétés humaines. A ce jour, il n'existe aucune société qui n'ait pas définie des règles strictes d'alliances iinterdites entre hommes et femmes. certes, si l'interdit de l'inceste diffère selon les lieux et les époques, il demeure un invariant anthropologique fondamental.

    La prohibition de l'inceste est l'objet, depuis le milieu du xixe siècle, de tentatives d'explications divergentes : aversion spontanée, peur des effets négatifs de la consanguinité ou base universelle du contrat social.

    La prohibition de l'inceste est probablement un phénomène universel. C'est en tout cas une notion que les anthropologues ont rangée, au même titre que la filiation, le mariage, les rites funéraires et l'institution de la famille parmi les constituants de la condition humaine. Toutes les sociétés, en effet, énoncent des règles concernant les unions sexuelles, durables ou non. Toutes, à quelques exceptions près, réprouvent ou interdisent et éventuellement sanctionnent l'union d'un père avec sa fille, d'un frère avec sa soeur, d'un fils avec sa mère. Au-delà de ce degré proche, elles dictent une grande variété de règles concernant les conjoints prohibés, tolérés ou convenables. En France, le droit canon, celui de l'Eglise catholique, a refusé jusqu'en 1215 l'union des cousins du quatrième degré (cousins issus de cousins issus de germains). De nos jours, la loi française interdit toujours d'épouser une nièce, un neveu, une tante ou un oncle. Dans bon nombre de sociétés traditionnelles d'Afrique, d'Asie et d'Amérique, ce n'est pas tant le degré qui compte que la nature du lien : il y est convenable d'épouser par exemple sa cousine germaine matrilatérale- et non sa cousine patrilatérale-. On autorise certaines nièces et pas d'autres, la soeur de son père, mais pas celle de sa mère et ainsi de suite.

    Les explications classiques

    Les théories avancées, dès la fin du xixe siècle, par les anthropologues pour expliquer la prohibition de l'inceste, sont de trois sortes : psychologiques, biologiques, ou encore socioculturelles.

    Les premières supposent que la réprobation de l'inceste est la reprise, sous forme de règle, d'une aversion spontanée chez l'homme pour certains partenaires. L'ethnologue finlandais Edward Westermarck, en 1891, puis le sexologue britannique Havelock Ellis, en 1906, ont développé l'idée que la cohabitation prolongée entre membres d'une même famille neutralise le désir. Ces thèses se sont heurtées à des objections de fond : quelle nécessité y aurait-il d'ajouter une interdiction à ce que, déjà, la nature repousse ? Si la répugnance est universelle, comment expliquer la relative fréquence des exceptions ?

    La deuxième grande famille d'explications considère les conséquences biologiques possibles de la reproduction entre consanguins. Les unions entre proches parents, chez l'homme, chez l'animal et chez certains végétaux, peuvent avoir des effets génétiques nocifs, qui sont de deux types : l'augmentation de la fréquence des tares héréditaires, et, en cas de répétition sur plusieurs générations, un phénomène de «dépression de consanguinité», appelé aussi «dégénérescence». Dans les pays occidentaux, c'est la raison qui est souvent donnée. Dans les croyances populaires du monde entier, il est fréquent que les naissances anormales soient attribuées à des pratiques incestueuses, connues ou supposées. Mais peut-on dire que l'on tient là l'explication de l'origine du phénomène ? Rien n'est moins sûr. L'augmentation des cas de tares graves est faible et on conçoit mal que des peuples sans écriture ni registres en prennent conscience. La «dépression de consanguinité» n'est ni un phénomène naturel, ni un fait universel. De nombreuses espèces animales sauvages vivent dans la consanguinité sans dommage.

    Une troisième famille d'explications s'appuie, enfin, sur des raisons sociales ou des représentations collectives. L'essai publié par Emile Durkheim en 1897 est un bon exemple (1). Les sociétés sont toutes passées, affirme-t-il, par le stade du totémisme. Or, le totémisme est habité par l'horreur du sang du totem, qui est aussi celui du groupe de parents auquel on appartient. Commettre un inceste, c'est risquer d'entrer en contact avec ce sang totémique. D'où le véritable tabou qui pèse sur cet acte. L'idée de Durkheim est efficace : elle rend compte non seulement de l'inceste biologique, mais des règles propres à chaque société concernant ce qu'est l'intérieur et l'extérieur du groupe des consanguins. Mais elle est faiblement étayée : le totémisme n'a sans doute jamais existé sous la forme qu'il lui attribue, en tout cas n'a pas de valeur universelle, et la peur du sang n'a pas de lien nécessaire avec les rapports sexuels. On verra cependant que des recherches sur les croyances et la symbolique des humeurs sont au coeur de développements récents sur le sujet.

    Claude Lévi-Strauss et le contrat social

    La théorie la plus achevée est celle qu'en 1947 Claude Lévi-Strauss propose en ouverture de sa thèse sur les structures élémentaires de la parenté (2). C'est la première explication transculturelle et sociologique convaincante du phénomène. L'argument de départ est le suivant : la prohibition de l'inceste n'est ni un fait instinctif, ni un improbable calcul eugénique, mais un fait à la fois universel et culturel. Son universalité repose sur le principe naturel que l'homme, pour se reproduire, doit s'accoupler avec l'autre sexe. Mais il s'interdit certaines partenaires et en prescrit d'autres. Le caractère culturel de ces règles est évident, puisqu'elles varient selon les époques et les lieux. Il en va ainsi de beaucoup de domaines : partout dans le monde, les hommes boivent, mangent et dorment. Ce sont des faits naturels. Ce sont aussi des faits culturels, puisqu'ils se réalisent selon des normes différentes.

    Cependant, la prohibition de l'inceste n'est pas une règle banale : elle est, du point de vue des sociétés humaines, fondatrice. En effet, selon Lévi-Strauss, ce n'est pas tant une interdiction qu'une injonction, pour l'homme, à renoncer à ses filles et à ses soeurs. Pourquoi y renoncerait-il si ce n'est pour les céder à autrui ? La prohibition de l'inceste est la face négative d'une obligation positive : celle d'établir des liens d'échange (de femmes) entre familles et, au-delà, entre groupes. Ce n'est pas un article de morale sexuelle, mais la clause première du contrat social, qui brise les limites du groupe familial clos «se perpétuant lui-même, inévitablement en proie à l'ignorance, à la peur et à la haine» (3). Sur un plan conceptuel, c'est le moment logique du passage de la nature à la culture, de la condition animale à la condition humaine. La prohibition de l'inceste est, en somme, la première institution qui impose comme règle «l'échange de femmes, de paroles et de biens» entre les hommes. Aussi, déclare-t-il en 1960, «la prohibition de l'inceste fonde la société humaine et, en un sens, elle est la société» (4).

    Chacun creuse son sillon

    La théorie de Lévi-Strauss a exercé, au-delà même de son domaine, une grande influence, au point d'incarner pendant trente ans une sorte de vulgate anthropologique. On peut la rapprocher à cet égard des vues freudiennes sur la question : «loi du père» ou «règle fondatrice», la prohibition de l'inceste s'impose comme le prototype même du fait culturel. Cependant, les autres approches, biologiques, comportementales ou psychologiques ont conservé leurs défenseurs.

    En éthologie animale, par exemple, on insiste aujourd'hui sur le fait que d'assez nombreuses espèces pratiquent, à l'état sauvage, l'évitement de l'inceste. La sociobiologie a repris l'idée que ces comportements sont logiques du point de vue de l'évolution. Cette thèse est parfois présentée comme un fait solide. Pourtant, comme le notent André Langaney et Robert Nadot (5), «de tels mécanismes ne sont pas de règle dans l'ensemble du monde animal». On hésite donc à conclure sur le fond. Reste aussi la question du «comment ça marche ?». Ces mécanismes, en effet, n'existent que pour des scientifiques capables de reconnaître un «coefficient de consanguinité», ce qui n'est le cas ni des animaux, ni des observateurs populaires de la nature. L'évitement de l'inceste ne peut donc être qu'un instinct, ce qui limite sa portée aux degrés les plus élémentaires (fils, père, frère) et ne permet toujours pas de comprendre la pratique humaine (voir encadré p. 44).

    La thèse de l'inhibition sexuelle a également été remise sur le métier. Divers travaux sur l'attirance sexuelle entre parents proches épousables, ou entre personnes non apparentées élevées ensemble, ont donné des résultats positifs. S. Talmon, en 1964, et J. Shepher, en 1983 (6), ont décrit l'exogamie spontanée des enfants de kibboutzim israéliens élevés en communauté : bien qu'encouragés à se marier dans le groupe, ils ont, sans exception, préféré un partenaire extérieur. Les auteurs l'expliquent par une neutralisation du désir entre adolescents élevés ensemble, phénomène que certains ethologues comparent à la lassitude des couples monogames. Paul Roscoe, lui, oppose la tonalité agressive des rapports sexuels aux rapports d'affection qui règnent (ou devraient régner) dans les familles (7). Quoique fort intéressantes, toutes ces recherches butent sur une question de logique : pour appeler une répression, il faut tout de même que l'inceste soit un peu une tentation, comme le soutiennent les psychanalystes.

    Les approches biologiques et psychologiques de la prohibition de l'inceste semblent surtout pratiquer une définition qui n'inclut que la cellule élémentaire, celle où les parents se reconnaissent à coup sûr. A les suivre, on devra distinguer entre l'inceste proprement dit - objet de rejet spontané - et le manquement aux règles de mariage et de comportement sexuel, qui serait une construction humaine plus conventionnelle. Pourtant l'inceste biologique n'est pas partout traité comme un sacrilège, ni même comme un délit. Il y a des exemples dans l'Histoire : au iie siècle avant J.-C., le mariage avec la soeur véritable était, semble-t-il, couramment pratiqué dans la colonie grecque d'Alexandrie. Dans les pays occidentaux, actuellement, les relations sexuelles entre père et fille et entre frère et soeur ne sont pas si rares (au moins 4 % des femmes seraient concernées, selon une enquête américaine). Elles sont le plus souvent tenues secrètes par la famille. Juridiquement, ces incestes ne sont pas des délits spécifiques : ils ne sont sanctionnés qu'au titre d'abus sexuel sur des mineurs, lorsque c'est le cas. Ni dégoût, ni sanction : on se demande où est la dimension normative, si ce n'est dans la réprobation publique qu'entraîne la révélation de telles pratiques et, bien entendu, dans les lois sur le mariage. Il s'agirait donc bien d'une règle sociale.

    Les approches socioculturelles de l'inceste se sont développées depuis les années 60 dans deux directions : consolidation et déconstruction. Consolider, en l'occurrence, consiste à explorer les aspects transculturels de l'interdit. Les travaux de Françoise Héritier, par exemple, ont fait apparaître ce qu'elle nomme un «inceste du 2e type» : c'est celui qui, typiquement, interdit à un homme d'épouser successivement une femme puis sa fille, ou à une femme d'épouser successivement un homme, puis son frère (8). Il en existe de nombreuses formes qui, selon Françoise Héritier, reposent sur l'horreur de la mise en contact d'humeurs identiques. Il s'agirait là d'une structure mentale qui engloberait l'interdit fondateur de Lévi-Strauss.

    Déconstruire, c'est ce que fait, par ailleurs, l'anthropologue de Cambridge Rodney Needham en 1971, lorsqu'il examine la variabilité extrême des réactions à l'inceste dans le monde, qui vont de la désapprobation vague à la mise à mort sans jugement. Il compare aussi le contenu du terme désignant l'inceste dans plusieurs langues, et constate qu'on aurait, dans beaucoup de cas, pu le traduire par «indécence», «folie» ou «adultère». Il en conclut que l'inceste, en tant que catégorie universelle, n'existe pas. C'est, selon lui, une construction de l'observateur. Par conséquent, ajoute-t-il, «il ne peut exister aucune théorie générale de l'inceste» (9). Une affirmation sans doute motivée par l'empirisme britannique, mais qui redonne de l'actualité à la remarque inscrite par Durkheim en première page de son essai de 1897 : «La question de savoir pourquoi la plupart des sociétés ont prohibé l'inceste et l'ont même classé parmi plus immorales de toutes les pratiques, a été souvent agitée, sans que jamais aucune solution ait paru s'imposer.»



    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique