• Marchandise et lien social

     

    Services et individualisation : une relation dialectique ?

    Dans nos sociétés marchandes, les relations sociales sont essentiellement médiées par les objets. Objets considérés en tant que marchandises qui s'échangent sur un marché des biens et des services. Je propose une courte réflexion (personnelle et pas encore suffisamment travaillée) sur la transformation des liens sociaux au regard de l'évolution de la nature des marchandises dans l'échange marchand, qui s'inscrit dans une lecture marxienne (et donc matérialiste) de la société.


    Jusqu'au milieu du XX siècle, ce qui dominait était l'échange d'objet réels, matériels. Les rapports sociaux entre individus se faisaient au nom d'un échange de biens concrets essentiellement. Lorsque je rencontre mon boulanger avec qui j'ai une discussion, c'est dans le cadre d'un échange marchand où je viens lui acheter son pain ; idem pour le charcutier ou le vendeur de voiture, etc. cette marchandise est matérielle, objective et indifférenciée  (un pain reste un pain ; un frigo reste un frigo).

    A partir de la seconde moitié du XX siècle, de nouvelles marchandises se sont développées. Elles existaient auparavant pour la plupart mais n'ont pu véritablement se développer qu'avec l'augmentation progressive du niveau de vie moyen, à même de faire naître de nouveaux besoins à satisfaire, c'est-à-dire à la fin des années 50 en France. Ces nouveaux besoins résultent de l'augmentation du niveau de vie : plus les revenus croissent, plus la part consacrée aux besoins secondaires et de « luxe » croît également.


    Néanmoins, il s'agit bien de reconnaître ici que dans le modèle capitaliste, les besoins nouveaux qui émergent ont préalablement été conditionnés à émerger. Il n'y a pas de hasard dans les actes marchands. L'intention d'accès à la marchandise n'existe qu'à partir du moment où la marchandise désirée est objectivement accessible. Ainsi, les besoins subjectivement ressentis commandent aux actions objectives d'achat, que parce qu'initialement, les conditions objectives de ce besoin ont été mise en place par l'entreprise capitaliste. Pour le dire simplement, pas de désir sans objet du désir, pas de désir purement fantasmatique, imaginaire.

    Cela revient à dire qu'il n'y a pas de besoin absolument détaché de toute marchandise objectivement accessible. L'homme ne désire que ce qu'il a ; l'imaginaire du besoin est objectivement conditionné. Il n'y apparaît pas de besoin qui ne soit potentiellement insatisfaisable (en dehors de l'incapacité économique d'y pourvoir, mais qui n'invalide pas la chose, simplement, elle reporte la réalisation effective de l'acte d'achat (désir) dans le temps.).


    En outre, le développement des services comme nouveaux besoins apparaît au moment où les biens manufacturés atteignent progressivement un seuil de saturation. Les ménages sont équipés, les besoins essentiels sont globalement satisfaits pour tous. Il faut donc que le capital se renouvelle en offrant de nouvelles marchandises afin de continuer à croître.

    Mais dans le même temps où ces nouvelles marchandises se développent, ce sont les relations sociales qui se modifient. Médiées par la marchandise-objet, elles se retrouvent médiées désormais par un produit éthéré, un service. La finalité n'est plus l'obtention d'un objet réel, mais l'obtention d'un service personnalisé. Là où l'objet permet la médiation dans une relation d'égal à égal, où la marchandise échangée est impersonnelle : un pain reste un pain, indépendamment de l'acheteur et du vendeur, la marchandise-service obère tout cela.

    En effet, le service individualise la relation sociale : il singularise les rapports sociaux entre les hommes. Une coupe de cheveux chez untel ne sera pas identique que chez untel ; l'accueil ici sera différent de l'accueil là-bas, etc. En outre, le service est rendu à la personne, en tant qu'individu singulier. Il sera donc différencié selon le type de client, son âge, sa fonction, son sexe, etc. Alors que le boulanger vend le même pain indifféremment au paysan, à la vielle dame ou au chef d'entreprise, un salon de massage adaptera son offre à sa clientèle.


    Le développement des services a donc contribué à modifier la forme et la nature des relations sociales interindividuelles. En se personnalisant, la marchandise a personnalisé les rapports sociaux. Si l'échange est la base du lien social, et si l'objet de l'échange dans nos sociétés marchandes est amené à évoluer, alors c'est le support même de l'échange qui opère une mue. Les conditions objectives de l'échange (la marchandise) tendent à modifier les formes subjectives de celui-ci (relations sociales), qui tendent donc à leur tour à renforcer la personnalisation de la marchandise échangée. (On est là dans une lecture très marxienne où l'objectif détermine le subjectif qui agit en retour dessus pour venir l'affirmer un peu plus encore : résumé succinct du matérialisme dialectique)


    Ainsi, le développement des services, dans une lecture marxienne, permet d'expliquer la transformation des rapports sociaux, dans le sens d'une personnalisation grandissante et le passage des sociétés modernes de l'ère moderne à ce ce que certains appellent l'hypermodernité, ou, expression que je préfère, la seconde modernité, à partir des années 60.


    Mais, au-delà de cette réflexion sur les conditions historiques d'émergence de l'individu de la seconde modernité dans les rapports sociaux, il est également important d'essayer de déceler les évolutions à venir. Si comme l'analyse le suggère, c'est au travers de l'évolution des marchandises que se décèlent en partie l'évolution des rapports sociaux, intéressons-nous alors aux nouvelles formes que pourraient prendre les marchandises dans les années à venir.


    Les services, à leur tour, vont irrémédiablement connaître un seuil de saturation. Pour que le capitalisme continue à se développer, il faudra qu'il innove et invente de nouveaux besoins. Quels seront-ils? Nous pouvons déjà esquisser une hypothèse qui n'a rien de réjouissante. Aujourd'hui, certains biens ne sont pas (encore!) des marchandises, mais considérés comme des biens inaliénables (c'est-à-dire appartenant à tout le monde) : c'est le cas de l'air, de l'eau, de l'espace. À l'heure du souci écologique, ces biens communs et universels, ne risquent-ils pas de devenir l'enjeu de futures luttes pour l'appropriation?

    Dans ce cas, les tentatives déjà amorcées de « droit à polluer » pour les entreprises ou de « bonus-malus » sur les véhicules automobiles peuvent être regardés comme des exemples de dérives potentielles à venir. Parce que payer un « malus » sur un véhicule polluant, c'est en définitive s'acquérir d'un droit de propriété sur l'air : c'est s'acheter une « liberté » de polluer. Liberté que l'on paie, donc bien que l'on acquiert. Le service payé devient la propriété de son utilisateur. Quand je pollue, je me fais l'acquéreur d'un « droit à polluer »; je deviens dès lors propriétaire d'une partie de l'air. Je dispose d'un droit de propriété sur une parcelle d'air à la surface de la terre.

    Identiquement, le comportement vertueux récompensé entre dans la même logique : en donnant un « bonus » aux moins polluants, on offre un droit de propriété sur l'air « sain ». Ainsi, si l'idée semble séduisante, elle repose sur le même postulat initial. L'Enfer est pavé de bonnes intentions dit-on souvent. Gageons que celles-ci ne se réalisent pas.


    A quand une entreprise qui vendra des bols d'air frais ? Des espaces vert et arborés ? L'accès à l'océan, etc. Et quelles conséquences, si l'on suit notre raisonnement, ces nouveaux supports de l'échange marchand auront sur les relations sociales entre les individus? La question est juste soulevée, mais mérite sans doute qu'on s'y intéresse...


  • Commentaires

    1
    Samedi 14 Mars 2009 à 11:11
    Vive l'avenir !
    C'est là qu'existe tout une critique de l'écologie comme médium permettant au capitalisme de conquérir de nouveaux horizons encore vierges. Et c'est pour ça que je trouve absurde l'écologie en tant que fin en soi alors qu'il est bien sûr nécessaire de lier cette réflexion avec tout l'arsenal classique existant. D'ailleurs, l'idée du marché du C02 est exactement la reprise de problèmes portés par des gentils écolo par les capitalistes. Cette histoire est assez affligeante, mais nous n'en sommes qu'au début...
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