• La crise du lien social (1)

    Je commence aujourd'hui la publication d'une série de billets qui viendront interroger la crise du sens et des valeurs dans nos sociétés modernes. Loin de se laisser emporter aux sons des sirènes des déclinologues de toutes sortes, nous analyserons précisément la réalité du lien contemporain pour savoir s'il s'agit bien de parler d'une crise profonde et durable du lien social ou s'il convient mieux de parler d'une transformation de ce dernier, sur un registre radicalement nouveau, qui nous oblige à repenser le social hors des catégories héritées qui consisteraient à séparer l'individuel et le collectif.

    Aujourd'hui, je débuterai simplement par une courte introduction.

    Bonne lecture.

    On entend souvent parler de la crise du lien social dans nos sociétés contemporaines. Crise du sens, crise des valeurs, crise de la famille, etc. La société moderne serait en crise. L'idée laisse entendre qu'il y aurait eu un âge d'or de la société où tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes à la manière de ce qu'enseigne la philosophie panglossienne de Candide. Mais n'y a t-il jamais eu de société harmonieuse et idéale? La nostalgie qui consiste à penser que le meilleur est derrière nous et qu'il nous reste le pire est un piège à éviter. La période de référence souvent citée sont les Trente Glorieuses. Mais historiquement, cette période fut une parenthèse dans l'histoire des sociétés et en outre, tout n'était pas aussi « rose » qu'on le laisse souvent entendre, notamment pour les femmes.

    Néanmoins, ce qui pose problème à l'heure actuelle et qui questionne les sociologues, c'est la peur de la déliaison sociale (R. Sue), de la désaffiliation subie (R. Castel). C'est la nostalgie d'un lien social fort qui intègre, d'une solidarité qui unit. Mais dans nos sociétés modernes, cette nostalgie entre en contradiction directe avec les valeurs individualistes de libéralisme politique (je souligne bien ici que je parle de libéralisme politique et non économique).

    En effet, notre époque à ceci de particulier qu'elle repose sur une double exigence contradictoire :

    - Volonté d'un lien social « fort » qui facilite l'intégration et la cohésion sociale, qui assure la stabilité et la sécurité individuelle d'un côté ;

    - Volonté d'un gain de liberté de l'autre, qui laisse l'individu libre de ses engagements, de ses choix, de ses actes.


    Contradiction a priori indépassable entre exigence d'un lien fort au niveau collectif et exigence d'un lien électif au niveau individuel, garant de la liberté de chacun. Or, la liberté a un revers : l'incertitude, l'instabilité, la versatilité. Tandis que le lien social fort est plus stable, ordonnateur, rassurant mais également contraignant et limitatif des actions individuelles.

    Exemple : tous dénoncent les mariages arrangés ou forcés qui ne tiennent pas compte de la liberté de choix des individus mais s'inscrivent dans un lien de type communautaire. En même temps, chacun se désole de l'instabilité des relations conjugales qui angoissent.


    Pour y répondre, Durkheim, conscient théoricien de l'individualisation des sociétés occidentales, avait sa solution : les individus sont libres de se choisir comme ils le veulent, mais une fois liés, ils devaient assumer leurs rôles jusqu'au bout. Ils devenaient des « fonctionnaires de la vie domestique». D'un côté donc, la liberté de choix, de l'autre le renoncement à sa liberté. C'est à ce prix que pouvaient se maintenir le lien dans une société d'individus1.


    Mais on voit bien aujourd'hui que la solution prêt à rire. À l'époque d'ailleurs, Durkheim s'était fermement opposé au projet de loi sur le divorce par consentement mutuel, alors même qu'il se classait du côté des progressistes et des modernisateurs. Mais pour lui, le risque que cette loi faisait porter à la société était trop lourd de conséquences : paupérisation du lien, affaiblissement de la cohésion sociale, risque accru d'anomie. Bref, si le couple se délitait, c'était la société toute entière qui menaçait de se défaire. Il aura fallu attendre trois quart de siècle pour que le divorce par consentement mutuel voit le jour et la théorie de Durkheim, infirmée en partie sur ce point. En effet, les couples d'aujourd'hui ne sont pas moins liés qu'autrefois ; au contraire, ils sont plus libres de leurs engagements. Mais en même temps, ils sont plus libres de se désengager. Le gain de liberté se paie toujours d'un gain d'incertitude et d'instabilité. La modernité disait G. Balandier, brillant anthropologue, « c'est le mouvement plus l'incertitude2 ».

    les couples d'aujourd'hui ne sont pas moins liés ; ils sont plus cassables, tout simplement parce qu'ils résultent du seul engagement des conjoints, sans que ne pèse sur eux le poids de la communauté familiale, du patrimoine, de l'héritage et des traditions.


    La modernité sonne t-elle alors le glas du passé? Les individus contemporains font-ils table rase des valeurs héritées, des traditions. Le déclin du religieux, des liens familiaux, de la participation politique semblent aller dans ce sens, en indiquant un désengagement de la participation des individus à la sphère publique.

    Pour autant, nous dit de Singly, « La modernité ne supprime pas l'héritage, les origines, le passé. Elle exige une réflexivité de la part des individus pour qu'ils sachent s'ils veulent ou non assumer cet héritage, pour qu'ils décident de la part conservée et de la part rejetée. Ce travail de réappropriation personnelle s'inscrit nécessairement dans une prise de distance, volontaire, vis-à-vis du rapport de filiation existant. » (p. 46)


    C'est justement ce que nous verrons dans les prochains billets publiés en nous interrogeant plus particulièrement sur le déclin avéré ou non des valeurs dans nos sociétés de la seconde modernité.


    1Ce concept renvoie à l'ouvrage de Norbert Elias, La société des individus, Fayard, Paris, 1987

    2G. balandier, Le désordre, Eloge du mouvement, Fayard, 1988.


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  • Commentaires

    2
    Dimanche 18 Janvier 2009 à 12:14
    Suspense
    Le suspense est à son comble. Je me jette sur le billet suivant.
    1
    castro
    Mercredi 14 Janvier 2009 à 18:28
    général
    je prends toujours autant de plaisir à vous lire, bonne continuation!
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