• La mondialisation inachevée

    L'ouvrage de Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, riche et stimulant, facile d'accès et fourmillant d'exemples pertinents comme souvent, défend une thèse rarement entendue: sur la mondialisation . Plutôt qu'affirmer communément que c'est l'expansion de la mondialisation qui effraie, il avance l'idée que c'est au contraire son non avènement qui  pose problème. La troisième mondialisation que nous vivons (après celle des conquêtes du XVI qui ont décimé les populations « moins avancées », et des comptoirs anglais du XIX, qui ont accru les inégalités Nord/Sud,n 'advient pas. Pire, elle condamne les individus à demeurer spectateurs de celle-ci par la diffusion généralisée d'un certain confort de vie au travers de la mondialisation de l'image, tout en nourrissant la frustration d'une partie de la population condamnés à rester en dehors de ce confort matériel minimum. pour reprendre des catégories marxistes, en en caricaturant un peu, on pourrait dire qu'il s'agit d'une mondialisation de la superstructure sans mondialisation de l'insfrastructure.

    En effet, l'augmentation des richesses, le développement du commerce international, des moyens de communication ne favorisent pas les zones économiquement faibles, mais creusent encore davantage les inégalités entre les centres et les périphéries. La mondialisation s'accompagne d'avantages, mais également de difficultés considérables au Nord comme au Sud, mais les pays du Nord, plus « rodés, se sont prémunis contre ses effets pervers.

    La seule mondialisation que connaissent les pays du Sud, c'est celle de l'image qui leur fait espérer une vie à l'occidentale, qui leur laisse entrevoir un espoir auquel ils ne peuvent accéder. Ce qui pose problème dans la mondialisation contemporaine, c'est la grande difficulté qu'ont les individus à s'en rendre acteurs. C'est une mondialisation immobile nous dit l'auteur ; où les images circulent, mais pas les hommes. À l'inverse de la mondialisation du XIX,beaucoup plus mobile et bien plus importante en terme de flux. Les citoyens en sont avant tout spectateurs plus qu'acteurs : c'est en cela que la mondialisation apporte son lot de frustration. Ce qui fait dire à l'auteur que « c'est parce qu'elle n'advient pas, et non parce qu'elle est déjà accomplie que la mondialisation aiguise les frustrations 1».

     

    Dans un premier temps, Cohen revient sur les raisons qui peuvent expliquer les inégalités de développement entre les pays dans le monde. Pour cela, il s'appuie sur la thèse stimulante et unicausale de Jared Diamond. Pour ce dernier, la raison essentielle qui explique les inégalités de développement dans le monde repose sur un facteur écologique, indépendant donc de particularismes humains axés sur une approche raciste du développement. Selon lui, c'est l'accès à un environnement écologique favorable qui a permis à certains de se développer plus vite que d'autres. Ces facteurs écologiques sont de deux ordres notamment :

    • accès à des sols fertiles facilitant l'agriculture : à ce titre, la zone du Croissant fertile a diffusé par la suite sous des latitudes similaires

    • accès à des types d'animaux facilement domesticables. La domestication des chevaux, par exemple, a fourni un avantage considérable aux conquêtes barbares.

     

    Si l'Afrique, notamment subsaharienne ou le Continent américain étaient moins développé que le continent eurasien, c'est à cause des barrières à la diffusion. Le désert et les océans ont freiné le développement de ces zones inaccessibles. Selon Diamond, les grandes innovations (domestication de certains animaux, agriculture) se sont effectuées une fois dans l'Histoire de l'Humanité pour se diffuser par la suite. Ceux qui étaient les plus éloignés, les moins accessibles n'ont pas été touché par cette diffusion mondialisée. Ainsi, c'est la mondialisation qui explique le développement de l'Humanité et ce sont les obstacles à celle-ci qui explique le maintien des inégalités de développement des le début de l'histoire humaine.

     

    Un autre facteur explique aussi le développement inégal des populations : c'est le facteur démographique. M. Kremer constate qu'historiquement, les régions les plus densément peuplées étaient les régions les plus vastes. L'explication est la suivante : plus les régions sont vastes, plus la variété écologique peut être importante et faciliter le développement démographique. On parle alors de processus autocatalytique : la variabilité écologique conduit à l'augmentation de la population. Cette poussée démographique concoure à disposer d'une source d'inventivité plus grande, ce qui va permettre l'innovation et donc le développement de la population, etc.

    Ecologiquement, cela signifie que plus un territoire est vaste, plus le phénomène d'autocatalyse peut oeuvrer. Aujourd'hui, dans le langage économique, on dirait, plus un marché est vaste, plus la croissance endogène peut se développer.

    La démographie est un facteur important des conquêtes mondiales : la densité des sociétés conduit celles-ci à se développer plus rapidement, à innover et à développer des moyens de protection contre les effets pervers de leur développement. Ainsi, les populations européennes ont développer des anticorps aux virus qu'elles ont elles-mêmes créées tandis que les populations conquises ont succombé aux effets pervers des « sociétés avancées », non immunisée contre ces virus. L'exemple de la conquête du Nouveau Monde est affligeant : on estime qu'au-delà des massacres de la population indienne, c'est près de 95% de la population qui fut exterminée par les virus importés d'Europe.

     

    De la même manière, le capitalisme n'immunise pas les autres sociétés « moins avancées » de ses effets pervers (inégalités croissantes, régime d'accumulation et de concentration des richesses, individualisation) que nos sociétés ont réussi à contenir (en partie). Pourtant, selon Cohen, plus que son expansion, « ce qui frappe est bien davantage sa fiable capacité à diffuser le progrès technique dont il est porteur, que sa propension inverse à l'imposer partout2. »

     

    La question qui se pose alors est celle de l'inégalité des échanges. Pourquoi l'échange international est-il inégalement réparti?

     

    Encore une fois, Cohen s'appuie dans un premier temps sur la thèse d'un autre auteur avant de la critiquer et de répondre à la question posée. Il reprend les analyses d'Arrighi Emmanuel, qui a fait beaucoup de bruit à l'époque, issue de son ouvrage L'échange inégal3, car elles remettaient en cause l'analyse marxiste de l'impérialisme du capitalisme.

    Ce que dit Emmanuel, c'est que le régime capitaliste n'a pas besoin des pauvres pour se développer et accumuler les richesses. Contrairement aux théories développées au début du XX siècle par le courant marxiste (Rosa Luxembourg, Lénine), la thèse de l'impérialisme comme forme d'accumulation du capital ne tient pas. Chiffres à l'appui, il démontre que le capital ne tire pas davantage de profits dans les pays pauvres que dans les pays riches. Ses marges restent les mêmes. De même, les historiens ont démontré que les pays colonisateurs (sauf exception) ont globalement connu une croissance plus faible du temps de leur impérialisme. Alors pour quelles raisons exploitent-on certains pays si ce n'est pas pour accumuler davantage de capital? Où va la « plus-value » prélevé sur le travail des pauvres si ce n'est au capital?

     

    La réponse est simple et sans équivoque : si le capital ne s'enrichit pas davantage dans ces pays, c'est parce que le prix des produits vendus doit être beaucoup plus faible. Les marchandises moins chère profitent d'abord aux consommateurs du Nord, c'est-à-dire aux salariés du Nord.

    Conclusion d'Emmanuel : ce sont les ouvriers du Nord qui exploitent les ouvriers du Sud! La théorie marxiste s'effondre et s'inverse : les exploités du Sud le sont par les exploités du Nord. La lutte internationale des classes devient alors une lutte internationale des prolétaires. C'est pour satisfaire les exigences de pouvoir d'achat, d'amélioration des conditions de vie des travailleurs du Nord que l'on va exploiter les travailleurs du Sud. Les ouvriers du Nord ont gagné la lutte des classes et « obligent » les entreprises à s'implanter ailleurs en exploitant la main d'oeuvre locale. Autrement dit, l'exploitation de la main d'œuvre noire est une exploitation des conquêtes ouvrières de la main d'œuvre du Nord!

    Effectivement, la thèse se tient, l'argumentaire est solide. Néanmoins, il faut aussi constater que s'il est vrai que les consommateurs français se plaisent à acheter des produits fabriqués en Chine aux prix moins élevés, condamnant en cela une partie des emplois du Nord à disparaître, ils permettent également au capital de prélever une part plus importante de « plus-value » sur les travailleurs du Nord. Si les produits consommés sont moins chers, il est alors possible de compresser la masse salariale, de diminuer le coût du travail au Nord, sans entraver la consommation des ménages. Donc, en poursuivant le raisonnement d'Emmanuel jusqu'au bout, on pourrait dire que les ouvriers du Sud sont exploités par les consommateurs/salariés du Nord pour permettre aux exploitants/capitalistes du Nord d'exploiter davantage les salariés/consommateurs du Nord. Au total, ce sont les capitalistes qui gagnent, car les salariés du Nord et du Sud ne sont pas les mêmes et ils se font tous les deux exploités. En revanche, les capitalistes du Nord et du Sud sont souvent les mêmes et au bout du compte, ils peuvent mieux exploiter les salariés du Nord.

     

    Pour autant, si l'explication est séduisante par sa simplicité, elle n'est pas suffisante. Une autre théorie, avancée par Fernand Braudel le premier repose sur une analyse plus géographique des inégalités.

    Selon Braudel, nous vivons désormais dans une économie-monde. Cette économie-monde repose en réalité sur un mode de découpage des inégalités par cercles concentriques. Plus on s'éloigne du centre, plus les inégalités de développement sont importantes. En effet, selon la thèse de l'auteur, la diffusion des moyens de communication et d'échange, plutôt que de profiter aux régions éloignées, en les rendant plus accessibles, va profiter aux centres.

    Si un train permet de se rendre plus rapidement et facilement de Paris à Clermont-Ferrand, il permet aussi de se rendre plus rapidement de Clermont-Ferrand à Paris. Et dans la réalité, c'est surtout la deuxième situation qui prévaut. Les marchandises peuvent s'échanger dans les deux sens, mais c'est toujours au détriment des périphéries et à l'avantage des centres nous dit Braudel.

    Les grandes révolutions industrielles l'ont confirmé : le chemin de fer a profité avant tout aux grandes villes : on acheminait les récoltes des villages éloignés pour les vendre sur Paris et les grandes villes des différentes régions. Les campagnes ont moins profité que les villes. L'informatisation a rendu les villes plus proches les unes des autres, mais ce sont les centres qui en profitent davantage. La grille des salaires et des produits suit cette diffusion concentrique : plus on s'éloigne des centres, plus historiquement les prix sont faibles. Cela est moins vrai dans nos pays occidentaux où les liaisons sont nombreuses et les prix identiques sur l'ensemble du territoire (à peu près), mais il est toujours vrai que la mise en circulation d'une ligne de TGV entre deux villes se fait toujours à l'avantage de la plus grosse ville.

    La raison : les économies d'échelle. La grande ville a un marché plus vaste : il est plus intéressant de concurrencer la petite ville désormais qu'il est intéressant pour la petite ville d'essayer de concurrencer la grande. Le marché étant plus vaste dans la première, les économies d'échelles y sont plus avantageuses et donc l'entreprise y est plus rentable et compétitive. Elle prend des parts de marché à la ville plus petite. Il ne reste plus qu'à celle-ci à fermer boutique ou alors à se spécialiser dans un type d'offre différent de la grande ville. C'est la différenciation de l'offre qui permet de maintenir l'échange entre des zones proches. C'est ce qui explique en partie pourquoi le commerce international est avant tout (et de loin!) un commerce intrazone de produits de même branches. On échange davantage entre la France et l'Allemagne des produits similaires qu'on échange avec les Etats-Unis par exemple.

    Les centres happent les richesses de la périphérie et paupérisent davantage encore celles-ci. Les inégalités se creusent alors avec le développement des moyens d'échange et de communication. Mais comme le souligne Braudel, à l'époque de la première et de la seconde mondialisation, les habitants de Brest ou de la campagne berrichonne avaient peu de lien avec les centres, continuant leurs vie selon leur propre rythme à l'opposé du rythme des centres. La périphérie vivait « une histoire qui coule au ralenti... » En revanche, la troisième mondialisation diffère sur un point essentiel : elle donne à voir la réalité de la vie des centres. La télévision, les médias laissent entrevoir la possibilité d'une autre vie, d'un autre monde mais si la conscience se mondialise, les forces économiques sont encore concentrées sur quelques zones. Il y a un décalage grandissant entre le spectacle du monde et sa réalité dans les zones éloignées des centres. C'est de ce décalage que naissent les frustrations.

     

    D'où la conclusion de l'auteur : si l'industrialisation d'hier n'a pas été responsable des malheurs du Sud (les inégalités se creusant au profit du Nord, plus qu'au détriment du Sud), la désindustrialisation des économies occidentales ne sera pas plus l'eldorado pour les économies du Sud. L'exemple du Mexique l'atteste avec les maquiladores qui concentrent à la frontière étasunienne du côté mexicain les industries manufacturières délocalisées du Nord, pour ré-exporter les produits vers le Nord. Les ouvriers mexicains travaillent et produisent, certes, mais ils ne consomment pas. La désindustrialisation n'est pas la solution viable dans la durée au développement des économies du Sud. « Pour se développer, nous dit Cohen, un pays doit devenir à son tour un « centre », c'est-à-dire un lieu dense de production et de consommation4 ».

     

    Le creuset Nord/Sud accentué par les moyens de communication et d'échange qui rend les périphéries plus proches des centres, sans que les richesses ni les hommes se rapprochent, ne risque t-il pas d'aboutir à un choc des civilisations comme le fameux ouvrage d'Huntington5 le laissait présager ?

    Avant d'aller plus loin, nous pouvons déjà répondre par la négative. La thèse de Huntington est plus idéologique que scientifique. L'argument qui l'atteste le mieux est sans doute l'argument démographique. Rarement souligné, rarement mis en avant, il est pourtant l'un des facteurs les plus décisifs de l'évolution des sociétés humaines. Depuis une vingtaine d'années, parfois plus, la transition démographique s'est mise en marche dans la quasi-totalité des pays du Sud à l'exception de quelques uns (Bangladesh, Pakistan). La fécondité a fortement diminué en l'espace d'une génération, le niveau de scolarisation est également en train de s'élever et avec lui celui de l'alphabétisation des populations6. Comment expliquer cette rapidité d'évolution et cette diffusion dans les comportements? L'explication la plus vraisemblable est celle de la diffusion de l'image. C'est l'image qui a conduit à transformer les comportements culturels. C'est la diffusion des postes de télévision qui en donnant à voir les modèles culturels occidentaux, ont conduit ces populations à imiter ces modèles de comportements. Les consciences se rapprochent, mais les inégalités demeurent. Voilà le problème de la mondialisation contemporaine : la proximité des images, la distance des actes. C'est une partie de la thèse que soutient D. Cohen : une mondialisation partielle, non achevée, mondialisant les images et les désirs, sans mondialiser les réalités matérielles.

     

     

    La thèse développée par Huntington pour faire simple est celle d'une confrontation entre société « moderne » et société « patriarcale », à dominante autoritaire. Derrière cette opposition, c'est en fait l'opposition entre l'Islam et l'Occident qui est avancée.

    Économiquement, il est vrai que les pays musulmans sont globalement (l'Indonésie, pays où la population musulmane est la plus importante du monde en est un contre-exemple parfait) moins développés que les autres. Est-ce pour autant dans la religion qu'il faut chercher la justification de cette inégalité de développement. Assurément non. Un seul contre-exemple (et l'Indonésie en est un) et c'est toute la thèse qui s'effondre. En outre, historiquement, la civilisation musulmane fut plus en avance que la civilisation judéo-chrétienne pendant de longs siècles. Ce n'est qu'à partir de la Renaissance que l'Europe prend son envol, par toute une série d'innovation qui va la conduire à accélérer son développement technologique, scientifique, économique et politique. A partir du XVI siècle, l'Europe s'envole tandis que la civilisation musulmane stagne. L'écart ne vient pas d'un affaiblissement de la seconde, mais d'un essor sans précédent de la première qui ne se diffusera que très peu à l'Empire musulman, pour des raisons encore difficilement explicables.

    1Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, Hachette Littératures, Paris, 2005.

    2Ibid, p. 40.

    3A. Emmanuel, L'Echange inégal, Paris, 1969.

    4D. Cohen, p. 125.

    5Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, 2000.

    6cf. notamment l'ouvrage stimulant et riche de données de Y. Courbage et E. Todd, Le rendez-vous des civilisations, Seuil, République des Idées, 2006. dont le titre entre volontairement en résonance avec celui de Huntington pour mieux démonter sa thèse.


  • Commentaires

    2
    Nicolas
    Samedi 24 Décembre 2011 à 19:36
    Pistes de réflexion
    Merci pour cet article qui s'est avéré très synthétique et clair. J'ai lu l'ouvrage de D. Cohen et ce que je vois dans votre article reprend des idées essentielles qui me serviront pour réviser les concours à la fin de l'année. Encore merci.
    1
    Jeudi 27 Mai 2010 à 07:50
    De retour !
    Et bien !!! Ca faisait longtemps que tu n'avais pas écrit. Je suis bien heureux de profiter de nouveau de ta prose.
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