• Avant de partir dans quelques heures pour ix jours de vacances, voici un dernier billet pour l'année 2007 sur la sociologie de Max Weber qui n'intéressera certainement que peu de monde, si ce n'est quelques étudiants en sciences humaines.... Bonnes fêtes à tous et à l'année prochaine.

     

     

     

    On oppose souvent M. Weber (1864-1920) à E. Durkheim (1858-1917). Car si l'un et l'autre ont contribué de la même façon à l'institutionnalisation de la sociologie au sein de l'Université, Durkheim s'inspire des sciences de la nature en traitant des phénomènes sociaux de l'extérieur, comme des entités défaits de l'individu qui les supporte et donc ne fait que les transmettre sans agir dessus, tandis que Weber s'en différencie en tentant de fonder une méthodologie propre à la sociologie, en tournant autour de la notion d'action sociale et d'intention.

    Problème qu'il se pose : Existe t'il des lois sociales ? Sous-entendu est-il possible de prédire les événements historiques à venir ?

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>I.                  Une sociologie de l'action
    <o:p> </o:p>

    Pour Weber, l'objet premier de la sociologie est l'étude des actions sociales. Est action sociale toute action qui engage un échange entre au moins deux personnes. Par exemple, ouvrir une porte pour sortir n'est qu'une simple action non sociale. En revanche ouvrir une porte à quelqu'un qui frappe participe d'une action sociale car il y a dès lors interaction entre les participants. En réalité, toute action sociale est une interaction plus ou moins explicite. Manger seul est une action. Manger face à quelqu'un en prenant soin de ne pas faire de bruit est du domaine de l'action sociale, car d'une manière plus ou moins consciente, plus ou moins explicite, il y a volonté d'agir par rapport à autrui.

    Dans cette acception, toute action sociale renvoie à une interaction et donc suscite une réponse adaptée (remercier d'avoir ouvert, faire soi-même l'effort de ne pas faire de bruit, etc.).

    Le travail du sociologue consiste donc à relever ses diverses actions et à les interpréter. Le sociologue doit étudier des interactions. Toute analyse sociologique repose donc sur un modèle particulier d'acteur et d'actions humaines engagées. A ce titre, on peut considérer Weber comme le premier sociologue interactionniste.

    <o:p> </o:p>- La sociologie est la science qui étudie l'activité sociale
    <o:p> </o:p>

    ► Une activité est un comportement humain qui a un sens pour celui qui le produit (un réflexe n'est pas une activité)

    ► Une activité sociale est une activité qui met en relation au moins deux personnes et qui est sensée se rapporter au comportement d'autrui (avoir un accident de voiture avec quelqu'un n'est pas une activité sociale car dans ce cas, l'action n'est pas engagée volontairement, à moins d'une tentative de meurtre !). En revanche, frapper à la porte d'une salle est une action sociale car elle met en relation deux personnes et l'action a u sens pour chacun des interactants.

    ► Qu'est ce qui a un sens ? Tout ce qui est volontaire et qui est compréhensible par celui qui le reçoit et le produit.

          ► qu'est ce qui pousse les individus à agir ?  La motivation individuelle.

    Ces motivations peuvent être appréhender en quatre types

    action affective (émotion)
    action traditionnelle (habitudes, coutumes)
    action rationnelle en valeur (convictions, valeurs)
    action rationnelle en finalité (agir dans un but fixé par avance)

    De ce fait, le comportement humain devient compréhensible à partir de ces 4 grands types motivations. Ces comportements entrent en interaction les uns avec les autres contribuant à définir le champ de l'activité sociale.

    ► Le travail du sociologue est donc de chercher à comprendre ce qui motive les individus à passer à l'action. Il faut donc plonger au cœur des individualités. L'apport de la psychologie peut être nécessaire. On part de l'individu, on dégage un idéal-type de comportement d'action, on peut ainsi comprendre l'activité sociale.

    <o:p> </o:p>

    ■ Exemple : je joue au rugby

    Activité sociale qui me met en confrontation/coopération avec d'autres

    Cette activité a un sens pour moi, ce sens c'est ce qui me motive à agir/jouer :

    Plusieurs types de motivations :

    plaisir, loisirs : action affective
    comme papa, comme tout ceux de ma famille qui y jouaient : action traditionnelle.
    pour aller au bout de soi-même, l'esprit d'équipe, la solidarité, l'effort, l'abnégation, etc : action en valeurs
    pour gagner beaucoup d'argent, pour être célèbre : action rationnelle en finalité.
    <o:p> </o:p>Parfois, les motivations sont multiples, elles se recouvrent, elles peuvent aussi s'opposer.
    ► On peut faire du rugby parce qu'on se fait plaisir et en même temps chercher à gagner beaucoup d'argent en acceptant des offres de club. On mettra en avant le plaisir car il existe même s'il n'est pas seul dans la motivation.
    ► Elles peuvent aussi s'opposer : on peut faire du sport en ayant des valeurs éthiques (se faire mal, esprit d'équipe). Mais on peut préférer l'appât du gain et de la victoire et utiliser des produits dopants pour gagner. Tout dépend de la motivation à la base, de ce qui détermine l'action sociale.
    Pour Weber, c'est l'action rationnelle en finalité qui prime dans nos sociétés modernes.
    <o:p> </o:p>

    Pour l'auteur, il faut donc partir du vécu des individus, des acteurs pour saisir les phénomènes sociaux, pour comprendre l'activité sociale. A l'inverse de Durkheim, on part de l'individuel pour expliquer le social. C'est ce qu'on appelle une sociologie compréhensive, car on cherche avant tout à comprendre les motivations individuelles afin de pouvoir expliquer un phénomène social  (c'est ainsi que procède Weber[1] dans son analyse de l'essor du capitalisme en occident).

    <o:p> </o:p>II.               Une sociologie compréhensive
    <o:p> </o:p>

    Ainsi défini l'objet de la sociologie, on se rend compte de l'impossibilité pour le sociologue de saisir l'entièreté du réel. Son domaine d'étude est infini. Il existe une infinité d'actions sociales au sein de la société. Il est donc impossible d'expliquer la totalité des phénomènes et a fortiori d'en tirer des lois universelles.

    De plus, la sociologie est différente des sciences de la nature sur un point important. S'il est facile de reproduire en laboratoire des phénomènes naturels qui se répètent, il est alors facile de mettre en équation des rapports de causalités précis et définis, et à l'aide d'un modèle mathématique, d'en tirer des lois universelles. En revanche pour ce qui est des sciences sociales, celles-ci étudient des phénomènes qui dépendent des intentions et du bon vouloir des individus. Il est impossible d'appliquer la méthode propre aux sciences de la nature aux sciences de l'homme. Il va à l'encontre de la méthodologie durkheimienne. Il faut donc s'interroger sur les motivations, sur les raisons qui poussent les individus à agir de telle manière plutôt qu'une autre, sur ce qui fonde la légitimité de leur motivation avant de chercher à nouer des causalités. Il n'existe pas pour Weber de vérité sociologique en dehors du domaine où elle a été mise en évidence (on ne peut la reproduire en laboratoire). Il n'y a donc pas de lois sociologiques générales comme il peut y en avoir dans les sciences de la nature et comme cherche à le découvrir Durkheim.

    <o:p> </o:p>

    Etudier des faits sociaux consiste donc pour Weber à comprendre l'intentionnalité des acteurs, les motivations de leurs actions. C'est ce qu'on appelle une sociologie compréhensive, en ce sens que le sociologue tente de comprendre les motivations de l'action sociale. Certaines formes de relation sociale sont facilement compréhensibles telles que les relations de politesse car ici la relation entre les intentions et les actes est explicite. (à l'intention d'être aimable répond l'action d'être poli). La relation sociale est comprise comme la relation qui unit l'intention à l'acte.

    Il en existe de plus complexes, notamment celles que Weber étudiera plus en détail dans un de ses ouvrages qui sont celles du développement du capitalisme.

    <o:p> </o:p>

    Pour Weber, si le capitalisme a pu se développer en Europe, c'est au sein de la morale religieuse qu'il faut trouver ses fondements. Le social ne procède donc pas seulement du social contrairement à Durkheim. Les changements sociaux proviennent des transformations culturelles, religieuses, économiques, etc. tout autant. C'est la morale protestante (calviniste surtout) qui en autorisant l'enrichissement personnel et l'investissement ont permis de faire naître le capitalisme. En effet, pour les protestants, le travail assure le salut de l'âme tandis que l'oisiveté est un péché. La morale protestante ne considère plus comme contraire à Dieu le fait de s'enrichir et d'investir son argent. Les valeurs religieuses sont donc au coeur du changement social pour Weber.  Ce qui a permis l'activité sociale qu'est le capitalisme, ce sont les valeurs nouvelles défendues par la religion protestante, ce qui aura pour but de motiver les individus à investir.



    [1] L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Plon, 1995.



    2 commentaires
  • Aujourd'hui, je vais poursuivre l'étude sur le système de reproduction sociale qui agit au cœur même du système d'enseignement tel que Bourdieu l'avait formulé en revenant sur l'exemple du coureur de fond que j'avais commencé à développer car il me paraît être significatif des deux conceptions sociologiques qui s'opposent ou se conjuguent sur le sujet. D'un côté une conception structuraliste ou holiste développée par Bourdieu, de l'autre une approche plus individualiste, libérale formalisée par Boudon.
    Nous allons donc tenter de définir plus clairement les tenants et les aboutissants de chacune de ces deux conceptions au travers de l'exemple de mon coureur de 10000m.
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Dans le cadre des futurs JO de Paris en 2024, une course de 10000m est organisée pour tous les enfants entre 7 et 10 ans afin de former la future graine de champions.

    Les participants doivent s'inscrire pour intégrer la compétition et pour pouvoir s'entraîner auparavant. Ils sont regroupés par groupes tirés au hasard (en fonction de la proximité du centre d'entraînement sauf demande particulière de la part des parents). Les centres d'entraînements sont équipés globalement de la même façon et les professeurs de sport qui les coacheront ont été recrutés selon des critères semblables.

    Ainsi, tous les élèves quels que soient leur centre bénéficient des mêmes avantages, donc des mêmes structures au départ. Pourtant très vite, il s'avère que certains coachs sont plus présents, plus motivants, plus expérimentés que d'autres (certains ont déjà exercé avant d'arriver sur le terrain et donc connaissent mieux certaines « ficelles » du métier). En outre, si les centres bénéficient d'équipements similaires, certains situés dans des zones géographiques mieux cotés ont un financement supplémentaire et peuvent s'offrir des installations high tech. De plus, certains parents désireux que leurs enfants arrivent avec les meilleures chances le jour de la compétition leur paient des cours particuliers en dehors du cadre de l'entraînement collectif.

    On assiste donc à un émiettement progressif de l'uniformité des structures d'accueil pour les enfants selon leur lieu d'entraînement, les compétences du coach, les possibilités ou non de s'entraîner en plus. Dès les premiers mois, on constate que l'inscription dans certains centres peut être plus avantageuse pour les enfants que l'inscription dans d'autres.  Pour autant, pour des raisons d'égalité, on continue à placer les enfants selon la proximité des centres. Seulement, on constate que certaines familles, connaissant la réputation de certains centres préfèrent déménager pour s'installer à proximité des centres les mieux cotés, en tout cas ceux dont le bouche à oreille laisse entendre qu'ils seraient plus performants.

    <o:p> </o:p>Quelles conclusions tirées de cela ?

    1.      Que d'une part l'égalité de base dans l'accueil, la prise en charge et l'éducation des enfants ne sera pas la même selon les centres (sans pour autant qu'il y ait une volonté délibérée de créer des conditions initiales d'inégalités). Certains enfants bénéficieront d'équipements, d'entraîneurs, de conditions de travail plus agréables, plus performants que d'autres. Que donc d'égalité revendiquée il n'en est rien dans les faits. L'égalité légitimée n'est pas une égalité factuelle.

    <o:p> </o:p>

    2.      Que d'autre part, connaissant ces différences, certains parents vont faire le choix de s'installer dans les zones où les centres sont les plus réputés et délaissés les autres. Or, un effet de trappe fait que tous les enfants ne pourront pas s'inscrire dans ce club mais devront aller dans un autre centre. Les centres moins réputés seront progressivement abandonnés par une partie de la population. Certains quartiers prendront de la valeur mobilière et donc les prix des loyers augmenteront, et certaines familles n'auront plus les moyens d'y loger.

    <o:p> </o:p>On peut en conclure que les meilleurs centres seront progressivement fréquentés par les familles les mieux informées et les plus aisées. Les différences entre centres se redoublent d'une inégale distribution des publics. L'inégale performance des centres est redoublée par une inégalité d'accès des publics à ces centres.
    <o:p> </o:p>

    3.      Que même si il y a égalité parfaite dès le départ (tous les centres et coachs se valent), certains parents tenteront d'avantager leurs enfants en lui fournissant des heures de cours en supplément. Bien sûr, il faudra pouvoir les payer.

    On peut donc en conclure que même si (ce qui n'est pas le cas, répétons-le) tous les centres étaient véritablement égaux en termes de compétences et de publics, que certains enfants seraient néanmoins inégalement favorisés du fait de la possibilité pour certains de s'entraîner davantage.

    <o:p> </o:p>

    Vingt mois durant, les entraînements se poursuivent. Les enfants grandissent et sont bientôt prêts à se confronter. Après deux ans de formation, nous approchons maintenant du jour de la compétition. Chacun va pouvoir se mesurer à l'autre et seuls les meilleurs auront le droit de participer au tour suivant pour la sélection définitive de l'élite du 10 000m. Nous sommes dans un système méritocratique et dans un tel système, ce sont donc les enfants considérés comme étant les plus méritants qui seront retenus ce qui semble a priori logique et démocratique (on hérite pas de son statut de « meilleur » mais on le gagne). Chacun est donc responsable de sa réussite comme de ses échecs et cela en fonction de son mérite personnel (c'est-à-dire du travail et de l'investissement personnel fourni pour être prêt le jour de la compétition).

    <o:p> </o:p>

    Les enfants sont angoissés, certains plus que d'autres qui ont investi davantage, qui ont vu leurs parents les pousser, les motiver, les accompagner. D'autres dont les parents n'avaient pas le temps, ou étaient absents, ont du se battre seuls, sans aide familiale. D'ailleurs le jour de la course, certains enfants ont leurs parents dans les tribunes ; d'autres non : tous n'ont pas pu se libérer pour aujourd'hui.

    La course va débuter dans quelques minutes maintenant. On place les coureurs sur la ligne de départ.  Certains enfants ont pris des vitamines, des boissons énergétiques pour mettre toutes leurs chances de leurs côtés. Ils ont également acheté les meilleures chaussures. D'autres n'ont même pas pris de petit déjeuner, courent avec de vieilles baskets à moitié trouées.

    Le départ est donné : la course est lancée.

    Au bout de plusieurs minutes d'effort, les premiers arrivent. Les parents les félicitent, ils pleurent de joie. Les enfants sont ravis tandis que les derniers tombent épuisés, las, déçus et frustrés. Evidemment on les réconforte, les profs essaient de les encourager, les parents les consolent. Mais ils savent qu'ils devront quitter le centre, que leur tour est passé, qu'ils n'ont pas su saisir la chance qui leur était offerte. Ils ont échoué. Ils sont les seuls responsables de leur échec. Ils auraient du travailler davantage, s'investir plus. Ils devront subir les tourments de l'âme. On cherchera des responsabilités extérieures mais tout en sachant bien au fond de soi qu'on est seul responsable de son échec.

    <o:p> </o:p>

    Mais après avoir encensés les vainqueurs et pleurés les perdants, que se passe t-il si l'on regarde de plus près ? Derrière les conduites individuelles, les motivations particulières, il y a des éléments qui devraient frapper les esprits. Ceux qui sont arrivés les premiers sont ceux qui étaient les mieux chaussés, ceux qui ont eu la chance d'avoir des cours supplémentaires, ceux dont les parents avaient investi beaucoup d'espoir (et d'argent), ceux qui ont usé de produits énergétiques.

    Certes, rien n'interdisait de le faire. Au contraire, les coachs eux-mêmes avaient laissé entendre qu'il était plus sûr de gagner dans ces conditions. Certains centres vendaient même des boissons et des chaussures appropriées pour la course. Etrangement, les enfants partis seuls, mal chaussés, mal conseillés, issus des centres les moins performants sont aussi ceux qui ont été recalés.  Bien sûr, certains sont passés entre les mailles, et ont réussi à passer l'épreuve comme d'autres pourtant bien préparés, ont échoué. Mais si on dépasse les cas individuels et que l'on regarde au niveau global, on constate que 75% de ceux qui ont été sélectionnés sont aussi ceux qui ont bénéficié des meilleures structures, des meilleurs coachs, de l'équipement sportif le plus performant, de cours supplémentaires, de parents investis, etc.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Quelles conclusions en tirer encore une fois ?

    Si l'on reprend les conceptions respectives de Bourdieu et de Boudon voilà ce qu'il pourrait être dit :

    <o:p> </o:p>

    1.      Si certains réussissent plus difficilement à passer les sélections, ce n'est pas parce qu'ils sont nécessairement moins méritants que les autres (il est difficile de juger du « mérite » individuel) mais parce qu'ils n'ont pas les mêmes conditions initiales de réussite. En effet, ceux qui ont pris des boissons, qui ont eu des cours supplémentaires, qui portaient les chaussures adéquats ont des le départ un avantage difficilement récupérable par rapport aux autres. Ce n'est donc pas leur mérite personnel qui est en jeu (il peut néanmoins intervenir en partie mais il est difficile à mesurer dans ce cas objectivement durant la course), mais plutôt les conditions en amont de la course qui doivent être relevées pour comprendre leur réussite.

    Alors, on comprendra plus facilement pourquoi 75% des enfants « favorisés » dès le départ sont sélectionnés contre 25% seulement de ceux qui le sont moins, alors même que la course s'est courue sur la même distance et à égalité pour tous. Ce n'est pas la course individuelle en soi qu'il faut regarder et analyser pour comprendre les raisons de l'échec et du succès de l'enfant, et encore moins les situations à l'arrivée (approche synchronique) mais les conditions initiales avec lesquelles l'enfant a du composer au départ (entraînements préalables plus performants, équipements meilleurs, bonnes chaussures, cours particuliers en plus, etc.). Dans ce cas, on comprend mieux pourquoi ce sont les plus avantagés au départ qui sont également les meilleurs.

    Cette analyse a le mérite d'expliquer la régularité statistique du taux de réussite, qui fait que les plus favorisés sont aussi les meilleurs et qu'à leur tour donc, par la suite, ils deviennent également les plus favorisés (ce qui correspond à la reproduction sociale). Pour autant, cette théorie sociologique n'explique pas en revanche les exceptions : pourquoi certains alors même qu'ils ont moins d'avantages au départ réussissent-ils et pourquoi certains qui sont avantagés dès le départ ne réussissent pas ?

    C'est sur ce point que l'approche de Bourdieu peut être et ne manque pas d'être critiquée. L'analyse holiste ne se satisfait d'aucune exception à la règle car elle sort de son cadre. Il faut donc chercher ailleurs les explications au moins pour ces « exceptions statistiques » mais également peut-être pour la totalité des individus.

    <o:p> </o:p>

    Parce qu'il faut certainement compter aussi (mais pas seulement et certainement pas de manière dominante) avec le mérite personnel, entendu comme l'effort que fournit l'enfant pour réussir, effort personnel, d'investissement, de travail, de motivation.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    2.      Si certains réussissent mieux que d'autres, c'est tout simplement par ce que les choix et les motivations des enfants diffèrent. Les motivations individuelles sont premières dans cette approche. Ce qu'il convient d'étudier ce sont les choix, les actions de chacun pris indépendamment de l'environnement social. Si certains enfants réussissent mieux, c'est parce qu'ils ont choisi de réussir, c'est-à-dire parce qu'ils ont fait le choix de s'investir, parce qu'ils étaient motivés plus que les autres par la réussite, par l'esprit de compétition, la soif de vaincre, etc. c'est donc au cœur des motivations individuelles qu'il faut trouver les sources de la réussite des meilleurs, loin des seules conditions initiales non suffisantes. Ainsi, on explique aussi bien les régularités statistiques que les exceptions. En partant des cas individuels, on arrive par agrégation des motivations individuelles à comprendre le phénomène dans sa globalité. Les plus motivés sont la plupart du temps les vainqueurs indépendamment des conditions initiales de chacun. C'est donc au niveau de la motivation des enfants qu'il faut agir.

    <o:p> </o:p>Mais alors, laquelle de ces deux approches privilégiées alors ? Laquelle colle au mieux à la réalité sociale ? Il suffit d'aller vérifier de manière empirique sur le terrain.
    <o:p> </o:p>

    Les spécialistes qui ont étudié les enfants qui ont réussi, en leur faisant passer des entretiens individuels, ont remarqué qu'effectivement ce sont les plus motivés, les plus investis qui finissent en tête. Mais ils ont constaté également que ces enfants sont aussi ceux dont les parents sont les plus motivés, les plus investis. C'est donc grâce à l'investissement des parents et de toute la famille que l'enfant réussit. Peu importe qu'il ait un équipement moins favorable, des chaussures moins efficaces, etc. C'est donc peut-être en intégrant davantage les parents au sein des centres, auprès des coachs, des décisions d'entraînements, que l'on pourra mieux répartir les réussites et diminuer les inégalités sociales. Boudon aurait donc raison et Bourdieu tort. Mais après dépouillement des enquêtes, on constate souvent que les familles les plus investies sont aussi celles qui font profiter des meilleurs équipements et coachs à leurs enfants. Donc Bourdieu aurait in fine raison, Boudon partiellement seulement, le raisonnement n'étant pas porté à son développement maximum.

     Cette explication de type « individualiste » ne suffit pas, même si elle explique en partie les exceptions. Car il se peut que la motivation soit très grande chez des enfants dont les parents ont un investissement moindre ou dont la famille malgré sa motivation n'a pas jugé opportun/eu la possibilité de favoriser en amont son enfant, pensant que seule la motivation comptait.

    <o:p> </o:p>

    La motivation compte certes pour beaucoup. Les décisions individuelles, les choix personnels sont essentiels dans la réussite. A ce titre, le mérite joue bien un rôle important, mais non suffisant. En effet, cette motivation sera d'autant plus forte que les enfants seront soutenus, moralement, économiquement par leurs parents. Or, cette adhésion des parents est aussi plus marquée chez les enfants issus des classes les plus favorisées, donc chez ceux qui bénéficient des meilleures structures et équipements de départ.

    <o:p> </o:p>Que faut-il déduire de cet exemple ?
    <o:p> </o:p>

    En réalité, tout se passe dans le système dominant comme si le seul mérite individuel comptait, parce qu'il est l'élément le plus facilement repérable et qu'il s'accorde au mieux aux représentations que l'on a des choses. On regarde les enfants à l'arrivée, oubliant souvent de regarder les situations initiales. Dans ce cas, peu de place est laissée aux conditions initiales, tout repose sur une vision égalitariste des centres (de l'école donc) qui viendrait homogénéiser ces conditions initiales et par conséquent les annuler en les mettant de côté et en laissant la réussite reposer exclusivement sur les capacités individuelles, le mérite et les motivations personnelles. Ainsi, celui qui réussit ne le doit qu'à lui-même, et à personne, ni rien d'autre. On sait aujourd'hui que les choses ne sont pas aussi simples. C'est pourquoi on a favorisé certains centres, on tente de recruter des coachs plus expérimentés dans certains centres, etc.

    <o:p> </o:p>

    En fait, en tenant pour seul, ou au moins pour l'élément le plus important, l'effort individuel, tout se passe comme si l'on plaçait les enfants sur des lignes de départ différentes, et que certains devaient courir 11000 mètres quand d'autres en courent 10000 alors même qu'on ne regarde que le résultat à l'arrivée, et qu'à l'aune de ce résultat, on juge qui sont les plus méritants. A vrai dire, pour être au plus près de la réalité des deux conceptions sur le sujet, dans ce cas précis, on observerait comment court l'enfant afin de mesurer ses chances de réussite ou d'échec. Ce « comment » relève de considérations et de données subjectives, individuelles, liées à sa motivation, mais ne s'intéresse pas aux conditions de départ, juste à la course en soi.

    En revanche, l'autre conception regarde la course et explique ce « comment » en le replaçant dans le cadre d'une vision des conditions initiales. Les efforts individuels sont influencés par les conditions objectives de leur production. Et alors on constate que derrière les motivations, il y a une inégalité initiale qui ne fait que se répercuter sur la course et donc sur les chances de succès des coureurs.

    <o:p> </o:p>

     Or, ce handicap de départ est donné à ceux qui ont déjà le moins, tandis que les plus méritants sont placés devant dès le départ. On avantage les « meilleurs » et on handicape les « moins chanceux » de sorte qu'à l'arrivée, seuls les meilleurs réussissent et rares sont les autres à parvenir à rallier la ligne d'arrivée. Le système tend ainsi à reproduire la structure sociale en l'état, les meilleurs se « reproduisent » socialement (et biologiquement aussi par homogamie sociale entre eux ; les moins chanceux également. Et le système reste en l'état car on laisse penser que tout repose sur les capacités individuelles (le « don naturel ») et non sur des inégalités sociales héritées (les conditions sociales).


    1 commentaire
  • <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p> 

    Dans cet essai, Georg Simmel procède à une analyse sociologique et philosophique du conflit. A l'encontre des idées reçues et des formalisations théoriques qui font du conflit une situation d'antagonismes sociaux, conduisant à remettre en cause l'organisation de la vie sociale, il fait du conflit une des formes essentielles de la vie sociale qu'il s'agit d'analyser dans sa positivité sociale, apte à agir comme une force de liaison sociale entre individus et groupes sociaux.

    Pour l'auteur le conflit est socialisateur : il permet de dépasser les antagonismes, de les rationaliser en une relation conflictuelle, où l'unité est recherchée. Derrière la contradiction, la dualité, l'antagonisme des interactants, le conflit permet de dépasser cette contradiction car il se fonde sur une lecture duale du conflit : à la fois force centrifuge, qui tend à séparer, à scinder la relation, mais également force centripète, qui tend à relier, à chercher l'unité de la relation.

    Toutes les formes de conflit portent cette double dimension permanente : unité/dualité

    <o:p> </o:p>Plus qu'un élément d'organisation des sociétés (lutte des classes) et des rapports sociaux interpersonnels (les membres d'un couple par exemple), le conflit est pour Simmel une forme de socialisation, c'est-à-dire un élément inhérent à la société et constitutif de la vie sociale.
    <o:p> </o:p>

    A l'opposé de l'idée qui veut qu'une société fonctionne correctement en limitant ses sources de conflits, ses luttes permanentes (qui sont pensées comme des formes de déviances, d'anomie et qui portent un risque de désorganisation de la vie sociale), l'auteur montre au contraire que le conflit contribue à unifier la société.

    <o:p> </o:p>

    Pour cela il se réfère à la dimension ontologique de l'humain, fondamentalement dual, c'est-à-dire à la fois être lié (individu social, besoin de s'affilier à un groupe), à la fois être séparé (distinction sociale, singularité, volonté de se différencier). Animé tout autant par l'amour et la haine, l'homme est viscéralement dualité, comme Freud l'avait tardivement repéré avec son concept de pulsion de vie et de pulsion de mort.

    Sympathie et hostilité se mêlent et se conjuguent sans cesse aussi bien dans la vie des sociétés, des nations, des peuples, des groupes sociaux que dans la vie des individus eux-mêmes, sans que jamais l'une ou l'autre ne triomphe en dominant définitivement l'autre aspect. A ce titre, Simmel s'oppose à toute vision d'une fin heureuse de l'Histoire comme on a pu le penser avec l'avènement des sociétés démocratiques, ainsi qu'à toute approche eschatologique.

    <o:p> </o:p>

    Ce qui intéresse Simmel dans l'étude qu'il fait du conflit, ce ne sont ni les causes qui font éclater le conflit, ni les conséquences de l'événement qui affectent la société et qui peuvent transformer les rapports sociaux et les rapports de force entre groupes sociaux, mais à la structure même du conflit, à son mode de fonctionnement, à la forme qu'il prend quand il a éclaté.

    Pour lui, ce qui est pertinent c'est d'analyser la forme du conflit, qui a pour fonction de contribuer à assurer la cohésion sociale, la régulation sociale par la résolution des différends qui opposent les interactants dans la recherche de normes, de codes, de règles communes aux deux belligérants (exemple du couple).

    <o:p> </o:p>La notion de forme sociale
    <o:p> </o:p>

    Georg Simmel est un philosophe avant d'être un sociologue. C'est la raison pour laquelle son œuvre repose essentiellement sur une approche conceptuelle du social et de la vie en société. Il ne faut pas chercher d'exemples empiriques, appliqués aux expériences pratiques du quotidien. Simmel ne fait pas preuve d'empirisme, mais il cherche à relever derrière les situations contextuelles, les époques, les lieux, les trajectoires individuelles, les permanences sociales, les irréductibilités de l'individu social, ce qu'il appelle les « formes » de la vie sociale.

    Les formes sont au départ des produits de la création humaine qui en s'agrégeant tendent à se « cristalliser » autour de configurations redondantes, qui finissent par contraindre l'individu à agir dans le sens de ces configurations : les créations individuelles finissent par gouverner à leurs créateurs.

    <o:p> </o:p>

    G. Simmel a théorisée une approche du social qui porte le nom de sociologie formelle, en relation avec le concept de « forme », concept central de l'analyse sociologique pour la compréhension du social. Il s'agit d'étudier les différentes formes de la vie sociale qui en s'institutionnalisant dans des rapports sociaux objectifs, permettent de mieux saisir les mutations, attitudes et actions des individus sociaux dans leur globalité.

    En effet, pour lui, « l'histoire humaine est le perpétuel conflit entre la vie, productrice de formes grâce aux individus créateurs, et la culture qui est la non-vie de formes suprapersonnelles, réifiées, figées et pour ainsi dire congelées dans le devenir, le propre de l'homme étant d'informer le devenir grâce à l'histoire ».

    <o:p> </o:p>

    On voit donc que les formes sociales sont perpétuellement renouvelées afin de lutter contre une réification aliénante de la vie sociale. Mais bien qu'en mouvement permanent, elles permettent de saisir l'essentiel d'une société à un moment donné de son histoire.

    <o:p> </o:p>

    Ainsi, Simmel fait du conflit une des formes de la vie sociale.  Le conflit est inhérent à l'homme, puisque étant dual par nature, attiré par l'amour et la haine, désirant se lier aux autres et s'en détacher dans le même temps, il porte le conflit au cœur même de sa constitution. Le conflit est consubstantiel à l'esprit humain pour Simmel. Il est donc normal que la société soit en conflit permanent. Mais loin d'y voir quelque chose de négatif, Simmel fait de celui-ci une force positive d'intégration sociale.

    <o:p> </o:p>Types de conflits
    <o:p> </o:p>

    La société ne subsiste qu'en sollicitant sans cesse des conflits, suivis de répits aux solutions toujours provisoires et précaires. De plus, les solutions aux conflits sont limitées en nombre. Simmel en retient trois qui seront repris par la suite et parfois réinterprétés par leurs auteurs.

    -         La victoire d'un belligérant : dans ce cas, il y a domination momentanée de l'un des interactants sur l'autre (guerre, duel, compétition sportive), et l'unité est rompue.

    -         La résignation des combattants : ici, c'est la lassitude qui finit par avoir raison du conflit et chaque partie se retire sans gain ni pour l'un ni pour l'autre.

    -         Enfin, le compromis qui correspond à une entente précaire entre les interactants, mais qui a l'avantage de ne faire perdre la face à aucun des individus. Le compromis est la situation préférentielle de l'auteur, allant jusqu'à faire de celui-ci « une des plus grandes inventions de l'humanité ». en effet, le compromis permet de maintenir l'unité dans l'antagonisme mais cette unité est momentanée, amenée à être remise à mal. Elle maintient le dynamisme social et entretient l'intégration et la cohésion sociale des différentes parties de la société.

    <o:p> </o:p>

     Le conflit à ce titre est bien un élément de socialisation de la vie sociale. D'ailleurs, dès le début de son essai, Simmel souligne le caractère profondément positif du conflit : « une fois que le conflit a éclaté (...), il est en fait un mouvement de protection contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera à ne sorte d'unité, quelle qu'elle soit[1] ». Puis rajoute t-il, « en lui-même, le conflit est déjà la résolution de tensions entre les contraires.[2] »[3]

    On est ici au cœur de la thèse défendue par Simmel selon laquelle le conflit participe à la fois de l'unité et de l'antagonisme et qu'à ce titre, il se situe à la croisée des chemins entre les deux grands axiomes de la sociologie que sont l'unité de l'individu (singularité) et l'unité de l'ensemble des individus (la société). Le conflit signifie la négation de cette unité globale entre l'individuel et le collectif.

    <o:p> </o:p>

    En effet, la singularité de l'individu n'existe pas si celui-ci st parfaitement conforme aux règles et aux codes de la vie sociale : il y a un risque d'indifférenciation des individus. Le « Je », entendu comme expression de sa propre personnalité, se construit nécessairement dans la confrontation aux règles sociales et au groupe. L'unité de l'individu se fait par la contradiction, l'antagonisme au groupe également[4].

    <o:p> </o:p>

    De l'autre côté nous dit Simmel, « un groupe qui serait tout simplement centripète et harmonieux, une pure et simple « réunion », n'a non seulement pas d'existence empirique, mais encore il ne présenterait pas de véritable processus de vie ; elle serait figée, statique, incapable de toute modification.[5] »

    Ainsi à l'inverse un groupe harmonieux signifierait immédiatement la mort du groupe, dans une espèce de permanence imperturbable, hors de toute vie perpétuellement mouvante. La société, les groupes sociaux ne se constituent en unité sociale qu'au travers d'antagonismes inhérents. Un groupe où l'unité globale affichée n'est que le simple reflet de l'unité interindividuelle qui le compose est une chimère.

    <o:p> </o:p>

    Force attractive et répulsive sont donc indispensables et doivent être considérées comme toutes les deux positives dans le cadre d'une analyse sociologique du conflit. Ce qui résulte d'un conflit n'est pas le simple résultat de la soustraction entre force attractive/force répulsive, positivité/négativité du conflit comme le laisse penser la théorie ordinaire. Mais au contraire, c'est davantage l'addition des deux qui permet de saisir le conflit et ce qui en résulte.

    <o:p> </o:p>

    L'ensemble de l'étude de Simmel repose sur des approches conceptuelles de différents types de conflits sociaux, où l'unité est opérante, au travers de la remise en question de celle-ci ou dans la recherche objective de sa réussite. Soit le conflit se déclenche parce que l'unité préalable éclate (couple), soit pour réhabiliter cette unité préalablement défaite (lutte sociale). Cette théorie du conflit ne vaut pas seulement pour la sociologie, mais peut s'appliquer tout autant à toute étude psychologique de l'esprit humain, à la concurrence économique (d'ailleurs Simmel s'appuie beaucoup sur cet exemple dans son analyse). Bref, plus qu'un apport sociologique majeur, cet essai constitue une réflexion stimulante sur le fondement et le fonctionnement de toute ontologie humaine.



    [1] G. Simmel, Le conflit,Circé, Paris, p. 19.

    [2] Ibid, p. 20.

    [3] D'où l'importance pour la violence de s'institutionnaliser en conflits avec revendication, enjeux sociaux, économiques, politiques, etc. afin d'être entendue et considérée. L'exemple des violences urbaines de 2005 est un beau contre-exemple, qui montre bien combien la violence non rationalisée ne bénéficie d'aucune « oreille attentive ».

    [4] Cf. théorie de la socialisation développée par l'interactionnisme symbolique en la personne de G. H. Mead entendue comme « processus de construction du Soi », où l'individu apprend à se construire et se socialiser dans le respect d'une part aux règles du groupe social afin d'être intégré, dans la confrontation à ces mêmes règles et au groupe afin de mesurer sa propre singularité et construire son individualité.

    Remarquons par ailleurs que la période de l'adolescence s'accorde très bien à cette conception de l'individu social.

    [5] Ibid, p. 21.



    1 commentaire
  • Aujourd'hui, je reviendrai sur le concept de reproduction sociale tel que Bourdieu l'a mis à jour dans le cadre du système d'enseignement, dans un de ses ouvrages phares, écrit avec J.-C. Passeron, à savoir : La reproduction, Eléments pour une théorie du système d'enseignement[1], publié dans les années 60.

    Si l'ouvrage commence à dater un peu, les analyses et les conclusions restent toujours aussi pertinentes, à quelques variantes près (aujourd'hui l'Université s'est ouverte à tous les milieux sociaux et aussi bien aux femmes qu'aux hommes. Néanmoins, les inégalités se sont reportées ailleurs, plus qu'elles ne se sont effacées avec l'accès généralisé aux études supérieures).

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>1.      Critique de la méthodologie synchronique
    <o:p> </o:p>

    Pierre Bourdieu reproche dans un premier temps les analyses sociologiques qui font intervenir une méthodologie statique de l'étude de la population étudiante. Cette approche consiste à faire des facteurs que sont l'origine sociale, le sexe et les autres caractéristiques retenues les seuls éléments à même d'expliquer l'inégale répartition des étudiants selon les filières d'enseignement supérieur.  S'il critique cette approche, c'est qu'elle est réductrice, en s'attachant à comprendre une situation donnée en fonction des données portant sur cette situation précisément. Si les filières littéraires sont plus féminisées, c'est qu'il y a une inégalité de sélection qu'il s'agit de rectifier. Or, nous dit Bourdieu cette approche méthodologique ne prend pas en compte les parcours antérieurs et les effets des sélections préalablement établies.

    Ainsi, se focaliser sur une lecture synchronique de la population étudiante et de sa répartition inégalitaire de sélection, condamne à laisser de côté l'étude diachronique des parcours scolaires et des inégalités devant la sélection.

    Les inégalités de sélection doivent donc être comprises et analysées également en amont, dans les sélections préalables et les orientations respectives des individus selon leur appartenance sociale et leur sexe notamment.

    « C'est commettre un paralogisme que de croire saisir directement et exclusivement l'influence, même croisée, de facteurs comme l'origine sociale ou le sexe dans les relations synchroniques qui, s'agissant d'une population définie par un certain passé, lui-même défini par l'action continue dans le temps de ces facteurs, ne prennent tout leur sens que replacées dans le processus de la carrière[2]. »

    <o:p> </o:p>L'analyse des inégalités d'accès et de sélection doit donc s'inscrire dans une approche diachronique, longitudinale des parcours scolaires qui sont en eux-mêmes inscrits dans des sélections préalables et ce d'autant plus fortement que l'individu appartient aux classes sociales populaires.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>2.      Capital linguistique et origine sociale
    <o:p> </o:p>

    Bourdieu s'appuie notamment sur l'exemple de l'usage et de la pratique de la langue comme élément essentiel de sélection et d'orientation scolaire à travers ce qu'il nomme le capital linguistique.

    « Ayant du réussir une entreprise d'acculturation[3] pour satisfaire au minimum incompressible d'exigences scolaires en matière de langage, les étudiants des classes populaires et moyennes qui accèdent à l'enseignement supérieur ont nécessairement subi une plus forte sélection, (...). Particulièrement manifeste dans les premières années de la scolarité où la compréhension et le maniement de la langue constituent le point d'application principal du jugement des maîtres, l'influence du capital linguistique ne cesse jamais de s'exercer : le style reste toujours pris en compte, implicitement ou explicitement, à tous les niveaux du cursus et, bien qu'à des degrés divers, dans toutes les carrières universitaires, même scientifiques. Plus, la langue n'est pas seulement un instrument de communication, mais elle fournit, outre un vocabulaire plus ou moins riche, un système de catégories plus ou moins complexe, en sorte que l'aptitude au déchiffrement et à la manipulation de structures complexes, qu'elles soient logiques ou esthétiques, dépend pour une part de la complexité de la langue transmise par la famille. Il s'ensuit logiquement que la mortalité scolaire ne peut que croître à mesure que l'on va vers les classes les plus éloignées de la langue scolaire, mais aussi que, dans une population qui est le produit de la sélection, l'inégalité de la sélection tend à réduire progressivement et parfois à annuler les effets de l'inégalités devant la sélection.[4] »

    <o:p> </o:p> Bourdieu montre deux choses essentielles : que les pratiques enseignantes, institutionnelles tendent à favoriser ceux qui sont déjà favorablement pourvus, en tout cas en terme de capital linguistique. Or, ce capital est fortement dépendant de la situation d'origine de l'étudiant. Ainsi les étudiants issus de milieux favorisés ont souvent un capital linguistique hérité (celui de la famille) plus dense que celui des étudiants issus des milieux populaires, qui, pour accéder à ce « même » capital ont donc du consentir à des efforts supplémentaires et ont par conséquent implicitement répondu à une forme de sur-sélection.

    En outre, ce qui est important aussi à voir, c'est que la sélection inégalitaire à l'entrée dans les filières universitaires ne doit pas masquer les inégalités préexistantes à l'entrée, celles qui sont liées aux parcours scolaires différenciés, eux-mêmes liés à une origine sociale différente.

    <o:p> </o:p>3.      Carrières féminines et force de l'habitus
    <o:p> </o:p> Plus loin Bourdieu livre un passage sur l'inégale distribution des sexes dans les filières universitaires qui me semble bien permettre de saisir son concept d'habitus, tel que j'avais essayé dans un billet précédent de le faire.  Voici le passage :

    «  Si les étudiantes manifestent plus rarement que les étudiants l'aptitude au maniement de la langue d'idées (qui est exigée à des degrés très inégaux dans les différentes disciplines), c'est avant tout que les mécanismes objectifs qui orientent préférentiellement les filles vers les facultés de lettres et, à l'intérieur de celles-ci, vers certaines spécialités (comme les langues vivantes, l'histoire de l'art ou les lettres) doivent une part de leur efficacité à une définition sociale des qualités « féminines » qu'ils contribuent à forger, autrement dit, à l'intériorisation de la nécessité externe qui impose cette définition des études féminines : pour qu'un destin qui est le produit objectif de rapport sociaux définissant la condition féminine à un moment donné du temps, se trouve transmué en vocation, il faut et il suffit que les filles ( et tout leur entourage, à commencer par leurs familles) se guident inconsciemment sur le préjugé – particulièrement vif et vivace en France en raison de la continuité entre la culture de salon et la culture universitaire – qu'il existe une affinité élective entre les qualités « littéraires » telles que la sensibilités aux nuances impondérables du sentiment ou le goût pour les préciosités imprécises du style. Ainsi, les « choix » en apparence les plus délibérés ou les plus inspirés prennent encore en compte (bien qu'indirectement) le système des chances objectives qui condamne les femmes aux professions appelant une disposition « féminine » (par exemple les métiers « sociaux ») ou qui les prédisposent à accepter, sinon à revendiquer inconsciemment, les fonctions ou les aspects de la fonction appelant un rapport « féminin » à la profession.[5] »

    <o:p> </o:p> Ainsi si les filles s'orientent vers des filières « féminines », c'est-à-dire culturellement et socialement produites comme étant féminines, c'est avant tout parce qu'elles ont été objectivement influencé par la structure sociale (famille, école, représentation sociale) à s'orienter vers ces filières. Mais si elles ne se rebellent pas contre un tel système sexuellement différencié, c'est parce qu'elles ont intériorisé cette contrainte qui apparaît comme l'objet d'un choix individuel vidé de toutes contraintes, de toute influence de l'environnement social. Or, ce choix libre n'est qu'un leurre, il n'est libre que dans la mesure où il conforte la structure sociale en la reproduisant de manière « volontairement involontaire » pourrait-on dire. Cet exemple permet de bien relever les deux dimensions essentielles du concept d'habitus : intériorisation des structures sociales et des rapports sociaux objectifs (apprentissage, assimilation), puis extériorisation de ces schèmes inconscients dans la pratique quotidienne et les choix personnels (action, réflexion). <o:p> </o:p><o:p> </o:p>4.      Des inégalités scolaires qui redoublent les inégalités sociales
    <o:p> </o:p>

    D'une manière générale, ce que Bourdieu tente de mettre à jour, statistique à l'appui, en procédant donc d'une méthode déductive, partant de faits constatés concernant la réussite scolaire des différents étudiants selon leur milieu social d'origine, leur sexe, leurs choix optionnels, leurs réussites antérieures, etc. ce sont les logiques de détermination sociale attachées aux appartenances originelles de classes, qui, au fur et à mesure de l'entrée dans une carrière scolaire, se transforment et se restructurent progressivement autour des attentes du système scolaire et du poids différent que peuvent prendre certains facteurs (capital culturel, économique, linguistique, par exemple) dans la réalisation effective de ces attentes aux différentes phases du cursus scolaire (primaire, secondaire, supérieur). Ce qui prime ce sont donc les origines sociales des étudiants et les destinées scolaires attachées à ces différences originelles. « Il faut prendre en compte l'ensemble des caractéristiques sociales qui définissent la situation de départ des enfants des différentes classes pour comprendre les probabilités différentes qu'ont pour eux les différents destins scolaires (...).[6] »

    <o:p> </o:p> Cependant, si le poids de la détermination de l'origine sociale n'est pas remise en question, c'est parce que durant le processus d'instruction scolaire, celle-ci est justement restructurée en compétences, aptitudes individuelles qui masque le poids de l'origine sociale et accentue celui de la responsabilité individuelle.

    Pour faire simple, le mérite personnel est seul responsable, ou pour le moins la dimension essentielle, du succès ou de l'échec de l'élève, et donc de son passage au niveau supérieur et de la poursuite ou non de sa scolarité. Si ce fonctionnement méritocratique a l'avantage d'être plus démocratique que le système d'héritage social de l'Ancien Régime, il n'en reste pas moins inégalitaire.

    En effet, les chiffres montrent que les enfants les plus « doués » pour les études sont aussi les enfants issus des milieux sociaux les plus favorisés. Or, le problème, c'est que ce « don » ne tombe justement pas du Ciel. Il est aisé de faire des inégalités scolaires des différences naturelles de capacités individuelles. Cela évite la remise en cause du système d'enseignement et cela permet de légitimer ces inégalités qui se portent au détriment des plus faibles. Tout se passe comme si l'école reproduisait la répartition inégalitaire de la structure sociale en la légitimant.  En faisant du « don » de chacun le facteur premier des inégalités de réussite, l'école se défausse de toute responsabilité d'une part dans l'échec de certains élèves, mais elle conforte implicitement le système et la structure sociale en l'état.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>5.      Une méritocratie différentielle
    <o:p> </o:p>

    Il est vrai que le système méritocratique reste vraisemblablement le meilleur, ou pour détourner un célèbre aphorisme de Churchill à propos de la démocratie, sans doute le pire, à l'exception de tous les autres. Il sera en soi véritablement démocratique et donc méritocratique le jour où chaque élève partira avec le même capital global de départ. Un cadre qui a fait des études longues et coûteuses, qui a passé ses nuits à potasser ses bouquins, qui s'est fortement investi dans ses études est certainement plus méritant qu'un ouvrier qui a quitté l'école plus jeune, qui ne faisait pas preuve d'un grand investissement pour l'instruction scolaire. Cela par la suite amène également à justifier et à légitimer les inégalités de revenus qu'il peut y avoir entre les deux (encore qu'aujourd'hui, les frontières sont plus floues, certains ouvriers gagnent aussi bien leur vie que certains cadres qui travaillent à temps partiels). Au plus méritant revient le meilleur salaire, les revenus les plus élevés.

    Certes, dans notre système méritocratique, ces inégalités structurelles sont globalement jugées acceptables.

    Mais ce jeune cadre dynamique est-il si méritant que cela ? bien sur, il aura travaillé durant ses études, mais son mérite est relayé par le fait que ses parents aient pu le payer un appartement/studio agréable où il a pu facilement travailler, qu'il n'a pas été obligé de travailler en plus pour financer ses études. Et dans le cas où il se serait payé tout par lui-même, il ne bénéficiait pas à l'origine des mêmes chances que notre ouvrier. Elevé dans un environnement culturellement et économiquement plus doté, il a très vite eu davantage de facilités dans ses exposés, dans ses recherches, dans ses capacités cognitives où la famille prenait le relais de l'école. Tandis que notre ouvrier qui est né dans un environnement culturellement et économiquement moins doté, ne disposaient peut-être pas de bibliothèques fournies pour ses exposés, d'Internet pour ses recherches, de relais familiaux pour développer ses capacités cognitives.

    Il n'est pas question pour moi de verser dans l'ouvriérisme ou le misérabilisme, mais simplement de montrer à l'aide d'un exemple, je le reconnais, peut-être un peu caricatural, mis qui permet d'imager le propos, que le mérite personnel s'il joue un rôle dans les chances de succès scolaire, doit néanmoins être nuancé. Il doit en tout cas être corrélé aux situations sociales objectives dans et à partir desquelles l'individu évolue.

    <o:p> </o:p> Je terminerai ce billet en usant d'une métaphore qui à mon sens permet de bien saisir la particularité d'un tel système.

    Il ne viendrait à l'esprit de personne de faire partir les concurrents d'un 10000 mètres de lignes de départ différentes en constatant qu'à l'arrivée ceux partis devant les autres sont aussi la plupart du temps ceux arrivés les premiers, et d'en conclure que ceux-là sont plus méritants que ceux-ci. C'est se focaliser sur le résultat sans tenir compte des conditions initiales. Dans ces conditions, rien ne dit que ceux partis devant soient individuellement moins méritants, mais ils sont en tout cas objectivement favorisés. En revanche, si un coureur parti derrière arrive à gagner le peloton de tête, il sera avéré pour celui-ci en tout cas d'un effort individuel globalement plus méritant, car à l'origine objectivement défavorisé.

    <o:p> </o:p> J'espère ne pas avoir été trop compliqué. Certains auront noté que cette analyse holiste, structuraliste du système d'enseignement et des inégalités sociales qu'il contribue à reproduire se situe à l'opposé de la démarche méthodologique empruntée par Raymond Boudon, qui, de son côté, part des individus et de leurs motivations respectives pour mettre à jour les logiques individuelles et collectives de l'inégalité des chances. Mais ceci fera sans doute l'objet d'un prochain billet.


    [1] P. Bourdieu & J.-C. Passeron, La reproduction, Eléments pour une théorie du système d'enseignement, Les Editions de Minuit, Coll. « Le sens commun », Paris, 1999 (1970).

    [2] P. Bourdieu, La Reproduction, op. cit., p. 91.

    [3] Les enfants issus de milieux populaires disposent d'un stock de savoirs et de connaissances culturels qui sont moins conformes aux savoirs scolaires que ceux dont disposent les enfants issus des milieux favorisés et doivent donc procéder par acculturation, c'est-à-dire « déculturation » dans un premier temps des savoirs acquis, avant d' « en-culturer » les savoirs nouveaux conformes et légitimes. Ce qui évidemment nécessite davantage d'efforts, donc de difficultés pour ces enfants.

    [4] Ibid, p. 91-92.

    [5] Ibid, p. 98-99.

    [6] Ibid, p. 112.



    1 commentaire
  •  

    La police vient de tester un nouveau dispositif de recueil de témoignage suite aux violences urbaines qui se sont déroulées dans un quartier de Villiers-le-Bel. Ce dispositif nouveau repose sur le principe très politisé du « donnant-donnant ». Rétribution monétaire contre témoignage à charge. En d'autres lieux et d'autres temps, ce genre de pratiques ne choquerait pas. La lutte anti-terroriste use déjà de ce procédé dans son arsenal de moyens mis à sa disposition.

    Pour autant, s'il peut s'avérer nécessaire de délier les langues, de rompre le « mur du silence » qui pèse dans certains de ces quartiers, par peur des représailles, on peut néanmoins rester circonspect sur la méthode employée. Moins par la situation contextuelle que par la logique inhérente à la modalité adoptée.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    En effet, financer des témoignages pour attraper des coupables peut apparaître comme un moyen licite et justifié d'exercer la justice. Pourtant, rétribuer l'aide apportée à la police, c'est-à-dire en définitive, récompenser l'action individuelle apportée au maintien de la paix et de la cohésion sociale (c'est bien là le rôle premier des forces de l'ordre) me paraît constituer un précédent dangereux d'un point de vue idéologique et éthique.

    <o:p> </o:p>

    Regardons y de plus près. A la réflexion, trois critiques d'ordre morales peuvent être envisagées à l'adoption d'une telle mesure :

    <o:p> </o:p>

    1. Tout d'abord, monétiser les témoignages comme on monétise ses RTT, ses week-end, bientôt ses congés payés (notes internes de La Poste selon O. Besancenot), relève d'un entreprise idéologique bien agencée et résolument nocive, aux effets pervers incertains.

    C'est faire de l'argent le mode de gouvernance de l'ensemble des rapports sociaux de nos sociétés modernes. On me rétorquera, à juste titre d'ailleurs, qu'il en est sans doute déjà ainsi, qu'il faut vivre avec son époque et qu'il y a bien longtemps que les relations humaines et sociales sont médiées par l'argent. Certes, j'en conviens. Mais il me semble qu'il est néanmoins profondément différent d'avoir des rapports sociaux objectifs (rapports de travail, loisirs, syndicaux, etc.) fondés sur l'argent, ou plus exactement fondé sur un lien médié par la dimension économique, qui relèvent avant tout de conduites individuelles et privées liant l'individu à son patron, à son club, à son parti, à son syndicat, qu'entretenir l'idée au niveau de la chose publique (res-publica) que l'argent est un médiateur de l'ensemble des relations sociales liant l'individu à la collectivité.

    Je m'explique.

    Faire d'un témoignage l'objet d'une rétribution (récompense) monétaire, c'est s'accorder sur l'idée que l'espace public, lieu de la sécurité civile qui est un bien collectif dont chacun peut disposer et a droit, peut reposer sur des valeurs similaires à celles du monde de l'entreprise, de l'espace privé des relations professionnelles. C'est instrumentaliser l'argent comme forme de participation à l'espace public, c'est en définitive faire de la paix sociale un espace et un enjeu de lutte monnayable. La cohésion sociale (ce qu'on appelle aujourd'hui le vivre-ensemble) serait elle à ce prix – sans faire de mauvais jeu de mots ?

    <o:p> </o:p>

    2. La seconde critique que l'on peut faire découle directement de la première. Monnayer la vérité, rétribuer le témoignage, c'est reconnaître implicitement l'échec de la solidarité, le délitement du lien social et surtout l'incapacité de la société, c'est-à-dire de la République à y répondre autrement.  En octroyant une prime à la vérité (oserai-je dire à la délation ?), l'Etat admet son échec à répondre à la déliaison sociale, comme dirait Roger Sue, de nos sociétés contemporaines, sinon par une forme de relation instrumentalisée et médiée à l'autre qui passe par l'argent.

    Non seulement, l'aveu d'échec est complet, mais il entérine par sa méthode même, son impuissance à redéfinir le vivre-ensemble, à déterminer des modalités nouvelles de création de solidarités, qui passerait par une vision unitaire et républicaine de l'être-ensemble.

    <o:p> </o:p>

    3. Et c'est donc en dernière analyse, une appropriation par l'Etat, au sens le plus large du terme, celui de Représentation Nationale, des formes de relations contractuelles propres à la sphère privée. Relations contractuelles médiées par l'argent.  Cela revient à faire de l'argent la valeur sinon centrale, au moins incontournable de la relation à l'autre. Valeur essentielle et unique au nom de laquelle peut perdurer le lien social.

    <o:p> </o:p>

    Nous avons à faire ici à un principe de morale inversée. Là où l'argent venait parfois s'associer en tant que supplément aux formes sociales de relations désintéressées, comme forme a posteriori de la relation à l'autre, il en devient désormais le garant, le socle, le fondement même. L'argent, dans ce schéma nouveau, devient ce préalable aux relations sociales, cet agent liant, contractuel, objectif et intéressé sur lequel et à partir duquel vont se constituer et procéder les nouvelles formes de la solidarité, les nouveaux modes d'être-ensemble.

    Encore une fois soulignons bien la distinction que nous faisons entre espace public et espace privé, plus généralement entre ce que nous appelons relations sociales verticalisées (hiérarchisées) et relations horizontalisées. Nous reconnaissons que l'argent est le fondement du lien qui unit un salarié à son employeur, un sportif à son club, et qu'à partir de ce premier lien verticalisé peut s'agréger (presque toujours) des liens plus personnels, plus horizontaux. Mais dans le cas présent, ce que nous critiquons c'est l'inclinaison qui conduit à faire de l'argent le préalable aux formes de relations sociales traditionnellement et juridiquement désintéressées : celles de l'espace public, celles qui unissent les individus entre eux au sein de la Communauté Nationale, au nom de la citoyenneté morale.

    <o:p> </o:p>

    En octroyant une récompense financière à la dénonciation, au témoignage, l'Etat légitime dans le même temps la pratique de l'intéressement personnel au service du bien-être de la collectivité. En faisant de l'argent un vecteur essentiel du vivre-ensemble, il instrumentalise et « dénaturalise » toute forme de relation à l'autre. L'argent gagne encore un peu plus en valeur : non pas en valeur de réussite ou de mérite personnel (celle-ci n'est pas questionnée ici, mais indirectement elle en sort renforcée encore davantage), mais en valeur éthique, en valeur morale : l'argent sert le vivre-ensemble, il assure la pérennisation du lien social en renforçant la cohésion sociale. Si l'argent facilitait – un peu – jusqu'ici l'intégration sociale (suis-je intégré si je ne travaille pas, ne consomme pas ?), il permet désormais d'assurer le maintien de l'ordre social. Régulation sociale et intégration sociale dirait Durkheim, les deux mamelles de la solidarité. Plus qu'une simple valeur au même titre que les autres, l'argent devient La Valeur ultime, dominante au-dessus de la mêlée. Non plus valeur, mais supravaleur, méta-valeur même, comme il existe le métalangage.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Valeur de réussite personnelle, d'épanouissement mais également valeur morale de solidarité : l'argent aurait donc ce pouvoir si euphorisant de satisfaire à la fois les satisfactions individuelles, de maximiser son profit tout en servant dans le même temps la collectivité et la solidarité.

    Sublime surprise ! L'idéologie ultra-libérale et l'homo oeconomicus des abstractions conceptuelles peuvent se relever fièrement. La main invisible, qui a force de l'être semblait définitivement absente, fait son retour sur tapis rouge, servi par notre Président lui-même : et cette fois-ci elle n'a plus à se cacher, elle peut se montrer, s'exposer fièrement et dignement car elle la Justice Sociale même, la garante de la pérennité du social !

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    1 commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires