• l'inégalité sexuelle dans le modèle patriarcal (2)

     Après le billet d'hier concernant l'approche psychologique de l'origine de la distinction des sexes et de la constitution différenciée du masculin et du féminin, je présente aujourd'hui l'approche anthropologique dominante, notamment éclairée par les travaux de F. Héritier sur la question. suivra pour finir demain l'approche socioculturelle basée sur les travaux de Bourdieu.

         L'approche anthropologique de la scission des sexes

    F. Héritier1, l'une des plus grands anthropologues français, fait remonter cette inégalité des sexes, cette dualité homme/femme aux sources de la constitution naturelle des uns et des autres. Pour elle, à la base de la pensée humaine, il y a l'irréductibilité de la pensée de la différence des sexes. Cette irréductibilité est avant tout liée à une constitution anatomique différente et à une physiologie différente. Dans aucune des sociétés qu'elle a pu étudiée n'est apparu une indifférenciation sexuelle. D'autres anthropologues comme Margaret Mead font le même constat. La distinction des rôles attribués aux hommes et aux femmes est relevée partout. « On ne connaît aucune culture qui ait proclamé une absence de différence entre l'homme et la femme en dehors de la part qui leur revient dans la procréation de la génération suivante (...). La dichotomie se retrouve invariablement dans chaque société 2 » précise t-elle.


    Cependant, ce n'est pas parce qu'il y a différence qu'il y a nécessairement inégalité. Une différence n'entraîne pas automatiquement une inégalité dans les rapports sociaux. Etre blond ou brun constitue une différence au même titre qu'être riche ou pauvre. Pour autant si la première n'induit pas d'inégalité, la seconde conclut à des inégalités sociales dans les rapports sociaux entre riches et pauvres (accès inégal à l'emploi, à certains biens, stigmatisation des uns, etc.). Pour ce qui est de la différenciation sexuelle, celle-ci semble avoir entraînée dès l'origine de la culture humaine une inégalité sociale fondée sur des rapports de domination des mâles sur les femelles. La différence naturelle semble avoir été le lieu par excellence des différenciations sociales et avoir agi comme un système complexe de catégorisation du monde en mode binaire. Si le monde est séparé en deux êtres humains distincts, un des pôles est considéré comme supérieur à l'autre. Dès l'origine de l'humanité donc, la différence naturelle s'est révélée comme la caractéristique première de l'asymétrie et de l'inégalité de la dichotomie sexuelle au profit des hommes. « Il est le sexe majeur, elle est le sexe mineur » dira F. Héritier3.

    Cette asymétrie culturelle, cette inégalité sociale « paradigmatique »4 tire son origine de la différence biologique. Ainsi dès l'origine, les hommes auraient pris le pouvoir et l'ascendant sur les femmes. Si cette vision est hypothétique, rien ne permet objectivement de l'attester, elle est l'objet d'un consensus plus ou moins global.5

    Si les hommes ont pris le pouvoir, la question est de savoir pourquoi et par quels moyens ils ont ainsi imposé le modèle patriarcal sur l'ensemble du globe. Le fait que ce système de domination des hommes sur les femmes soient avérés dans l'ensemble des sociétés humaines (même les sociétés matrilinéaires comme les Iroquois étudiées par F. Héritier), semble conférer un caractère universel à ce rapport de sexe, et donc entériner cette inégalité dans un fait naturel. Or, sur ce point il est nécessaire de souligner que si toutes les sociétés se sont basées sur cette dichotomie fondamentale entre hommes et femmes pour constituer leur représentation du monde, et leur mode d'organisation sociale, il existe une infinité de structures culturelles différentes dans le temps et l'espace à partir de cette donnée biologique unique. Chaque société a ainsi développé ses propres références culturelles. Chaque société a tissé son propre canevas à partir d'une toile commune. Mais toutes, semble t-il, ont établi l'asymétrie au profit des hommes.

    Pour F. Héritier, s'il y a un universalisme de la domination masculine, c'est que celle-ci doit avoir encore une fois un substrat biologique6. Cette irréductibilité biologique (au moins jusqu'à aujourd'hui) c'est le pouvoir de procréation dont les femmes disposent exclusivement. Ce sont elles seules qui enfantent, c'est par elle que l'espèce se reproduit et se perpétue. En outre, elle bénéficie d'un pouvoir et d'une puissance effrayante : elle est seule capable d'engendrer du Même et du Différent. Pour Héritier, il s'agit là du handicap majeur des hommes : l'impossibilité de contrôler la reproduction (d'ailleurs, dans le cas des violences conjugales, on en retrouve des résurgences plus ou moins inconscientes avec les coups portés au ventre et plus souvent au moment de la grossesse). Cet avantage naturel des femmes a eu pour conséquence la volonté des hommes à exercer un contrôle sur cette reproduction qui leur était interdite. Comme l'auteur le souligne « il s'agit moins d'un handicap du côté féminin que de l'expression d'une volonté de contrôle de la reproduction de la part de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier.7 »

    C'est donc dans cette différence biologique encore une fois qu'il faut trouver les raisons de l'inégalité de traitement des hommes et des femmes au profit des premiers. Cette différence biologique est pour F. Héritier l'origine de ce qu'elle appelle la « valence différentielle des sexes ». Fait culturel qui impose un rapport de hiérarchie inégalitaire entre les hommes et les femmes et d'une manière plus globale entre tout ce qui se rapporte au masculin et au féminin. Ainsi le système binaire Bien/Mal ; Pur/Impur ; Chaud/Froid ; Sec/Humide ; Droit/Gauche ; Cru/Cuit ; et plus près de nous Activité/Passivité ou Raison/ Passion voit toujours l'un des deux prendre l'ascendant sur le second dans le cadre de leur distribution dichotomique entre éléments féminins et masculins8.


    Cette « valence différentielle des sexes » théorisée par Héritier constitue rien moins que le 4ème pilier irréductible de la culture humaine. En effet, les trois autres piliers sources du passage de l'état de nature à celui de culture, mis en lumière par C. Lévi-Strauss sont :

    • la prohibition de l'inceste : obligation d'union exogamique

    • la répartition sexuelle des tâches : séparation et division des rôles

    • forme reconnue d'union sexuelle 

    F. Héritier y ajoute donc l'asymétrie dans les rapports sociaux de sexe au profit exclusif et universel des hommes.


    Pour de nombreux anthropologues, les rapports institués entre les sexes relèvent donc de structures très anciennes, de schèmes culturels profondément établis, plus ou moins conscients et dont toute modification est difficile à accepter, tant elle semble relever d'un fait contre-nature. Toute transformation paraît constituer une révolution en soi. G. Balandier parle à ce titre des rapports de sexe comme du « paradigme de tous les dualismes 9». Les structures sont si inconsciemment ancrées qu'elles nous semblent être des faits naturels. Ainsi les hommes et les femmes seraient plus dissemblables entre eux que ne le seraient un homme et un chimpanzé ! Les hommes viendraient de Mars, tandis que les femmes arriveraient de Vénus10. Tout semblerait davantage les différencier que les lier, aussi bien dans leurs actes, dans leur manière de penser que dans leur façon d'être. Rien n'est moins sûr, sauf à continuer de penser qu'hommes et femmes sont radicalement différents, autrement que physiologiquement et par suite inégaux11.


    Le monde des rapports sociaux de sexe s'est donc ainsi constitué pendant des millénaires.

    La paléoanthropologie semble le confirmer qui confère à l'homme chasseur la découverte de la ruse, de l'intelligence critique (élaboration de stratégie pour la capture), la communautarisation (obligation de se grouper pour chasser), à la femme la cueillette douce et passive des baies et des fruits. L'homme chasseur est lié à une activité noble, courageuse et dangereuse. La cueillette des femmes à l'inverse est considérée comme un art mineur, activité simple, basse et sans risque, déconsidéré alors même qu'elle constituait sans doute l'essentiel de la consommation alimentaire.


    Une transformation essentielle semble avoir vu le jour au néolithique cependant. Le passage d'un mode de vie basé sur le nomadisme à la sédentarisation via l'établissement de l'agriculture vers 6500 avant J.-C. remet la femme au centre de l'organisation sociale. Pour E. Badinter, « le néolithique consacre la femme ». Les nombreuses effigies et représentations picturales et/ou sculpturales de l'époque semblent en attester. Le culte de la déesse-mère fait son apparition.

    Mais là où s'est imposé un dieu monothéiste omnipotent et tutélaire, l'homme gouverne le monde, le roi ses sujets et le père sa famille. Les grandes religions se sont imposées selon un culte de l'homme-Dieu. Dès lors, le pouvoir des valeurs masculines s'est vu avalisé et légitimé par le religieux. L'idéologie vient ensuite relayé ce rapport de domination des hommes sur les femmes et le légitimer encore davantage. Si l'homme est du côté du Bien, la femme du côté du Mal, (elle est vile, mauvaise et fausse), alors de facto est accréditée l'idée selon laquelle les hommes ont le droit et même le devoir de les gouverner afin de rétablir/maintenir la gouvernance du Bien. La genèse mythique de nos civilisations occidentales le prouvent : si l'homme et la femme ont été chassé du jardin d'Eden, c'est parce que la femme s'est laissée aller à goûter du fruit défendu. Sa curiosité, sa désobéissance fondamentale ont jeté l'humanité sur Terre en lui faisant connaître les affres de la douleur et de la mort. Le péché originel est féminin. Dès lors, tout est bon pour asseoir sa domination sur elle.

    1 F. Héritier, Masculin/Féminin, Tome I, La pensée de la différence, Od. Jacob, Paris, 1996.

    2 M. Mead, L'Un et l'Autre Sexe, Denoël-Gauthier, Paris, 1975, pp. 13-14.

    3 F. Héritier, Le Fait Féminin, Fayard, Paris, 1978, p. 400.

    4 G. Balandier, Anthropo-logiques, PUF, Paris, 1974.

    5 Néanmoins, quelques voix s'élèvent contre cette vision manichéenne de l'origine des relations entre les sexes, et il semble important de souligner ici l'apport des recherches de la philosophe E. Badinter, pour qui cette asymétrie originelle n'est pas si évidente. Si elle s'accorde sur le fait qu'il n'y a jamais existé de société où le pouvoir fut exclusivement attribué aux femmes, elle admet cependant qu'aux origines de la culture humaine, les rapports entre sexe pouvaient très bien être complémentaires. Ni matriarcat primitif, ni patriarcat primitif pour elle, mais des espaces de pouvoir séparés pour « l'Un et l'Autre ». Au pouvoir physique et métaphysique de l'homme chasseur devait répondre le pouvoir procréatif de la femme.

    6 P. Bourdieu, dans « La domination masculine » parle d'une « biologisation » du social pour asseoir un peu plus la différence des sexes dans une donnée naturelle, dans un essentialisme primitif alors qu'elle ne serait selon lui, qu'un produit de l'histoire, qu'une construction sociale et culturelle sans asymétrie originelle nécessairement fondée sur un substrat biologique. Pour autant, ces travaux s'inscrivent dans la même logique de mise à jour des structures de domination.

    7 F. Héritier, Masculin/Féminin, Tome I, op. cit., p. 25.

    8 Même lorsqu'ils sont complémentaires et non dichotomiques comme dans la culture chinoise, il y en toujours un qui est plus puissant que l'autre.

    9 G. Balandier, Ibid, p. 14.

    10 D'ailleurs, il est intéressant de constater que derrière ces allégations pseudo-scientifiques, la réalité géologique vient s'ancrer dans les schèmes culturels associés au système d'opposition binaire homme/femme : Mars est une planète rouge, chaude, d'un calme olympien. Vénus est une planète beaucoup plus hostile, aux pluies d'acide sulfurique et aux comportements « hystériques », terre peu fréquentable s'il en est par son activité intense tandis que Mars est beaucoup plus calme et tempérée, propre à accueillir plus aisément une expédition humaine.

    11 La différence n'est pas nécessairement une inégalité. Une différence ne devient une inégalité qu'à partir du moment où l'individu (ou le groupe) qui porte cette différence se voit subir un avantage ou un désavantage du fait de leur différence. Ainsi la couleur des cheveux constitue une différence sans induire d'inégalité. Mais la couleur de peau, l'âge, ou le sexe sont des différences qui s'instituent souvent dans des rapports sociaux d'inégalités. Cela a toujours été vérifié pour les rapports de sexe notamment.


    Tags Tags : , , , , ,
  • Commentaires

    1
    Dimanche 18 Mai 2008 à 15:50
    irréductibilité
    Un détail : l'absence de contre exemple ne prouve pas une irréductibilité me semble-t'il.
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :