• La présente contribution propose un résumé et une analyse de l'ouvrage afférent de P. Bourdieu sur la domination masculine. Cette présentation se décomposera en deux temps. aujourd'hui, nous reviendrons sur les thèses exposées par l'auteur ainsi que la démarche entreprise pour y répondre. nous détaillerons plus spécifiquement le concept de violence symbolique dans le cadre de l'étude de la domination "librement" consentie des femmes.


     

    La domination masculine 


    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Introduction
    <o:p> </o:p>

    Bourdieu fait de la domination masculine l'exemple par excellence de l'application de son concept de violence symbolique, « violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s'exerce pour l'essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément de la méconnaissance, de la reconnaissance, ou, à la limite, du sentiment.[1] »

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    Dans cet ouvrage, l'auteur tente de restituer à ce qu'il nomme la doxa (le sens commun, la logique immanente qui veut que a domination soit masculine) son caractère paradoxal, qui repose sur une logique qui est construite arbitrairement, sans véritable objectivité scientifique. La logique apparente de la différence naturelle des sexes  relayée (produite en réalité) en différence « naturelle » des genres n'est qu'apparente et s'inscrit dans un enracinement idéologique.

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    Pour défendre sa thèse, l'auteur va procéder en deux temps dans le but d'essayer de relever tout le processus historique à l'œuvre dans cette domination socialement et culturellement construite qui, pour être légitime et reconnue comme telle (aussi bien par les hommes que par les femmes elles-mêmes) a consisté à naturaliser le social, à faire de cette transformation historique un fait naturel.

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    ► Tout d'abord, Bourdieu lutte contre la vision trompeuse, car familière, qui veut que l'on pense que la différence des sexes (biologique, physiologique) induit « naturellement » une différence des genres (avec leur habitus « sexués » au niveau social, culturel, affectif, etc.), différence qui en fait n'est rien d'autre qu'une « construction sociale naturalisée » en réalité. Et qu'à partir de cette différence « naturelle » des genres, (culturellement et historiquement) aurait mécaniquement opéré une différenciation dans la division du monde qui est au principe même de nos représentations de la réalité.

    Nos représentations du sexe sont intimement liées à nos représentations des genres différenciés, mais cette représentation n'a aucun autre fondement que celui historique de la construction sociale des différences de genre. En socialisant le biologique (passer des sexes au genre), on biologise le social (passer d'une différence culturellement et historiquement construite à une différence naturelle, innée). Et ce faisant, on donne à penser que le « genre » conduit naturellement aux différences entre les sexes, alors même qu'il est lui-même le produit d'une construction sociale.

    « Les apparences biologiques et les effets bien réels qu'a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et fait apparaître une construction sociale naturalisée (les « genres » en tant qu'habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité (...). [2]»

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    ► Dans un second temps, l'autre problème auquel l'auteur ne veut pas céder, c'est celui qui, lié à la déconstruction de l'approche naturaliste, essentialiste de la différence et de la division des sexes qu'il tente de faire avec l'apport de l'anthropologie (en montrant son caractère purement historique), consiste à relever des invariants anthropologiques au fondement de ces processus historiques, et par là même, qui amène le risque d' « éternaliser » une représentation conservatrice de la relation entre les sexes.

    Ces invariants sont pour l'auteur des objets à analyser en eux-mêmes, car ils sont eux-mêmes le résultat d'un processus permanent de mécanismes visant à consolider et naturaliser ces invariants dans les consciences et l'inconscient collectif.  Il n'y a d' « éternel féminin » qu'historiquement construit, et d'invariants que de mécanismes institutionnels visant à entériner ces permanences (Etat, Ecole notamment et pas seulement la sphère domestique privée). Il remet en question les théories qui avalisent ce rapport inégalitaire sur une lecture anhistorique. Au contraire, pour lui, cette domination de tout temps des hommes sur les femmes est proprement historique, les structures de domination étant le « produit d'un travail incessant de reproduction » auquel contribuent les agents singuliers et les institutions sociales comme l'Ecole, la Famille, l'Etat ou l'Eglise.

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    Pour mener à bien son étude, l'auteur va s'éloigner de l'étude des sociétés modernes, trop proches affectivement et subjectivement donc, pour s'intéresser aux sociétés kabyles dans l'Algérie des années 50.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>I.                       La socialisation du biologique
    <o:p> </o:p>                                                              i.      la construction sociale des corps
    <o:p> </o:p>

    « La division entre les sexes paraît être dans « l'ordre des choses », comme on dit parfois pour parler de ce qui est normal, naturel, au point d'être inévitable : elle est présente à la fois, à l'état objectivé, dans les choses (dans la maison, par exemple, dont toutes les parties sont sexuées), dans le monde social et, à l'état incorporé, dans les corps, dans les habitus des agents, fonctionnant comme système de schèmes de perception, de pensée et d'action. C'est la concordance entre les structures objectives et les structures cognitives, entre la conformation de l'être et les formes du connaître, entre le cours du monde et les attentes à son propos qui rend possible ce rapport au monde (...). Cette expérience appréhende le monde social et ses divisions arbitraires, à commencer par la division socialement construite entre les sexes, comme naturels, évidents, et enferme à ce titre une reconnaissance entière de légitimité. (...). La force de l'ordre masculin se voit au fait qu'il se passe de justification : la vision androcentrique s'impose comme neutre et n'a pas besoin de s'énoncer dans des discours visant à la légitimer. L'ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé : c'est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des activités imparties à chacun des deux sexes, de leur lieu, de leur moment, leurs instruments ; c'est la structure de l'espace, avec l'opposition entre le lieu d'assemblée ou le marché[3], réservés aux hommes, et la maison, réservée aux femmes, ou à l'intérieur de celle-ci, entre la partie masculine, avec le foyer, et la partie féminine, avec l'étable, l'eau et les végétaux[4] ; c'est la structure du temps, journée, année agraire ou cycle de vie, avec les moments de rupture, masculins, et les longues périodes de gestation, féminines. [5]»

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    « La différence biologique entre les sexes, c'est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et, tout particulièrement, la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres, et en particulier de la division sexuelle du travail. (...). Du fait que le principe de vision social construit la différence anatomique et que cette différence socialement construite devient le fondement et la caution d'apparence naturelle de la vision sociale qui la fonde, on a ainsi une relation de causalité circulaire qui enferme la pensée dans l'évidence de rapports de domination inscrits dans l'objectivité, sous formes de division objectives (tâches, travail, etc.), et dans la subjectivité, sous forme de schèmes cognitifs (les femmes sont plus sentimentales, basée sur l'affect, l'éducatif, etc.) qui, organisés selon ces divisions, organisent la perceptions de ces divisions objectives.[6] »

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    Cercle vicieux de la causalité : causes – effets – renforcement des causes : les causes sont à elles-mêmes leur propre explication.

    <o:p> </o:p>                                                            ii.      domination et violence symbolique
    <o:p> </o:p>

    Bourdieu revient sur son concept de domination librement consentie, car non consciente, légitime car implicitement, inconsciemment légitimée. Les dominants produisent un système de domination qui institutionnalise la domination en la consacrant comme normale, naturelle, comme allant de soi. Ce faisant, les dominés acceptent leur statut de dominé, n'ayant pas conscience des structures profondes et latentes de reproduction de ce système de domination.

    <o:p> </o:p>

    « Lorsque les dominés (ici les femmes) appliquent à ce qui les domine des schèmes qui sont le produit de la domination, ou, en d'autres termes, lorsque leurs pensées et leurs perceptions sont structurées conformément aux structures mêmes de la relation de domination qui leur est imposée, leurs actes de connaissance sont inévitablement, des actes de reconnaissance, de soumission.[7] »

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    Le concept de violence symbolique désigne la forme de domination exercée par le dominant sur le dominé qui n'est pas conscientisée par le dominé (elle peut également ne pas l'être par le dominant car il l'a incorporé lui aussi comme normal) car la relation repose sur une lecture « normale » naturelle des rapports sociaux, relation qui agit toujours dans le sens d'un renforcement de cette domination. Il est dans ce cas là impossible (à moins de l'avoir conscientisée et de la combattre) de s'en défaire sans modification radicale des rapports sociaux et de la structure sociale qui les supportent et les légitiment.[8]

    Il est important de souligner que la simple conscientisation des forces syboliques qui s'exercent sur les genres, corps, groupes, la culture, la langue, etc ne suffit pas à la remettre en cause. Il est illusoire de croire que celle-ci peut être vaincue par les seules armes de la conscience et de la volonté nous dit l'auteur car ses effets sont diffus, profonds et durablement installés au plus intime des corps sous forme de disposition.[9] Ainsi, la libéralisation des femmes ne provient pas de la seule conscientisation de leur soumission dans l'espace public. La domination symbolique s'exerce alors par une forme de « soumission enchantée » qui fait « préférer » aux dominés leurs statuts de dominés, finissant de légitimer un peu plus la pratique en lui donnant un caractère naturel et conséquemment juste.

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    « La violence symbolique s'institue par l'intermédiaire de l'adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant lorsqu'il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou mieux, pour penser sa relation avec lui que d'instruments de connaissance qu'il a en commun avec lui et qui, n'étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle. [10]»

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    Pour s'en défaire, la solution ne réside pas simplement « dans des consciences mystifiées qu'il suffirait d'éclairer mais dans des dispositions ajustées aux structures de domination dont elles sont le produit ». De ce fait,  « on ne peut attendre une rupture de la relation de complicité que les victimes de la domination symbolique accordent aux dominants que d'une transformation radicale des conditions sociales de production des dispositions qui portent les dominés à prendre sur les dominants et sur eux-mêmes le point de vue des dominants. »

               

                                                              iii.      la domination sexuelle des corps
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    Ainsi de la femme en est-il des organes sexuels : la représentation du vagin comme pénis inversé fait du vagin un manque a être, un manque à voir, un élément en creux, masqué, caché, donc étrange, pernicieux et potentiellement dangereux. Cette représentation de l'organe sexuel différencié fait de cette différence une inégalité construite où le masculin est puissant, visible, supérieur, positif, tandis que le féminin est secret, enfoui, faible, caché, inférieur et négatif.

    Ces schèmes qui structurent les organes sexuels sont des constructions sociales que l'on retrouve pour le corps d'une manière plus générale, sur la manière féminine et masculine de le mouvoir, de le travailler, etc. « Le corps a son devant, lieu de la différence sexuelle, et son derrière, sexuellement indifférencié, et potentiellement féminin, c'est-à-dire passif.[11] »

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    La position considérée comme normale dans l'acte sexuel est celle qui consiste à mettre l'homme sur la femme. De même que le vagin est considéré comme maléfique, comme inversion en négatif du phallus, de même la position amoureuse dans laquelle la femme se met sur l'homme et donc prend le dessus objectivement et symboliquement est condamné dans de nombreuses traditions et nombre de civilisation.

    « Si le rapport sexuel apparaît comme un rapport social de domination, c'est qu'il est construit à travers le principe de division fondamental entre le masculin, actif, et le féminin, passif, et que ce principe crée, organise, exprime et dirige le désir, le désir masculin comme désir de possession, comme domination érotisée, et le désir féminin comme désir de la domination masculine, comme subordination érotisée, ou même, à la limite, reconnaissance érotisée de la domination. » (p. 37)

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    Ainsi, du corps, les hommes et les femmes ont une utilisation et une pratique différenciée liée aux schèmes inconscients de la naturalisation de la production sociale des genres. Les femmes doivent surveiller leur corps, le maîtriser, le confiner dans des postures et pratiques naturellement plus douloureuse. La tenue du corps est associée à la tenue morale et à la retenue qui convient aux femmes dans les relations sociales. Les interactions quotidiennes entre hommes et femme relèvent également d'une lecture structurelle entre schèmes culturels socialement incorporés. La moindre interaction, la lus petite action sociale, les micro-événements sociaux, les micro-gestes sont chez Bourdieu traversés en permanence par le poids de la structure sociale qui pèse sur eux et qui les orientent dans un certain sens. Une femme, même au statut supérieur n'ira pas poser ses pieds sur son bureau, car une certaine retenue, signifiante de son statut féminin, lui incombe. Le poids de la structure sociale traverse l'individu en permanence[12].

    «  Les divisions constitutives de l'ordre social et plus précisément, les rapports sociaux de domination et d'exploitation qui sont institués entre les genres s'inscrivent ainsi progressivement dans deux classes d'habitus différentes, sous la forme d'hexis corporelles opposées et complémentaires et de principes de vision et de division qi conduisent à classer toutes les choses du monde selon des distinctions réductibles à l'opposition entre le masculin et le féminin. [13]»

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    Aux catégories socialement instituées du genre correspondent des qualités spécifiques, opposées selon une logique de la répartition binaire complémentaire, qui, pour socio-culturelles (genre) qu'elles sont, passent pour être des catégories naturelles de différenciation sexuelle et donc ancrent les comportements et les qualités des individus sexués dans une légitimation des différences et par suite des inégalités entre les sexes, compte tenu que l'arbitraire culturellement défini (subjectif), mais biologiquement objectivé met la domination et les qualités nobles presque toujours (sinon toujours) du côté de l'homme.

    « Il appartient aux hommes, situés du côté de l'extérieur, de l'officiel, du public, du droit, de sec, du haut, du discontinu, d'accomplir tous les actes à la fois brefs, périlleux et spectaculaires qui, comme l'égorgement du boeuf, le labour ou la moisson, sans parler du meurtre ou de la guerre, marquent des ruptures dans le cours ordinaire de la vie ; au contraire, les femmes, étant situées du côté de l'intérieur, de l'humide, du bs, du courbe et du continu, se voient attribuer tous les travaux domestiques, c'est-à-dire privés et cachés, voire invisibles ou honteux, comme le soin des enfants et des animaux (...). Du fait que tout le monde fini dans lequel elles sont cantonnées, l'espace villageois, la maison, le langage, les outils, enferme les mêmes rappels à l'ordre silencieux, les femmes ne peuvent que devenir ce qu'elles sont selon la raison mythique, confirmant ainsi et d'abord à leurs propres yeux, qu'elles sont naturellement vouées au bas, au tordu, au petit, au mesquin, au futile, etc. Elles sont condamnées en chaque instant les apparences d'un fondement naturel à l'identité minorée qui leur est socialement assignée.[14] »[15]



    [1] P. Bourdieu, La domination masculine, points essais, Seuil, Paris, 2002, p. 11.

    [2] Ibid, p. 14.

    [3] Tel l'Agora à l'époque grecque qui était le lieu de débat réservée aux citoyens, c'est-à-dire aux hommes de la Cité.

    [4] Cf également, G. Bachelard, La poétique de l'espace,  et l'imaginaire symbolique associée à la maison et aux différentes pièces, sur lequel peut se superposer un symbolisme de la division des sexes (cave, grenier, etc.)

    [5] Bourdieu, op. cit., pp. 20-23.

    [6] Ibid, p. 24-25.

    [7] Ibid, p. 27-28.

    [8] Ce qui permet d'expliquer paradoxalement pourquoi une femme désire un homme plus grand qu'elle. Le fait de dominer un homme donnerait à penser que c'est la femme qui domine « porte la culotte » dans le couple, ce qui paradoxalement la met en position d'infériorité socialement parlant. En effet, elle se sent diminuée avec un homme diminué. Les femmes ne supportent pas les hommes « trop » sensibles, « trop » émotifs. Un homme qui les dépasse physiquement, socialement, culturellement sera a contrario le signe d'une réussite sociale et d'une reconnaissance de leur domination, par l'intermédiaire de la domination de leur mari. Cf. M. Bozon, « Les femmes et l'écart d'âge entre conjoints : une domination consentie », Population, 2, 1990, p. 327-360.

    [9] On pourrait ici faire le parallèle avec le concept de « résilience » mis à jour et théorisé par B. Cyrulnik. La capacité à dépasser une situation traumatisante vécue dans son enfance ne résulte pas de la simple prise de conscience de l'événement refoulé, mais d'un travail d'accompagnement de l'individu au niveau de sa psyché. L'événement ayant considérablement interféré sur son mode de connaissance, d'appréciation du monde et de développement  psychique et social.

    [10] Ibid, p. 55.

    [11] Ibid, p. 32.

    [12] Reprenant à son compte la théorie interactionniste développée par E. Goffman et son concept de « face », il montre à la différence de ce dernier que les interactions de la vie quotidienne répondent à des logiques directives plus globales, dépendantes des groupes sociaux auxquels appartiennent les individus et des habitus différenciés.

    [13] Ibid, p.48-49.

    [14] Ibid, p. 49-50.

    [15] Ainsi la fameuse  « intuition féminine » participe de cette violence symbolique , forme de lucidité spéciale accordée aux dominées, chez qui l'exercice de la raison est secondaire et où prime une sensibilité à tout ce qui relève de la fantaisie, de l'imagination, de la sensation. A la rationalité scientifique des dominants s'oppose l'intuitivité magique des dominés, faisant d'une construction sociale un trait de la « nature » féminine.



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    Les transformations sociales que subissent nos sociétés modernes depuis plusieurs années nous amènent à repenser la nature même du lien social constitutif du vivre- ensemble. Longtemps la sociologie s'est évertuée à trouver de la "société" dans la plupart de nos activités. Mais aujourd'hui, l'objet du chercheur semble filer entre ses doigts. La société perd de sa pertinence, ses contours sont plus perméables, plus flous et  le concept même de société tente à disparaître au profit d'une multiplicité de liens plus horizontaux et beaucoup moins institutionnalisés. Mais alors quid du lien social et de l'individu au sein de cette nouvelle modernité (postmodernité/hypermodernité) en marche ?
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Pour l'analyse sociologique, deux grands courants de pensée s'affrontent. Ces deux grands courants reposent sur une approche différenciée du social et d'une manière plus large de la condition humaine : d'un côté les tenants d'un holisme méthodologique qui dans la lignée durkheimienne considèrent que la société existe en tant que telle et qu'elle impose aux individus qui la composent de se conformer à des manières d'être, de penser et d'agir particulières ; de l'autre les zélateurs d'un individualisme méthodologique, descendants de Weber, qui au contraire pensent que la société est composée d'individus atomisés qu'il convient d'étudier singulièrement, et dont l'agrégation des comportements individuels constitue l'instigateur de phénomènes sociaux plus globaux. Une multitude d'autres courants de pensée se sont développés, entre ces deux doctrines, mais tous se situent quelque part entre ces deux approches paradigmatiques du social, entre déterminisme et libre arbitre.
    Longtemps, la première approche a dominé, notamment en France, sur l'atavisme du cartésianisme rationaliste et des Lumières. La sociologie dite moderne s'est construite et développée sur les bases d'un structuralisme social, faisant plus souvent des individus le point d'arrivée des sciences sociales plutôt que le point de départ du raisonnement.
     
    Pour les postmodernistes ou les hypermodernistes (même si des divergences de vue et d'approche parcourent les deux écoles), les grandes institutions socialisantes et liantes d'autrefois s'effritent au profit de multiples relations plus éphémères, plus changeantes, moins institutionnelles, et qui participent grandement elles aussi à la socialisation et au lien social. Pour résumer la pensée postmoderne, si tenter que cela soit possible, on pourrait dire que pour le courant postmoderne, « la vraie vie est partout sauf dans les institutions » comme le souligne M. Maffesoli, rejoignant ce que disait en son temps Simmel lorsqu'il affirmait que « l'individu ne se résume pas au social. »
    Il semble bien qu'aujourd'hui, les chercheurs en sciences sociales s'interrogent sur la pertinence du concept même de société. La société existe-t-elle réellement, ou n'est-elle qu'un idéal-type, une construction théorique propice aux seuls développements analytiques ? Or, quid d'un chercheur qui ne sait plus quoi chercher, qui aurait perdu son outil principal, sinon essentiel ? Il est bien connu que l'on ne trouve que ce que l'on cherche. Pendant longtemps, les sociologues cherchaient la société, ce faisant, ils la voyaient partout : dans la famille, à l'école, au travail, à l'église, dans les réunions syndicales et dans toutes les formes de mobilisation collective. La société sans cesse se rappelait à l'individu, elle le maintenait intégré, elle lui donnait un cadre, des repères sociaux clairement établis, au nom d'un lien verticalisé au social. La socialisation passait par l'institutionnalisation du lien. L'individu était structuré du dehors, et ce dehors en retour lui permettait de se construire et à son tour de se structurer du dedans.
     
    Mais aujourd'hui, les sociologues cherchent ailleurs. Les grandes institutions sociales perdent de leur légitimité, elles sont sans cesse réinterrogées, remises en question. La pérennité institutionnelle cède sa place à la versatilité relationnelle. La famille, l'école, le travail ne sont plus des éléments intégrateurs tels qu'on l'entendait auparavant. Aujourd'hui le moteur de l'intégration, le cœur même du vivre ensemble n'est plus à rechercher du côté d'un lien verticalisé au social. Dire cela n'est pas remettre en cause la solidarité, l'intégration et le vivre ensemble. Dire cela, signifie simplement qu'une transformation profonde et très certainement encore incomprise, pour le moins sous-estimée, se met en place au sein de nos sociétés occidentales. A la norme fordiste qui gouvernait dans les rapports sociaux de l'entreprise, et qui assurait à chacun une place et une position bien attribuées, avec un statut défini à l'avance dans un système fortement verticalisé, se substitue désormais l'exigence de responsabilité, l'exigence d'autonomie. Le travailleur a gagné en liberté, à lui le droit de s'arroger sa journée de travail, de s'approprier son poste, mais à lui également le droit de subir les conséquences d'une réorganisation perpétuelle, d'un échec collectif, etc. En gagnant en liberté, le travailleur contemporain a perdu une part de sécurité que lui octroyait le modèle fordiste. Le même raisonnement peut s'appliquer à la famille et à l'ensemble des autres grandes sphères institutionnelles. L'individu contemporain est plus libre dans ses choix, dans ses désirs, dans ses conduites, mais il est pressé de choisir, de désirer, d'agir en permanence et de plus en plus vite, en sachant se responsabiliser, s'autonomiser. La verticalisation du lien social, modèle dominant de l'analyse des sociétés modernes s'effrite de plus en plus au profit d'une horizontalisation du lien, où chacun tente, essaie, se retire, revient, au sein de relations sociales plus électives. L'individu contemporain (postmoderne/hypermoderne) affiche sa volonté de déborder le cadre institutionnel dans lequel il se sent enfermé, contraint dans sa liberté. Porteur de risque, ce nouveau modèle qui tend à se développer est aussi porteur de nouveauté, de changement radical et d'octroi supplémentaire de liberté. Le problème c'est qu'il laisse sur le carreau ceux qui ne disposent pas des capacités individuelles suffisantes pour s'autonomiser. L'horizontalité du lien procède pour l'essentiel d'un refus de verticalisation obérant, non permissif au libéralisme individuel, mais il opère en substitut d'un lien existant.
    <o:p> </o:p>L'horizontalité est d'autant plus sollicitée qu'elle vient se conjuguer à une verticalité efficace, quitte à vouloir la remplacer. Mais elle ne la devance pas. L'intégration sociale passe toujours et encore avant tout par une forme instituée au social. Le déscolarisé, le délaissé, l'exclu du monde du travail, aucun ne bénéficie des liens sociaux traditionnels suffisants. Les réseaux de sociabilités, ces nouveaux liens horizontaux, n'opèrent que secondairement, et exclusivement pour ceux auprès desquels les liens institués ont permis de s'intégrer correctement à l'ensemble de l'espace social. L'individu postmoderne s'érige en individu libre, autonome, hédoniste, où le lien communautaire, où l'horizontalité prime sur un lien sociétaire fortement verticalisé. Société affective où les liens de proximité sont en passe de détrôner les liens rationalisés, bureaucratisés tels qu'ils ont été théorisés par Max Weber. La légitimité sociale n'est plus donnée à l'avance par le statut social mais elle doit se gager au quotidien, dans le rapport direct à autrui. A l'impersonnalité des relations rationnelles des sociétés modernes, semble se substituer aujourd'hui une recherche de légitimation directe, dans la relation affective à l'autre. Lien électif plutôt que lien subi. Horizontalité du social plutôt que verticalisation institutionnelle qui amène à réinterroger en profondeur la nature même du lien social et la place de l'individu au sein de cette hypermodernité naissante pour tenter d'en saisir la radicale originalité.
    <o:p> </o:p>

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    Aujourd'hui, je vous propose de revenir sur la notion d'habitus théorisée par Pierre Bourdieu. Concept central de son oeuvre, l'habitus est au coeur même de l'analyse de la reproduction sociale et de la socialisation chez l'auteur. le billet suivant tente de revenir sur ce concept et de le définir afin de mieux en saisir les enjeux, les aspects pertinents mais également les limites.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Le concept d'habitus apparaît pour la première fois chez Durkheim. Mais c'est surtout Bourdieu qui va utiliser ce concept dans son analyse sur la reproduction sociale. Pour lui, l'habitus peut se définir comme  un « système de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principe générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre. [1]»
     Pour le dire simplement, l'individu est structuré par sa classe sociale d'appartenance, par un ensemble de règles, de conduites, de croyances, de valeurs propres à son groupe et relayés par la socialisation. A ce titre, il parle de « structures structurées ». De plus, ces dispositions acquises vont influencer sur sa manière de voir, de se représenter et d'agir sur le monde. L'individu va intérioriser des conduites, des comportements, tout un ensemble de choses sans en avoir conscience. Il va donc agir en fonction de tout cela sans le savoir. Ces structures vont en retour le structurer davantage encore (en me conférant une certaine vision du monde, certaines préférences) et le limiter dans mes choix. Ce qui correspond aux « structures structurantes ».
    <o:p> </o:p>► Autre définition que nous donne Bourdieu : « L'habitus, système de disposition acquises par l'apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne comme un système de schèmes générateurs, est générateur de stratégies qui peuvent être objectivement conformes aux intérêts objectifs de leurs auteurs sans en avoir été expressément conçues à cette fin. »[2] Pour simplifier, l'habitus est un ensemble de manière d'être, d'agir et de penser propre à un individu, fruit d'un apprentissage particulier lié à son groupe d'appartenance, qui diffère selon sa classe sociale, sa disposition en capital, et sa place occupée dans l'espace social. L'habitus structure les comportements et les actions de l'individu, et à la fois, il structure les positions dans l'espace social.
    <o:p> </o:p>Bourdieu distingue deux types d'habitus correspondant à deux étapes successives de la socialisation de l'individu. L'habitus primaire tout d'abord qui débute avec la vie et qui s'achève grosso modo durant le secondaire. C'est durant toute cette période que l'enfant va intérioriser et apprendre les normes, codes, règles de son groupe social d'appartenance. Cet habitus est le fruit de son éducation familiale et scolaire.
    Puis dans un second temps, ce qu'il nomme l'habitus secondaire qui correspond à l'ensemble des apprentissages que l'individu rencontrera par la suite tout au long de sa vie, et notamment dans le cadre de son environnement professionnel. La plupart du temps, habitus primaire et secondaire se succèdent sans heurts, dans la continuité : c'est la reproduction sociale. L'individu à l'âge adulte voit son habitus correspondre à celui de son groupe social d'origine. L'habitus acquis poursuit l'habitus hérité.

    Parfois, il arrive que l'habitus secondaire soit en contradiction avec l'habitus primaire. Les codes, normes, goûts, valeurs de l'individu tendent à ne pas correspondre à celles inculquées et intériorisées dans son enfance. L'individu change de groupe social, sa classe sociale acquise diffère de sa classe sociale d'origine. Il y a mobilité sociale. Mais nous dit Bourdieu, l'habitus primaire se rappelle souvent à l'individu qui commet des « erreurs » dans ses comportements et ses conduites sociales révélatrices de son statut nouveau acquis et non hérité. Exemple : ne pas aimer l'art contemporain alors que le groupe social dans lequel il évolue « adore » cela (bien accentuer le [o] pour faire très chic).


     Pour Bourdieu, si ces deux habitus sont complémentaires, il n'en reste pas moins que c'est l'habitus primaire qui domine et qui est le plus important. Il parle à ce titre d'un effet d'inertie de l'habitus.
    <o:p> </o:p>► Il ne faut pas confondre habitus et habitude : l'habitude renvoie à une donnée conscientisée, liée à une pratique quotidienne, objective. L'habitude se porte sur des actes concrets, sur des objets, des gestes routiniers. L'habitus est un concept beaucoup plus large. Il correspond au style de vie, aux préférences affichées par l'individu de manière consciente mais qui sont liées à une certaine forme de socialisation inconsciente qui lui font justement préférer ces éléments.
    <o:p> </o:p>L'habitus est le concept central de la théorie de Bourdieu, car il lie les dimensions objectives (pratiques, loisirs, styles de vie, ce que fait l'individu) et subjectives (gôuts, préférences, etc, ce que pense l'individu). Il produit les individus et leurs logiques d'action. La socialisation selon Bourdieu, en assurant l'incorporation de l'habitus de classe, produit l'appartenance de classe des individus tout en reproduisant la classe en tant que groupe partageant le même habitus.  Ce concept est au fondement de sa théorie de la reproduction sociale qui passe pour être en grande partie inconsciente du fait même de l'habitus.
    <o:p> </o:p>

    Si l'ensemble des sociologues s'accorde pour dire que l'individu est traversé de part en part par des mécanismes sociaux, certains ont néanmoins critiqué l'approche trop objectivante du concept d'habitus. En effet, pour les tenants de l'individualisme, l'individu est acteur de ses propres choix, de ses décisions, même si celles-ci sont à resituer dans un contexte social, économique et historique particulier. Mais si le contexte est influent, il n'est pas déterminant. Or, l'approche de Bourdieu consiste à faire du contexte social une variable déterminante des conduites des agents sociaux. En effet, l'habitus est une notion qui conditionne l'individu à agir tel qu'il le désire. Comment peut-on être déterminé à agir si l'on agit comme on le souhaite ? C'est justement toute la pertinence du concept bourdieusien qui fait des choix et des désirs individuels, des contraintes inconscientes qui pèsent sur l'individu.


     

    ■ Prenons en exemple concret : les études de sociologie urbaine montre qu'un enfant vivant dans un environnement social (voisinage) où le taux de scolarisation est faible aura moins de chance de réussir que celui qui vit dans un environnement où le niveau de diplôme est plus élevé. Pour le dire en terme bourdieusien, si le contexte social dans lequel vit l'enfant est pauvre en capital culturel et économique, sa destinée sociale a toutes les chances de converger vers la situation contextuelle dans laquelle il vit.  On est là face à une inégalité sociale criante : l'environnement a une influence directe sur la réussite scolaire et donc la destinée sociale d'un enfant.


     

    Mais, si cette inégalité ne sonne pas le tocsin de la révolte sociale, c'est parce que les individus développent des comportements, des désirs, des choix, conformes à cet environnement. Ainsi, des enfants vivant dans un environnement social et culturel pauvre, où il y a peu de diplômes dans le voisinage auront beaucoup moins envie à leur tour de faire des études. Ce faisant, cette situation factuelle d'inégalité sociale se transforme en choix individuel. Si l'enfant ne veut pas faire d'études, c'est parce qu'il a acquis des désirs conformes à son groupe, à son environnement social. Une fois acquis, il va agir conformément aux spécificités de son groupe social. Il aura l'impression d'agir librement, alors que le contexte social l'aura inconsciemment contraint à agir de la sorte. Pour Bourdieu, c'est bien l'habitus qui permet d'expliquer le phénomène de la reproduction sociale. Mais étant en grande partie inconscient, il n'est pas remis en question ni interrogé. En outre, il est aussi fortement contraignant et révélateur de déterminismes sociaux. C'est sur cet aspect trop déterministe qu'il est fréquemment critiqué (à juste titre par ailleurs, même si son interprétation reste en grande partie pertinente).


     Des sociologues comme Boudon par exemple (ou plus contemporain, M. Duru-Bellat, F. Dubet, J.-C. Kaufmann, etc.) reconnaissent ses apports et la pertinence de son concept d'habitus mais le minimise dans le sens où ils laissent une place plus grande à l'individu dans sa capacité à dépasser sa condition, à sortir du cadre de sa conformité reproductive. A ce titre, on parle de « sujets » plus que d'acteurs ou d'agents sociaux.


    [1] P. Bourdieu, Le sens pratique, p.88-89.

    [2] Ibid, pp. 120-121.



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  • <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p> 

     La famille, entre ses modifications et ses recompositions intéresse et inquiète quelquefois les spécialistes, sociologues comme psychologues. Sur ce sujet, les deux professions se complètent souvent, s'opposent parfois.

    La famille est considérée comme le « domaine de la vie le plus important » pour les européens d'après une enquête de l'INSEE menée en 2003 sur l'ensemble des pays de l'UE. Rien d'étonnant à cela, puisque la famille est ce qui nous touche de plus près, de notre naissance à notre mort. Lieu de socialisation, lieu de construction identitaire et d'individualisation, la famille constitue le point d'ancrage et de repères le plus important dans l'édification de l'individu.

    <o:p> </o:p>

    C'est pourquoi les modifications et les bouleversements qui la touchent inquiètent à plus d'un titre. Mais qu'en est-il exactement ? Les questions actuelles tournent essentiellement autour de la parentalité et des liens éducatifs.

    D'ailleurs, d'un point de vue sociologique et historique, il est intéressant de relever qu'à chaque fois que l'Etat a voulu intervenir dans la famille, il l'a fait par le biais de l'enfant et de son bien-être. Or, les débats actuels portent justement sur la dimension éducative dans la relation parent/enfants.
    <o:p> </o:p>

    Critiquée par les uns, encensé par les autres, elle semble porter à elle seule le poids des transformations sociales et des comportements qu'a subi la France depuis ces dernières années. L'épisode récent des banlieues en atteste.

    <o:p> </o:p>

    • L'exemple des phénomènes de « violences urbaines » de novembre 2005

    <o:p> </o:p>

    Quelques raisons invoquées :

    → polygamie des pères

    → relâchement parental

    → perte de l'autorité familiale

    <o:p> </o:p>

    En filigrane, c'est souvent la place et le rôle de l'autorité paternelle qui est questionnée. Depuis que l'autorité est partagée entre les parents, les enfants ne seraient plus aussi bien élevés, entend-on parfois (discours réactionnaires et il faut bien le dire souvent aux accents « pétainistes »)

    <o:p> </o:p>

    Comme si les problèmes de délinquance juvénile, les actes de violence scolaire et extrascolaire trouvaient leurs sources et leurs explications au sein de la structure familiale seulement (on y reviendra plus tard, cf. cours 4). Si le problème part de la famille, c'est donc à la famille qu'il faut s'en prendre et c'est à elle qu'on va s'attaquer. Vision assez réductrice, voire simpliste qui vise à caricaturer la réalité et passer à côté des véritables problèmes.

    <o:p> </o:p>

    Accuser la famille, c'est directement la rendre responsable des réussites et des échecs de ses enfants. Certes, la famille porte certainement une part de responsabilité, mais une part seulement. Accuser la polygamie (interdite en France normalement, donc qui ne devrait pas exister), ou le relâchement parental, c'est individualiser la responsabilité, en oubliant – sciemment ? – le poids des situations économiques, sociales, culturelles, qui pèsent sur certaines familles et leurs modes de vie souvent liés à la précarité. En individualisant le problème, on évite de porter le regard sur les transformations de la structure sociale et le poids de la collectivité. On élude l'essentiel en se concentrant sur un aspect seulement du problème. Mais l'on retrouve le même mode de fonctionnement pour expliquer le chômage, la pauvreté, l'exclusion sociale, on individualise (stigmatise ?) et l'on refuse d'augmenter la focale.

    <o:p> </o:p>

    Or ces situations culturelles, sociales et économiques ne relèvent pas exclusivement des responsabilités familiales mais bien des responsabilités collectives, notamment celles de l'Etat.

    <o:p> </o:p>

    Que nous dit cet exemple ?

    Que la famille n'est pas coupée du reste de la société. Qu'elle n'est pas plus fautive, ni moins responsable de ce qui s'y joue. La famille est une institution qui évolue avec la société. A trop regarder du côté de la famille, on en oublie qu'elle n'est qu'une branche de l'arbre. Si sa responsabilité est engagée, il faut aussi accepter que la responsabilité collective soit elle aussi engagée, de prime abord (on y reviendra dans notre premier chapitre).

    <o:p> </o:p>

    On parle aujourd'hui de la famille comme d'une institution en crise, en perte de repères, de valeurs. La famille aurait perdue son âme d'antan. Mais parler de crise de la famille revient à dire qu'il y aurait eu un âge d'or de la famille, une « époque formidable », constitué d'un modèle idéal et unique de famille où, pour reprendre un aphorisme panglossien : « tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. » 

    On verra que la réalité historique et sociale nous dresse un portrait beaucoup moins angélique, bien moins éthéré, que ce que certains discours moralisateurs, idéologiques ou alarmistes ne le laissent entendre. Car si la famille d'autrefois pouvait paraître plus sécurisante, elle était aussi beaucoup plus inégalitaire et plus subie qu'elle ne l'est aujourd'hui (ce qu'on va voir dans le cours 1).

    C'est l'éternel débat entre liberté et sécurité. Supprimez des libertés, vous gagnez en sécurité. Otez de la sécurité, vous gagnez en liberté. La famille d'aujourd'hui a gagné en liberté et en démocratie (dans ses rapports parents/enfants, père/mère, séparation/union) ce qu'elle a perdu en sécurité, c'est-à-dire en aptitude intégrative. La famille contemporaine est, pour prendre un terme à la mode, affectivement plus précaire. Non pas que l'affectif soit moins influent. Bien au contraire, c'est l'excès d'affectif qui entretient la précarité conjugale : à la moindre défaillance, le couple éclate (Cf. cours 2 sur le lien conjugal).

    <o:p> </o:p>

    Mais c'est oublier aussi le rôle majeur qu'a joué l'école dans cette transformation des fonctions familiales. Si autrefois la famille était souvent le lieu où les individus apprenaient des savoir-faire, aptes à les intégrer à la sphère professionnelle, c'est maintenant l'école qui dispense en grande partie cette fonction intégrative. C'est par la scolarité et le diplôme que l'individu va s'intégrer socialement, professionnellement dans la société. C'est l'école qui fournit le plus sûrement une place et une position dans la hiérarchie sociale. Certes, le milieu familial conserve son importance, mais il n'est plus premier. Le chômage des jeunes en atteste. Ce n'est plus la situation familiale qui conduit à l'obtention d'un métier ou non, mais bien la situation scolaire, au travers du diplôme.

    Avec l'accession pour tous à l'enseignement secondaire et supérieur dans les années 60, l'école est devenu le véritable moteur de l'intégration sociale et professionnelle. La généralisation de l'accès à tous et à toutes a également permis à la famille de se repositionner et de redéfinir ses rôles.

    La crise économique du début des années 80 va, à son tour, également contribuer à modifier les comportements familiaux. On va voir augmenter le nombre de jeunes vivant au domicile parental par exemple, reportant une vie conjugale à plus tard, ou l'expérience de la cohabitation se développer, les familles monoparentales sombrer dans la précarité, etc. (Cf. cours 3).
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    La famille n'est donc pas un îlot protégé et inaltérable, contrairement à ce que certains souhaiteraient, mais s'accommode des évolutions sociales, culturelles, économiques et recompose en permanence avec. Redéfinition de ses fonctions, redistributions de ses rôles : la famille évolue et se transforme avec la société. Plus individualiste, mais aussi plus conflictuelle par certains de ses aspects, elle doit sans cesse réopérer à des repositionnements, des redistributions des rôles. L'égalitarisme familial, engendre frustrations et remise en questions du rôle et de la place de certains pères, le refus de se voir dicter ses comportements de la part des enfants, la volonté de ne pas avoir à multiplier les temps de travail pour la femme, partagée entre activité professionnelle et activité domestique, etc. La précarité économique et sociale engendre des peurs et des incertitudes, aptes à favoriser la création de conflits. Le soutien intergénérationnel des parents et grands-parents envers leurs petits enfants en proie au chômage, aux difficultés d'insertion professionnelle et économique, sont aussi des vecteurs à prendre en compte dans l'analyse des transformations familiales. Le maintien au domicile parental plus tardif peut engendrer également des sources multiples et variées de conflits. Les recompositions de leurs côtés, sont autant de potentialités de conflits que la famille s'élargit (se dissout ?) sans pour autant que le droit n'accorde un rôle juridique au parent rapporté. Si les conflits paraissent plus fréquents, c'est aussi parce que les sources éventuelles sont en plus grand nombre : entre parents et beaux-parents, parents rapportés et enfants, frères et demi-frères, ancien conjoint et nouveau conjoint, etc. (cf. cours 4).

    <o:p> </o:p>

    La famille ne fait pas que subir les transformations, elle invente des nouveaux cadres, de nouvelles pratiques. L'égalitarisme, l'individualisme, l'épanouissement personnel, le primat de l'affectif sont quelques unes des valeurs sur lesquelles repose la société contemporaine et dans lesquelles la famille puise de nouveaux moyens à sa socialisation.

     C'est pourquoi, plus que de crise, nous montrerons qu'il est préférable de parler de transformation, de mutation de la famille contemporaine, loin du cadre normatif dans lequel elle était, jusqu'à récemment encore, enfermée.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Fin de l'introduction

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    Le billet suivant intervient dans le cadre d'une tentative de définition des principaux  concepts essentiels de la sociologie. nous présenterons aujourd'hui le concept de "culture". Suiveront prochainement ceux de  Socialisation ; Insertion ; Exclusion ; Intégration notamment.<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p> <o:p>L'extrait suivant tente de donner une définition synthétique de la notion de culture, dans ses différentes significations (individuelle, collective, humaine). Loin d'être complète, elle est à considérer comme une introduction au concept qui demande à être étayer et complétée.</o:p>
    <o:p> </o:p>    « Culture : fausse évidence, mot qui semble un, stable, ferme, alors que c'est le mot piège, creux, somnifère, miné, double, traître. Mot mythe qui prétend porter en lui un grand salut : vérité, sagesse, bien-vivre, liberté, créativité... Mais dira t-on, ce mot est aussi scientifique. N'y a-t-il pas une anthropologie culturelle ? Et, dit-on une sociologie de la culture »                Edgar Morin (Sociologie, 1984, Seuil, 1994, p. 156)<o:p> </o:p>

    Le terme de culture est polysémique, il regroupe une diversité de définitions larges et relativement protéiformes. En effet, la notion de culture recouvre un ensemble disparate de réalités. On parle aussi bien de culture au sujet d'une population, d'une société et de l'ensemble des individus qui la compose, que d'une culture relative à un groupe social donné, déterminé dans le temps et l'espace. On parle par exemple de culture « punk », « pop », culture juvénile, etc., liés par des pratiques culturelles spécifiques (culinaires, vestimentaires, musicales, littéraires, ...) En outre, une autre définition doit être ajoutée qui est celle qui renvoie à la culture au sens de tout ce qui n'est pas naturel. En ce sens, on distingue l'ensemble des caractères acquis des caractères innés. La culture correspond ici au fondement même de l'idée d'humanité. Dans ce troisième cas de figure, la culture est employée pour décrire ce qui fait la spécificité de l'humain. Claude Lévi-Strauss fait de la prohibition de l'inceste (mais aussi de l'obligation de l'union exogame et de la différenciation sexuelle) le fondement de la culture humaine.

    On a donc trois approches différentes pour un même terme :

    -        approche anthropologique : culture relative à un peuple, à une communauté nationale, ethnique.

    -        Approche sociologique : culture d'un groupe particulier (jeunes, culture « pop », etc.) et pratiques culturelles qui les accompagnent (culture populaire contre culture dominante)

    -        approche paléo-anthropologique : culture comme acte fondateur du passage de l'état de nature à celui de culture humaine.

    <o:p> </o:p> En général, on peut regrouper la polysémie du terme en deux grandes catégories de définitions. Soit une définition restreinte (sociologique), qui entend culture au sens de valeurs, de représentations symboliques, sociales d'un groupe particulier, qui se définit au travers de cette culture et qui se transmet de génération en génération. Soit une définition large (anthropologique), qui entend culture au sens de coutumes, valeurs, idées, langues, croyances particulières certes, mais aussi au sens de l'organisation de l'environnement total de l'homme (matériel, idéel, économique, politique, religieux, écologique, etc), organisation qui va réguler les comportements des individus entre eux au sein de leurs rapports sociaux.<o:p> </o:p>

    La culture c'est avant tout du symbolique. La culture c'est ce qui permet de faire lien entre les individus, c'est ce qui permet également de donner du sens au monde qui nous entoure. Une culture repose sur du symbolique (ce qui lie et fait sens).

    <o:p> </o:p>

    ■ Au niveau anthropologique

    Entendue comme système de cohérence de la vie en commun, l'anthropologie a permis de rompre avec les idées évolutionnistes qui faisaient de la culture un processus évolutif et hiérarchisé. Il existe des cultures différentes, mais il n'y a pas de hiérarchies culturelles. De la même manière, il n'y a pas d'universalisme culturel mais un relativisme des cultures.

    L'ethnocentrisme consiste justement à laisser penser que les pratiques symboliques des cultures autres que les nôtres sont des cultures simples, voire simplistes. Or, les travaux ont permis de montrer que les cultures éloignées des nôtres reposent sur les mêmes schèmes opérateurs, et sont organisés par des systèmes de sens tout aussi complexe que les nôtres.

    Le premier anthropologue à avoir donné une définition de la notion de culture est Edward Burnett Tylor (1832-1917), dans Primitive Culture, 1871. La culture est définie comme un « ensemble des connaissances, croyances, rites, normes, valeurs, modèles de comportements des individus au sein d'une société donnée. » Il ajoute que le mot « culture, pris dans son sens ethnographique large, est ce tout complexe qui comprend la connaissance, la croyance, l'art, la morale, le droit, la coutume et toutes les autres capacités et habitudes acquises par l'homme en tant que membre de la société. »

    <o:p> </o:p>

    ► Il n'y a donc pas des stades culturels successifs, mais un ensemble de cultures diversifiées. La définition de Tylor rejette toute hiérarchisation et accorde une égale légitimité aux multiples cultures. La plupart des anthropologues se rangeront à cette approche relativiste de la culture.

    Ralph Linton, dans Le fondement culturel de la personnalité, 1945 en donnera la définition suivante : «  [le terme de culture] se rapporte au mode de vie global d'une société, et non pas seulement au mode de vie particulier que cette société considère comme supérieur ou plus désirable. Si par exemple, on applique le mot à notre mode de vie, la culture n'a rien à voir avec le fait de jouer du piano ou de lire du Robert Browning. Pour les sciences humaines, de telles activités ne sont que des éléments de la culture considérée comme une totalité. Cette totalité comprend aussi bien d'humbles occupations comme faire la vaisselle ou conduire une automobile (...). Il n'y a pas de société, ni même d'individu « inculte ». Toutes les sociétés ont une culture, aussi simple qu'elle puisse paraître, et tous les êtres humains sont « culturés », en ce sens où ils participent toujours à quelque culture. »

    <o:p> </o:p>

    ■ Au niveau sociologique

    En revanche, la sociologie qui s'intéresse aux rapports sociaux de classes va considérer le terme de culture sous un aspect plus idéologique et conflictuel. Elle opposera une culture populaire à une culture savante, une culture dominée à une culture dominante, sur la base des analyses marxistes. La culture populaire est alors entendue comme un sous-produit de la culture dominante (bourgeoise), culture non aboutie, inférieure et dominée. Sous la question culturelle, c'est la question sociale qui prime. Bourdieu a notamment travaillé sur cette question des inégalités culturelles en montrant l'opposition idéologique qui était établie entre la culture légitime (culture des classes dominantes) et la culture vulgaire, ou populaire (celle des classes dominées). Les individus disposent d'un volume de capital culturel différent, et ce capital différent va être hiérarchisé, certaines pratiques culturelles (loisirs, consommation, etc.) seront idéologiquement considérées comme supérieures à d'autres.  Cette hiérarchisation culturelle relève des conflits sociaux de classes et de la domination sociale.

    <o:p> </o:p>

    Pour simplifier, en sociologie, il est préférable de parler de pratiques culturelles et on différenciera les pratiques « nobles », légitimes des pratiques populaires plus « vulgaires », en sachant que derrière cette classification, ce sont des enjeux de lutte et de pouvoir pour la domination qui entrent en jeu. On pourra aussi parler d'une culture populaire au travers d'un système de reproduction sociale par héritage de capital. Les enfants héritent du capital culturel (et des autres) de leurs parents, et l'habitus fait le reste selon l'approche structuraliste de Bourdieu.

    <o:p> </o:p>En anthropologie, le terme de culture renvoie davantage à la notion de modèles culturels propres à une société, un groupe d'individus, c'est-à-dire un ensemble de manière d'être, de penser, et d'agir, bref, de vivre d'une population donnée, organisée autour de codes, valeurs, droits, coutumes, traditions, croyances, inscrits dans un système symbolique cohérent qui fait sens pour l'ensemble de la communauté et qui lui assure une certaine unité.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Ouvrages sociologiques de référence
    <o:p> </o:p>

    - P. Bourdieu, La Reproduction, Paris, Ed. de Minuit, 1970.

    - Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, Paris, La découverte, coll. « Repères » 2005.

    - Olivier Donnat, Les français face à la culture. De l'exclusion à l'éclectisme, Paris, La Découverte, Coll. Sociologie, 1994

    - C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

    - R. Hoggard, La culture du pauvre, Paris, Ed. de Minuit, 1970.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

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