• identité et communautés

    Dans son ouvrage central en trois tomes, L'ère de l'information[1], le sociologue américain Manuel Castells s'intéresse aux transformations culturelles et sociales engendrées par la « société informationnelle », société en réseaux, dans laquelle nous vivons désormais. Dans  ce tome, Le pouvoir de l'identité[2], il s'intéresse plus précisément à la question de l'identité (en tant qu'élément de reconnaissance sociale et de définition des individus) dans le cadre d'un monde en profonde mutation. Cette mutation repose sur deux grands pôles complémentaires mais contradictoires que sont :

    - d'un côté, la mondialisation des activités humaines : activités économiques, flux de capitaux, mise en reséau de l'information, etc. qui bouleversent profondément les repères structurants de l'Etat-nation dans lesquels les individus s'identifiaient, se reconnaissaient et agissaient autrefois (encore aujourd'hui mais différemment).

    - De l'autre, l'atomisation sociale avec le développement des communautés locales, ethniques, territoriales, qui redonnent sens et pouvoir aux individus à l'échelle locale face à la dépossession d'un pouvoir mondialisé ;  des politiques de décentralisation, afin d'être au plus proche des revendications citoyennes et d'agir au plus près des préoccupations de chacun.

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    De ces deux mouvements, c'est le cadre même de l'Etat-Nation, historiquement daté, invention des sociétés industrielles, qui s'effrite progressivement. La légitimité des institutions traditionnelles s'en trouve ébranlée.

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    Pour Castells, ce qui caractérise ces bouleversements profonds de l'organisation sociale et de la structure des sociétés, c'est l'apparition de la société organisés en réseaux, où les flux d'informations, de capitaux, passent et repassent dans un univers déterritorialisée et intemporel. Ce sont les notions d'espace et de temps qui sont complètement renouvelées, le concept d'Etat souverain qui périclite, la sécurité de repères stables qui s'effrite, etc.  La révolution technologique, la disparition de l'Etat Nation avec la mondialisation, font parallèlement apparaître des mouvements de revendications identitaires, qui tentent de lutter contre l'universalisation, par la singularité culturelle, ethnique, et l'autodétermination des peuples. Ces mouvements peuvent prendre deux grandes directions ;

    - soit ils ont une capacité d'orientation positive, projective vers une nouvelle forme d'organisation sociale légitimante : le féminisme et l'écologisme en font partie.

    - soit, plus dangereux en apparence, ces mouvements peuvent s'orienter vers des formes de repli identitaire, dans une logique défensive, régressive comme le fondamentalisme religieux ou ethnique notamment.

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    Dans cet ouvrage, Castells explore justement ces nouvelles luttes sociales et politiques qui se développent un peu partout dans le monde. L'avantage de l'analyse de l'auteur est qu'elle repose sur une approche mondialisée du phénomène, en s'appuyant à chaque fois sur des exemples précis de mouvements repérés dans différents pays du monde, pour étayer son propos. Pour lui, l'ensemble de ces luttes sociales, de ces mouvements sociaux de type identitaires, bien que de formes et aux objectifs parfois différents, reposent sur un même ennemi commun : à savoir le nouvel ordre mondial qui se dessine, déterritorialisé et ultralibéral, qui manque de sens, car le pouvoir se dilue à un niveau inaccessible pour le citoyen ordinaire. Seuls quelques milieux (médiatiques, économiques, financiers, politiques) ancrés dans ces flux mondialisés disposent du pouvoir, qui par ailleurs, n'a plus de base démocratique, car il dépasse le cadre de l'Etat.

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    D'une manière générale, c'est la question de l'identité et de son pouvoir qui sous-tend l'ensemble des mouvements sociaux et politiques qui secouent les différents pays du monde entrés dans la mondialisation. Par identité, l'auteur entend la source du sens et de l'expérience des individus. L'identité est ce qui fait sens, ce qui donne une assise aux individus et à leurs actions dans le monde.

    « J'appelle identité, nous dit-il le processus de construction de sens à partir d'un attribut culturel, ou d'un ensemble cohérent d'attribut culturel, qui reçoit priorité sur toutes les autres sources.[3] »

     La définition qu'il en donne a le mérite d'être claire et précise : l'identité n'est pas quelque chose d'innée, qui serait établie dès la naissance, mais un processus de construction de sens. Pour cela, elle ne peut se faire que dans le cadre d'une socialisation. La construction du sens ne provient que de l'interaction d'individus entre eux avec une histoire, une appartenance sociale, culturelle, ethnique, etc.

    De plus, ce sens s'appuie sur des attributs culturels cohérents : ce peut être une histoire commune, un territoire commun, une langue commune, des mythes fondateurs, etc.

     A titre d'exemple, l'identité française s'est définitivement construite sous la IIIème République avec l'enseignement obligatoire pour tous les enfants à partir de 1881 selon des objectifs précis : développer le mythe des ancêtres gaulois (identité historique et appartenance commune), faire disparaître les patois locaux et imposer le français sur l'ensemble du territoire (l'identité linguistique est un élément essentiel du sentiment d'unité), ériger et valoriser les principes de la Nation républicaine (identité nationale et partage des valeurs républicaines).

    Le sentiment d'unité nationale et d'appartenance à la Nation française était l'un des objectifs prioritaires de la politique scolaire de la IIIème République en plus de former un citoyen autonome, libre et apte d'agir et de penser par lui-même.

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    L'identité peut certes être multiple, parfois contradictoire : un individu peut en avoir plusieurs, selon celle qui lui semble la plus importante, la plus essentielle, selon le lieu et le moment où il agit. Cependant, il ne faut pas confondre identité et rôle social : si les deux peuvent parfois se confondre, il existe une différence essentielle. Les rôles sociaux sont des « identités » qui sont instituées de l'extérieur, par l'institution. Par exemple, le rôle de père est un rôle défini par l'institution sociale qu'est la Famille. En revanche, les identités proprement dites, précise l'auteur « sont des sources de sens pour les acteurs eux-mêmes et par eux-mêmes, elles sont construites par personnalisation [4]». à la différence des rôles sociaux, que l'on joue, parce que l'institution nous les assigne, les identités sont instituées du dedans, elles sont intériorisées et nous les personnifions individuellement.

    Pour reprendre les propos de Castells, « les identités organisent le sens, tandis que les rôles organisent les fonctions ».

    On peut être père, enseignant (rôles sociaux assignés par la société) et remplir les fonctions sociales afférentes à notre rôles, à notre statut, arrêté par la société, selon des lois, des règles, des codes à respecter. Dans ce cas, on exerce notre fonction d'enseignant, de père, un point c'est tout, sans que celles-ci ne fassent forcément sens pour nous. Ce ne sont pas des rôles que nous ressentons comme des sources d'identité fortes. Pour autant, on peut s'identifier à son statut de père ou d'enseignant et considérer que ces rôles font sens. Dans ce cas, l'identité rejoint le rôle, le statut. Mais ce n'est pas nécessairement le cas.

    Serge Paugam, sociologue français, spécialiste de la précarité et de l'exclusion, identifie quatre grands pôles d'identités chez l'individu qui lui sert à se définir aux yeux des autres et à être défini par les autres.

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    -         l'identité communautaire qui se réfère à l'appartenance à un groupe, à des pairs, etc.

    -         l'identité filiale qui se réfère à l'attachement généalogique à sa famille.

    -         l'identité professionnelle, plus globalement l'identité « sociétaire » qui se réfère dans les sociétés industrielles à notre statut socio-professionnel essentiellement. Elle renvoie à notre place dans la société, par rapport à notre statut social, professionnel.

    -         l'identité citoyenne qui se réfère à notre appartenance à une nation, à ses valeurs, ses idéaux, son histoire, etc.

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    Or, aujourd'hui, si je reprends ces quatre pôles identitaires, nous constatons que certains de ces pôles, en lien avec l'analyse de Castells se délitent de plus en plus.

    1. D'une part, la famille subit des transformations profondes qui remettent en question son organisation sociale traditionnelle héritée en grande partie du système patriarcal. (J'y reviendrai plus loin en détail) féminisme, égalitarisme, recomposition familiale, perte de l'autorité exclusive des pères, sexualité, amour, procréation, et famille sont de plus en plus dissociés, tendant à faire de la famille un lieu refuge de moins en moins structurant.

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    2. d'un autre côté, l'emploi est de plus en plus précarisé. La mondialisation tend à exercer une pression sur les coûts salariaux, une flexibilité accrue sur les travailleurs. L'emploi est moins sécurisé, l'exigence de responsabilisation et l'individualisation croissante des relations d'emplois tendent à modifier en profondeur la structure même des rapports sociaux de travail/production. Les travailleurs perçoivent de moins en moins leur emploi comme une source de sens et donc d'identité.

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    3. Enfin, avec la mondialisation et la substitution des pouvoirs nationaux aux organisations supranationales (BCE, Bruxelles, ONG, etc.) et de l'autre côté, la décentralisation et le transfert de pouvoirs et de compétences aux organes décentralisés de l'Etat (Communes, Départements, Régions), c'est l'Etat-Nation qui perd de son sens et de sa capacité à unir les citoyens. En outre, la remise en cause de l'Etat-Providence, source importante de l'Etat-Nation dans les pays industriels renforce davantage encore le décrochage identitaire à l'Etat-Nation. L'Etat est de moins en moins valorisé, en revanche la nation (dans une définition transformée) reprend de la vigueur avec les poussées nationalistes.

    Face à ces transformations profondes qui touchent l'Etat, la famille, et l'emploi, ce sont des sources de sens et d'identité essentielles pour les individus qui sont menacées, tout au moins, qui sont en pleine redéfinition.

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    Cette restructuration pose des problèmes identitaires, questionnent et inquiètent les individus qui ne savent plus trop à quoi se raccrocher. L'identité est la source essentielle de définition de l'individu et de son émancipation. Sans support, difficile de se libérer. Sans attache, l'individu manque de repères Paradoxalement, il faut des liens pour s'émanciper. Car ces liens font sens, ils structurent la personnalité, ils disent qui on est, d'où on est et permettent de mieux identifier où l'on veut aller. A ce titre, l'identité est primordiale en tant que source du sens, c'est-à-dire comme source de l'action des individus. Le sens, c'est « ce qui est identifié symboliquement comme l'objectif de l'action de l'individu » nous dit Castells. C'est à la fois l'origine et la direction ; l'arc et la flèche.

    La famille, l'emploi, l'Etat-Nation ne font plus suffisamment sens aujourd'hui. En revanche, il existe un domaine qui à l'inverse des trois autres s'affirme de plus en plus : l'identité communautaire. La défaillance identitaire des autres sources de sens renforce parallèlement le pouvoir de celle-ci. On le constate tous le jours : de plus en plus de mouvements s'organisent autour de la défense d'intérêt et de projets communautaires : mouvements féministes dans les années 70, gay et lesbiens dans les années 80/90, mouvements ethniques, religieux aujourd'hui se développent.  Ces mouvements ne sont pas tous porteurs de dangers, certains sont porteurs d'une vision positive de la société.

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    Castells identifie, de son côté, trois formes d'identité différentes :

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    1. L'identité légitimante, qu correspond à celle qui est instituée par l'Etat, par les institutions sociales dominantes qui cherchent à rationaliser les comportements des individus. Cette forme d'identité est normative, imposée d'en haut, comme valeur dominante qui a autorité. Castells l'identifie à la société civile.

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    2. L'identité-résistance qui est celle qui est adoptée par les acteurs en position dominée/dévalorisée par la logique dominante. Ils usent de stratégies identitaires défensives, en contradiction souvent avec les principes identitaires dominants. C'est une identité de forme communautaire, repliée sur elle-même. Où l'on assiste à des mouvements d'essentialisation de l'ethnie, du territoire (gangs, ghettos) pour construire la communauté et son appartenance. Castells la définit comme une stratégie défensive, de résistance pour les exclus. Elle correspond à ce qu'il nomme « l'exclusion des excluants par les exclus ».

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    3. Enfin, l'identité-projet qui cherche à (re)construire une nouvelle identité en redéfinissant les positions sociales et l'ensemble de la structure sociale dans son organisation, ses valeurs, ses logiques dominantes. Le féminisme, en voulant casser l'organisation patriarcale de la société en est un bon exemple. L'écologisme également, qui veut mettre l'économie au service des hommes et non l'inverse (pour faire simple).  Cette forme d'identité-projet vise à produire de nouveaux sujets.

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    Evidemment, ces trois formes d'identité ne sont pas imperméables les unes aux autres. Il est possible de passer d'une forme à une autre ; la résistance peut se constituer en projet et le projet devenir par la suite dominant, identité légitimante.

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    Dans la société en réseaux dans laquelle nous vivons actuellement, dans la tension entre le mondial et le local, entre lieux du pouvoir (lointains et diffus) et ceux de l'expérience vécue (proches et concrets), Castells s'intéresse à relever la dynamique identitaire à l'œuvre aujourd'hui. Pour lui, c'est le mode défensif qui semble l'emporter pour le moment, autour de stratégie communautaire luttant contre une société en réseaux qui perd de son sens, de sa proximité, de sa capacité à donner du pouvoir aux individus, etc.

    L'hypothèse centrale de son ouvrage consiste à dire que les sujets ne se construisent plus dans le cadre dominant et légitime de la société civile qui se désintègre de plus en plus, mais dans le sillage d'une résistance communautaire dont les conséquences ne sont pas encore identifiables.
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    L'identité de type communautaire semble donc s'imposer un peu partout dans le monde, face à des sources identitaires traditionnelles en crise (travail, famille, Etat) et dont la finalité semble davantage être portée par des stratégies de défense que par des stratégies de projets (le fondamentalisme religieux, musulmans ou chrétiens, le retour des régionalismes, le clivage des identités wallonnes et flamandes en Belgique, les catégories ethniques, les Milices aux Etats-Unis, etc., à des degrés divers, sont des exemples de ce communautarisme défensif contemporain). « La quête du sens passe par la reconstruction d'identité défensive autour de principes communautaires[5] » souligne l'auteur avant d'exposer sa théorie à l'observation concrète de différents mouvements dans le monde.

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    [1] Manuel Castells, L'ère de l'information, Tome I à III, Fayard, Paris, 1999.

    [2] M. Castells, L'ère de l'information, II, Le pouvoir de l'identité, Fayard, 1999.

    [3] Ibid, p. 17

    [4] Ibid, p. 17

    [5] Ibid, p. 22.



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  • Commentaires

    1
    Lundi 14 Avril 2008 à 08:14
    J'arrive
    Pas mal, mec ! J'espère en discuter avec toi dans la semaine ! nico.
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