• Société schizophrène

    L'homme contemporain est un homme multiple, fragmenté, qui a plusieurs vies dans sa vie, multipliant (volontairement ou non) les emplois, les métiers, mais aussi les conquêtes, les amitiés, les amours. L'individu contemporain a des identités multiples et fragmentées : il n'est plus défini par son seul statut social (identité statutaire de type sociétaire), ni par son appartenance sociale ou communautaire (identité communautaire), il est beaucoup plus libre de ses choix, de ses engagements. Il peut très bien décider de s'engager dans un mouvement associatif prônant les vertus de l'entraide et des valeurs collectives tout en se revendiquant zélateur du libéralisme économique et du libre-échange. L'homme moderne pourrait être comparé à une espèce de « schizophrène social », écartelé entre des idées, des motivations, des sphères d'action parfois contradictoires.
    Il n'existe plus comme autrefois de grandes institutions, de grands systèmes structurant des identités individuelles.  Le parti communiste, entre autres, avait ce rôle de référence, de modèle structurant, notamment dans les catégories populaires et les quartiers ouvriers, en véhiculant une idée, une utopie, un modèle de société derrière lequel les individus se regroupaient. De la même manière, l'Eglise ou la religion d'une manière plus globale, ont également perdu ce rôle intégrateur, structurant des identités. Aujourd'hui, les dogmes, qu'ils soient religieux, politiques, idéologiques ne s'imposent plus à l'individu du dehors comme des modèles de référence et d'actions qui vont influencer sur son comportement, sur sa vie, qui vont lui permettre de trouver sa place et se définir une identité sociale précise. Ce ne sont plus à ce titre des faits sociaux contraignants (Durkheim).
    Non, aujourd'hui les individus sont plus libres, leurs comportements, leurs motivations d'action plus multiples, la société est plus visqueuse plus fluide. Elle laisse l'acteur libre de ses choix, de ses engagements, de ses modèles d'identification.

    Mais le problème, c'est qu'à trop individualiser la société, celle-ci manque aujourd'hui de consistance, elle se liquéfie. Absences de repères stables, de références qui parlent à tous (même la nation perd de sa pertinence au contact d'une société globale mondialisée). Par conséquent les individus devenus plus libres sont aussi plus fragiles, leurs identités fragmentées. Ils manquent de repères structurants. De plus en plus, ces repères sont individualisés et non plus collectifs (exemples des rituels de passage à l'âge adulte personnalisés Cf. David le Breton) ; il revient désormais à chacun de construire sa vie et de se construire au gré de ses expériences, de ses actions, de ses désirs. Si l'individualisation a permis à l'individu de sortir du piège de l'holisme contraignant et coercitif, en lui rendant sa part de liberté, c'est-à-dire sa distance au groupe, à la communauté, aux rôles sociaux, etc. elle semble aujourd'hui poser des problèmes nouveaux. Durkheim avait souligné combien la différenciation sociale au cœur de l'activité de production avait contribué à développer l'individualisme en spécifiant les rôles et les tâches de chacun dans la chaîne tayloriste (intégration verticale). Mais il avait précisé que la société devait néanmoins continuer à fournir des valeurs, des modèles communs à tous afin que les individus désormais différenciés constatent leur interdépendance et conservent un lien social (solidarité organique). A partir du moment où ces grandes valeurs, ces grandes institutions d'intégration sociale (Nation, Eglise, syndicats, famille, etc.) perdaient de leur légitimité, ne permettaient plus d'être des éléments de repères stables pour les individus, alors la société courrait un risque d'anomie. C'est-à-dire un manque à être, un manque de repères, un manque de sources d'identification collective permettant aux individus de se sentir intégrés et unis les uns aux autres.

    A l'heure actuelle, nous vivons une période de profonds bouleversements sociaux, culturels, idéologiques où la solidarité entre les individus et la cohésion sociale semble être mise à mal. Les identités politiques se délitent et varient fréquemment ; le religieux a perdu de son poids, même s'il semble ressurgir mais sous une forme différente, beaucoup plus individualisée ; la Nation devient un concept aux contours flous, diluée dans une mondialisation qui manque d'identité. (ce qui n'empêche pas que ressurgissent par ailleurs le spectre du nationalisme xénophobe, comme réponse à cette peur de la dilution généralisée). D'une manière générale, ce sont toutes les grandes institutions sociales qui font autorité qui paraissent perdre de leur légitimité. On voit aujourd'hui que la Justice, la Police, la Médecine elle-même commence à être touchée par ce phénomène de « délégitimation » sociale.

    Or, tout pouvoir passe par un processus de légitimation pour se faire accepter. Si cette légitimité est entamée, c'est l'ensemble du système de régulation qui chancelle. Tout pouvoir disait M. Weber passe invariablement par l'acceptation de celui qui obéit vis-à-vis de celui qui lui dit d'obéir. Pour que cette reconnaissance/acceptation opère ajoutait-il, elle doit passer pour être irréprochable, égale pour tous et s'appliquant à tous dans une société démocratique (rationnelle-légale). Si l'individu commence à remettre en question cette autorité, quelle qu'elle soit, alors l'autorité disparaît. Faire face  une crise de légitimité de l'institution, c'est en définitive faire face à une crise de l'autorité et du pouvoir de celle-ci. Il me semble bien qu'au cœur des transformations de la société qui opèrent sous nos yeux depuis une trentaine d'années, c'est le problème plus global de l'autorité qui est posée et plus particulièrement des formes de sa légitimité. (d'ailleurs c'est un sujet qui m'est cher car j'hésite à faire ma thèse desus)

    Certains auteurs en viennent à parler de processus de déliaison sociale (Roger Sue), de la "dissociété" (Jacques Généreux) au cœur d'une société hypermoderne. Peut-être. C'est ce que nous essaierons de développer plus loin. Mais à côté de cela, le « localisme » semble faire son apparition : régie de quartier, démocratie locale, régionalisme, développement des langues régionales, collectif d'entraide, mouvement associatif de proximité, sont quelques exemples de ces nouvelles formes d'organisation sociale qui se dessinent (encore très minoritaires) dans le paysage social et qui semblent aller à l'encontre de l'idée d'une crise du lien social, mais apparaîtraient plutôt comme les soubresauts d'une nouvelle mutation profonde des formes de solidarité dans nos sociétés contemporaines qui restent encore à étudier et à comprendre.


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  • Commentaires

    2
    Lundi 4 Février 2008 à 16:52
    reflexions
    Ton blog est très interessant, Encore beaucoup de choses à lire ici pour ma part. J'aime bien ton sens de la reflexion.
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    1
    Mercredi 30 Janvier 2008 à 10:31
    liberté chérie
    Voir aussi l'individualisation du parcours professionnel. La liberté, ça peut aussi être la précarité.
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