• la monnaie : une histoire de foi

    L'argent, pour Simmel est le support de l'individualisme, car il libère l'individu des chaînes de la dépendance au groupe, laissant chacun libre d'échanger à sa guise. poussé à son terme, cette approche envisage le risque que la monnaie conduise ainsi au pur utilitarisme égoîste. mais l'argent est aussi bien plus que cela : il est d'abord et avant tout convention, accord, norme sociale. De ce fait, il est un agent de socialisation en même temps qu'il est un facteur d'individualisation.

     

    En effet, l'individualisme subordonne la totalité sociale à son intérêt personnel, selon L. Dumont1. Les normes, les institutions sociales, ne valent alors qu'au prorata de ce qu'elles permettent de satisfaire l'individu. Elles sont des simples constructions interpersonnelles, au service des intérêts individuels, qu'ils remettent en question dès qu'elles n'assurent plus sa satisfaction. Cette approche fonctionnaliste et utilitariste des règles sociales et des institutions est en partie celle reprise par la nouvelle économie institutionnelle de Hirschman. En outre, elles font des institutions des médiations temporaires au service des intérêts personnels.

    Pourtant, pour qu'une norme fonctionne, il faut qu'elle soit légitime, c'est-à-dire reconnue et acceptée par le groupe. Cela nécessite un consensus généralisé suprapersonnel. Comme le souligne M. Douglas2, la légitimité des institutions repose sur des formes de justification plus radicales que le simple calcul de sa performance.

    Ainsi, les normes doivent être au-dessus des intérêts directs et calculateurs des individus, mais en lien avec une conformité supposée universelle et idéale, faisant de l'adhésion aux règles une forme d'adhésion inconditionnelle (Douglas, Elster).

     

    Ainsi, l'argent, simple instrument fonctionnel visant à faciliter l'échange, est une vision réductionniste. L'argent est plus que cela. Pour être accepté, il doit être légitime. Pour être légitime, il doit faire sens, c'est-à-dire être significativement doté d'un sens identique par tous les membres du groupe qui l'échange. Il doit donc faire consensus.

    La théorie classique considère la monnaie comme un simple instrument de l'échange marchand, successif au troc, qui imposait la double coïncidence des besoins. Mais cette approche est limitée. En effet, elle suppose que les échangistes acceptent communément d'échanger de l'argent à la place des objets. Mais pourquoi le font-ils? Parce qu'ils savent qu'ils pourront la réutiliser plus tard, donc l'échanger à nouveau, c'est-à-dire parce qu'ils ont la certitude qu'elle sera acceptée. Autrement dit, à la question pourquoi l'argent est acceptée, la réponse est : « la monnaie est acceptée parce qu'elle est acceptée ».

    La théorie sociologique de la monnaie initiée par Simmel dépasse cette circularité tautologique pour ancrer la monnaie dans un cadre relationnel plus large. La confiance dans sa capacité d'échange doit nécessairement dépasser le cadre des relations interpersonnelles. Il y faut ce que Simmel appelle un « supplément de foi supra-théorique3 ». « Sans la confiance, la circulation monétaire s'effondrerait 4» ajoute t-il.

    C'est donc le rapport social entretenu à l'argent, plus que sa nature (pièce, métal, argent, billet, carte bleue) qui importe. Ce qui compte, c'est l'intensité des rapports de confiance qui entoure le rapport à l'argent.

    Or, si l'essentiel de la valeur de la monnaie réside dans les rapports sociaux de confiance qu'elle suppose, les conditions économiques réelles n'auront pas nécessairement d'incidence directe et immédiate sur sa circulation. Support d'une foi, d'une croyance, la monnaie est en partie déconnectée des fluctuations économiques objectives et des situations individuelles. L'argent devient comme un être autonome, détaché de la réalité qui le façonne, à savoir l'échange interindividuel. Ainsi, « l'argent s'extériorise comme unité objective du groupe, détachée des fluctuations individuelles » nous dit A. Orléan5. Ce que Simmel de façon plus métaphorique explique comme cela : « c'est l'immortalité du roi, située au-delà de sa personnalité contingente.6 »

     

    Ainsi, l'argent pour Simmel est symptomatique de la dualité de l'individu. Produit de ses interactions, elle devient un être autonome, ayant son propre rythme, sa propre vie, affectant en retour les individus. L'argent est un tiers, un médiateur des rapports entre les hommes et les objets. Elle est un « phénomène sociologique », au sens où elle affecte le groupe social, en tant que pure médiation sociale reposant sur la cohésion du groupe.

    A l'immédiateté des rapports interpersonnels, l'argent répond par un détachement des rapports immédiats pour devenir un forme suprapersonnelle des relations interindividuelles, visant à l'objectivité et à l'autonomisation. Ce faisant, elle s'institutionnalise, s'autonomise des hommes et confère une objectivité à la valeur qu'elle est censée représentée.

    La valeur s'objective dans la monnaie : le support devient l'objet lui-même.

     

    Mais pour que l'argent fonctionne comme tierce personne, il faut qu'il soit reconnu par les échangistes. Pour cela, il faut qu'il soit légitime, digne de confiance. Ainsi, autonomisé du groupe, il nécessite l'accord préalable et continu du groupe. L'argent est donc le produit de la communauté, il représente la communauté entière qu'il contribue à symboliser par la confiance qu'il instaure entre les échangistes. L'argent est donc pour Simmel une « assignation sur la société7. » la signature de l'émetteur (société) tient lieu d'acceptation. Ce faisant, la possession d'argent est une possession de droit sur la société, c'est-à-dire sur les marchandises de n'importe quel producteur de la sphère économique considéré. L'argent est donc bien un produit et un révélateur de la vigueur des relations constitutives de la communauté.

     

    Conclusion

    Le marché est pourtant un espace atomistique, froid, impersonnel, désocialisé, selon la théorie classique. Il est aussi le lieu même de l'expression de l'individualisme. Ainsi, selon Weber, «  la communauté de marché, en tant que telle, est le plus impersonnel des rapports de la vie pratique dans lesquels les hommes peuvent se trouver ; [...] le marché est en opposition complète avec toutes les autres communalisations, qui présupposent toujours une fraternisation personnelle8. »

    Or, la théorie socioéconomique a démontré que le marché est loin d'être une sphère aussi dépersonnalisée que cela, mais qu'au contraire, à mesure où l'information sur la marchandise est incertaine, les relations personnalisées tendent à neutraliser l'imperfection initiale. En outre, derrière l'impersonnalisation partielle du marché et l'individualisme qu'il promeut, les échanges d'argent se font toujours, in extenso dans le cadre d'une concorde généralisée autour de la confiance commune socialement accordée à la monnaie.

    Après tout, la monnaie n'est jamais qu'un bout de papier qui ne vaut que ce que tout le monde lui accorde comme valeur : c'est une institution sociale qui repose exclusivement sur la confiance.

    1L. Dumont, Essai sur l'individualisme, Paris, Seuil, 2006.

    2M. Douglas, Ainsi pensent les institutions, Paris, Usher, 1989.

    3G. Simmel, La philosophie de l'argent, Paris, Puf, 1987, p. 197.

    4Ibid, p. 197.

    5A. Orléan, « La monnaie comme lien social », in Genèses, juin 1992, n°8, p. 95.

    6Simmel, op. cit., p. 108

    7Ibid, p. 195.

    8M. Weber, Economie et société, Paris, Plon, 1971, p. 634.


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