• don naturel ou donné social?

    Aujourd'hui, je vais poursuivre l'étude sur le système de reproduction sociale qui agit au cœur même du système d'enseignement tel que Bourdieu l'avait formulé en revenant sur l'exemple du coureur de fond que j'avais commencé à développer car il me paraît être significatif des deux conceptions sociologiques qui s'opposent ou se conjuguent sur le sujet. D'un côté une conception structuraliste ou holiste développée par Bourdieu, de l'autre une approche plus individualiste, libérale formalisée par Boudon.
    Nous allons donc tenter de définir plus clairement les tenants et les aboutissants de chacune de ces deux conceptions au travers de l'exemple de mon coureur de 10000m.
    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>

    Dans le cadre des futurs JO de Paris en 2024, une course de 10000m est organisée pour tous les enfants entre 7 et 10 ans afin de former la future graine de champions.

    Les participants doivent s'inscrire pour intégrer la compétition et pour pouvoir s'entraîner auparavant. Ils sont regroupés par groupes tirés au hasard (en fonction de la proximité du centre d'entraînement sauf demande particulière de la part des parents). Les centres d'entraînements sont équipés globalement de la même façon et les professeurs de sport qui les coacheront ont été recrutés selon des critères semblables.

    Ainsi, tous les élèves quels que soient leur centre bénéficient des mêmes avantages, donc des mêmes structures au départ. Pourtant très vite, il s'avère que certains coachs sont plus présents, plus motivants, plus expérimentés que d'autres (certains ont déjà exercé avant d'arriver sur le terrain et donc connaissent mieux certaines « ficelles » du métier). En outre, si les centres bénéficient d'équipements similaires, certains situés dans des zones géographiques mieux cotés ont un financement supplémentaire et peuvent s'offrir des installations high tech. De plus, certains parents désireux que leurs enfants arrivent avec les meilleures chances le jour de la compétition leur paient des cours particuliers en dehors du cadre de l'entraînement collectif.

    On assiste donc à un émiettement progressif de l'uniformité des structures d'accueil pour les enfants selon leur lieu d'entraînement, les compétences du coach, les possibilités ou non de s'entraîner en plus. Dès les premiers mois, on constate que l'inscription dans certains centres peut être plus avantageuse pour les enfants que l'inscription dans d'autres.  Pour autant, pour des raisons d'égalité, on continue à placer les enfants selon la proximité des centres. Seulement, on constate que certaines familles, connaissant la réputation de certains centres préfèrent déménager pour s'installer à proximité des centres les mieux cotés, en tout cas ceux dont le bouche à oreille laisse entendre qu'ils seraient plus performants.

    <o:p> </o:p>Quelles conclusions tirées de cela ?

    1.      Que d'une part l'égalité de base dans l'accueil, la prise en charge et l'éducation des enfants ne sera pas la même selon les centres (sans pour autant qu'il y ait une volonté délibérée de créer des conditions initiales d'inégalités). Certains enfants bénéficieront d'équipements, d'entraîneurs, de conditions de travail plus agréables, plus performants que d'autres. Que donc d'égalité revendiquée il n'en est rien dans les faits. L'égalité légitimée n'est pas une égalité factuelle.

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    2.      Que d'autre part, connaissant ces différences, certains parents vont faire le choix de s'installer dans les zones où les centres sont les plus réputés et délaissés les autres. Or, un effet de trappe fait que tous les enfants ne pourront pas s'inscrire dans ce club mais devront aller dans un autre centre. Les centres moins réputés seront progressivement abandonnés par une partie de la population. Certains quartiers prendront de la valeur mobilière et donc les prix des loyers augmenteront, et certaines familles n'auront plus les moyens d'y loger.

    <o:p> </o:p>On peut en conclure que les meilleurs centres seront progressivement fréquentés par les familles les mieux informées et les plus aisées. Les différences entre centres se redoublent d'une inégale distribution des publics. L'inégale performance des centres est redoublée par une inégalité d'accès des publics à ces centres.
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    3.      Que même si il y a égalité parfaite dès le départ (tous les centres et coachs se valent), certains parents tenteront d'avantager leurs enfants en lui fournissant des heures de cours en supplément. Bien sûr, il faudra pouvoir les payer.

    On peut donc en conclure que même si (ce qui n'est pas le cas, répétons-le) tous les centres étaient véritablement égaux en termes de compétences et de publics, que certains enfants seraient néanmoins inégalement favorisés du fait de la possibilité pour certains de s'entraîner davantage.

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    Vingt mois durant, les entraînements se poursuivent. Les enfants grandissent et sont bientôt prêts à se confronter. Après deux ans de formation, nous approchons maintenant du jour de la compétition. Chacun va pouvoir se mesurer à l'autre et seuls les meilleurs auront le droit de participer au tour suivant pour la sélection définitive de l'élite du 10 000m. Nous sommes dans un système méritocratique et dans un tel système, ce sont donc les enfants considérés comme étant les plus méritants qui seront retenus ce qui semble a priori logique et démocratique (on hérite pas de son statut de « meilleur » mais on le gagne). Chacun est donc responsable de sa réussite comme de ses échecs et cela en fonction de son mérite personnel (c'est-à-dire du travail et de l'investissement personnel fourni pour être prêt le jour de la compétition).

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    Les enfants sont angoissés, certains plus que d'autres qui ont investi davantage, qui ont vu leurs parents les pousser, les motiver, les accompagner. D'autres dont les parents n'avaient pas le temps, ou étaient absents, ont du se battre seuls, sans aide familiale. D'ailleurs le jour de la course, certains enfants ont leurs parents dans les tribunes ; d'autres non : tous n'ont pas pu se libérer pour aujourd'hui.

    La course va débuter dans quelques minutes maintenant. On place les coureurs sur la ligne de départ.  Certains enfants ont pris des vitamines, des boissons énergétiques pour mettre toutes leurs chances de leurs côtés. Ils ont également acheté les meilleures chaussures. D'autres n'ont même pas pris de petit déjeuner, courent avec de vieilles baskets à moitié trouées.

    Le départ est donné : la course est lancée.

    Au bout de plusieurs minutes d'effort, les premiers arrivent. Les parents les félicitent, ils pleurent de joie. Les enfants sont ravis tandis que les derniers tombent épuisés, las, déçus et frustrés. Evidemment on les réconforte, les profs essaient de les encourager, les parents les consolent. Mais ils savent qu'ils devront quitter le centre, que leur tour est passé, qu'ils n'ont pas su saisir la chance qui leur était offerte. Ils ont échoué. Ils sont les seuls responsables de leur échec. Ils auraient du travailler davantage, s'investir plus. Ils devront subir les tourments de l'âme. On cherchera des responsabilités extérieures mais tout en sachant bien au fond de soi qu'on est seul responsable de son échec.

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    Mais après avoir encensés les vainqueurs et pleurés les perdants, que se passe t-il si l'on regarde de plus près ? Derrière les conduites individuelles, les motivations particulières, il y a des éléments qui devraient frapper les esprits. Ceux qui sont arrivés les premiers sont ceux qui étaient les mieux chaussés, ceux qui ont eu la chance d'avoir des cours supplémentaires, ceux dont les parents avaient investi beaucoup d'espoir (et d'argent), ceux qui ont usé de produits énergétiques.

    Certes, rien n'interdisait de le faire. Au contraire, les coachs eux-mêmes avaient laissé entendre qu'il était plus sûr de gagner dans ces conditions. Certains centres vendaient même des boissons et des chaussures appropriées pour la course. Etrangement, les enfants partis seuls, mal chaussés, mal conseillés, issus des centres les moins performants sont aussi ceux qui ont été recalés.  Bien sûr, certains sont passés entre les mailles, et ont réussi à passer l'épreuve comme d'autres pourtant bien préparés, ont échoué. Mais si on dépasse les cas individuels et que l'on regarde au niveau global, on constate que 75% de ceux qui ont été sélectionnés sont aussi ceux qui ont bénéficié des meilleures structures, des meilleurs coachs, de l'équipement sportif le plus performant, de cours supplémentaires, de parents investis, etc.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Quelles conclusions en tirer encore une fois ?

    Si l'on reprend les conceptions respectives de Bourdieu et de Boudon voilà ce qu'il pourrait être dit :

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    1.      Si certains réussissent plus difficilement à passer les sélections, ce n'est pas parce qu'ils sont nécessairement moins méritants que les autres (il est difficile de juger du « mérite » individuel) mais parce qu'ils n'ont pas les mêmes conditions initiales de réussite. En effet, ceux qui ont pris des boissons, qui ont eu des cours supplémentaires, qui portaient les chaussures adéquats ont des le départ un avantage difficilement récupérable par rapport aux autres. Ce n'est donc pas leur mérite personnel qui est en jeu (il peut néanmoins intervenir en partie mais il est difficile à mesurer dans ce cas objectivement durant la course), mais plutôt les conditions en amont de la course qui doivent être relevées pour comprendre leur réussite.

    Alors, on comprendra plus facilement pourquoi 75% des enfants « favorisés » dès le départ sont sélectionnés contre 25% seulement de ceux qui le sont moins, alors même que la course s'est courue sur la même distance et à égalité pour tous. Ce n'est pas la course individuelle en soi qu'il faut regarder et analyser pour comprendre les raisons de l'échec et du succès de l'enfant, et encore moins les situations à l'arrivée (approche synchronique) mais les conditions initiales avec lesquelles l'enfant a du composer au départ (entraînements préalables plus performants, équipements meilleurs, bonnes chaussures, cours particuliers en plus, etc.). Dans ce cas, on comprend mieux pourquoi ce sont les plus avantagés au départ qui sont également les meilleurs.

    Cette analyse a le mérite d'expliquer la régularité statistique du taux de réussite, qui fait que les plus favorisés sont aussi les meilleurs et qu'à leur tour donc, par la suite, ils deviennent également les plus favorisés (ce qui correspond à la reproduction sociale). Pour autant, cette théorie sociologique n'explique pas en revanche les exceptions : pourquoi certains alors même qu'ils ont moins d'avantages au départ réussissent-ils et pourquoi certains qui sont avantagés dès le départ ne réussissent pas ?

    C'est sur ce point que l'approche de Bourdieu peut être et ne manque pas d'être critiquée. L'analyse holiste ne se satisfait d'aucune exception à la règle car elle sort de son cadre. Il faut donc chercher ailleurs les explications au moins pour ces « exceptions statistiques » mais également peut-être pour la totalité des individus.

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    Parce qu'il faut certainement compter aussi (mais pas seulement et certainement pas de manière dominante) avec le mérite personnel, entendu comme l'effort que fournit l'enfant pour réussir, effort personnel, d'investissement, de travail, de motivation.

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    2.      Si certains réussissent mieux que d'autres, c'est tout simplement par ce que les choix et les motivations des enfants diffèrent. Les motivations individuelles sont premières dans cette approche. Ce qu'il convient d'étudier ce sont les choix, les actions de chacun pris indépendamment de l'environnement social. Si certains enfants réussissent mieux, c'est parce qu'ils ont choisi de réussir, c'est-à-dire parce qu'ils ont fait le choix de s'investir, parce qu'ils étaient motivés plus que les autres par la réussite, par l'esprit de compétition, la soif de vaincre, etc. c'est donc au cœur des motivations individuelles qu'il faut trouver les sources de la réussite des meilleurs, loin des seules conditions initiales non suffisantes. Ainsi, on explique aussi bien les régularités statistiques que les exceptions. En partant des cas individuels, on arrive par agrégation des motivations individuelles à comprendre le phénomène dans sa globalité. Les plus motivés sont la plupart du temps les vainqueurs indépendamment des conditions initiales de chacun. C'est donc au niveau de la motivation des enfants qu'il faut agir.

    <o:p> </o:p>Mais alors, laquelle de ces deux approches privilégiées alors ? Laquelle colle au mieux à la réalité sociale ? Il suffit d'aller vérifier de manière empirique sur le terrain.
    <o:p> </o:p>

    Les spécialistes qui ont étudié les enfants qui ont réussi, en leur faisant passer des entretiens individuels, ont remarqué qu'effectivement ce sont les plus motivés, les plus investis qui finissent en tête. Mais ils ont constaté également que ces enfants sont aussi ceux dont les parents sont les plus motivés, les plus investis. C'est donc grâce à l'investissement des parents et de toute la famille que l'enfant réussit. Peu importe qu'il ait un équipement moins favorable, des chaussures moins efficaces, etc. C'est donc peut-être en intégrant davantage les parents au sein des centres, auprès des coachs, des décisions d'entraînements, que l'on pourra mieux répartir les réussites et diminuer les inégalités sociales. Boudon aurait donc raison et Bourdieu tort. Mais après dépouillement des enquêtes, on constate souvent que les familles les plus investies sont aussi celles qui font profiter des meilleurs équipements et coachs à leurs enfants. Donc Bourdieu aurait in fine raison, Boudon partiellement seulement, le raisonnement n'étant pas porté à son développement maximum.

     Cette explication de type « individualiste » ne suffit pas, même si elle explique en partie les exceptions. Car il se peut que la motivation soit très grande chez des enfants dont les parents ont un investissement moindre ou dont la famille malgré sa motivation n'a pas jugé opportun/eu la possibilité de favoriser en amont son enfant, pensant que seule la motivation comptait.

    <o:p> </o:p>

    La motivation compte certes pour beaucoup. Les décisions individuelles, les choix personnels sont essentiels dans la réussite. A ce titre, le mérite joue bien un rôle important, mais non suffisant. En effet, cette motivation sera d'autant plus forte que les enfants seront soutenus, moralement, économiquement par leurs parents. Or, cette adhésion des parents est aussi plus marquée chez les enfants issus des classes les plus favorisées, donc chez ceux qui bénéficient des meilleures structures et équipements de départ.

    <o:p> </o:p>Que faut-il déduire de cet exemple ?
    <o:p> </o:p>

    En réalité, tout se passe dans le système dominant comme si le seul mérite individuel comptait, parce qu'il est l'élément le plus facilement repérable et qu'il s'accorde au mieux aux représentations que l'on a des choses. On regarde les enfants à l'arrivée, oubliant souvent de regarder les situations initiales. Dans ce cas, peu de place est laissée aux conditions initiales, tout repose sur une vision égalitariste des centres (de l'école donc) qui viendrait homogénéiser ces conditions initiales et par conséquent les annuler en les mettant de côté et en laissant la réussite reposer exclusivement sur les capacités individuelles, le mérite et les motivations personnelles. Ainsi, celui qui réussit ne le doit qu'à lui-même, et à personne, ni rien d'autre. On sait aujourd'hui que les choses ne sont pas aussi simples. C'est pourquoi on a favorisé certains centres, on tente de recruter des coachs plus expérimentés dans certains centres, etc.

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    En fait, en tenant pour seul, ou au moins pour l'élément le plus important, l'effort individuel, tout se passe comme si l'on plaçait les enfants sur des lignes de départ différentes, et que certains devaient courir 11000 mètres quand d'autres en courent 10000 alors même qu'on ne regarde que le résultat à l'arrivée, et qu'à l'aune de ce résultat, on juge qui sont les plus méritants. A vrai dire, pour être au plus près de la réalité des deux conceptions sur le sujet, dans ce cas précis, on observerait comment court l'enfant afin de mesurer ses chances de réussite ou d'échec. Ce « comment » relève de considérations et de données subjectives, individuelles, liées à sa motivation, mais ne s'intéresse pas aux conditions de départ, juste à la course en soi.

    En revanche, l'autre conception regarde la course et explique ce « comment » en le replaçant dans le cadre d'une vision des conditions initiales. Les efforts individuels sont influencés par les conditions objectives de leur production. Et alors on constate que derrière les motivations, il y a une inégalité initiale qui ne fait que se répercuter sur la course et donc sur les chances de succès des coureurs.

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     Or, ce handicap de départ est donné à ceux qui ont déjà le moins, tandis que les plus méritants sont placés devant dès le départ. On avantage les « meilleurs » et on handicape les « moins chanceux » de sorte qu'à l'arrivée, seuls les meilleurs réussissent et rares sont les autres à parvenir à rallier la ligne d'arrivée. Le système tend ainsi à reproduire la structure sociale en l'état, les meilleurs se « reproduisent » socialement (et biologiquement aussi par homogamie sociale entre eux ; les moins chanceux également. Et le système reste en l'état car on laisse penser que tout repose sur les capacités individuelles (le « don naturel ») et non sur des inégalités sociales héritées (les conditions sociales).


  • Commentaires

    1
    Dimanche 16 Décembre 2007 à 19:33
    Bel exemple
    Très bien ton petit exemple. Bravo m'sieur le professeur.
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