• Vous serez tous des maîtres

    Vous serez tous des maîtres[1]
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    Dans cet ouvrage, l'auteur s'intéresse au fondement politique et philosophique de l'idée de liberté et d'égalité telle que les Modernes l'ont défendue. P. d'Iribarne revient sur la conception moderne de l'individu libre et émancipé, maître de lui-même, qui s'oppose à celle de l'homme enchaîné, vassalisé, esclave d'un maître, d'un Dieu, de coutumes, de traditions tutélaires, propre des sociétés aristocratiques anciennes.

    L'auteur s'intéresse plus particulièrement aux conceptions de la liberté et de l'égalité telles qu'elles furent formulées alors, dans leur contenu. Il revient sur quelques auteurs fondamentaux qui ont traité la question, notamment John Locke[2], précurseur et inspirateur de Jean-Jacques Rousseau sur lequel l'auteur s'appuie pour l'essentiel, ainsi que sur les textes de Sieyès sur le Tiers-Etat[3]. Désormais, « vous serez tous des rois » disait Rousseau.

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    L'auteur va démontrer que derrière l'idéal de liberté et d'égalité revendiqué par tous ces auteurs, une contradiction demeure dans l'exercice de cette liberté, qui sera difficilement surmontée : à savoir le passage de l'individuel au collectif. Si tous les trois prônent l'abolition des privilèges qui contredisent toute idée de liberté et d'égalité entre les hommes, et consacrent les vertus de la démocratie, à condition qu'elle soit véritablement le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, ils reconnaissent la nécessité de passer par des représentants du peuple pour établir des lois et des règles communes à tous, indépendamment de son statut social. Mais comment lier la volonté générale à la volonté individuelle sans nier la seconde, sans entraver la liberté de chacun ? La réponse qu'apporteront les Lumières à cette question est claire : c'est par la raison que l'homme devient libre : c'est donc la raison qui doit le libérer et lui dicter ses comportements, quitte pour cela à devoir le « forcer » à être libre !

    <o:p> </o:p>► Une soumission qui libère
    <o:p> </o:p>Ainsi, la volonté générale nous dit Rousseau est toujours la volonté raisonnable, car c'est celle de la majorité tandis que la volonté individuelle est arbitraire et subjective si elle ne suit pas la volonté générale. S'y opposer, c'est aller contre le sens de l'Histoire, c'est refuser de se libérer de ses chaînes par manque de savoir, par absence de sagesse, de raison. L'homme raisonnable, lui, sait où est son intérêt : la volonté générale est aussi sa volonté propre : il est pleinement libre. En revanche, s'il s'oppose à la volonté générale, il s'oppose sans le savoir à lui-même, à sa propre liberté. Il faut donc dans certains cas l'obliger à être libre (!) ; et c'est justement l'objectif de la volonté générale. « Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social, donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens. »

    On voit bien comment Rousseau dépasse difficilement la contradiction en la réduisant à celle de la raison émancipatrice, en affirmant la primauté du tout sur le particulier, au-delà de l'intérêt partisan qui est toujours pour lui, un intérêt égoïste et vil, et qui n'agit donc pas dans le sens de la liberté des hommes.

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    Pour Rousseau, la volonté générale prime sur la volonté individuelle, celle du peuple sur celles de l'individu. L'homme doit s'y plier s'il veut être libre, car son intérêt à long terme est à ce prix, tandis que ses intérêts particuliers sont non raisonnables. Sa conception de la liberté est donc ambiguë puisqu'il fait du tout (la volonté générale) le lieu même de l'expression de la liberté des hommes, produit de la raison, au détriment de la liberté individuelle, produit de l'arbitraire arraisonné.

    Voici ce que nous dit Rousseau à ce sujet : « l'impulsion du seul appétit est esclavage ; l'obéissance à la loi qu'on s'est proscrite est liberté. Grâce à elle l'homme se voit forcé de conseiller sa raison avant d'écouter ses penchants. »

    Rousseau fait de la psychologie avant l'heure. En terme freudien, les penchants humains se rapportent à ce que le père de la psychanalyse nomme les motions pulsionnelles du moi, tandis que la loi à l'obéissance s'identifie à l'institution surmoïque.  D'un côté, un moi qui enchaînerait donc, arraisonné et esclave, de l'autre, un surmoi, c'est-à-dire une conscience morale, un « bien commun », qui libèrerait. Pourtant, Freud opérera au renversement complet de l'idée rousseauiste d'une volonté générale libératrice. 150 après Rousseau, il écrira que l'homme lutte en permanence contre la culture qui l'inhibe plus qu'elle ne le libère. Si le surmoi fait bien la loi, il la fait au détriment du moi, au détriment des satisfactions pulsionnelles. La liberté psychique pour Freud serait davantage dans un moi « désurmoïsé » en quelque sorte.

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    Rousseau voit dans la pensée raisonnable le socle de la liberté des hommes, et dans le respect de la loi l'essence morale de cette liberté.  « A respecter la volonté générale nous dit Rousseau, et la loi qu'elle conduit à établir, plutôt que sa volonté particulière, on est fidèle à ce qui, en soi, se rapporte au bien, et c'est alors qu'on est libre. C'est en effet par la raison, dont la loi est l'expression, que l'on accède à la liberté. »

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    Adam Smith réussira le tour de force qui consiste à réconcilier les deux dimensions, à savoir l'individuel et le collectif, la volonté partisane et le bien commun, avec sa théorie de la « main invisible » : il démontrera comment l'intérêt égoïste peut sans le vouloir servir le bien commun. Le particulier travaille pour le général. Cette conception smithienne va créer un bouleversement idéologique considérable : désormais collectif et individuel sont liés. Les motivations personnelles se voient légitimées, puisque sans le vouloir, elles conduisent à renforcer la collectivité. Ainsi, l'expression de ma liberté personnelle n'entrave pas l'expression de la liberté collective, mais s'y agrège parfaitement.

    Smith réussira là où Rousseau et Locke ont échoué : il parviendra à résoudre la contradiction entre l'individuel et le collectif, par la découverte de « l'autorégulation naturelle du marché », sorte de deus in machina qui ordonne l'ordre des choses.

    Non seulement Smith résout le problème, mais il le résout sans intervention extérieure : pas d'appel à une quelconque transcendance. C'est le système des interactions humaines qui s'autorégule lui-même de l'intérieur. Un ordre des choses immanent qui réconcilie l'exercice de la liberté individuelle avec l'exigence morale du bien commun : voilà sans doute la doctrine maîtresse d'un XVIII siècle « éclairé. »

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    Si l'on reprend la question rousseauiste de l'individu qui agit par et pour lui-même, on voit bien désormais qu'elle se résout sans difficulté. Agissant pour lui-même, l'individu fait sans le vouloir le bien. Voulant faire le « vice », il fait le vertueux. Ainsi est résolue l'ambiguïté rousseauiste qui faisait dire à ce dernier que « la volonté particulière attachée en chacun à ses intérêts particuliers est une volonté pécheresse, qui doit céder devant la volonté générale. »

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p><o:p> </o:p>► Une égalité différentielle
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    L'exercice de la liberté pour Rousseau, comme chez Locke, passe invariablement par la capacité à raisonner. C'est de la raison, dont la loi est l'expression que l'homme tire sa liberté. Ainsi la loi en égalisant les conditions entre les hommes, leur fournit le socle commun de leur émancipation, avec l'accession à la propriété (ce qui posera d'ailleurs la question de l'accès à la citoyenneté pleine et entière pour les non-propriétaires au XIX). Le degré de liberté d'un individu se mesure à son degré de raison nous disent ces auteurs. On serait tenté de faire le parallèle avec une société toute entière : l'idéologie évolutionniste qui a légitimé le colonialisme reposait sur la même idée, à savoir celle de la mesure de la grandeur d'un peuple à son degré de raison.

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    Ainsi, la raison gouverne aux sociétés libres : c'est donc de sa capacité à être libre, donc à faire preuve de raison qu'un individu sera jugé. Si la loi égalise les conditions, elle n'opère pas pour autant au même degré de rationalité dans l'esprit des hommes. Une distinction est donc faite entre ceux-ci selon leur capacité à raisonner. La société d'égaux tant vantée par Rousseau ne l'est de fait pas tant que cela. « Nous sommes nés libres nous dit Locke, en tant que nous sommes nés rationnels. »

    Certes, l'égalité formelle est là : tous les hommes naissent libres et égaux devant la loi. Mais après ? Comment décider des gouvernants, des représentants du peuple ? Rousseau le dit sans fioriture : les gens éclairés sont au gouvernement du peuple, tandis que la « populace » est méprisée.  Tout le monde n'est donc pas également libre : si la raison fonde la légitimité des dominants, elle reconnaît la dépendance des dominés, de la « populace ».

    Ainsi, la liberté n'est pas pour tous, certains sont moins libres que d'autres, au titre qu'ils sot moins égaux que d'autres, parce que moins éclairés que les autres. Orwell l'a très bien formulé à sa façon, dans un de ces romans où les bêtes se substituant aux hommes, un principe premier est défini selon lequel « tous les animaux sont égaux entre eux », principe auquel il sera ajouté quelques mois plus tard, « mais certains plus que d'autres » qui laissent présager de futures inégalités[4].

    Chez les théoriciens du contrat social que sont Locke comme Rousseau, on retrouve cette distinction opératoire entre les hommes. S'ils commencent par déclarer leur égalité de fait, ils reconnaissent leur différence de raison, et par conséquent leur inégalité sociale. Ils réinstaurent alors un ordre hiérarchique à l'endroit même où ils souhaitaient le supprimer. Aux privilèges du sang succèdent les privilèges de l'esprit. La différence, néanmoins essentielle, qui demeure, est que si la première est décidée de facto, la seconde résulte d'un apprentissage. Le sang s'hérite, l'esprit s'acquiert. L'école apparaît alors comme le plus sûr instrument d'égalité et de liberté entre les hommes. Condorcet prononcera un discours en 1791 prônant les vertus de l'enseignement et sa volonté de le rendre obligatoire pour tous. Il faudra attendre près d'un siècle pour que la chose prenne effet.

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    Ainsi, cet extrait de Locke : « Si quelqu'un n'atteint pas un degré de raison suffisant pour pouvoir être supposé capable de connaître la loi, et de vivre dans ses règles, il n'est jamais capable d'être un homme libre, il n'est jamais laissé sans lien à la disposition de sa propre volonté mais est maintenu sous l'enseignement et le gouvernement d'autres tout le temps où son propre entendement est incapable d'en avoir la charge. »

     C'est ainsi que le statut de citoyen ne s'appliquait pas aux aliénés, puisque ces derniers, ne pouvant exercer un contrôle suffisant sur leur propre esprit, se retrouvaient alors être tout à fait légitimement sous la tutelle d'un autre.

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    Ainsi, seuls les hommes éclairés pouvaient avoir accès à la pleine citoyenneté et être au gouvernement (mais à la condition de servir les intérêts du peuple toujours, pas les leurs bien entendu). L'opposition éclairé/ignorant que font les Lumières et la philosophie politique ne fait en définitive que remplacer l'opposition ancienne entre noblesse et roturier,  aristocratie et plèbe. Au sang de l'Ancien régime succède la raison de l'époque moderne. Nous soulignions précédemment qu'à la différence du rang par le sang, le rang par la raison n'était pas décidé par avance, mais résultait d'un apprentissage qui pouvait permettre à chacun de devenir éclairé. Il reste néanmoins à souligner que pour l'époque, et pour Rousseau le premier, la « populace », comme il l'appelait et envers laquelle il n'avait que mépris et dédain, ne disposait pas des moyens nécessaires pour s'instruire, larvés qu'ils étaient dans la satisfaction médiocre de leur servitude. Ainsi ceux-là même ne méritaient pas d'être libres. (P. d'Iribarne montre combien cette opprobre à l'encontre des « serfs » qui refusent de se libérer se retrouve dans l'ensemble des condamnations contre les inégalités[5]. On retrouvera ce même raisonnement chez Marx envers les ouvriers qui, s'ils refusent la lutte et acceptent leur servitude, sont considérés comme des parias, individus méprisables qui ne méritent rien, ou encore chez S. de Beauvoir qui n'aura pas de mots assez durs à l'encontre de la femme bourgeoise, qui, enfermée dans son confort protecteur, refuse de lutter contre sa propre servitude.)

    En outre, chez Rousseau, le degré de raison de l'individu relève en partie d'un don de la nature. Ainsi ce que le sang devait défaire, la nature le refait : en abolissant les privilèges de l'aristocratie, on en élève une nouvelle, fondée en partie sur la nature. D'une hiérarchie à l'autre, au final, les différences entre les hommes relèvent encore de différences de nature.

    A l'élitisme héréditaire supplée un élitisme républicain intellectuel[6].

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    Les hommes qui refuseraient de se ranger à l'avis général se verraient alors légitimement poursuivis et persécutés. Hors de la communauté des hommes (refusant l'avis général), ils n'auraient donc plus à être traités comme tels nous dit Rousseau. Ainsi en est-il du petit peuple qui demeurant stupide et asservi devient coupable de sa propre servitude : pas d'excuse possible pour lui. La victime devient coupable dans ce schéma de pensée. (on retrouve le même aujourd'hui avec le chômeur, le faible et le démuni qui, s'ils attirent la compassion, attisent aussi le mépris souvent, tant nous les considérons comme des asservis « volontaires » qui refusent de se battre contre leurs conditions. Et comme silence vaut accord, on considère que refus de se battre vaut acceptation)

    <o:p> </o:p>Vous serez tous des rois, mais certains plus que d'autres...
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    Pour terminer, ce que l'on peut retenir à travers la lecture critique que fait d'Iribarne des textes fondamentaux des auteurs de l'égalité entre les hommes, c'est que derrière l'aspiration légitime à l'égalité revendiquée devant la loi, il demeure des inégalités prégnantes. Si les hommes se rassemblent et se ressemblent aux yeux de la loi et du droit, ils se différencient très rapidement autour de leur capacité à être libre. Mettant en avant ce qui rassemble les hommes, Locke, Rousseau et leurs contemporains recréent de l'inégalité dès qu'ils soulignent ce qui les différencient.

    « Assurément, la tutelle de ceux qui sont riches  en « lumières » sont invités à exercer sur ceux qui en manquent est déclarée par nos textes fondateurs compatibles avec la liberté, ou même porteuse de liberté. Mais c'est au prix d'un détour à la lecture traditionnelle des rapports sociaux, qui est celle même que leur appel à l'émancipation conduit à dénoncer.[7] »

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    L'homme est donc à lui-même son propre maître aux conditions suivantes seulement :

    -        qu'il soit doué de raison (gouvernement des « éclairés »)

    -        qu'il aille dans le sens de la volonté générale (obéissance aux lois)

    -        qu'il se défasse de sa volonté particulière (signe de son asservissement)

    En dehors de sa capacité à être autonome, à se gouverner soi-même, l'homme ne mérite pas le statut de citoyen : seul l'individu pleinement libre et autonome, seul celui dont la volonté n'est pas assujettie, n'est pas corrompue est digne d'être citoyen. Tout autre situation laisse l'homme aux portes de l'humanité.

    On pourrait dire pour résumer que Locke et Rousseau, en condamnant l'inégalité de la société aristocratique, instaurent les bases d'une démocratie de type « luxocratique » (pardon pour le néologisme) où de nouvelles inégalités apparaissent, assise sur une hiérarchie de la raison. Au Monarque dominant succède à partir du XVIII la Raison maîtresse. Et la citoyenneté est réservée à ceux qu en sont dignes, les gens lettrés, les « éclairés », tandis que la masse informelle des petits paysans analphabètes bénéficie d'une citoyenneté au rabais, politique (droit de vote), sans être sociale.

    Deux cents ans plus tard, le statut des pauvres, des individus voués aux tâches les plus ingrates reste toujours plus ou moins déconsidéré. Et que dire de ceux qui ne bénéficient même pas des moyens de subsistance nécessaires à leur survie, qui vivent en partie de l'assistance. Les mots ne sont pas assez durs pour condamner ces poches de pauvreté d'un côté, mais ils sont tout aussi durs pour déconsidérer ces hommes et ces femmes, dont la citoyenneté est elle aussi une citoyenneté de seconde zone.



    [1] Philippe d'Iribarne, Vous serez tous des maîtres, La couleur des idées, Seuil, 1996.

    [2] Plus particulièrement sur son ouvrage Second Traité de Gouvernement.

    [3] Référence au célèbre ouvrage de Sieyès intitulé Qu'est ce que le tiers-Etat ?

    [4] Georges Orwell, La ferme des animaux, Folio, Gallimard.

    [5] Que ce soit les ouvriers chez Marx, le Tiers-Etat chez Sieyès, les femmes chez Beauvoir, etc. –

    [6] On retrouve un peu cela aujourd'hui avec le gouvernement des élites, des « experts », comme la Commission Attali en apporte la preuve, en affirmant que ses décisions doivent s'appliquer., en dehors de tout débat parlementaires, en dehors de la représentation politique du peuple.

    [7] P. d'Iribarne, Ibid, p. 41.



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  • Commentaires

    1
    Mardi 25 Mars 2008 à 13:31
    Gouvernement représentatif
    Finalement, l'idée de ces Lumières était de construire une nouvelle aristocratie basée sur des gouvernements représentatifs (et non des démocraties, beurk ! ça sent la populace). Mais aujourd'hui, le terme de démocratie a perdu beaucoup de son sens par son utilisation abusive. Et à la lecture de tes quelques mots, je comprend si bien les réactions, à la fin du XIX, des anarchistes tels que kropotkine et Bakounine qui rejettent si justement cette aristocratie qui opprime la populace.
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