•  

    Alexis de Tocqueville, a étudié les transformations sociales et politiques dans les rapports sociaux qu'apportait le régime démocratique aux Etats-Unis au milieu du XIXème siècle. Dans ce billet, je porterai mon attention exclusivement sur la famille et ses nouvelles formes d'organisation et de relations interindividuelles. A l'inverse d'un autre de ses contemporains, à savoir F. Le Play, le regard porté sur les nouvelles formes familiales s'avère beaucoup plus optimiste et bien moins normatif. Étudiant la société américaine, il met en avant l'autonomie et l'égalité beaucoup plus avancée de la famille en régime démocratique qu'en régime aristocratique.  « Je ne sais pas si, à tout prendre la société perd à ce changement ; mais je suis porté à croire que l'individu y gagne. »


    Tocqueville fait de la famille identifiée comme « instable » par Le Play le produit de la démocratisation de la société. Il observe que ce type de famille est plus individualiste et plus affectif également. Si la famille est plus intime, c'est parce que ses membres sont moins liés sous le gouvernement et l'autorité exclusive du père : les rôles sont plus équitablement répartis et les liens, en s'égalisant, se personnalisent et s'adoucissent davantage.

    A la différence de Le Play qui voyait dans l'autorité du père et la société hiérarchique le socle de la famille stable et de l'ordre social, Tocqueville met en avant les relations égalitaires et fait de la société démocratique le fondement de la famille affective.
    La famille en régime démocratique tend à émanciper et autonomiser ses membres. Elle favorise l'individualisation et l'égalité. Le régime politique a une incidence directe sur le mode d'organisation familial. Tocqueville va démontrer comment ces changements dans l'organisation familiale procèdent des bouleversements sociaux et politiques radicaux des régimes démocratiques. Pour cela, il fait un comparatif entre la société démocratique américaine déjà développée et les sociétés aristocratiques encore fortement hiérarchisées.


    Dans les sociétés hiérarchiques et aristocratiques, le gouvernement des hommes ne s'adresse qu'à une communauté réduite de gouvernés : les dominants ; les autres suivent. Ainsi, on s'adresse au seul père considéré comme gouverneur de sa famille. La société gouverne le père qui gouverne sa famille en quelque sorte. Au droit naturel de l'autorité du père se conjugue un droit politique à commander. Ce faisant, la fonction d'autorité du père en sort renforcée et légitimée. « Le père n'est donc pas seulement le chef politique de la famille ; il y est l'organe de la tradition, l'interprète de la coutume, l'arbitre des mœurs. On l'écoute avec déférence ; on ne l'aborde qu'avec respect, et l'amour qu'on lui porte est toujours tempéré par la crainte1»

    En revanche, dans les sociétés démocratiques, le gouvernement des hommes s'adresse à tous indistinctement. Il parle à tous, c'est-à-dire à chacun pris isolément en tant que citoyen, sans intermédiaire. Le père n'a pas de rôle particulier de médiateur de la loi, celle-ci s'adresse identiquement à tous. Son autorité en ressort affaiblie, elle perd de sa légitimité.

    La démocratie en définissant un lien direct avec l'ensemble de citoyens considérés comme égaux, tend à rapprocher les hommes en les considérant comme des semblables. « Lorsque les hommes différent peu les uns des autres, et ne restent pas toujours dissemblables, la notion générale du supérieur devient plus faible et moins claire2 ».

    Conséquemment, l'idée démocratique s'immisce dans l'ensemble des rapports humains et sociaux et au cœur même des relations familiales. L'affaiblissement du lien de dépendance au père, l'affaiblissement de son pouvoir hiérarchique. « Je pense qu'à mesure que les mœurs et les lois sont plus démocratiques, les rapports du père et du fils deviennent plus intimes et plus doux ; la règle et l'autorité s'y rencontrent moins ; la confiance et l'affection y sont souvent plus grandes, et il semble que le lien naturel se resserre, tandis que le lien social se détend.3 »


    Cette affectivité accrue dans les liens familiaux, va également rebondir sur les liens de fratrie. Si dans la société/famille aristocratique, toutes les places sont décidées et marquées à l'avance, les enfants sont traités de manière inégalitaires (exemple de la primogéniture mâle) et par suite les liens qui se perpétuent dans la fratrie sont des liens sociaux répondant à des intérêts matériels. La raison prime sur le cœur.

    À l'inverse, dans la société/famille démocratique, les places entre chaque membre de la famille sont moins marquées et les relations entre frères et sœurs sont plus égalitaires. Par suite, les liens qui se prolongent dans la fratrie sont des liens affectifs nés d'une éducation similaire et rapprochée des enfants. Aux intérêts communs avant tout matériels de la fratrie en régime aristocratique, succèdent des liens affectifs et durables dans la fratrie en régime démocratique. « Ce n'est point par les intérêts, c'est par la communauté des souvenirs et la libre sympathie des opinions et des goûts que la démocratie attache les frères les uns aux autres4. »


    La famille affective est donc consubstantielle à la démocratisation des relations sociales. La démocratie, en développant l'égalité entre citoyens libres et autonomes, a contribué à affaiblir les formes hiérarchisées de relations sociales et en cela à affaiblir la légitimité de la seule puissance paternelle. C'est parce que le père a perdu de son pouvoir, parce que la relation hiérarchique s'est affaiblie que les liens affectifs ont pu se développer avec davantage de force dans les familles. Non pas qu'ils n'existaient pas auparavant, mais ils étaient totalement assujettis aux liens hiérarchiques et obligés qui primaient sur les liens affectifs. Le régime démocratique leur apportent la légitimité qu'ils n'avaient pas jusqu'alors en affaiblissant parallèlement les liens d'obligation au père.


    Dans la société aristocratique, si l'autorité était le fait du père (reflet de l'autorité du Prince sur ses sujets), dans la société démocratique naissante, cette autorité est accaparée par l'Etat, élément extérieur à la famille. C'est l'Etat, qui, par sa médiation directe sur les familles assurera un contrôle plus opérant et égalitaire de ses membres, parents comme enfants comme en attestent les différentes lois édifiées. De plus, l'Etat va permettre une redistribution plus équitable des rôles et des fonctions de chacun. En gouvernant la famille de l'extérieur, elle va permettre à celle-ci de transformer la nature de ses relations internes. Celles-ci vont se démocratiser, donnant une place plus importante à chacun de ses membres, en recentrant les liens familiaux autour de nouvelles valeurs : autonomie, affectivité. A une relation de domination se substitue une relation d'affection, d'intimité. La famille va se privatiser en même temps que sa régulation se fera de manière extrafamiliale (lois, écoles, Etat). « la démocratie détend les liens sociaux, mais elle resserre les liens naturels. Elle rapproche les parents dans le même temps qu'elle sépare les citoyens.5 »


    Ainsi, pour Tocqueville, ce qui caractérise le mieux l'avènement des sociétés démocratiques est le principe d'égalité. Ce principe d'égalité va se répandre à son tour dans la cellule familiale, assurant à chacun une plus grande autonomie et une dynamique plus équitable et moins hiérarchisé dans les rapports intrafamiliaux. Néanmoins, même pour Tocqueville, si les relations tendent à se démocratiser, l'autorité naturelle, même affaiblie, reste toujours celle du père. « L'objet de la démocratie est de légitimer les pouvoirs nécessaires et non de détruire tous les pouvoirs6 ». Au sein de la famille, l'homme reste « le chef naturel », même si la nature des liens sont désormais centrés sur l'affectivité.7


    1Ibid, p.64

    2Ibid, p. 63.

    3A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome IV, Paris, Pagnere, 1848, p. 66.

    4Ibid, p. 68.

    5Ibid, p. 70

    6 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840), Paris, Laffont, 1986, p. 573.

    7Si on prolonge le raisonnement de Tocqueville en l'élargissant à l'ensemble des relations sociales, on constate qu'il conserve toute son acuité aujourd'hui. En effet, plus une société « s'égalise », plus les liens entre ses membres sont choisis, libres et « naturels », moins ils sont contractualisés, étatisés, hiérarchisés et décidés. Les relations s'individualisent hors de cadre institué du dehors et elles deviennent de fait moins obligées, plus fluides et plus électives. Les relations sociales tendent à se désinstitutionnaliser. Or, c'est bien ce qu'on observe aujourd'hui dans le cadre des nouvelles formes familiales et des relations conjugales plus libérées.


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  • Devenir ce que l'on naît ou être ce que l'on devient?

     

    L'Etat, dans ses fonctions de justice sociale, (Etat-providence) a pour but de réduire les inégalités sociales. Cette réduction des inégalités peut porter sur deux leviers différents : soit on recherche à réduire les inégalités de fait, soit l'on travaille à la réduction des inégalités de destinée. Selon que l'on privilégie l'une ou l'autre des deux approches, on a deux visions différentes de la société et de l'Etat social :
    - Privilégier la réduction des inégalités de fait, ou de conditions, se situe dans une approche statique et collective de la société, où l'on cherche à modifier les conditions de vie entre classes sociales différentes par une justice sociale redistributive plus harmonieuse. L'impôt sur le revenu participe de ce mode de fonctionnement : on prélève davantage à ceux qui ont plus afin d'en redistribuer une partie à ceux qui ont moins : on essaie de réduire les inégalités sociales entre classes sociales. C'est une approche plus socialiste et égalitaire de la société.
    - De l'autre côté, privilégier la réduction des inégalités des possibles ou des chances, se situe dans une approche plus dynamique de la société, où l'on prend en compte la trajectoire individuelle, le parcours biographique des individus. Par exemple, l'Etat va fournir une aide financière avec le système de la bourse aux étudiants en difficulté afin de faciliter leurs conditions de vie étudiante. L'aide est individualisée et s'inscrit dans un projet d'étude, destinée à aider ceux qui ont moins de revenus économiques à l'origine.
    Cette approche est plus individualisante et vise à rétablir l'équité. 


    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Mais en réalité, les deux types d'égalités sont intimement liées : l'égalité de fait ne résout pas la question de la persistance de l'immobilité sociale des enfants issus d'une classe sociale donnée (devenir ce que l'on naît). Or, cette injustice de destinée est aujourd'hui considérée comme beaucoup plus injuste que celle des conditions, que l'injustice de classe (être ce qu'il devient). On n'accepte pas qu'un enfant, sous prétexte qu'il est né dans un milieu ouvrier, n'ait pas les mêmes chances qu'un autre de faire des études et de réussir à s'élever socio-professionnellement. En revanche, on accepte plus facilement les inégalités de conditions dans un système méritocratique, puisqu'on les réfère à un investissement moindre de la part des plus démunis. 
    <o:p> </o:p>En conséquence, il est plus légitime d'agir sur les inégalités des chances car cela est mieux accepté. On est prêt à donner davantage pour offrir toutes les chances à un enfant de réussir à l'instar d'un autre « mieux né » que lui. En revanche, il est plus difficile aujourd'hui de mobiliser les gens et de rendre légitime une mesure qui vise à prendre aux plus favorisés pour redistribuer aux plus démunis, et ce d'autant plus aujourd'hui qu'on assiste à une individualisation croissante de la société et avec elle à une responsabilité plus grande de sa situation sociale. Pour le dire simplement, les pauvres sont pauvres parce qu'ils le veulent bien et il n'est pas juste de prendre une partie des revenus des plus aisés pour le rendre aux plus démunis.
    <o:p> </o:p>

    Cette vision peut être critiquée, car elle est révélatrice d'un écueil de la solidarité, d'un affaiblissement des collectifs. Mais elle est liée à l'individualisation de la société. Chacun devenant responsable de ses choix, il l'est de sa situation.

    - C'est pourquoi dans cette configuration sociale, il est injuste qu'un individu devienne ce qu'il est naît : il n'a pas le choix, il n'a pas de prise sur sa vie : sa responsabilité n'est pas engagée. Or dans une société individualiste, il est inacceptable de laisser passer ce genre de chose.

    - En revanche, il est moins injuste d'être ce que l'on devient : si l'individu a des conditions de vie médiocres, il n'avait qu'à travailler, s'investir davantage et se lever plus tôt ! Sa responsabilité est en partie engagée dans les représentations communes que l'on se fait. Il n'est donc pas immoral de ne pas vouloir contribuer à donner une partie de ses revenus. En revanche, on peut toujours le faire par pure générosité laïque (qui relève toujours d'une forme de charité chrétienne latente) et alors on se sent mieux : on se sent grandi d'avoir aidé personnellement le faible.
    <o:p> </o:p>Cela ne signifie pas pour autant que toute forme de justice sociale a disparu. Ne soyons pas si cynique. L'optimisme nous force à croire que l'individualisation a consacré une nouvelle forme de justice sociale : celle qui vise à endiguer les inégalités des chances.
    On préfère désormais des protections sociales attachées à l'individu plutôt qu'à des collectifs, à des classes sociales. Des protections qui visent à promouvoir l'individu et son épanouissement plutôt qu'à résorber des inégalités de classes.
    <o:p> </o:p>En réduisant les inégalités des chances, on influe également sur la résorption de l'inégalité des conditions, puisque on cherche à favoriser alors la mobilité sociale et donc agir à terme sur les conditions de vie des individus. Néanmoins, le danger inhérent à ce genre de mesures est de considérer les inégalités de fait comme irréductibles et décider de ne plus agir dessus.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Je repère néanmoins deux autres effet pervers :
    -         les mesures d'équité sociale, en décidant de donner plus à ceux qui ont moins, portent le risque de voir ceux qui ont moins de se sentir floués (Problème de la discrimination positive).  

    -         En individualisant le système, on prend le risque de faire peser l'entière responsabilité de l'échec sur l'individu lui-même et en conséquence d'autant moins par la suite vouloir agir au niveau de la réduction des inégalités de conditions.

    <o:p> </o:p>Néanmoins, cette attitude coïncide mieux avec les aspirations de la société actuelle. Individualiser et responsabiliser, au lieu de redistribuer de manière indifférenciée et collectivement. Certes, l'orientation actuelle est bonne et légitime, il ne faut seulement pas qu'elle masque la réalité de la seconde.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p> Du fait des transformations de la sphère économique, les inégalités sociales persistantes ont changé dans leur appréciation, pas forcément dans leur réalité effective. Si objectivement, les inégalités de classes persistent, ce ne sont plus celles-ci qui sont subjectivement considérées comme les plus injustes.  Aujourd'hui les inégalités sociales « ne s'inscrivent plus dans un contexte de rapports sociaux de force édifiées autour d'une identité de classe forte, mais désormais elles s'inscrivent dans un contexte de sollicitation individuelle, où chacun est amené à se responsabiliser et à agir personnellement dans son travail. Elles renvoient davantage à une lecture en terme d'échecs/réussites individuelles qu'en terme de lutte des classes. (...) « Les inégalités renvoient de moins en moins à la division sociale du travail entre grandes catégories de salariés et de plus en plus à l'idée d'une inégale distribution des capacités personnelles à faire face aux exigences du marché du travail[1]» 
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Néanmoins, cette modification idéologique du rapport à la société (rapport direct de l'individu au tout, et non plus médié par l'appartenance de classe), ne sonne pas la fin de la protection sociale et de la solidarité (je me force à le croire, en idéaliste que je suis). Celles-ci ont changé de forme mais conservent à mon sens toute leur importance :
    La baisse de l'injustice liée aux inégalités de fait est attachée à la déréliction de la société holiste et de la structure sociale en terme de classes, mais à la place s'y substitue une recrudescence des injustices liées aux inégalités des possibles, et aux inégalités dynamiques (intra-catégorielles) qui s'accompagnent d'un affaiblissement du sentiment d'appartenance à des collectifs catégoriels. A défaut de pouvoir/vouloir résoudre les inégalités ex post, on cherche désormais à les résorber ex ante.


    [1] L. Maurin, L'égalité des possibles, Rép. des Idées, 2007, p. 71.



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  • (Suite de notre propos d'hier sur les facteurs de modernité. après Durkheim et Weber, voici l'analyse qu'en donne Elias)

      Elias et le processus de civilisation

    Pour Elias, le processus de modernisation des sociétés occidentales trouve son origine dans le contrôle progressif des mœurs et des pulsions qui apparaît à partir de la Renaissance en Europe occidentale.  Ce qu'il appelle le processus de civilisation. Le processus de civilisation répond à la volonté de contrôle par l'Etat de l'ensemble du territoire dans un premier temps, puis par le développement de l'autocontrôle des affects, des pulsions par les individus eux-mêmes dans un second temps. Au contrôle social succède un autocontrôle psychique.

    Cet autocontrôle des pulsions lié élévation progressive du seuil de sensibilité a permis de développer des réseaux d'interdépendance plus fort entre les individus et une rationalisation de leurs conduites.

    A quoi est du cette sensibilité accrue ? Cette transformation de l'économie psychique des individus s'explique pour lui par un long processus historique qui repose sur deux aspects essentiels :

    - mise en place d'un Etat centralisateur et monopolistique : il recueille l'impôt et exerce le monopole de la violence légitime

    - société de Cour et pratique de la distinction sociale entre bourgeoisie et aristocratie

    Le schéma suivant permet d'avoir une vue simplifiée du processus :

    <?xml:namespace prefix = v ns = "urn:schemas-microsoft-com:vml" /><v:rect id=_x0000_s1030><v:textbox></v:textbox></v:rect>Pouvoir royal fort : centralisation et monopole

    de la violence légitime

    « curialisation » de l'aristocratie : société de Cour et distinction sociale

    <v:line id=_x0000_s1029 to="225pt,23.4pt" from="225pt,5.4pt"><v:stroke endarrow="block"></v:stroke></v:line><?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    élévation du seuil de sensibilité dans l'aristocratie :

    développement de manières d'être, de codes de conduites

    particuliers

    <o:p> </o:p>

    processus de diffusion des pratiques distinctives :

    « Les bourgeois sont influencés par le comportement des hommes
     de cour, les hommes de cour par le comportement des bourgeois[1] »<o:p> </o:p><o:p></o:p> <o:p></o:p> 

    élévation globale du seuil de sensibilité (pudeur/ maîtrise des émotions)

    resserrement des liens d'interdépendance entre individus

    <v:line id=_x0000_s1031 to="225pt,19.2pt" from="225pt,1.2pt"><v:stroke endarrow="block"></v:stroke></v:line><o:p> </o:p>

    autocontrôle des pulsions et des sentiments

    développement de la pudeur, de l'intimité à partir du XVII

    <v:line id=_x0000_s1027 to="225pt,19.2pt" from="225pt,1.2pt"><v:stroke endarrow="block"></v:stroke></v:line><o:p> </o:p>

    rationalisation de la sensibilité avec la naissance de l'hygiène,

    invention des ustensiles pour  parer aux fonctions naturelles

    (toilettes, couverts, mouchoirs, etc.)

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Pour Elias, ce processus est à long terme, il en relève les prémices dès le XIIème siècle et constate son apogée au XVIIIème, siècle des Lumières. Mais le moment historique symbolisant le mieux la mise en place de ce processus est le XVIIème siècle, sous le régime de Louis XIV. En effet, le pouvoir royal fort, centralisateur et protectionniste (colbertisme) a contribué à modifier les mœurs en profondeur.

    C'est ainsi qu' « en occident, entre le XIIème et le XVIIIème siècle, les sensibilités et les comportements se sont profondément modifiés par deux faits fondamentaux : la monopolisation étatique de la violence qui oblige à la maîtrise des pulsions et pacifie ainsi l'espace social ; le resserrement des relations interindividuelles qui implique nécessairement un contrôle plus sévère des émotions et des affects. [2]»

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>C'est par le passage à l'autocontrainte que va se faire petit à petit le processus de civilisation. Le renforcement des relations entre les individus nécessite une contrainte plus importante des affects, des émotions. Il se forme ainsi un appareil de contrôle des contraintes au sein de l'économie psychique des individus[3].  « Au mécanisme de contrôle et de surveillance de la société correspond ici l'appareil de contrôle qui se forme dans l'économie psychique de l'individu[4]. » D'ailleurs, le surmoi est d'essence sociogénétique pour Elias ; c'est dans la société et l'imposition des codes de conduite et de bienséance que se forge la constitution d'un Surmoi moral.
    Les manières les plus « civilisées » viennent dans un premier temps de l'aristocratie, qui pour se démarquer du peuple, a initié certaines pratiques, certaines conduites de retenues, de contrôle  des émotions. Ce faisant, par un processus bien connu de diffusion sociale par mimétisme, la bourgeoisie a imité l'aristocratie, puis le peuple a suivi après. 
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Une « société d'individus »
    <o:p> </o:p>Au travers des différentes théories qui exposent chacune des positions complémentaires sur les facteurs explicatifs de l'apparition de la modernité dans les sociétés occidentales, il y a des points de convergence essentiels : notamment celui de l'individualisation des sociétés.
    <o:p> </o:p>Pour Elias, la modernité se caractérise par la naissance d'une « société d'individus », pour Durkheim d'une solidarité organique, pour Weber d'une socialisation de type sociétaire.
    <o:p> </o:p>Pour Elias, comme pour les autres auteurs, les sociétés modernes sont des « sociétés d'individus », où le Je l'emporte sur le Nous, mais où cependant, les deux dimensions sont indissociables. « Il n'y a pas d'identité du Je sans identité du Nous. » nous dit-il. Le Je a toujours pour support un Nous à partir duquel il va s'émanciper, se construire et évoluer. La différence majeure entre aujourd'hui et hier, c'est que le Nous dominait sur le Je hier, tandis que dans nos sociétés, le Nous n'existe que par l'addition de Je individualisés. Jusqu'au XVII, il n'y a pas de Je en dehors du groupe, l'identité individuelle n'existe que dans la collectivité. C'est véritablement à partir du XVII et du XVIII que l'individu prend toute sa consistance. Le Nous se modifie, et laisse s'exprimer les Je individualisés. Chacun se défait du groupe par ce qu'il fait, par ses actes, par ses possessions, et non plus seulement par ce qu'il est. Ses possessions le séparent, la propriété privée est individualisante.
    <o:p> </o:p>L'individualisation de la société n'a été possible qu'à partir du moment où, les liens d'interdépendance entre les individus allant en se renforçant (différenciation sociale), les individus disposaient d'une maîtrise plus grande de leurs affects.
    <v:line id=_x0000_s1032 to="351pt,47.45pt" from="333pt,47.45pt"><v:stroke endarrow="block"></v:stroke></v:line>Elias prend l'image d'un réseau routier  qu'il compare au réseau d'interdépendance sociale : il prend l'exemple de routes cahoteuses, boueuses, peu nombreuses : la circulation y est minime, le danger vient du brigand qui peut surgir de toutes parts sur ses sentiers peu fréquentés : il faut être prêt au combat, à l'agressivité pour survivre à l'image de la société ancienne, peu différenciée, interdépendance faible.
    Puis il prend l'exemple des réseaux routiers modernes, denses, complexes, où la circulation est permanente. L'individu est pris dans un réseau d'interdépendance beaucoup plus grand et cela n'est possible que parce qu'il exerce un contrôle important sur lui-même, qui lui permet de circuler sans heurt au milieu de la cohue des gens et des voitures. « La circulation dans les rues d'une grande ville de notre société différenciée exige un conditionnement très différent de l'appareil psychique. Le danger d'une attaque armée est réduit au minimum. Des automobilistes filent à toute vitesse. Les piétons et les cyclistes cherchent à se frayer un passage dans les carrefours encombrés. Mais cette régulation de la circulation présuppose que chacun règle lui-même son comportement en fonction des nécessités de ce réseau d'interdépendances par un conditionnement rigoureux (...). Chacun doit faire preuve d'une autodiscipline sans faille, d'une autorégulation très différenciée de son comportement pour se frayer un passage dans la bousculade.[5] »
    <o:p> </o:p>

    Pour Elias, la différenciation sociale et l'interdépendance croissante entre les individus résultent avant tout du processus de civilisation qui a vu les individus s'autocontrôler dans leurs attitudes, comportements, sentiments. Pour lui, ni les individus, ni la société ne sont indépendants l'un de l'autre. Partir des individus ramène au social, et partir de la société conduit aux individus[6].

    <o:p> </o:p>


    [1] N. Elias, La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973, p. 181.

    [2] Norbert Elias, La société de cour, Préface de R. Chartier.

    [3] Cependant, pour Elias, ce processus n'est pas rationnel, dans le sens où il n'a pas été produit dans ce but. Il s'est mis en place petit à petit, indépendamment des volontés individuelles ou collectives (a ce titre là, on a un changement social qui opère par effet d'agrégation sans recherche délibérée au départ).

    [4] N. Elias, La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p.210.

    [5] N. Elias, Ibid, p. 193.

    [6] Il faut donc mieux traiter des « configurations sociales », c'est-à-dire des système d'interdépendance entre individus. Une configuration sociale, au sens où Elias la définit, pourrait être comparée à une équipe de football. L'équipe est toujours changeante en fonction des individualités qui la composent, mais elle n'existe pas sans ces individualités.  Elle représente une figure globale dynamique formée par les joueurs. Mais qui a son être propre néanmoins. Il convient donc de parler de l'ensemble Nous-Je pour Elias plutôt que considérer l'individu comme opposé à la société.
    <o:p> </o:p>






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  • Aujourd'hui, je propose de revenir sur le concept de modernité et plus particulièrement sur les facteurs essentiels de cette modernisation des sociétés occidentales repérée dès le début du XVI siècle en Europe et qui a réellement pris son essor à partir du XVIII siècle, dit des Lumières.  Je propose ici la vision de deux des fondateurs de la sociologie moderne, à savoir Emile Durkheim et Max Weber, qui bien qu'ils s'opposent sur leurs conceptions méthodologiques de la sociologie,  se rejoignent sur certains points éminemment centraux d'explications des processus historiques, sociaux et idéologiques qui ont contribué à façonner nos sociétés modernes.

    Dans un prochain billet, je développerai la vision de Norbert Elias, sociologue d'origine allemande avant de m'intéresser à la réalité contemporaine de nos sociétés entrées dans ce qu'on appelle parfois une "seconde modernité".

     

                 les facteurs de la modernité


    Les sociologues relèvent différents facteurs explicatifs de l'apparition de l'individu moderne : nous nous intéresserons plus particulièrement aux facteurs mis en avant par Durkheim, Weber et Elias : la différenciation sociale pour Durkheim (facteur social), la rationalisation des activités humaines et leur spécialisation pour Weber (facteur social et moral), le processus de civilisation et l'autocontrôle des pulsions pour Elias (facteur politique et psychique).


    1.     Durkheim : différenciation sociale

    Pour Durkheim, la modernité est liée à la différenciation. En effet, les hommes commencent à se penser et se concevoir comme différents les uns des autres. Aux sociétés traditionnelles des semblables, il oppose les sociétés modernes différenciées. Cette différenciation, il la repère au cœur de la division sociale du travail, entre les différents statuts professionnels et rôles des individus au sein de l'entreprise. Si l'artisan ou l'agriculteur d'autrefois étaient présents durant tout le processus de production, de la conception à la réalisation, puis à la vente sur le marché, le prolétaire du XIX est un élément parmi d'autres d'une chaîne complexe de production. Il n'agit plus à tous les niveaux mais à un poste particulier. Ce faisant, cela développe le sentiment de son importance et donc de son individualité (mon poste n'est pas interchangeable). En outre, il n'est plus dépositaire de sa propre survie. Celle-ci dépend d'autres individus que lui : son patron, les producteurs agricoles, etc. L'individu moderne se ressent donc différent des autres. Ce principe de différenciation sociale est au cœur de l'analyse de la modernité chez Durkheim.

    Individualisation et différenciation sont donc complémentaires. C'est parce que j'existe en tant qu'individu singulier (et non plus seulement en tant qu'individu absorbé dans une communauté d'appartenance) que je me considère également différent. L'industrialisation, avec la division du travail, allant en renforçant ce sentiment. L'appropriation rendue possible à partir du XVIII, a également contribué à développer ce sentiment d'individualisation. J'existe par ce que je fais (activité productive) et ce que j'ai (possession personnelle, privée) et moins par ce que je suis (rapporté à l'identité communautaire).

    Néanmoins, nous dit Durkheim, pour que la société continue d'exister, pour que le social perdure, il faut néanmoins que l'individu ne se sente pas totalement différent, ni ne soit totalement isolé. Il faut donc qu'il existe des éléments de liaison entre les individus pour qu'ils se sentent appartenir à un même tout qui les dépasse et les oriente.

    Ainsi, dans l'entreprise, les individus, même s'ils effectuent des tâches différenciées, restent interdépendants les uns des autres. L'ouvrier est dépendant de son contremaître, lui-même dépendant de l'ingénieur, etc. les chaînes d'interdépendance sont nécessaires et indispensables pour que la chaîne de production fonctionne correctement et pour que l'individu ne soit pas laissé à lui-même. Or, ce qui vaut pour l'entreprise vaut également pour les autres institutions sociales, famille, école, religion, Nation.

    C'est comme cela que Durkheim en vient à développer son concept de solidarité organique qu'il définit comme une forme particulière de la division du travail : intégration par différence, où chaque individu par sa spécialisation, est considérée comme singulier, mais qui dépend d'autant plus du tout que le travail est divisé. L'individu est donc plus libre, mais il demeure néanmoins ancré dans un collectif qui le dépasse.

    Durkheim oppose cet état de la société à celui antérieur qu'il qualifie de solidarité mécanique, où l'intégration se fait par ressemblance. Où l'individu n'existe qu'en tant que membre indifférencié d'une communauté. Son individualité est conforme à la collectivité, au groupe dans lequel il vit, elle ne s'exprime donc pas en soi, mais par similitude à celle du groupe.

    La différenciation sociale est donc le concept fondamental d'explication de la condition de l'individu moderne. Max Weber le rejoint en partie sur ce point quand il affirme que la modernité repose sur l'impersonnalisation et la spécialisation des rapports sociaux.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>2.     Weber et le processus de rationalisation 

    Chez Weber la modernité s'accompagne d'un mouvement global de rationalisation des activités et des actions humaines. Certes, comme Durkheim, il met l'accent sur les modifications sociales à travers le développement de formes de rapports sociaux plus objectifs, (c'est-à-dire plus rationnel, moins enclins à la suspicion) en lieu et place de rapports subjectifs plus affectifs, de proximité (et par conséquent moins institués). La loi supplante la tradition, la hiérarchie sociale le système inégalitaire des Ordres, les relations formelles et impersonnelles (institutions, système bureaucratique), les relations informelles et personnalisées. C'est ce que Weber appelle le passage d'une forme de socialisation communautaire à une forme de socialisation sociétaire, (qui rejoint la distinction faite par Durkheim entre solidarité mécanique et organique). Seulement pour Weber, ce passage n'est ni irréversible, ni définitif : au sein du modèle sociétaire, il continue d'exister des poches de socialisation communautaire (famille, les sectes, les groupes de pairs notamment).

    Mais il souligne aussi la modification dans les motivations des individus, conduit à agir dans le sens d'une rationalité instrumentale, servant un but précis, et non plus dans le sens d'une rationalité axiologique, servant une éthique particulière. Il relève quatre domaines esentiels dans lesquels cette forme d'action rationnelle s'est développée :

    -         la production, avec un capitalisme basé sur le profit, la rentabilité, le calcul et qui fait du travail une relation contractuelle.

    -         la loi qui remplace les traditions, qui se veut universelle et impersonnelle (exemple des règles sportives)

    -         l'administration qui se bureaucratise, avec secteur spécialisés et une hiérarchisation qui tend à dépersonnaliser les individus et les dossiers traités.

    -         L'éthique enfin, qui a développé des valeurs de travail et de devoirs aux dépens de celles plus subjectives de beauté et de bonheur.

     Pour lui, le personnage central qui symbolise ce passage d'une forme de société à une autre est l'entrepreneur protestant, plus particulièrement « l'entrepreneur calviniste puritain ».

    Le calvinisme, branche du protestantisme a pris naissance en Allemagne au XVIème siècle. Cette branche de la chrétienté considère le travail comme une valeur supérieure et  l'enrichissement personnel qui en résulte, non pas un enrichissement purement matériel, mais un enrichissement moral, qui assurera le salut de l'âme de l'individu. L'entrepreneur calviniste puritain est amené à investir son argent non pas dans le but de s'enrichir pour s'enrichir mais dans le but de satisfaire à une exigence morale qui le dépasse. Pour faire simple, il s'enrichit par conviction, à la différence des générations suivantes qui vont s'enrichir par intérêt personnel, nous dit Weber.

    Au travers du personnage du calviniste puritain, c'est l'évolution de l'action humaine que Weber retrace : agissant tout d'abord par conviction, selon une éthique individuelle, il va agir par la suite dans le sens de son seul intérêt matériel. La rationalisation des actions humaines a pour conséquence le désenchantement du monde, autrement dit l'effacement progressif de l'explication magique et religieuse des choses et des êtres.

    Si cette rationalisation a l'avantage de faire progresser l'homme vers plus de techniques, de connaissances, si elle permet une meilleure séparation des différentes sphères (économiques, sociales, politiques, religieuses, etc.) et en cela une différenciation accrue des individus, si elle permet également d'avoir un regard sur le monde tourné vers l'avenir (action rationnelle en finalité), et non plus tourné vers le passé et les traditions, elle porte cependant le risque de la perte du sens des actions humaines. Nous y reviendrons plus tard.

    prochain billet : le processus de civilisation selon N. Elias.


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  • Voici quelques extraits de l'ouvrage, sans doute le plus célèbre, de Jean Baudrillard, sur La société de consommation[1] où il démontre comment le système généralisé de production sert avant tout à générer des modes de consommation inégalitaires, où l'objet consommé joue davantage comme signe, signe distinctif d'appartenance de classe, ou de caste, qu'il ne sert en tant qu'objet purement utilitaire. La production reproduit un système de hiérarchisation sociale et de différenciation de classe. Elle n'a pas pour but exclusif de servir l'utilité du consommateur, sinon comment comprendre « rationnellement » par ailleurs la consommation de biens ostentatoires que l'on retrouve parfois chez les plus démunis, sinon comme volonté de montrer sa capacité de participation à la consommation, et plus particulièrement sa capacité intégrative à la sphère de la consommation « superficielle », celle qui reste considérée comme la plus importante et la plus significative, car c'est elle qui nous éloigne de la simple nécessité (biens primaires). La consommation est un mode de communication significatif (au sens de consommation de « signes ») avant d'être un mode de participation instrumental et rationnel (au sens de consommation « utile »).

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Croissance versus Abondance

    En fait, il n'y a pas et il n'y a jamais eu de société d'abondance, ni de « société de pénurie », puisque toute société, quelle qu'elle soit et quel que soit le volume des biens produits ou de la richesse disponible, s'articule à la fois sur un excédent structurel et sur une pénurie structurelle. L'excédent peut être la part de Dieu, la part de sacrifice somptuaire, la plus-value, le profit économique ou les budgets de prestige. De toute façon, c'est ce prélèvement de luxe qui définit la richesse d'une société en même temps que sa structure sociale, puisqu'il est toujours l'apanage d'une minorité privilégiée et qu'il a pour fonction précisément de reproduire le privilège de classe ou de caste. Sur le plan sociologique, il n'y a pas d'équilibre. L'équilibre est le fantasme idéal des économistes, qui contredit sinon la logique même de l'état de société, du moins l'organisation sociale partout repérable. Toute société produit de la différenciation, de la discrimination sociale, et cette organisation structurelle se fonde (entre autres) sur l'utilisation et la distribution des richesses. Le fait qu'une société entre dans une phase de croissance, comme nos sociétés industrielles ne change rien à ce processus, au contraire : d'une certaine façon le système capitaliste (et productiviste en général) a mis le comble à cette « dénivellation » fonctionnelle, à ce déséquilibre, en le rationalisant et en le généralisant à tous les niveaux. Les spirales de la croissance s'ordonnent autour du même axe structurel. A partir du moment où l'on abandonne la fiction du PNB comme critère de l'abondance, il faut constater que la croissance ne nous éloigne ni ne nous rapproche de l'abondance. Elle en est logiquement séparée par toute la structure sociale qui est ici l'instance déterminante. Un certain type de rapports sociaux et de contradictions sociales, un certain type d' « inégalité » qui se perpétuait jadis dans l'immobilisme se reproduit aujourd'hui dans et à travers la croissance.[2]

    <o:p> </o:p>Logique de distinction et fausse liberté

    La liberté et la souveraineté du consommateur ne sont que mystification. Cette mystique bien entretenue (et en tout premier lieu par les économistes) de la satisfaction et du choix individuels, où vient culminer toute une civilisation de la « liberté », est l'idéologie même du système industriel, en justifie l'arbitraire et toutes les nuisances collectives : crasse, pollution, déculturation – en fait le consommateur est souverain dans une jungle de laideur, où on lui a imposé la liberté de choix (...).

    Ce que les économistes ne voient pas, c'est toute la logique sociale de la différenciation, ce sont les processus distinctifs de classe ou de caste, fondamentaux dans la structure sociale, et qui jouent à plein en société « démocratique ». Bref, c'est toute une sociologie de la différence, du statut, etc., qui manque ici en fonction de laquelle tous les besoins se réorganisent selon une demande sociale objective de signes et de différences, et qui fonde la consommation non plus comme une demande de satisfaction individuelle « harmonieuse », mais comme une activité sociale illimitée[3].

    <o:p> </o:p>Sur la fonction non-utilitaire de l'objet

    Cette mythologie rationaliste[4] sur les besoins et les satisfactions est aussi naïve et désarmée que la médecine traditionnelle devant les symptômes hystériques ou psychosomatiques. Expliquons-nous : hors du champ de sa fonction objective, où il est irremplaçable, hors du champ de sa détonation, l'objet devient substituable de façon plus ou moins illimitée dans le champ des connotations, où il prend valeur de signe. Ainsi la machine à laver sert comme ustensile et joue comme élément de confort, de prestige, etc. C'est proprement ce dernier champ qui est celui de la consommation. Ici toutes sortes d'autres objets peuvent se substituer à la machine à laver comme élément significatif. Dans la logique des signes comme dans celle des symboles, les objets ne sont plus du tout lié à une fonction ou à un besoin défini. Précisément parce qu'ils répondent à tout autre chose, qui est soit la logique sociale, soit la logique du désir, auxquels ils servent de champ mouvant et inconscient de signification.[5]

    <o:p> </o:p>Sur la hiérarchie des signes

    Depuis la banque de luxe avec coffres-forts Louis XVI réservée à 800 clients de choix jusqu'au bureau de P.-D. G., qui sera antique ou Premier Empire, alors que le fonctionnel cossu suffit aux cadres supérieurs, du prestige arrogant des villas néo-riches jusqu'à la nonchalance des vêtements de classe (seules quelques personnalités suffisamment riches peuvent se permettre d'entrer en jean au casino monégasque), toutes ces différences marginales scandent, selon une loi générale de distribution du matériel distinctif ( loi que nul n'est censé ignorer, bien moins encore que celle du code pénal), la discrimination sociale la plus rigoureuse. Tout n'est pas permis et les infractions à ce code des différences, qui, pour être mouvant, n'en est pas moins un rituel, sont réprimées. Témoin cet épisode amusant d'un représentant de commerce qui, s'étant acheté la même Mercedes que son patron, e vit licencié par celui-ci. Ayant fait appel, il fut indemnisé par les Prud'hommes, mais non réintégré dans son emploi. Tous sont égaux devant les objets en tant que valeur d'usage, mais pas du tout devant les objets en tant que signes et différences, lesquels sont profondément hiérarchisés[6].

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Sur la logique de différenciation

    Il faut voir que la consommation ne s'ordonne pas autour d'un individu avec ses besoins personnels indexés ensuite, selon une logique de prestige ou de conformité, sur un contexte de groupe. Il y a d'abord une logique structurelle de la différenciation, qui produit les individus comme « personnalisés », c'est-à-dire comme différents les uns des autres, mais selon des modèles généraux et selon un code auxquels, dans l'acte même de se singulariser, ils se conforment.[7] Le schéma singularité/conformité, placé sous le signe de l'individu, n'est pas essentiel : c'est le niveau vécu. La logique fondamentale, c'est celle de la différenciation/personnalisation, placée sous le signe du code.

    Autrement dit, la conformité n'est pas l'égalisation des statuts, l'homogénéisation consciente du groupe (chaque individu s'alignant sur les autres), c'est le fait d'avoir en commun le même code, de partager les mêmes signes qui vous font différents tous ensemble, de tel autre groupe[8].                                                   



    [1] Faisant suite d'ailleurs à un autre passage précédemment publié sur ce blog.

    [2] J. Baudrillard, La société de consommation, Poche, Gallimard, pp. 65-66.

    [3] Ibid, pp. 99-102.

    [4]  L'auteur veut parler des théories économiques de l'homo oeconomicus faisant de l'homme un animal purement rationnel qui chercherait à satisfaire son intérêt personnel dans l'acte de consommation. Consommateur rationnel, libre et autonome dans ses choix, l'économie considère l'acte de consommation dans son unique dimension utilitariste.

    [5] Ibid, pp. 106-107

    [6] Ibid, p. 129.

    [7] On retrouve là toute la sociologie classique de Simmel (phénomène de mode : singularisation/conformisme),  et Durkheim (solidarité organique : différenciation/solidarité) aux théories dynamiques de la socialisation (H.G. Mead et la construction du Soi, équilibrage permanent entre conformité aux impératifs du groupe, le « moi », et expression de sa propre singularité, construction de son individualité, le « je »).

    [8] Ibid, pp. 133-134.



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