• La sociologie en temps qu’étude des comportements sociaux, des modes de socialisation et de la structure de l’espace social, a pour but d’améliorer la connaissance du monde social, aussi bien d’un point de vue microsociologique, c’est-à-dire au niveau des logiques d’action individuelle que d’un point de vue macrosociologique, au niveau systémique, structurel d’une société donnée.

      Depuis ses débuts, elle cherche à identifier un principe unificateur entre l’univers des actions singulières et celui de la collectivité. Ainsi, Durkheim    avec son principe de différenciation sociale explique le passage des sociétés traditionnelles à la modernité, associant autour d’un même concept central transformation de la structure sociale (division du travail, fonctions sociales différenciées) et modifications des comportements individuels (individualisation des conduites). De la même manière, Weber retiendra le concept de rationalisation comme concept central du passage d’un état social antérieur à l’état moderne. Cette rationalisation des activités sociales, initiée par des logiques d’action nouvelles (action rationnelle en finalité, tournée vers la maximisation du gain à atteindre) se conjuguant à une modification de la structure sociale (société capitaliste bureaucratisée). Nous pourrions également citer Elias et son concept d’autocontrôle pulsionnel, moteur de la modernité et de l’avènement de l’individu.

    Au-delà de ses simplifications hâtives, il convient surtout de voir que la sociologie, depuis ses origines, est confrontée à un problème épistémologique et empirique fondamental : celui du passage de l’action individuelle à la contrainte systémique.

    Pour autant, il est acquis que les changements structurels affectent toujours, d’une manière plus ou moins prononcée, les logiques d’action et les modes de pensée individuels. Autrement dit, à mesure que la société en temps que système se modifie (transformation économique, politique, sociale), les manières d’être, de penser et d’agir des individus se modifient également.

    Ainsi, le passage au mode de production capitaliste, conduisant à des modifications significatives dans les façons de produire, de répartir les richesses, de constituer l’univers familial, a contribué à développer des logiques d’action utilitaristes et consuméristes dans la société. La soif du gain, de l’acquisition, la recherche du bonheur individuel sont autant de modalités d’être au monde inscrit dans la structure sociale de forme capitaliste.

     

    Depuis une trentaine d’années, la sociologie s’interroge sur le passage à une nouvelle forme de modernité. Ce questionnement a contribué à l’éclatement des modèles de pensée : post-modernité, seconde modernité, hypermodernité, modernité tardive, etc. sont autant de concepts utilisés pour recouvrir une même réalité : la société telle qu’elle a été étudiée, conceptualisée, observée et constituée par les sociologues du XIX et du début du XX semble dépassée.

    Les modes d’être-au-monde de cette seconde modernité diffèrent en cela assez sensiblement de ceux de la première modernité. Conjointement, des modifications structurelles au niveau des rapports sociaux sont advenues.

     

    Récemment, un sociologue allemand a tenté de fournir un modèle théorique qui permette d’expliquer et d’analyser ce mouvement à l’œuvre dans les sociétés occidentales contemporaines. S’appuyant sur des modèles d’observation, il inscrit sa thèse dans une approche empirique du social. Partant de là, il tend à expliquer le passage des sociétés de la première modernité à la seconde modernité autour d’une dimension essentielle et déterminante : celle de la temporalité. Plus précisément, il fait de l’accélération sociale le concept central et globalisant de l’ensemble des transformations sociales, structurelles comme culturelles (c’est-à-dire au niveau collectif et individuel) qui affectent la modernité. Substituant à l’analyse classique de la différenciation durkheimienne ou de la rationalisation wébérienne l’analyse temporelle, il fait des deux premières des formes particulières de l’accélération sociale.

    Dans ce cadre d’analyse, la seconde modernité n’apparaît plus comme un mouvement nouveau, une radicalité sociologique, mais s’inscrit dans le prolongement d’un même mouvement, initié dès le XVII avec le développement des sciences et l’amélioration de la technique qui ont permis aux hommes une modification de leur rapport au temps. A la différence près que depuis une quarantaine d’années, nous sommes entrés dans une phase nouvelle et en partie anomique de la modernité : celle de la désynchronisation des modes d’être-au-monde.

     

    Pour H. Rosa, les structures temporelles agissent comme des contraintes sociales collectives qui organisent notre rapport aux autres, aux institutions et les modalités d’organisation de la vie sociale. « Elles se dressent face à l’individu dans leur robuste facticité ». De nature éminemment sociale, les structures temporelles revêtent néanmoins la forme d’un fait de nature, comme quelque chose qui s’impose aux individus sans qu’ils puissent agir efficacement dessus.

    Or, ces structures temporelles ne sont que le produit de l’activité sociale, diffèrent dans le temps et l’espace. Ainsi, dans le temps de la modernité occidentale (XVIII), la structure temporelle a revêtu la forme de l’accélération sociale.

    Cette accélération sociale peut se décliner en trois dimensions :

    • une accélération technique tout d’abord, contribuant à l’accroissement du temps libre et à la multiplicité des manières de le remplir. Plus la technique permet un gain de temps (c’est d’ailleurs sa fonction première), plus le rythme de vie s’accroît paradoxalement, car les individus cherchent à « remplir » ce temps. De fait, l’accélération des techniques est corrélative à :

    • une accélération des rythmes de vie, a priori paradoxale avec le gain de temps permis par l’innovation technique. Mais ce paradoxe qui condamne l’abondance de temps à devenir expérience de la pénurie de temps s’inscrit dans la dynamique d’une troisième accélération

    • une accélération de la vitesse des transformations sociales. Ainsi, les transformations de la structure familiale, du modèle conjugal, comme de la structure professionnelle semblent s’être fortement accélérés depuis les années 60.

     

    Ces trois dimensions de l’accélération sociale sont intimement liées, chacune ayant tendance à renforcer les autres, et ce faisant, cette accélération sociale est un principe dynamique qui s’auto-alimente.

     

    Essayons de préciser cela à travers un exemple simple :

    La construction d’un puits dans un village permet d’éviter aux femmes de passer des heures à tirer l’eau d’un puits naturel à plusieurs kilomètres. Cette invention, en libérant du temps pour les femmes, leur permet de consacrer ce temps libéré à leur formation. Ce changement technique va conduire à un changement culturel et structurel important : les femmes seront mieux éduquées, elles pourront s’émanciper, avoir un emploi et (la démographie a maintes fois démontré le lien) ainsi réduire la natalité. Par suite, c’est la structure familiale et professionnelle qui va être affectée, avec une modification de l’organisation sociale. De la même manière, les rythmes de vie vont s’en trouver accélérés : les femmes vont conjuguer activités professionnelles et activités domestiques, tâches éducative, ménagère et professionnelle, etc.

    Rythme de vie, modification des structures sociales et innovation technique sont bien trois dimensions d’un même mouvement d’ensemble caractérisé par l’accélération de la vie sociale.

    Ainsi, la modernisation pour Rosa n’est pas simplement un processus multidimensionnel dans le temps, mais désigne avant tout » une transformation structurellement et culturellement très significative des structures et des horizons temporels1 », dont le concept d’accélération sociale permet de rendre compte. La transformation de l’identité et celles des structures sociales vont de pair : les logiques d’acteur se greffent et se conjuguent aux contraintes structurelles, elles les font tout autant qu’elles les reproduisent. L’expérience vécue du temps est donc indissociable des structures temporelles instituées.


    1 H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La découverte, 2010, p. 16.


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  • Approche structuraliste contre approche individualiste : rapide présentation

    La théorie structuraliste avance l'idée que la destinée scolaire résulte en grande partie des positions sociales originelles. Ainsi, si les enfants issus de milieux populaires ont une chance d'accès aux études supérieures inférieures aux enfants issus de milieux favorisés, l'explication proviendrait essentiellement de leur disposition héritée en terme de capital culturel, éloignée des dispositions arbitraires socialement constituées propre à l'Institution scolaire, historiquement proche de celles afférentes aux classes bourgeoises, nécessitant un processus d'acculturation difficile et en partie douloureux.

    L'habitus incorporé jouerait donc comme un facteur déterminant de la réussite scolaire, par suite de la réussite sociale, entendue comme positionnement avantageux dans la stratification sociale. Si cette explication permet d'expliquer les processus de reproduction sociale, elle devient vite insuffisante et limitée dans les cas de mobilité sociale, où les statuts acquis diffèrent sensiblement des statuts sociaux hérités.   

    Un autre moyen d'expliquer ces inégalités de destinées scolaires en fonction des classes sociales réside dans l'approche individualiste à forte dimension stratégique-utilitariste. En effet, selon cette théorie, les inégalités de succès proviendraient, pour faire simple, des inégales stratégies rationnelles des individus et des familles dans le rapport à l'Ecole. Certains investiront davantage dans l'institution, raisonnant selon le principe de l'acteur social rationnel, en terme de coût/avantage. Ainsi, dans les cas où les avantages tirés d'une année d'étude supplémentaires sont considérés comme stratégiquement plus « payant » socialement et économiquement parlant que leur coût (en terme de temps, d'effort, de concentration, de retrait de la vie sociale active), les acteurs privilégieront alors la poursuite d'études. A l'inverse, ceux qui considèrent qu'une année supplémentaire coûte davantage dans l'immédiat que ce qu'elle est susceptible de rapporter à moyen/long terme, auront plus facilement tendance à réduire leur temps de scolarité et se présenter plus rapidement sur le marché du travail.

    Ici donc, ce qui domine, ce sont les comportements d'acteurs, considérés comme rationnels, dans le sens d'une rationalité instrumentale (moyen-fin). L'autre dimension essentielle de l'approche individualiste est celle du rapport au temps. Si l'investissement est considéré comme utile pour les uns et moins utile pour les autres, c'est d'abord par rapport aux retombées potentielles à venir qu'on en attend. Ainsi, la contrainte temporelle est l'un des déterminants de choix stratégiques des élèves et de leur famille.

    Celles qui sont en mesure de patienter seront plus aptes à favoriser la poursuite d'études, tandis que celles qui seront plus aptes à privilégier le court terme, favoriseront l'entrée rapide sur le marché du travail.

    Qu'est-ce qui va motiver différemment les individus dans leur choix temporels (court terme /long terme)?

    • La confiance dans l'institution scolaire d'une part. On peut poser l'hypothèse que la confiance engendre plus facilement des stratégies de poursuite d'études, car les individus pensent que le coût d'une année supplémentaire rapporte sans doute plus à terme. Ils remettent les avantages de l'immédiateté aux avantages supplémentaires attendus de l'avenir. La confiance dans la capacité du système scolaire à assurer un statut socioprofessionnel avantageux et ainsi favoriser la mobilité sociale entraînerait donc des conduites stratégiques à long terme plus soutenus.

       

    • La défiance vis-à-vis du monde du travail, plus précisément à l'égard du travail manuel usant, et peu valorisant, plus souvent associé à un niveau d'étude faible. À l'image du précédent, mais selon un motif profondément différent, l'individu va faire le choix de poursuivre ses études, non pas tant parce qu'il a confiance dans ses chances de réussite via l'institution scolaire, mais avant tout parce qu'il refuse d'entrer sur le marché du travail en l'état. Nous appellerons cette motivation une motivation de poursuite d'étude par défaut. Il n'en reste pas moins qu'elle peut s'avérer tout aussi efficace par la suite que la première. Ce qui est recherché ici n'est pas la sécurité d'un statut socioprofessionnel assuré par l'Institution scolaire, mais davantage un accès tardif au monde du travail, avec l'espoir secondairement que l'Institution joue son rôle d'ascenseur social.

    Dans le premier cas, le motif est lié à une destinée scolaire pré-établie, dans le second cas, le motif est lié à une destinée scolaire plus erratique, hasardeuse, sans finalité clairement établie, au moins dans un premier temps. Pour le dire simplement, les stratégies individuelles de poursuite d'étude peuvent suivre deux types de rationalité :

    • une rationalité instrumentale, au sens wébérien du terme, où l'objectif est préalablement défini et l'individu va se donner les moyens d'y parvenir, considérant que l'Institution scolaire lui offre ces moyens. (confiance). Ce type de rationalité est projective, elle s'ancre dans un futur à mettre en oeuvre.

    • une rationalité sans finalité ou rationalité partielle, où à défaut d'objectif prédéfini, l'individu sait ce qu'il ne veut surtout pas faire, avant de savoir ce qu'il veut faire. Il va donc investir dans la poursuite d'étude simplement pour poursuivre ses études. Ce n'est que plus tard que ses objectifs s'établiront clairement. Ce type de rationalité est centrée sur le présent, elle ne se projette pas. L'horizon est encore incertain, sa mise en œuvre reste hasardeuse. C'est une rationalité adjective, où l'immédiateté l'emporte sur la projection.

      → coût> opportunité  →  horizon scolaire court

      stratégies individuelles → calcul coût/opportunité

       coût < opportunité → horizon scolaire long

             → confiance dans l'Ecole → rationalité instrumentale                                                                                                               projet défini             temporalité inscrite dans le futur

      si horizon scolaire long : deux types de motivation :                

                défiance envers le monde du travail → rationalité axiologique                                                                                                         pas de projet clair              temporalité basée sur le présent

       

       

    À partir de ces différentes stratégies de construction de destinée scolaire, on distingue ainsi deux profils d'élèves :

    • ceux qui savent ce qu'ils veulent et vont se donner les moyens d'y arriver, investissant pour cela dans des stratégies précises de poursuite d'études. Leur temporalité est inscrite dans le futur et sont près à « sacrifier » le présent.

    • ceux qui ne savent pas précisément ce qu'ils veulent, sinon retarder l'entrée sur le marché du travail, et qui investissent alors dans des stratégies aléatoires de poursuites d'études. Leur temporalité est inscrite dans le présent et ne veulent pas le sacrifier au détriment d'un avenir incertain. Précisons bien que ces derniers, peuvent, à un moment donné dans leur trajectoire scolaire hasardeuse, trouver un sens précis et une orientation claire à leur poursuite d'études et ainsi rejoindre le premier profil, avec sa temporalité afférente.

    A partir de ce modèle théorique, nous avons distinguer différents types d'acteurs sociaux en fonction des motivations qui les poussent à poursuivre ou non leurs études. Au-delà des simples motivations, il peut être pertinent d'y adjoindre une lecture en terme de sens de l'expérience scolaire, empruntant le concept à F. Dubet. Il démontre à juste titre qu'un des enjeux essentiels dans la réussite scolaire et la poursuite des études, se rapporte au sens donnée par l'élève à ses expériences scolaires. En fonction de son degré d'adhésion, du degré de légitimité qu'il reconnaît à l'Institution, l'école fera plus ou moins sens pour lui.

    Ici, les comportements d'acteurs sont en partie expliqué au travers de leur dimension subjective et individuelle. C'est une sociologie du sujet plus que de l'acteur social rationnel que nous propose Dubet. Mais il nous semble possible de superposer cette lecture à celle que nous proposons, s'appuyant en partie sur le postulat de la rationalité des choix de l'individu. Le manque de sens conduit à deux situations dans notre cas : une situation d'échec, représentée objectivement par des stratégies d'évitement des études, mais et c'est là notre idée principale, une situation de réussite potentielle également, à travers une stratégie de poursuite hasardeuse, essentiellement déterminée par le refus d'entrer sur le marché du travail. À défaut de trouver un sens clair à l'expérience scolaire, celle-ci est toujours moins déconcertante que l'absence de sens qu'il trouve à l'entrée sur le marché du travail. Ainsi, il se maintiendra dans le système scolaire sans pour autant trouver un sens immédiat à son expérience d'élève.

     

    L'impact du rapport au temps

    Mais si ces deux approches, individualiste et structuraliste, ont eu l'avantage de cibler les phénomènes de reproduction sociale au sein de l'institution scolaire, elles se sont heurtées à la question du changement social. Qu'est-ce qui fait qu'un fils d'ouvrier va devenir cadre supérieur? À l'inverse, qu'est-ce qui fait qu'un fils d'ingénieur va devenir employé administratif? Sont-ce les mêmes logiques qui sont en jeu dans les deux cas? Si l'explication structuraliste montre là ses limites, l'explication individualiste n'apporte pas davantage de réponse plus précise, si ce n'est de dire que dans un cas comme dans l'autre, l'investissement dans la poursuite des études aura été jugé plus coûteux que payant, ce faisant que les stratégies individuelles et/ou familiales auront contribué à favorisé le temps présent sur le temps futur. Autrement dit que le rapport temporel des uns et des autres est en définitive le facteur déterminant du statut acquis.

     

    Il serait intéressant de mener une étude empirique sur le rapport temporel vécu à l'Ecole (mode projectif, passif, attentiste, etc.), et ce d'autant plus que nous vivons dans une société caractérisée par un processus d'accélération sociale (Harmut Rosa), aussi bien en terme de transformations sociales, technologiques qu'en terme de rythme de vie, d'expériences vécues. Ainsi, l'horizon temporel semble se rétrécir à mesure que l'expérience vécue se densifie sur le présent.

    Pourtant, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, il est de plus en plus difficile d'entrer sur un marché concurrentiel du travail sans qualification. L'institution scolaire promeut d'un côté la valorisation du temps long de la formation, tandis que les structures temporelles de la société s'ancrent de plus en plus sur un horizon temporel réduit, mêlant incertitude de l'avenir et densification du temps présent. Accélération des rythmes de vie d'un côté, temps long de l'apprentissage et de la formation de l'autre. Cette désynchronisation des temporalités n'est-elle pas également un frein à la motivation scolaire à laquelle nous semblons assister aujourd'hui ?

    Plus précisément, la temporalité vécue de l'expérience scolaire agit-elle de la même façon selon les milieux sociaux, les modes éducatifs, les réseaux de sociabilités scolaires, etc ?

     

    Sans pouvoir répondre, faute d'études sur ce sujet, il nous semble voir ici s'ouvrir un champ de réflexion et d'étude pertinents, s'appuyant sur la théorie de l'accélération sociale de Rosa, venant compléter les nombreux travaux existants dans le domaine de la reproduction sociale et de l'Ecole.

     


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  • Bourdieu propose une approche des classes sociales qui se distingue de celle de Marx sur quelques points fondamentaux. S'il reprend une grille de lecture conflictuelle des rapports sociaux, il se différencie de Marx sur au moins deux points essentiels :

    • les classes sociales ne se déterminent pas uniquement en fonction de leur disposition en ressources économiques, mais le capital culturel a une place au moins aussi importante ;

    • les classes sociales ne sont pas des réalités empiriques, mais de pures constructions théoriques potentiellement réalistes. Ce sont des classes probables et non des classes réelles.

    • Il dépasse l'approche purement matérialiste (situation socio-économique dans les rapports de production) pour proposer une approche structurelle symbolique des classes sociales, en fonction de leur position dans l'espace social certes, mais également des déterminations incorporées liées à ces positions. (autrement dit, la situation socio-économique détermine des modes de pensée et d'agir qui vont en retour agir sur le sens que les individus donnent à ces positions).

    Chez Bourdieu, toutes les sociétés s'organisent selon un principe de différenciation sociale. L'une des grandes lois sociales de l'histoire et que cette différenciation s'accentue à mesure que les sociétés se complexifient à l'image de la vie biologique (Spencer, Durkheim). Les individus se dispersent alors dans l'espace des positions sociales selon ce principe de différenciation qui structure la société. Dans la société française (et dans la plupart des sociétés modernes), la structure de différenciation repose sur deux grandes types de capital : le capital économique et le capital culturel. Ainsi, les positions des individus dans l'espace social sont les produits de leurs disposition en ces différentes formes de capital. Se constitue sur cette base l'échelle des positions sociales.

     

    Les positions distribuées tendent à rapprocher les individus disposant d'un même volume et d'une même distribution en capital économique et culturel. Ainsi, les individus sont des points identifiables dans l'espace social, que l'on peut repérer au travers de leurs coordonnées capitalistiques (volume de capital, type de capital).

    Par suite, plus les points sont proches, c'est-à-dire plus il y a une proximité dans la structure de capital, plus il y aura également une similitude dans les pratiques, les modes de vie et de pensée. En effet, des points proches partageront des principes de vision et de division du monde relativement identiques. Les points de vue particuliers sont donc déterminés par la position sociale, c'est-à-dire par ce que Bourdieu nomme la structure objective.

     

    Cette structure objective, en définissant des positions, va délimiter des points de vue particuliers sur le monde, des préférences, des perceptions, des manières de penser et d'agir spécifiques ; ce qu'on appelle communément des goûts et qu'il nomme plus généralement des structures mentales. Autrement dit, les structures mentales sont intimement mêlées aux structures objectives, dont elles sont le produit.

     

    Mais dans le même temps que les positions sociales déterminent les points de vue a adopter sur le monde social (principe de vision et de division du monde), ces points de vue renforcent et produisent dans le même temps la structure sociale. Autrement dit, les points de vue sur le monde tendent à se différencier selon la position occupée dans l'espace social, et ce faisant, ces points de vue reconstruisent à leur tour, en la légitimant, la structure sociale.

     

    Ainsi, les structures mentales, qui sont des produits de l'incorporation des manières de voir et de penser attachées aux différentes positions sociales (structures objectives), conduisent les individus à agir et penser conformément à ces modèles incorporés. La structure sociale fait les structures mentales qui reproduisent et légitime la structure sociale. Autrement dit, la structure objective existe deux fois : comme objet puis comme idée ; dans les choses et dans l'esprit. Le point de vue particulier est un point de vue socialement situé, constitué par sa position même et qui va avoir tendance à conforter sa propre position, en construisant une vision du monde propre à sa position donnée.

    La position d'où je parle influe sur ma manière de construire ma réalité (ma pensée, mes actes, mes préférences, etc.). Donc, ma construction de la réalité est préalablement construite par ma position dans l'espace social. Le constructeur que je suis est déjà en partie construit et ce que je construis a déjà été construit en moi par ma position. Croyant mon point de vue arbitraire, libre et singulier, il est en réalité le produit d'un arbitraire construit, d'une liberté réduite à un certain nombre de possible (lié à ma position), d'une singularité non singulière mais située.

    Vous suivez toujours ?

     

    La proximité dans l'espace social est la condition de la proximité dans les perceptions de l'espace social. Par conséquence, il peut y avoir une proximité des modes de vie, des préférences, des points de vue sur le monde entre groupes sociaux. Pour autant, contrairement à Marx, Bourdieu n'en conclut pas à l'existence des classes sociales. Il constate simplement une similitude de perception liée à leur positionnement structural. Ces proximités peuvent éventuellement donner naissance à une conscience unitaire, à une véritable conscience de classe, mais il faut pour cela une force de mobilisation politique. Les classes sociales existent en tant que potentialité objective d'unité, à condition qu'il y ait une force de mobilisation – elles sont des classes probables – mais n'existent pas comme catégories réelles. Si elles sont le produit d'une construction théorique qui rend compte d'une réalité empirique, les constituer comme réalité pratique est une erreur théorique. On ne passe pas impunément de « la logique des choses aux choses de la logique », contrairement à ce qu'affirmait Marx.

     

    En découpant l'espace social en fonction du volume et du type de capital, Bourdieu définit donc des positions sociales. Ces positions se dispersent dans l'espace social de manière spécifique. Il identifie ainsi trois grands groupes de positions :

    • les classes dominantes, assimilée à la classe bourgeoise, qui concentrent un volume de capital important ; à l'intérieur de ces classes bourgeoises, il différencie les anciennes classes bourgeoises, dont le capital est surtout constitué de capital économique hérité ; une nouvelle bourgeoise, issue du public et du privé, dépositaire d'un capital culturel important, acquis par les titres scolaires.

    • La classe moyenne ou petite bourgeoisie, issue essentiellement de l'amélioration des conditions de vie et de travail de la classe populaire et du développement de l'Etat social (emploi de fonctionnaires)

    • la classe dominée ou classe populaire, qui se caractérise avant tout par sa dépossession en terme de capital.

     

    Chacun de ces groupes disposent de positions sociales particulières dans l'espace social, et ce faisant de points de vue particulier. A chaque position sociale correspond alors des styles de vie, c'est-à-dire tout un ensemble de vision du monde, de préférences, de goûts, de pratiques de distinction particulier.

     

    Ces pratiques de distinction sont déterminées par la place occupée dans l'espace social. Ainsi, les préférences individuelles sont sous l'emprise du social. Les points de vue particuliers sont toujours des points de vue socialement situés. Chaque classe sociale dispose d'un habitus de classe incorporé, conduisant ces classes à adopter des pratiques sociales, des goûts particulier.

    Il existe donc des lois tendancielles (non figées, déterministes) des comportements individuels.

    Les individus sont donc les produits de champ (leurs univers d'action), de capital et d' habitus associés à leur position dans l'espace social.

     

    Les styles de vie, produits apparents de nos choix individuels, sont en réalité les produits de nos positions dans l'espace social et dans les champs, qui orientent et dictent nos manières de voir, d'agir et de penser le monde social.

     

     

     

    1Extrait de P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Ed. Minuit, 1979, p. 140-141.


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  • suite et (sans doute) fin de mes précédents billets sur la théorie de l'Etat développée par Bourdieu. 

     

    L'Etat est le lieu où se concentre les ressources symboliques, le capital symbolique qui est à la fois l'instrument et l'objet de lutte des agents de l'Etat.

    Faire la genèse de l'Etat, c'est donc remonter au moment où des conditions spécifiques ont conduit à un processus de concentration d'une forme particulière de ressources symboliques, afin d'assurer un monopole de la domination symbolique. L'Etat débute avec la désingularisation des points de vue et la constitution d'un lieu unique de ressources symboliques. Ainsi, le système métrique, le calendrier, etc.

    « Le coup d'État d'où est né l'État (même si ça s'est fait par un processus insensible) témoigne d'un coup de force symbolique extraordinaire qui consiste à faire accepter universellement, dans les limites d'un certain ressort territorial qui se construit à travers la construction de ce point de vue dominant, l'idée que tous les points de vue ne se valent pas et qu'il y a un point de vue qui est la mesure de tous les points de vue, qui est dominant et légitime. Ce tiers arbitre est une limite au libre arbitre. D'un côté, il y a le libre arbitre des individus qui prétendent savoir ce qu'ils sont en vérité, et, de l'autre, un arbitre suprême de tous les jugements du libre arbitre – libres et arbitraires – sur les vérités et les valeurs qui, dans certaines limites, est collectivement reconnu comme ayant le dernier mot en matière de vérité et de valeur. » (p. 116)

    L'État procède d'un triple processus : concentration, monopolisation et universalisation du capital symbolique. Il est le « foyer central des valeurs culturelles » pour reprendre une expression de Halbwachs1, où s'y trouve capitalisé toutes les ressources propres à une société donnée et à partir de laquelle se définissent toutes les distances à ces ressources. Le niveau de culture (cet homme est cultivé, il est intelligent, etc.) se détermine à partir d'un niveau défini par le titre scolaire, déterminé lui-même par l'Etat, garant de la reconnaissance universelle du niveau culturel légitime.

    Mais alors quelles sont donc les conditions particulières qui ont permis cette concentration, cette accumulation initiale?

    C'est l'objet d'une anthropologie historique de l'État de percer les conditions structurales de cette genèse absolutiste. Comme Weber procède pour tenter de percer la genèse du capitalisme et plus globalement de la condition moderne, il s'agit de remonter aux conditions particulières de la captation par un groupe social d'une ressource jusqu'alors non-privée. Paradoxe : pour rendre public, donc universaliser, il a fallu privatiser une ressource particulière en la légitimant comme non arbitraire. Il a fallu que tous les charpentiers abandonnent une partie de leur libre arbitre à un trans-charpentier définissant dorénavant les règles de mesure universelle2.


    La genèse étatique selon Eisenstadt : l'appropriation de « ressources circulantes »

    Dans les systèmes politiques des empires, Eisentadt tente de relever les structures de base de tout système politique. Son approche s'inscrit dans une vision parsonienne du social, à savoir une approche structuro-fonctionnaliste que Bourdieu critique, mais qu'il reprend en partie.

    Pour Eisenstadt, les sociétés de type centralisées, bureaucratiques se définissent par un ensemble de caractéristiques communes : une relative autonomisation de la sphère politique des anciens liens de parenté et de la sphère économique ; une différenciation des rôles politiques et une lutte du fait même de cette différenciation pour l'accès aux positions et la définition des rôles ; enfin, une volonté de centralisation de la sphère politique

    Bourdieu résume ainsi la thèse génétique de Eisenstadt : autonomisation, différenciation et centralisation (Ainsi en est-il chez Marx du passage du féodalisme à l'absolutisme). S'il critique l'approche méthodologique, Bourdieu souligne la question de l'appropriation politique des ressources circulantes.

    Ces « ressources circulantes » que l'Etat capte, ou plutôt que les premiers accumulateurs de capital captent est l'objet de leur domination en même temps qu'elles sont l'objet de leur lutte pour leur appropriation. Cette lutte est le produit du commencement de l'accumulation des ressources. Par la suite, lorsque l'accumulation aura opérée et le temps passé, la notion même de lutte aura disparu et les ressources capitalisées et universalisées paraîtront aller de soi. C'est donc dans les luttes pour les commencements que la genèse de l'Etat se donne à voir et que les allant-de-soi à venir se constituent.

    « L'accumulation initiale est possible par l'existence de ces ressources qui elles-mêmes engendrent, par les conflits qu'elles suscitent, le développement de nouvelles ressources destinées à contrôler l'usage de ces ressources et de leur distribution. (p. 128)

     

    la genèse de l'Etat : concentration, uniformisation, universalisation et monopole

    Bourdieu s'appuie sur de nombreux exemples, comme la détermination du temps calendaire, du système métrique, ou encore les enjeux apparemment futiles mais absolument essentiels de la réforme de l'orthographe. Pour comprendre tout cela, il faut comprendre ce qu'est l'Etat et ce qui le constitue comme Etat.

     « Le processus d'uniformisation, de centralisation, de standardisation, d'homogénéisation qui est le fait de se faire État, s'accompagne d'un processus qui se reproduit : c'est la phylogenèse qui se reproduit dans l'ontogenèse à chaque génération » (p. 194)

    Il n'y a aucune superstructure au-dehors qui agirait dans le sens de la mainmise d'intérêts de classe sur l'Etat, mais plus profondément, il existe une constitution des structures mentales immanentes à la constitution même de l'Etat comme concepteur des structures mentales. Il y a consubstantialité, relation biunivoque immédiate et non dichotomie, domination de l'une sur l'autre. Si on veut parler en terme marxiste, il faudrait dire qu'il y a une superstructure immanente à l'infrastructure elle-même génératrice de la superstructure.

     Le processus de concentration va de pair avec un processus de dépossession. Par exemple, constituer une langue comme langue unique, légitime, officielle, c'est constituer les autres comme des langues de « seconde zone », des patois.

    « cette constitution est en même temps une unification et une forme d'universalisation. Là où il y avait du divers, du dispersé, du local, il y a de l'unique » (p. 163)

    Pour Bourdieu, la constitution de ressources communes, l'unification des dimensions objectives de l'existence (système métrique, code de la route, rituels, etc.) est insécable de leur constitution comme ressources monopolisées, à même de légitimer leur constitution en capital commun, partagé de tous.

    « le processus même de constitution de ressources communes est inséparable de la constitution de ressources communes en capital monopolisé par ceux qui ont le monopole de la lutte pour le monopole de l'universel » (p. 163)

    La genèse de l'Etat est intrinsèquement associée à la constitution d'un monopole de l'universel. L'Etat, c'est l'universel monopolisé.


    1. M. Halbwachs, La mémoire collective...

    2. On retrouve indirectement le principe platonicien de l'Idée. Sorte de principe supérieur à partir desquels tous les autres découlent, cheval primordial à partir duquel tous les autres chevaux ne sont que des déformations de l'Idée originelle. À la différence fondamentale que l'Idée (l'Etat) n'existe pas ici au-delà, ni au-dehors des hommes, mais qu'il est le produit des hommes. Autrement dit, l'Etat n'existe pas a priori, mais procède d'une construction sociale qui le fait exister comme principe supérieur, par des conditions particulières de genèse, sans qu'il y ait volonté de le constituer ainsi. Principe supérieur construit, sans volonté d'être constitué ainsi, il s'impose par la suite aux hommes comme illusion d'être supérieur.


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    suite du billet précédent sur la sociogenèse de l'Etat 


    Bourdieu s'appuie sur la définition durkheimienne de l'intégration sociale et morale1. Il fait de l'État le fondement de l'intégration sociale et de l'intégration morale du monde social. Par intégration sociale, il s'agit de dire que les agents partagent la même perception logique, expliquant l'accord immédiat autour des mêmes catégories de pensée, de perception et de construction de la réalité. Par intégration morale, il s'agit de l'accord immédiat autour des mêmes valeurs.

    Ainsi, l'Etat fonde le consensus sur le sens du monde social, qui est la condition même des conflits à propos du monde social, conflits nécessitant que l'on s'entende tous a minima sur une même vision du monde social. Pour donner un exemple, aucun anarchiste ne fonctionne avec un repère horaire, métrique ou calendaire autre que celui étatique.

    L'Etat est donc un principe d'ordre public qui repose sur le monopole de la violence physique mais surtout de la violence symbolique légitime. Reprenant la citation de Weber, Bourdieu l'enrichit de sa dimension symbolique, en la situant au cœur même de sa définition de l'Etat.

     Pourquoi croit-on en l'Etat alors? Parce que l'Etat : "est une entité théologique, qui n'existe que par la croyance consensuelle en son existence. (p. 21)

    Ses effets ne sont que le produit de cette croyance. L'Etat est donc une fiction sociale, mais c'est une fiction qui n'est pas fictive, une illusion qui n'est pas illusoire (Hegel), car elle agit objectivement et efficacement sur le monde et les agents sociaux. « ce n'est pas parce que quelque chose n'est pas ce qu'elle veut faire croire qu'elle est qu'elle ne produit par pour autant un effet, parce que malgré tout, elle parvient à faire croire ce qu'elle veut faire croire » (p. 53)

    L'officiel est efficace même s'il n'est pas ce qu'il veut faire croire, tout simplement parce qu'il contribue à faire croire ce qu'il n'est pas. Ainsi, les agents d'Etat sont des individus dont la parole vaut parole d'Etat. Lorsqu'un enseignant dit d'un enfant qu'il est idiot, la valeur de cette parole est jugée à la mesure de la parole de l'ordre social. Elle statue sur l'état d'intelligence de l'enfant, à travers la légitimité que l'enseignant a reçu de l'Etat pour juger de l'intelligence officielle de l'enfant. L'école distribue ainsi des « brevets d'intelligence » légitimes. La parole enseignante est une parole qui dit l'officiel, qui représente l'universel qu'elle est censée incarnée. Les agents d'État sont ainsi dotés d'une autorité symbolique renvoyant à une sorte de communauté illusoire, de consensus universel dont les actes sont des actes légitimes, qui disent la parole de l'État.

     Comment la fiction fonctionne?

    L'État est un point de vue sur le monde qui se définit comme point de vue universel, officiel. Pour que cela fonctionne, il faut que ce point de vue soit considéré comme un point de vue en dehors de tous les points de vue particulier, autrement dit un point de vue neutre, sans point de vue. Il dit que son point de vue est le point de vue à partir duquel tous les points de vue particuliers doivent être pensés. Il est le : « géométral de toutes les perspectives » (p. 53).

    Mais pour faire accepter sa position méta-sociale, il doit faire croire qu'il n'est pas lui-même le produit de la construction d'un point de vue, qu'il n'a aucun jugement, aucun intérêt, aucune raison particulière à adopter son point de vue. Il se situe au-delà des intérêts, des contingences, des conflits, de l'espace social. Il doit se dé-particulariser afin de s'universaliser. C'est en cela qu'il est une fiction théologique. Il en est de l'État comme de toutes les institutions ; elles ne sont rien de plus mais rien de moins non plus que des fictions collectives, mais en tant que telles elles disposent d'un pouvoir fort. Une institution souligne Bourdieu, c'est « du fiduciaire organisé, de la confiance organisée, de la croyance organisée, de la fiction collective reconnue comme réelle par la croyance et devenant de ce fait réelle. » (p. 67).

    Comment en vient-on à considérer que le point de vue de l'Etat est un point de vue universel? Parce que c'est le point de vue public, qui s'oppose au point de vue privé.

     

     Distinction privé/public

    Bourdieu repère deux définitions du public. Une définition qui l'oppose à tout ce qui est singulier, particulier. Le public est l'inverse de l'idios grec, du singulier. Une définition qui l'oppose à tout ce qui est masqué, caché. Le public, c'est alors le visible, ce que l'on montre. Selon cette double définition, le public c'est la combinaison de ce qui est universel, partagé par tous et de ce qui est visible. Donc, "si le privé est à la fois ce qui est singulier et ce qui est caché ou susceptible d'être caché, alors l'effet d'officiel implique nécessairement un effet d'universalisation, de moralisation (...). (p. 87).

     Le public, c'est donc l'universel. De fait, l'agent public, l'homme politique, lorsqu'il s'exprime, en tant que personnage public, parle une parole doté d'une autorité symbolique : il parle l'officiel, c'est-à-dire la parole publique. En s'exprimant, il exprime l'universel, et renforce l'Etat dans son monopole de la parole universelle.

     De fait si l'officiel, c'est la parole commune, visible, donnée à voir et à entendre, c'est la seule parole légitime. En conséquence, l'officiel, c'est la censure, la censure du particulier. Mais c'est une censure qui ne se reconnaît pas comme censure, car l'officiel parle l'universel, donc au-dessus du particulier. Elle dit ce que tout le monde pense et en le disant rappelle ce que tout le monde doit penser sans savoir qu'ils le doivent.

    C'est une censure de type éthique, nous dit Bourdieu. La censure provient du surmoi social, de l'oeil universel qui est reconnu comme tel par tout le groupe. Ainsi, elle est co-fondatrice du groupe et de sa pensée. Le groupe ne peut pas penser autrement que ce qu'il pense en tant que groupe disposant d'un « surmoi généralisé ». le surmoi généralisé est la pensée partagée par l'autrui généralisé (Mead), à la structure mentale du groupe. La censure est donc invisible, cachée, car elle est totalement publique, totalement visible : elle remplit la totalité de l'espace social du groupe qui se réclame de ce surmoi généralisé. Ainsi,  « ce surmoi est une sorte d'incarnation pratique du rappel contraignant au devoir-être » (p. 93)

    C'est un super-ego constitué de l'addition de l'ensemble des alter-ego disposant du même super-ego. C'est un super ego collectif, transcendant et immanent à la fois, incorporé dans les structures mentales des ego particuliers. La censure est donc ce super ego au-dessus des individus particuliers, parce qu'incorporés dans tous les individus particuliers.


    1E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Puf, Quadrige, 1994.


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