• La théorie de l'exploitation chez Marx

     

    L'oeuvre de Marx repose sur une conceptualisation de la valeur des marchandises associée à la valeur-travail, comme  Smith et Ricardo notamment, ce qui le range parmi les auteurs classiques. Il va, à travers son approche économique, ouvrir à une généralisation des rapports sociaux de production dans la société capitaliste.

    Qu'est-ce que le capitalisme? Une doctrine qui cherche par tous les moyens mis à sa disposition de parvenir à la création toujours croissante de capital. Le capitalisme est donc une idéologie de l'accumulation de richesses, qui consiste donc à créer de la valeur. Or, la valeur ne peut se créer ex nihilo, elle a besoin de se constituer sur quelque chose d'objectif à la disposition du capitaliste : une marchandise. c'est donc par l'échange de marchandises que le capitaliste va chercher à créer de la valeur. comment va t-il procéder pour créer dans le processus de production une valeur de sortie qui soit supérieure à la valeur d'entrée? Autrement dit, comment l'entrepreneur génère t-il des profits? Il faut donc pour comprendre la théorie de l'exploitation économique à partir des marchandises, bases mêmes de l'échange dans une société marchande.

     

    1.  
      1.  
        1. Rôle et fonction de la marchandise

           

    L'essence de la marchandise, c'est de circuler et de servir. Elle a donc une double fonction : fonction d'échange, et fonction d'usage.

    Je décide d'acheter une marchandise car j'en retire un usage particulier. De l'autre côté, je décide de produire une marchandise car j'en retire également usage, mais d'une autre manière ; l'usage que je peux en retirer, c'est celui lié à son échange sur le marché avec une autre marchandise. La valeur d'échange constitue donc une valeur différenciée mais liée à la valeur d'usage.

    Je peux décider d'échanger mon vélo contre une vache ; dans ce cas là, l'utilité du vélo est justement la fonction d'échange qu'il remplit, pour permettre l'obtention d'une vache en retour. La valeur d'échange est en quelque sorte une valeur d'usage différée1.

     

    Une marchandise a donc deux formes de valeurs : une valeur d'usage pour l'acheteur, une valeur d'échange pour le vendeur. Or, si la valeur d'usage est subjective, relevant de l'utilité qu'en tire l'acheteur, la valeur d'échange nécessite une certaine définition. Elle a besoin d'être précisée. Quels sont les déterminants réels qui vont permettre de définir de manière objective la valeur d'échange d'une marchandise?

    Pour les classiques, la valeur d'échange d'un bien correspond au quantum de travail nécessaire à sa production. Marx reprend cette approche, en précisant que ce quantum de travail est en fait une construction théorique difficilement mesurable mathématiquement, mais qui correspond abstraitement au « temps moyen socialement nécessaire » à la production du bien. Toute marchandise dès lors, peut se rapporter à du temps de travail humain.

     

    Or, si le but du capitaliste est d'accumuler les richesses, donc créer de la valeur, il faut bien qu'à un moment donné, la valeur marchande d'un bien (valeur d'échange) excède son coût en temps de travail (valeur d'usage). Autrement dit, il faut qu'une marchandise ait le pouvoir incroyable de voir sa valeur d'usage se transformer en valeur d'échange. Plus précisément, il faut que le bien consommé permette de réaliser de la valeur supérieure à son simple usage. Et cette marchandise rare, où la trouve t-on? Justement nous dit Marx, la seule marchandise capable de créer une valeur supplémentaire, c'est le travail, plus précisément la force de travail. « Sous ce nom, nous dit Marx, il faut comprendre l'ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme, de sa personnalité vivante et qu'il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles2. »

     

    1. La force de travail : une marchandise particulière

       

    Néanmoins, pour que la force de travail devienne une marchandise comme les autres, dont on puisse jouir en liberté, il faut que celle-ci soit indépendante et autonome. Elle ne doit appartenir à personne, n'être la propriété d'aucun, sinon de celui qui veut la vendre. Ainsi, il faut des conditions historiques particulières pour que la chose soit possible :

    • que cette marchandise soit libre (conditions que les sociétés de l'esclavage ou du servage ne remplissent pas)

    • il faut également que le détenteur de cette force de travail ne soit pas propriétaire des moyens de production, sans quoi il utilise sa force de travail pour lui-même, il n'est pas contraint de l'échanger sur un marché. Les sociétés artisanales et agraires ne le permettent pas non plus.

    Il faut donc nous dit Marx que « le travailleur [soit] une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui ; secondement, il doit n'avoir pas d'autres marchandises à vendre, être, pour ainsi dire libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse.3 »

    L'époque historique qui permet cela est l'époque moderne, succédant à l'Ancien régime et au droit de servage, qui a permis la libération de l'homme et la reconnaissance de la propriété privée.

     

    Une fois ces conditions réunies, la force de travail peut donc être vendue et achetée comme tout autre marchandise. Mais en quoi justement va t-elle produire une sur-valeur qui va permettre au capitaliste de s'enrichir? Comme toute marchandise, la force de travail dispose d'une valeur propre. Pour y répondre, il suffit de répondre à la question de la valeur de la force de travail : qu'est-ce qui détermine sa valeur, sur quelles données objectives se fondent sa valeur?

    C'est très simple en fait : la valeur de la force de travail correspond aux besoins nécessaires à son entretien. Autrement dit, ce que fait la valeur de la force de travail, c'est le temps dont elle a besoin pour se reproduire, se recomposer. Or, pour se reproduire, elle doit disposer de certains biens irréductibles :

    • des biens de subsistance (pour survivre et se renforcer)

    • un logement (pour son entretien et son repos)

    • de temps libre (pour se reposer et donc se recomposer)

    • constituer une famille (pour se reproduire biologiquement et donc assurer la reproduction des générations de futurs travailleurs)

    Ainsi, « le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance.4 »

     

    C'est donc la valeur des moyens de subsistance qui détermine en fin de compte la valeur de la force de travail. Sa valeur d'échange est donc celle que le travailleur est prête à offrir contre l'assurance de ses moyens de subsistance. Pour l'employeur, en revanche, cette valeur d'échange n'est qu'une partie de la valeur que lui permet de retirer la force de travail. S'il épuisait l'intégralité de la valeur de la force de travail dans sa valeur d'échange, il ne pourrait en retirer aucun bénéfice. Il faut bien que cette force productive crée une valeur supérieure à sa seule valeur d'échange.

    Justement, quand l'ouvrier produit, il crée de la valeur. Il vient ajouter de la valeur à la matière première. Cette valeur qu'il ajoute lui est en partie redonnée sous forme de salaire (valeur d'échange de la force de travail), et en partie conservée par le propriétaire des moyens de production (l'employeur) : c'est sa valeur d'usage, celle que l'employeur retire de son travail et qui appartient à l'employeur.

    Prenons un exemple : si un salarié travaille dix heures dans une journée, six heures seront suffisantes pour lui assurer ses moyens de subsistance. Autrement dit, sa valeur d'échange correspond à 6h de travail dans la journée. Les 4 h restantes sont 4h données gratuitement à l'employeur. Sa valeur d'usage (ce qu'il permet de produire au-delà du coût de son entretien) sont la propriété exclusive de l'employeur. Ce surtravail crée donc une valeur nouvelle, supérieure à sa valeur d'échange, c'est donc une sur-valeur. Cette survaleur, Marx lui donne le nom de plus-value.

     

    La force de travail a donc une double valeur : une valeur d'échange pour celui qui la vend : cette valeur d'échange est mesurable : c'est celle qui permet d'assurer la subsistance de la force de travail, donc sa reproduction. Et valeur d'usage pour celui qui l'achète : elle lui permet d'allouer la force de travail au moyens de production dont il dispose. Pourtant, pour que l'employeur s'enrichisse, il faut nécessairement que ce que la force de travail produit soit supérieure à sa valeur. L'usage qu'en retire l'employeur est plus important que ce que cette force de travail ne lui en coûte, sinon il n'y aurait jamais profit. «  La force de travail est donc une marchandise spécifique dont l'usage produit plus de valeur qu'il n'en a été payé au moment de son achat5. » Or, ce que le travailleur produit en plus ne lui appartient pas. Cette plus-value est donc une forme de spoliation du travail. La théorie de la plus-value est en définitive une théorie de l'exploitation.

    Cette exploitation repose en définitive sur le décalage entre la valeur d'échange de la force de travail (salaire) qui revient au salarié et sa valeur d'usage (ce qu'il produit) qui appartient à l'employeur.

     

    Mais la valeur d'échange de la force de travail n'est pas absolue, elle évolue également dans le temps. En effet, Marx avait bien vu que ce qui est nécessaire à l'entretien de la force de travail à un moment donné devait évoluer et ce pour plusieurs raisons :

    • Tout d'abord, parce que la production se développant, les biens augmentant, les besoins des ménages iront en augmentant aussi et donc les moyens de subsistance nécessaires seront plus importants. Plus le capitalisme se développe, plus les besoins (consommation) se développent également.

    • Ensuite, parce que le capital, pour continuer à croître, va nécessiter des travailleurs de plus en plus compétents, qualifiés, productifs : il faudra donc mettre en place des systèmes de santé, de formation et d'éducation nouveaux. Tous ces moyens de subsistance supplémentaires pour l'ouvrier s'avèrent nécessaires, à terme, à la survie et à la permanence du capitalisme.

       

    On voit bien que l'amélioration des conditions de vie des salariés ne remet pas du tout en cause l'inégalité socio-économique inhérente au fonctionnement capitaliste : c'est toujours et avant tout dans le sens et au service du capital que le travailleur voit ses conditions évoluer.

    Si Marx était encore vivant aujourd'hui il dirait sans doute ceci : L'Etat- providence en sécurisant les travailleurs, reste au service du capitalisme : il endort les masses pour qu'elles ne se révoltent plus en les faisant accéder progressivement à la sécurité (consommation, propriété privée). Autrement dit, la sécurité donnée sert à masquer la liberté volée. L'Etat est donc un instrument au service de la bourgeoisie, c'est-à-dire du capital. Car il ne remet pas en question l'inégalité des rapports de production capitaliste.

     

    La question que l'on peut alors raisonnablement se poser est la suivante : pourquoi les travailleurs ne se rebellent pas contre cette exploitation, et ce d'autant plus qu'elle a été mise à jour? Pour plusieurs raisons nous dit Marx (on retrouve exactement ce procédé dans l'analyse bourdieusienne de la reproduction sociale : Bourdieu s'interroge sur les processus de légitimation de l'inégalité sociale qui agissent comme des « voiles d'ignorance » et qui permettent de masquer cette inégalité structurelle auprès des dominés par l'illusion des choix individuels, via le concept d'habitus6)

    • le salaire masque l'exploitation, car il donne l'illusion d'être payé pour le travail effectué et non pour le travail simplement échangé.

    • En outre, la libre égalité juridique entre les deux contractants dans l'échange, masque l'inégalité de fait dans l'usage de la force de travail

    • de plus, il est quasiment impossible pour l'ouvrier de refuser de vendre sa force de travail s'il ne dispose pas de moyens de production, car il est alors dans l'impossibilité de subvenir à ses besoins.

    • Enfin, la libre concurrence entre les ouvriers les condamnent à accepter leur situation d'exploités sous peine de ne pas pouvoir survivre. S'il n'y avait pas de main d'oeuvre de réserve, il serait plus facile pour les ouvriers de se lier entre eux et de refuser l'exploitation. D'ailleurs, et contrairement à ce qui est dit parfois, Marx n'a pas de mots assez dur pour cette frange du sous-prolétariat livrée à elle-même, individualisée, sans principe ni morale qui vient miner la capacité du prolétariat à se rebeller. Ce Lumpenproletariat (littéralement prolétariat en haillons) issu des campagnes dans l'espoir de trouver un travail dans les usines, composé de vagabonds, d'errants, de prostituées, d'enfants abandonnés, etc. ne mérite aucune considération.

     

    Ce qui contribue à faire dire à Marx que le capitalisme se nourrit de l'excédent démographique. Pour que celui-ci survive et se maintienne, il est indispensable qu'existe une population excédentaire, disponible immédiatement pour travailler, en mettant la pression sur les salariés. Le chômage est donc une condition inhérent à la permanence du capitalisme. A ce titre, il s'oppose à la lecture malthusienne d'une limitation des naissances : l'économie capitaliste a besoin d'un excédent de population pour se maintenir, d'une « armée industrielle de réserve ».

     

    Résumé

    Nous venons donc de voir sur quelles conditions historiques et objectives reposaient le système capitaliste d'accumulation de richesse : liberté de la force de travail et exploitation dans les rapports de production.

    Il faut une main d'oeuvre libre et sans propriété de moyens de production pour que la force de travail soit utilisée comme marchandise (conditions réunies à partir de la fin du XVIII en France). Cette marchandise crée une valeur supérieure à la valeur de son entretien (valeur d'échange). Sa valeur usuelle pour l'entreprise est donc excédentaire à sa valeur d'échange, ce qui permet à l'employeur de créer de la valeur en plus. Cette création de valeur supplémentaire appartient à l'employeur. En effet, comme le souligne Marx, « la valeur d'usage de la force de travail, c'est-à-dire le travail, n'appartient pas plus au vendeur que n'appartient à l'épicier la valeur d'usage de l'huile vendue.7 » Cette valeur aliéneé, c'est la plus-value. Cette plus-value est donc une forme d'exploitation du travail de l'ouvrier, qui n'est pas payé à hauteur de ce qu'il contribue à produire, mais à hauteur de ce qui est nécessaire à son entretien. Le salaire faisant illusion, et la concurrence entre les travailleurs empêchant leur révolte, le capitalisme nécessite un certain quantum de surnuméraires, de chômeurs afin de maintenir la pression sur les travailleurs et sur les salaires.

    Le capital a donc besoin du travail pour continuer à croître : il faut donc que le prolétariat se reproduise. Opposés et liés à la fois, dans une approche dialectique à un moment donné du processus historique. « La croissance du capital va donc de pair avec l'accroissement du prolétariat : ce sont deux produits jaillissant aux pôles opposés d'un seul et même procès8 », celui de production et de création de la plus-value.

     

     

    1 Dans nos sociétés , cet échange marchand est essentiellement monétarisé. Plus les sociétés sont grandes, complexes et différenciées, plus il est nécessaire de trouver un moyen « universel » d'échange qui fixe « symboliquement » la valeur du bien échangé. L'argent est donc un médiateur de l'échange, une forme particulière de l'échange social entre les individus, qui facilite et fluidifie l'échange. Si je désire une vache et que je suis prêt à offrir mon vélo en échange, il faut que je trouve un acheteur potentiel susceptible de bien vouloir acquérir mon vélo contre sa vache. L'argent permet de simplifier la chose en éliminant l'obligation de l'accord entre les deux parties. Il joue le rôle de tiers en rompant l'obligation de l'immédiateté de l'échange : celui -ci peut maintenant être différé dans le temps et dans l'espace. Je peux vendre mon vélo, récolter l'argent. Puis avec cet argent, plus tard, auprès d'un autre acheteur, acquérir une vache. L'argent a donc au départ une fonction essentiellement de facilitation de l'échange. Elle est un médiateur.

    2K. Marx, Le Capital, I, p. 169.

    3Ibid, p. 172.

    4Ibid, p. 173.

    5J. P. Durand, La sociologie de Marx, coll. Repères, La Découverte, 1995.

    6Cf. un billet précédent sur la théorie de l'habitus et de la reproduction sociale chez Bourdieu

    7K. Marx, Le Capital, I, p. 194.

    8Ibid, p. 260.


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    1
    Mardi 3 Mars 2009 à 19:21
    Das Kapital
    Das Kapital ! Et la situation n'a pas l'air de s'améliorer... Bonnes vacances !
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :