• la genèse de l'Etat (3) : lieu de constitution de l'universel

    suite et (sans doute) fin de mes précédents billets sur la théorie de l'Etat développée par Bourdieu. 

     

    L'Etat est le lieu où se concentre les ressources symboliques, le capital symbolique qui est à la fois l'instrument et l'objet de lutte des agents de l'Etat.

    Faire la genèse de l'Etat, c'est donc remonter au moment où des conditions spécifiques ont conduit à un processus de concentration d'une forme particulière de ressources symboliques, afin d'assurer un monopole de la domination symbolique. L'Etat débute avec la désingularisation des points de vue et la constitution d'un lieu unique de ressources symboliques. Ainsi, le système métrique, le calendrier, etc.

    « Le coup d'État d'où est né l'État (même si ça s'est fait par un processus insensible) témoigne d'un coup de force symbolique extraordinaire qui consiste à faire accepter universellement, dans les limites d'un certain ressort territorial qui se construit à travers la construction de ce point de vue dominant, l'idée que tous les points de vue ne se valent pas et qu'il y a un point de vue qui est la mesure de tous les points de vue, qui est dominant et légitime. Ce tiers arbitre est une limite au libre arbitre. D'un côté, il y a le libre arbitre des individus qui prétendent savoir ce qu'ils sont en vérité, et, de l'autre, un arbitre suprême de tous les jugements du libre arbitre – libres et arbitraires – sur les vérités et les valeurs qui, dans certaines limites, est collectivement reconnu comme ayant le dernier mot en matière de vérité et de valeur. » (p. 116)

    L'État procède d'un triple processus : concentration, monopolisation et universalisation du capital symbolique. Il est le « foyer central des valeurs culturelles » pour reprendre une expression de Halbwachs1, où s'y trouve capitalisé toutes les ressources propres à une société donnée et à partir de laquelle se définissent toutes les distances à ces ressources. Le niveau de culture (cet homme est cultivé, il est intelligent, etc.) se détermine à partir d'un niveau défini par le titre scolaire, déterminé lui-même par l'Etat, garant de la reconnaissance universelle du niveau culturel légitime.

    Mais alors quelles sont donc les conditions particulières qui ont permis cette concentration, cette accumulation initiale?

    C'est l'objet d'une anthropologie historique de l'État de percer les conditions structurales de cette genèse absolutiste. Comme Weber procède pour tenter de percer la genèse du capitalisme et plus globalement de la condition moderne, il s'agit de remonter aux conditions particulières de la captation par un groupe social d'une ressource jusqu'alors non-privée. Paradoxe : pour rendre public, donc universaliser, il a fallu privatiser une ressource particulière en la légitimant comme non arbitraire. Il a fallu que tous les charpentiers abandonnent une partie de leur libre arbitre à un trans-charpentier définissant dorénavant les règles de mesure universelle2.


    La genèse étatique selon Eisenstadt : l'appropriation de « ressources circulantes »

    Dans les systèmes politiques des empires, Eisentadt tente de relever les structures de base de tout système politique. Son approche s'inscrit dans une vision parsonienne du social, à savoir une approche structuro-fonctionnaliste que Bourdieu critique, mais qu'il reprend en partie.

    Pour Eisenstadt, les sociétés de type centralisées, bureaucratiques se définissent par un ensemble de caractéristiques communes : une relative autonomisation de la sphère politique des anciens liens de parenté et de la sphère économique ; une différenciation des rôles politiques et une lutte du fait même de cette différenciation pour l'accès aux positions et la définition des rôles ; enfin, une volonté de centralisation de la sphère politique

    Bourdieu résume ainsi la thèse génétique de Eisenstadt : autonomisation, différenciation et centralisation (Ainsi en est-il chez Marx du passage du féodalisme à l'absolutisme). S'il critique l'approche méthodologique, Bourdieu souligne la question de l'appropriation politique des ressources circulantes.

    Ces « ressources circulantes » que l'Etat capte, ou plutôt que les premiers accumulateurs de capital captent est l'objet de leur domination en même temps qu'elles sont l'objet de leur lutte pour leur appropriation. Cette lutte est le produit du commencement de l'accumulation des ressources. Par la suite, lorsque l'accumulation aura opérée et le temps passé, la notion même de lutte aura disparu et les ressources capitalisées et universalisées paraîtront aller de soi. C'est donc dans les luttes pour les commencements que la genèse de l'Etat se donne à voir et que les allant-de-soi à venir se constituent.

    « L'accumulation initiale est possible par l'existence de ces ressources qui elles-mêmes engendrent, par les conflits qu'elles suscitent, le développement de nouvelles ressources destinées à contrôler l'usage de ces ressources et de leur distribution. (p. 128)

     

    la genèse de l'Etat : concentration, uniformisation, universalisation et monopole

    Bourdieu s'appuie sur de nombreux exemples, comme la détermination du temps calendaire, du système métrique, ou encore les enjeux apparemment futiles mais absolument essentiels de la réforme de l'orthographe. Pour comprendre tout cela, il faut comprendre ce qu'est l'Etat et ce qui le constitue comme Etat.

     « Le processus d'uniformisation, de centralisation, de standardisation, d'homogénéisation qui est le fait de se faire État, s'accompagne d'un processus qui se reproduit : c'est la phylogenèse qui se reproduit dans l'ontogenèse à chaque génération » (p. 194)

    Il n'y a aucune superstructure au-dehors qui agirait dans le sens de la mainmise d'intérêts de classe sur l'Etat, mais plus profondément, il existe une constitution des structures mentales immanentes à la constitution même de l'Etat comme concepteur des structures mentales. Il y a consubstantialité, relation biunivoque immédiate et non dichotomie, domination de l'une sur l'autre. Si on veut parler en terme marxiste, il faudrait dire qu'il y a une superstructure immanente à l'infrastructure elle-même génératrice de la superstructure.

     Le processus de concentration va de pair avec un processus de dépossession. Par exemple, constituer une langue comme langue unique, légitime, officielle, c'est constituer les autres comme des langues de « seconde zone », des patois.

    « cette constitution est en même temps une unification et une forme d'universalisation. Là où il y avait du divers, du dispersé, du local, il y a de l'unique » (p. 163)

    Pour Bourdieu, la constitution de ressources communes, l'unification des dimensions objectives de l'existence (système métrique, code de la route, rituels, etc.) est insécable de leur constitution comme ressources monopolisées, à même de légitimer leur constitution en capital commun, partagé de tous.

    « le processus même de constitution de ressources communes est inséparable de la constitution de ressources communes en capital monopolisé par ceux qui ont le monopole de la lutte pour le monopole de l'universel » (p. 163)

    La genèse de l'Etat est intrinsèquement associée à la constitution d'un monopole de l'universel. L'Etat, c'est l'universel monopolisé.


    1. M. Halbwachs, La mémoire collective...

    2. On retrouve indirectement le principe platonicien de l'Idée. Sorte de principe supérieur à partir desquels tous les autres découlent, cheval primordial à partir duquel tous les autres chevaux ne sont que des déformations de l'Idée originelle. À la différence fondamentale que l'Idée (l'Etat) n'existe pas ici au-delà, ni au-dehors des hommes, mais qu'il est le produit des hommes. Autrement dit, l'Etat n'existe pas a priori, mais procède d'une construction sociale qui le fait exister comme principe supérieur, par des conditions particulières de genèse, sans qu'il y ait volonté de le constituer ainsi. Principe supérieur construit, sans volonté d'être constitué ainsi, il s'impose par la suite aux hommes comme illusion d'être supérieur.


    Tags Tags : , , , , ,
  • Commentaires

    1
    Dimanche 4 Mars 2012 à 18:17
    Commentaire inutile
    Rien à dire : c'est toujours marrant Bourdieu
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :