• la crise du lien social (2) : la fin du religieux?

     Je poursuis donc ici la réflexion ouverte sur le déclin des valeurs et la crise du lien social dans les sociétés modernes, en débutant par l'exemple du phénomène religieux. suivront une réflexion autour de la participation politique et des valeurs familiales.

     

    Durkheim fait de la religion un des piliers avec la famille, l'école et l'Etat de la socialisation et de la cohésion sociale. Porteuse de valeurs sacrées, elle oriente les comportements, définit des codes de conduite et érige des règles de vie commune propre à assurer la cohésion et l'ordre social. Pour autant, ce que la religion fait, la Société (entendue comme entité unifiée) peut le faire également. "Entre Dieu et la Société, il faut choisir. [...] Ce choix me laisse assez indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement1" .En fait, la différence essentielle pour Durkheim entre l'Etat et l'Eglise c'est que l'ordre des choses décrété par l'Etat ne renvoie à aucune transcendance, et n'est donc pas sacré. En cela, l'Eglise peut avoir un pouvoir dissuasif et contraignant plus fort que l'Etat car c'est un pouvoir sacré, dépositaire d'une parole inaltérable.

    Néanmoins, à l'époque où Durkheim écrit, la religion reste encore une valeur centrale des sociétés modernes. Elle structure encore fortement la vie des individus, bien que la laïcisation de la société soit en route. Elle demeure une source de sens et de communion encore importante de la vie privée et également encore de la vie publique.

    La laïcisation progressive de la France au XIX (école publique puis séparation institutionnelle de l'Eglise et de l'Etat) va conduire à faire de la France le pays en Europe le moins religieux. De « la fille aînée de l'Eglise », la France devient une figure de la modernité triomphante, rejetant les lumières de la divinité pour y substituer les Lumières de la Raison.


    Au-delà de ces aspects historiques trop rapidement évoqués, les comportements individuels ont également évolué. C'est ce qui nous intéresse présentement. Aujourd'hui la pratique religieuse a fortement chuté. D'ailleurs Weber dès le début du XX siècle parlait déjà de désenchantement du monde. Dans les années 60 et 70, les sociologues prophétisaient la sécularisation inexorable de notre société et la fin du religieux.

    Selon Danièle Hervieu-Léger, directrice d'études à l'école des Hautes études en sciences sociales, le déclin du catholicisme débute véritablement dans les années 1945-1950, et connaît une brusque accélération au début des années 70. et ce, à tous les niveaux.


    - Sur la croyance : En 1981, 71% des Français affirment leur appartenance au catholicisme alors qu'ils ne sont plus que 53% en 1999. 43% des français se disent « sans religion » en 1999. Avec les Pays-Bas la France est le pays le plus athée d'Europe.

    - La pratique est elle aussi en chute libre : en 1981, 18% des Français déclarent pratiquer au moins une fois par mois. En 2001, ils ne sont plus que 12%. En ce qui concerne la messe du dimanche, c'est une chute brutale, ils sont moins moins de 7% à s'y rendre. En 1945, elle avoisinait encore les 40%! Quant aux jeunes (18-29 ans), ils sont moins de 2% à se rendre à l'église chaque dimanche.

    - Le nombre des baptêmes est lui aussi en chute libre. A la fin des années 60, 4 enfants sur 5 étaient baptisés. En 2000, c'est un enfant sur deux. On prévoit qu'en 2020, ils ne seront plus que d'un enfant sur trois.

    - Au niveau des vocations, les chiffres ne sont guère plus encourageants : Il y avait 41 000 prêtres en 1965, 35 000 en 1975. En 2000, ils sont 20 000 dont un tiers seulement à moins de 66 ans.

    On assiste donc bien quantitativement à une chute brutale du sentiment religieux et de la pratique dans la société contemporaine. D. Hervieu-Léger parle d' « exculturation » du christianisme pour expliquer l'éloignement entre les valeurs et les normes de la société contemporaine et celle du catholicisme. L'exemple des débats autour de l'euthanasie, du travail le dimanche montre bien cette distance croissante entre les positions politiques et sociales et les positions religieuses.

    Comment expliquer cette désaffection du religieux? Plusieurs facteurs permettent d'y répondre :

    • refus du discours dogmatique enfermant ;

    • rejet d'une vérité infaillible et indépassable ;

    • refus d'obéissance inconditionnelle aux dogmes établis ;

    • volonté de réflexivité, d'appropriation du religieux ;

    • volonté de sortir d'un cadre normatif, d'une religion institutionnalisée qui ne laisse pas sa liberté d'action et de choix à l'individu : on prend tout ou rien ;

    • Phénomène de rationalisation du monde et de la recherche d'un sens hors de toute transcendance


    Ainsi la désaffection est d'abord celle du dogme, de la religion instituée, du religieux normatif. Plus que la transcendance, ce qui est rejeté dans le religieux c'est sa dimension dogmatique, intouchable, contraignante et limitative pour l'individu. On a longtemps parlé, chiffre à l'appui d'un déclin du religieux. Mais les études récentes et plus poussées montrent tout autre chose. Plutôt qu'un déclin définitif du religieux, on assiste à une transformation du religieux.

    Pour reprendre l'expression du sociologue des religions Jean-Paul Willaime, nous constatons aujourd'hui sur le terrain français que : « L'ultramodernité, ce n'est pas moins de religieux, c'est du religieux autrement2 ».

    Et cet « autrement », c'est du religieux individualisé, personnalisé : c'est du « bricolage » (Hervieu-Léger) religieux. Ainsi, à la question « croyez-vous en une force vitale supérieure ? », 31% des français répondent oui (30% Europe). De la même manière, ils sont très nombreux à croire en une vie après la mort. Ainsi, la dimension religieuse n'a pas disparu, elle a subi une mutation profonde.

    Pour reprendre une phrase de Jean-Paul Willaime, « les personnes qui s'identifient comme religieuses sont moins nettement croyantes qu'avant, tandis que les personnes qui s'identifient comme sans religion, sont moins athées qu'autrefois3. »

    A travers l'exemple du déclin d'une certaine forme du religieux ( un religieux assis sur un dogme, une Vérité), à savoir un religieux institué, nous pouvons constater l'évolution des valeurs dans nos sociétés contemporaines. Évolution des valeurs qui privilégient l'individuel, le singulier, au détriment de l'institué. Le religieux nouveau est personnalisé, plus psychologique. Il a une dimension utilitaire plus que politique (jusqu'au XVIII), ou institutionnelle (jusqu'au XX). Il renvoie à l'expérience de chacun, à la volonté de donner du sens à sa vie. Mais c'est un sens individualisé, hors de toute définition collective, instituée d'en haut. C'est d'en bas que le monde et son existence trouve leur raison d'être dans et par la religion. Ce n'est plus l'Eglise qui donne un sens à l'existence, mais l'individu qui va le chercher (si besoin est) dans la religion, plus particulièrement dans sa religion.

    En effet, le religieux contemporain est un religieux de « bricolage », où chacun y met ce qu'il y souhaite. A ce titre, D. Hervieu-Léger dessine deux grandes figures du religieux contemporain : celle du pèlerin et du converti4.

    Le pèlerin, c'est l'individu en recherche de sens, passant d'un système de croyance à un autre, piochant ici ou là. A la recherche d'un sens à trouver, il peut prendre par la suite la figure du converti. Le converti est un croyant qui a trouvé dans un groupe religieux une appartenance, une identité. Son monde prend sens. Mais rien ne l'empêche de redevenir pèlerin.


    Plus qu'une disparition du religieux, il convient mieux de parler d'un réenchantement du monde, mais un réenchantement personnalisé, pourvoyeur de sens dans un univers profane accéléré où la quête identitaire, l'exigence d'autonomie, de mouvement permanent peuvent poser problème à la constitution d'une identité claire et structurée. A ce titre, les transformations du sentiment religieux entrent dans une logique de quête individualisée de sens. Pour reprendre les termes de Jean-Marie Donegani « le religieux n'a pas disparu des sociétés modernes mais il s'exprime dans une logique d'identité plus que d'appartenance, dans une logique d'identifications, le plus souvent partielles, et répond moins à un conformisme social qu'à une utilisation personnelle sans obligation ni sanction.5 »

    Le religieux, loin de décliner, fait donc son retour mais sous une forme nouvelle, plus individualisée.

    1E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, Quadrige.

    2 Jean-Paul Willaime, L'évolution de la place du religieux dans la société, in Les religions dans la société, Cahiers français n°340, La documentation française, Septembre-octobre 2007, page 7.

    Sociologue, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études, il dirige le Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (EPHE/CNRS) et collabore à l'Institut européen en sciences des religions. Il vient de publier : Europe et religions. Les enjeux du xxie siècle , Fayard, 2004.

    3 Jean-Paul Willaime, Ibid, p. 4.

    4D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, La religion en mouvement, Champs Flammarion, 2001, 288p.

    5 Jean-Marie Donegani, Le religieux « à la carte » : une individualisation des pratiques et des croyances, in Les religions dans la société, Cahiers français n°340, La documentation française, Septembre-octobre 2007, page 45.


  • Commentaires

    1
    Dimanche 18 Janvier 2009 à 12:20
    Fin de la religion
    Finalement, nous ne nous en sortirons jamais... Guère rassurant que ce bricolage religieux...
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