•  

    Loin d'être nouvelles, les classes moyennes sont hétérogènes et ont toujours existé. Durant l'Antiquité, il existait une classe prestigieuse des eupatrides ou eugènes, correspondant aux « biens nés » à l'opposé desquels on trouvait les esclaves. De la même manière, chez les Romains, il y avait les padres, représentant des plus anciennes familles au sommet de la hiérarchie sociale mais entre les padres et les esclaves, tout un ensemble de catégories sociales existaient : les chevaliers, les plébéiens, les affranchis.

    Durant l'Ancien Régime, dans la société d'Ordres, on distinguait les nobles des serfs. Entre les deux se situaient la classe des roturiers, proches des serfs mais qui en différaient quant aux droits.

    En effet, les serfs, à la différence des roturiers se voyaient obligés au formariage et à la main-morte.

    Par formariage, on entend l'interdiction pour un serf de se marier avec une personne de condition franche, ou appartenant à un autre groupe seigneurial que le sien. En outre, les serfs étaient dans l'impossibilité de transmettre leur biens (lorsqu'ils en disposaient) à leurs descendants. Seuls les legs aux fondations pieuses étaient autorisés. De plus, ils ne pouvaient choisir librement l'implantation de leur domicile. Fortement contraints dans leur possibilité matérielle et reproductive, ils étaient sous le contrôle exclusif du seigneur. Tandis que les roturiers avaient davantage de liberté.

     

    Halbwachs démontre ainsi la permanence dans le temps des classes intermédiaires. Il reprend à son compte la définition donnée par F. Simiand des classes moyennes. « il faut entendre par classes moyennes une catégorie durable de personnes, considérées avec leur famille, qui ont des revenus et aussi un patrimoine de niveau moyen, intermédiaire entre celui de la classe sociale la plus élevée et celui des travailleurs et des salariés. Elle se réfère plutôt à des catégories de population urbaine, et notamment des petites villes. Elle comprend le haut artisanat, les petits, moyens commerçants et industriels, une partie des professions libérales et les fonctionnaires moyens. 1» la définition de Simiand est une définition situationnelle et descriptive, plus que particulière à l'état de la classe moyenne.

    L'opposition essentielle, reprise par Halbwachs consiste à différencier population rurale et urbaine, comme Marx l'avait fait avant lui. En effet, chez les paysans, l'identité de statut est supérieure à l'identité de classe, contribuant à faire des paysans une catégorie en soi, non réductible aux classes moyennes (Marx, Simiand et Halbwachs). Pour Halbwachs donc, les classes moyennes doivent être envisagées dans « le cadre de la civilisation urbaine ».

     

    Cependant, Halbwachs va tenter de donner une définition plus précise des classes moyennes en fonction de la place qu'ils occupent dans le processus de production sociale. Distinguant à son tour plusieurs catégories, il en différencie trois :

    • la catégorie des artisans, défini par l'indépendance et l'autonomie qu'ils ont dans leur travail. Si cette catégorie peut selon les situations se rapprocher de la classe ouvrière ou de la classe bourgeoise, l'unité du groupe « artisan » provient selon Halbwachs de sa particularité dans le processus productif.

    • Les employés, définis essentiellement par leur subordination et leur dépendance économique , leur unité est fondée sur leur statut de subordonné et en cela se rapproche plus des ouvriers que des artisans. Ils occupent des fonctions matérielles. Néanmoins, certains disposent de plus d'initiative et de responsabilité que les autres et se rapprochent en cela des classes bourgeoises.

      Ainsi, souligne Halbwachs, il y a plus de différence entre les employés et les artisans qu'entre les ouvriers et les bourgeois au sein de cette catégorie sociale.

      « On peut dire que les fonctionnaires se rapprocheraient de la classe bourgeoise qui a aussi un sentiment assez fort de sa dignité ; et ils s'en rapprochent plus que les employés. Ils n'ont pas la même liberté, mais ont conscience d'exercer une fonction qui leur confère plus de prestige. » ainsi, la dimension statutaire est liée également à l'aspect symbolique du statut social.

    • Enfin, la catégorie des fonctionnaires, dont les moyens et petits fonctionnaires appartiennent aux classes moyennes également. Cette catégorie augmente à mesure que le rôle de l'Etat croît sur l'ensemble du territoire. À l'instar des ouvriers et des employés, ils bénéficient de peu d'autonomie dans leur travail, et sont soumis à la discipline de l'Etat. En revanche, à la différence des ouvriers, ils se définissent avant tout par leur fonction de serviteur de l'Etat et de la collectivité. Ce qui explique qu'ils aient une image d'eux-mêmes plus positive. Le prestige et la dignité accompagne leur statut social.

     

    Au-delà de ces différentes catégories hétérogènes, qu'est ce qui fonde l'unité de cette classe sociale?

    Il y a peu de sentiment d'appartenance commune (classe pour soi). Pour Halbwachs, c'est au niveau de leur participation à la production sociale que leur unité se mesure. En effet, l'ensemble de ces catégories peut se réunir autour d'un type d'activité essentiellement technique, basée sur des règles et des prescriptions.

    Mais à la différence de l'ouvrier, dont l'activité est aussi technique, la matière qu'il manipule n'est pas morte, inerte, mais c'est de la matière vivante. Les employés sont des agents agissant sur de la matière humaine, tandis que les ouvriers agissent sur des objets. Leur rang social plus élevé provient du rapport technique différencié qu'ils entretiennent, basé sur les relations humaines, certes réifiés.

    Ainsi, nous dit l'auteur, les ouvriers agissent sur la « matière matérielle » tandis que les employés agissent sur de « l'humanité matérialisée ».

     

    A leur tour, ce qui distingue ces deux classes de la classe bourgeoise, c'est que cette dernière n'agit pas directement sur la technique, mais sur la fonction en sa plénitude. Leurs actions consistent à adapter les règles, les techniques, à veiller à leur application. Ainsi, ils sont au sommet de la hiérarchie sociale.

    C'est donc au travers de leur participation respective au processus de production sociale que les individus se hiérarchisent en classes sociales différenciées. Au sommet, la fonction dans sa plénitude, à la base, l'application technique sur la matière, entre les deux, l'application technique dans la relation humaine.

     

    Ainsi, pour Halbwachs, reprenant Tocqueville, si l'esprit de la classe moyenne « peut faire merveille », ce n'est qu à la condition de s'associer à celui du peuple ou de la bourgeoisie, car « seul, il ne produira jamais qu'un gouvernement sans vertu et sans grandeur. »

     

    1F. Simiand, Cours d'économie politique, Paris, 1928, p. 170.


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  • Déjà, la France périphérique commence à se faire entendre : murmures fragmentés, grondements sourds montent du « peuple d'en bas » : les Bonnets rouges, à la base un plan social dans une usine agroalimentaire de Saint Brieuc et la destruction d'un portail écotaxe, se transforment en une contestation généralisée face au gouvernement, réunissant des catégories sociales différentes (ouvriers, employés, petits commerçants, petits patrons) venant se heurter à la lecture classique de la lutte des classes. Ce mouvement, épiphénomène pour l'instant, mais révélateur des changements sociétaux profonds qui traversent la société française, ne luttait pas contre les riches, les capitalistes, le patronat, mais plus généralement contre les décisions européennes, la crainte de la perte de l'identité bretonne. En outre, le mouvement est parti des petites villes et des territoires ruraux, pas de Rennes ni de Nantes. Ce sont les territoires qui subissent de plein fouet les restructurations du tissu industriel, enchaînant les plans sociaux et les licenciements, l'impression d'être « laissés sur le carreau » par une mondialisation qui avance et avale les petits.

    C'est cette France qui semble aujourd'hui seréveiller, non plus dans un désir d'en démordre avec les capitalistes selon une grille de lecture marxiste qui a prévalu jusque dans les années 80, mais sur des enjeux culturels et identitaires à la fois plus profonds et moins identifiables.

    Ces populations voient la mondialisation se refermer sur elles non pas comme une opportunité (contrairement aux grandes villes qui en profitent largement) mais comme une menace pour leur emploi, leur dynamisme, leur identité. Ceux qui le peuvent (les plus diplômés et au capital économique et culturel plutôt dominants) fuient tandis qu'une grande partie de la population voit son capital économique s'amoindrir entre risque de perte d'emploi et dépréciation de la valeur immobilière avec l'érosion démographique.

    Ces difficultés sont le moteur de la radicalisation d'une partie de cette population qui ne trouve plus dans les partis politiques classiques de réponses à ces problèmes. Le FN l'a bien compris, qui a débuté sa mue il y a une dizaine d'années, passant de revendications idéologiques d'extrême droite classique (dérégulation, libéralisation des secteurs publics, diminution des impôts, des aides sociales, etc.) à des revendications beaucoup plus socialisantes (défense de la laïcité, des valeurs républicaines, après avoir constaté que l'essentiel de ces nouveaux électeurs venaient de ces territoires périphériques : classe ouvrière et classe moyenne inférieure péri-urbanisée en plus de ces bastions traditionnels.

     

    D'ailleurs, la carte suivante est assez révélatrice de la transformation opérée par le FN : alors que ces bastions traditionnels ont accusé un léger repli (Est et Sud Est de la France), le FN a conquis de nouveaux territoires, essentiellement ruraux de l'Ouest, traditionnellement à gauche. (plus le rouge est foncé, plus le FN a gagné des voix par rapport à la dernière élection présidentielle, et inversement, plus le bleu est foncé, plus la perte est importante).

    On constate également quelques points bleus au milieu de la marée rouge à l'Ouest et au Sud : ce sont les grandes métropoles qui résistent confirmant la thèse de l'auteur d'une métropolisation profitable (Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Nantes, Tours, Orléans).

     

    Perte d'emploi, perte de sens, perte d'identité sont les trois moteurs de la radicalisation d'une partie de la population française, située sur les territoires périphériques de la République, zones rurales, moyennes et petites villes de province en partie avalées par le phénomène de métropolisation qui attire et concentrent l'essentiel des créations de richesse et des flux de population et de capitaux. Ce double mouvement contradictoire (« métropolisation » contre « périphérisation ») est aussi celui de l'accélération sociale, qui conduit à perdre le sens des choses à mesure où le rythme social s'accélère, faisant perdre à ceux qui ne disposent pas des ressources économiques, culturelles et sociales suffisantes pour y faire face, le sens même de leur identité. Ce que les sociologues nomment la désynchronisation (cf. un billet précédent sur l'accélération sociale) est en grande partie responsable de ce mouvement contestataire de radicalisation grandissante.

    Radicalisation qui n'a donc rien de superflu, d'épisodique, encore moins d'absurde comme on l'entend parfois (justifiant de manière rhétorique qu'elle n'est donc pas légitime, donc pas défendable) mais au contraire très rationnelle dans le sens boudonien du terme, où ces gens ont de bonnes raisons d'agir comme ils agissent. Si une partie de cette population vote FN, c'est qu'elle constate moins l'échec que surtout l'absence de discours politique empiriquement fondé sur ce qu'ils vivent au quotidien, et qui vont alors chercher dans le FN ce qu'ils ne trouvent plus ailleurs : une oreille attentive à leur désespérance sociale et politique.

     

    1. la présente carte est issue de l'ouvrage de Emmanuel Todd et de Hervé le Bras, Le mystère français, Seuil, 2013. 

    2. la théorie de l'accélération sociale est l'oeuvre de Harmut Rosa, sociologue allemand, sur laquelle j'ai déjà publié plusieurs billets.


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  • Dans son dernier ouvrage, le géographe social Christophe Guilluy explore l'espace des délaissés, des « invisibles » sociaux, loin des cités urbaines, quartiers populaires, ou ZUS comme on les appelle parfois.

     

    Non, ce que l'auteur met en avant, c'est le repli et l'enfermement identitaire d'une partie de la population française, essentiellement composée de classes populaires (qui regroupent donc la traditionnelle classe ouvrière à laquelle il convient désormais d'ajouter une partie des employés) et moyennes inférieures (au sens où l'entend le sociologue Louis Chauvel notamment), éloignées des centres de décisions, des pôles urbains, économiques, culturels et idéologiques.

    Cette France invisible, longtemps silencieuse (mais sans doute de moins en moins selon son analyse), vit au gré des pertes d'emplois, des fermetures d'usine, de la baisse du foncier lié au départ des classes favorisées, du vieillissement démographique de sa population, de l'érosion des lieux culturels et des services publics. L'auteur la nomme la « France périphérique ».

     

    En tant que géographe social, il dresse une typologie de la territorialisation sociale à l'oeuvre depuis les années 80. On connaissait la gentrification des centres et la relégation des quartiers populaires aux abords des villes, mais on savait peu de choses de cette France des petites villes et des campagnes de province. Or, pour l'auteur, ce sont sur ces territoires oubliés de la République que les problèmes social, économique et politique majeurs se portent désormais.

     

    En réalité, C. Guilluy oppose deux France : une France métropolitaine, modelé par les grandes villes, qui concentrent plus de 60% de la création de richesse (dont un tiers pour la seule région parisienne !), qui jouit des avantages de la mondialisation (libre-échange, diversité de produits, mobilité des capitaux et des hommes, emplois, accélération sociale) et une France périphérique, dans une situation d'appauvrissement généralisé (perte sèche d'emploi, augmentation du chômage, désindustrialisation, vieillissement démographique, précarité sociale et économique) qui de son côté, ne subit que les aspects les plus sombres de la mondialisation à l'oeuvre.

     

    Pour preuve s'il en faut, l'auteur s'appuie sur l'évolution du taux de chômage. Alors que les données de l'Insee tombent froidement tous les mois, indiquant le nombre de demandeurs d'emplois inscrits à Pôle Emploi, les chiffres semblent dresser un portrait homogénéisant des territoires. Le chômage augmente sans interruption depuis 2008 en France, pour atteindre les 10,4 selon les derniers chiffres du BIT (novembre 2014).

    Pourtant, derrière ce chiffre se cache une réalité particulièrement éclairante : alors que le chômage ne cesse de croître depuis 2008, l'emploi, dans le même temps, a progressé dans certains territoires ; Paris, Grenoble, Nantes, Montpellier, Toulouse, Lille, Lyon, Rennes, etc. autrement dit, les grandes villes n'ont en rien perdu de leur attractivité économique, ni de leur pouvoir d'achat. Certaines, comme Montpellier ont même connu une augmentation de plus de 10% de leur emploi sur la période 2006-2011 (données Insee).

    En revanche, il en va tout autrement de la France des petites villes de province (Bourges, Guéret, Limoges, Amiens, Quimper, etc.) qui ont subi de plein fouet les ravages de la crise financière et économique de 2008. Ce sont ces territoires périphériques qui ont porté et continuent de porter l'essentiel de l'aggravation du chômage en France.

    Pire, les grandes métropoles voient même l'emploi industriel se maintenir alors que l'on assiste par ailleurs à un mouvement d'accélération de la désindustrialisation du pays. Ce sont surtout les petites villes industrielles qui font les frais de cette recomposition du paysage économique.

     

    Ce phénomène porte un nom bien connu des géographes : c'est celui de la métropolisation, définie par l'Insee comme une forme de spécialisation des villes dans des secteurs d'activités à « fort potentiel de développement économique et à contenu décisionnel élevé ». On retrouve ici tous les secteurs attachés à l'innovation, la R&D, la finance, les activités de conseil aux entreprises, la gestion, les activités de culture et loisirs notamment.

    Cette métropolisation s'apparente à ce que Fernand Braudel appelait la constitution de « ville-monde » qui concentrent à elles tous les secteurs d'activités potentiellement prospères, comme un trou noir attire la matière à lui en avalant tout ce qui passe dans sa zone d'influence. De la même façon, ces villes-monde semblent attirer les capitaux, les hommes, la connaissance, les idées, et partant de là, les richesses et les entreprises au détriment des zones périphériques vouées à la désertification économique et à la paupérisation sociale.

    Fuite des entreprises, fuite des classes aisées et augmentation des classes populaires : voilà le portrait rapide de cette France de la périphérie. La stabilité relative des catégories populaires depuis les années 80 est un exemple probant de cette nouvelle géographie sociale à l'oeuvre. Si l'on observe l'ensemble des effectifs qui composent ce qu'on appelle les catégories populaires (ouvriers et employés), on constate que si la part des ouvriers a fortement diminué, l'essentiel des emplois s'est déversé dans les métiers de service, augmentant significativement la part des employés.

    Tant et si bien que les catégories populaires sont en 2014 quantitativement presque aussi importante que dans les années 80. Or, si ces catégories populaires disparaissent des grandes métropoles, avec le phénomène de gentrification et de hausse du foncier (voir parmi les billets précédents), cela ne signifie pas leur disparition sociologique mais leur éviction et leur relégation hors des villes. Ces ménages populaires sont désormais contraints à vivre en zone péri-urbaine, voire en zone rurale, à plusieurs dizaines de kilomètres des villes.

     

    À partir de ce constat rapidement exposé, l'auteur en vient à poser la problématique suivante : ce phénomène de métropolisation peut-il faire société ? Autrement dit, peut-il être un modèle de répartition socio-spatiale légitime socialement et efficace économiquement ? Dessine t'il les contours d'une France d'en bas, celle des petites villes intégrées dans des territoires ruraux, concentrant les difficultés sociales et économiques, réléguée, dépassée, « désynchronicisée », face à une France d'en haut, celles des grandes métropoles mondialisées, globalisées, dynamiques, créatrices de richesse, qualifiées, culturellement et économiquement attractives ?

     

    Rien est moins sûr selon l'auteur qui pointe les risques politiques d'un tel clivage territorial (mais cela, ce sera pour une prochaine fois)...

     

     

     


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  • On a l'habitude d'entendre dire, quand on parle de Bourdieu, que l'individu l'intéresse peu, voire pas du tout. Ce qui compte dans sa sociologie, c'est la position qu'occupe l'individu dans l'espace social. Cette approche structuraliste de la sociologie n'empêche pourtant pas Bourdieu de s'intéresser aux acteurs. Simplement, il est nécessaire de considérer l'action sociale comme encastrée dans un système de relations d'interdépendances qui orientent le type d'action dans une certaine direction. Autrement dit, sa théorie actionnaliste réfute l'idée d'une simple rationalité intentionnelle des acteurs.

    Comprendre ce qui motive les individus à agir de telle ou telle manière n’est pas suffisant pour Bourdieu. En effet, cette approche repose sur le postulat d’une rationalité a priori des individus. Il ne s’agit pas pour lui de nier que les individus sont rationnels, mais il peut arriver des situations – nombreuses – où les actions ne sont commanditées par aucun objectif précisément conscientisé, mais mues par la force des habitudes, comme « machinalement », sans les réfléchir. Autrement dit, Bourdieu réfute le postulat rationaliste finaliste des théories de l’action en sociologie.

    De la même manière, la théorie microsociologique, qui s’attache à l’étude des micro-décisions et aux interactions sociales n’est pas davantage suffisante. Si elle reconnaît la dimension réticulaire, ancrée dans un tissu particulier de relations, de toute action sociale, elle reste trop centrée sur ce réseau de relations sans regarder au-dehors. Autrement dit, elle trouve des principes explicatifs internes au réseau relationnel, qui en réalité sont à l’extérieur du microcosme étudié.

    Ainsi, Bourdieu développe une approche macrosociologique et dispositionnaliste de l’action. Les agents n’agissent pas intentionnellement dans le sens d’un calcul rationnel servant leurs intérêts. Ils agissent d’abord selon leurs positions et leur disposition dans un champ social donné, lui-même inscrit dans un réseau d’interdépendance plus large au sein de l’espace social.

    Autrement dit, les individus sont des points dans l’espace, points déterminés par la structure de leur capital (qui définit les positions et les dispositions de chaque point), dont l’action dépend d’abord de cette position dans l’espace, qui va conditionner la direction prise par ces actions. Les actions rationnelles doivent donc toujours être rapportées aux positions structurales des individus.

    Le structuralisme génétique de Bourdieu repose en fait sur deux principes fondamentaux, qui sont à la base de tout son modèle théorique d’explication du social :

    1. La position sociale  : cette position résulte au niveau individuel de la structure du capital (type, volume) des agents ; elle résulte, au niveau d’un champ social particulier de la structure du champ dans l’espace social (relations objectives entre les différents champs sociaux, entre les différents aspects d’un même champ). C'est l'aspect macrosociologique ;

    2. Les dispositions : ces dispositions résultent des positions occupées par les agents dans les champs et l’espace social, qui les poussent à agir dans un sens indiqué par leur position.

    La rationalité des acteurs doit être analysée et entendue comme disposition d’action dépendante d’une position sociale. Les actions ne sont ni uniquement rationnelles (au sens instrumental du terme), ni atomisées, mais prise dans un réseau structural de dépendances et d’interdépendances mutuelles.

    L’action sociale, pour être explicative, doit prendre en compte le réseau d’interactions internes au champ étudié, mais également à l’ensemble de ces champs dans l’espace social et dans le même temps doit penser les individus comme des points de l’espace dont les dispositions à agir dépendent de leurs positions dans l’espace. Toute action est le produit d’une certaine position objective dans l’espace (structure objective) sur laquelle va se greffer des dispositions particulières concourant à les faire agir dans le sens du renforcement/modification de leur position sociale.

     

     


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  • Le score important du Front National à l'élection présidentielle de 2012 a laissé les observateurs et autres experts médiatiques de la sociologie électorale dubitatifs : frôlant la barre des 20%, c'est presque un électeur sur cinq qui a porté son choix sur Mme Le Pen alors même que tous étaient d'accord pour reconnaître que son programme économique ne tenait pas la route, mais surtout qu'elle ne maîtrisait pas suffisamment les grands enjeux économiques et financiers.

    Quel aurait été alors son score avec un programme plus cohérent, une maîtrise objectivement fondée des dossiers et une dé-diabolisation achevée de son parti (auquel devrait fortement participer le changement de nom envisagé)? De nombreuses explications ont été avancées pour justifier ce score élevé. Nous pouvons en retenir trois grandes, d'ailleurs non exclusives les unes des autres.


    Première explication : le vote de défiance. Selon cette logique, voter Front national, c'est d'abord et avant tout ne pas voter pour les autres. Cette stratégie électorale repose sur l'idée que les représentants politiques sont trop éloignés des réalités quotidiennes des français, qu'il y a un clivage grandissant entre les « élites » et le « peuple », et que ce dernier se sent délaissé par le politique. Cette stratégie politique s'enracinerait alors dans une crise de la représentation politique. Le vote Le Pen se rapprocherait alors d'une stratégie abstentionniste, mais avec un sens plus marqué. Ce que ressentent les citoyens dans ce cas, ce n'est pas uniquement « blanc bonnet et bonnet blanc », mais c'est plus profondément un sentiment d'abandon, d'isolement politique. Et cette défiance du politique tire souvent ses origines de l'isolement social et économique. On est dans une configuration où l'expérience politique se vit sur le mode de l'Exit1, de la sortie du jeu.

     

    Deuxième explication : le vote de protestation. Proche du premier cas, mais en même temps radicalement différent quant à la motivation électorale des citoyens, la deuxième explication renvoie moins à une simple logique du rejet et du sentiment d'abandon (même si elle est souvent aussi présente) qu'à une volonté de se faire entendre, à un désir de reprendre la main. Le vote de protestation est un vote qui dit « je veux entrer dans le jeu! » quand le vote de défiance est un vote de sortie du jeu social et politique.

    La stratégie des électeurs consiste alors moins à adhérer aux idées de Le Pen qu'à montrer, par leur vote protestataire, leur désir de changement profond. Ce vote s'enracine surtout dans les zones considérées comme délaissées par les pouvoirs publics, par le politique. Ces zones de relégation subies conduisent une partie des électeurs à marquer leur volonté d'être considérés, entendus. De ce fait, ils ont davantage tendance à porter leurs voix sur les représentants les plus marginalisés, aux extrêmes de l'échiquier politique.

    C'est surtout cette stratégie qui permet d'expliquer les basculement qui peuvent opérer d'une élection à l'autre d'un vote extrême à un autre. Dans cette configuration, l'expérience politique se vit sur le mode de la contestation, de la Voice, c'est-à-dire de la volonté de se faire entendre pour compter à nouveau dans le jeu.

     

    Troisième explication enfin : le vote d'adhésion. Plus rarement souligné, ce facteur est tout aussi important. Les observateurs ont tendance à le minimiser, renforçant en cela la diabolisation du FN et la dimension irrationnelle du vote, sans porter un regard objectif sur cet électorat.

    Loin d'être irrationnel, loin d'être diabolique, les stratégies des électeurs reposent sur un système argumentatif construit (plus ou moins solide), et qui a l'apparence de l'objectivité. En outre, un vote d'adhésion au Front National ne signifie pas mécaniquement une adhésion à l'ensemble des thèses du parti (pas plus d'ailleurs pour l'ensemble des autres votes). Certes, il existe un vote raciste, xénophobe primaire pourrait-on dire , mais il y aussi un vote qui repose sur la construction d'un racisme social, plus édulcoré, plus « euphémisé », faisant de l'étranger le bouc-émissaire de tous les maux que subit la France (chômage, menace sur la protection sociale, difficulté d'insertion professionnelle, etc.). Cela n'a rien de nouveau. À chaque grande crise économique dans l'histoire des sociétés industrielles, nous avons vu surgir le spectre de la peur de l'autre (les années 1890, 1930). C'est un vote qui s'exprime sur le mode Loyalty, d'adhésion aux discours et aux dangers qui menacent la France.

     

    Un vote d'adhésion à l'idéologie de la décélération sociale

    Ce vote d'adhésion est un vote majoritairement rural, péri-urbain, jeune et populaire. Mais il s'enracine dans quelque chose de plus puissant et de plus structurant que la simple xénophobie, qui n'est à mon sens que la partie émergée de l'iceberg. Au-delà de l'adhésion aux valeurs nationalistes défendues par le Front National, il faut surtout être vigilant à la mue opérée par le parti, qui est la raison essentielle de son succès d'hier et (si la chose n'est pas suffisamment entendue et comprise par ses adversaires) de ses victoires de demain.

    Le discours nationaliste s'est fortement socialisé, popularisé au sens littéral du terme. Défense des valeurs républicaines, de la laïcité, de l'identité, recentrage sur une approche keynésiano-nationaliste, défense des services publics, etc. L'idéologie frontiste, auparavant ultra-libérale (diminution de l'impôt, suppression de l'ISF, de l'impôt sur les sociétés, libéralisation du marché du travail, suppression du salaire minimum, etc.) s'est fortement gauchisée, afin de s'ancrer dans la partie de l'électorat qui souffre le plus des transformations sociales et économiques associées à la modernité et à la mondialisation.

    Ce qui se joue à l'heure actuelle, au Front National, mais plus globalement dans l'ensemble des néo-partis d'extrême droite en Europe, c'est le virage idéologique vers un mouvement de décélération sociale, qui se dresse face au mouvement inverse qui structure les sociétés contemporaines2. À l'heure de l'accélération sociale, de l'accroissement des rythmes de vie, de la vitesse du mouvement social, des changements sociaux, des modifications technologiques, une partie de plus en plus importante de la population se retrouve (ou se sent) abandonnée, incapable de suivre le mouvement permanent et allant s'amplifiant de la seconde modernité3.

    Face à un risque (même objectivement non fondé, mais ressenti néanmoins comme tel) de perte identitaire dans une mondialisation uniformisante, de difficultés d'emplois et de chômage dans une économie ouverte et fluide, de perte de soi et de sens dans un monde en mouvement permanent, une partie des citoyens a peur de ne pas pouvoir suivre le rythme et de perdre le sens même de leur existence. Face à cette incroyable peur liée à un horizon temporel réduit à l'immédiateté, faute de pouvoir se projeter de manière sécurisée, faute de pérennité dans la permanence, cette population est condamnée à subir les changements, à vivre le présent sur le mode de l'angoisse, de l'incertitude. Faute de ressources suffisantes pour y faire face4 (économiques, sociales, culturelles, symboliques), et constatant l'érosion des grandes institutions socialisantes (Eglise, Ecole, Travail, Famille, services publics), de ces stabilisateurs sociaux sécurisants, ces citoyens sont amenés à opter pour des stratégies défensives5, de repli sur soi, de préservation de l'existant, de nostalgie d'enracinement. Ces stratégies défensives ont bien été comprises et font désormais partie du matériau idéologique des partis d'extrême droite qui sont les seuls à porter ce discours.

    Conséquence paradoxale du mouvement d'accélération grandissante des sociétés modernes, la montée en puissance de ce néo-extrêmisme se nourrit et se structure sur le désir de décélération de certaines catégories sociales. Plus qu'à une lutte des classes pour l'appropriation des moyens de production et la répartition des richesses, c'est à une potentielle lutte pour l'appropriation de la maîtrise des structures temporelles que l'on doit la poussée de l'extrême droite partout en Europe.

    Diaboliser le FN, et de fait ses électeurs, faire du vote FN la simple conséquence d'un rejet, d'un sentiment d'abandon ou de protestation, c'est prendre le risque de passer à côté de la compréhension des clés de son succès : la fuite du temps et l'incapacité d'y donner sens. Soyons vigilant à ce que Chronos ne dévore pas ses enfants !

     

    1. A. O. Hirschman, Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 2011.

    2 H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

    3 Selon la terminologie du sociologue anglais A. Giddens, Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, 2000.

    4 R. Castel, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.

    5M. Castells, L'ère de l'information, II, le pouvoir de l'identité, Paris, Fayard, 1999.   


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