• l'Etat : un objet impensable

     

     L'Etat est un objet sociologique difficile à saisir, parce qu'il est traversé de prénotions. C'est un objet impensable même car toute pensée sur l'Etat est une pensée d'Etat nous dit Bourdieu. L'Etat nous possède, il est incorporé dans nos manières d'agir et de penser. Il est :

    « un principe de production, de représentation légitime du monde social. »

    Quiconque veut réfléchir sur l'Etat applique à l'Etat une pensée d'Etat. Déjà, dans un texte de Raisons pratiques, l'auteur soulignait l'impensable d'un objet – il traitait alors de l'Ecole (mais l'Ecole, c'est l'Etat) – qui se donne les apparences du naturel.

    « Du fait qu'elle est l'aboutissement d'un processus qui l'institue à la fois dans les structures sociales et dans des structures mentales adaptées à ces structures, l'institution instituée fait oublier qu'elle est issue d'une longue série d'actes d'institution et se présente avec toutes les apparences du naturel.1 » (p. 107)

    Comment faire alors?

    Il faut dépasser l'analyse substantialiste, qui pose l'Etat comme un invariant et l'analyse fonctionnaliste qui ne voit l'Etat qu'à partir de ce qu'il fait, ou ceux pour qui il le fait. Bourdieu cherche à comprendre ce qu'est l'Etat en tant qu'institution instituée, autrement dit comment l'Etat s'est constitué historiquement comme Etat, c'est-à-dire comme lieu de concentration et de monopolisation de l'ensemble des ressources de sens sur le monde social (des règles calendaires, au code de la route, en passant par la levée d'impôt, etc.)

    pour cela, l'auteur se livre à une véritable socio-génèse, ou sociologie génétique de l'Etat, afin de mettre à jour les principes qui ont contribué à la constitution de l'Etat. Faire une sociologie génétique permet de repérer comment ce qui va de soi aujourd'hui, et donc qui à ce titre n'est jamais interrogé, puisque accepté comme allant de soi, s'est constitué historiquement comme allant de soi. Qu'est ce qui a présidé à l'instauration du calendrier grégorien, à la définition des titres scolaires reconnus, au code de la route, etc ?

    Dévoilant les illusions de la " pensée d'Etat ", vouée à entretenir la croyance en un principe de gouvernement orienté vers le bien commun, Pierre Bourdieu montre que cette " fiction collective " aux effets bien réels est à la fois le produit, l'enjeu et l'espace ultimes de toutes les luttes d'intérêts.

     

    Pour une sociologie génétique de l'Etat : aspects méthodologiques

    Pour Bourdieu, seule la recherche génétique peut permettre de saisir l'Etat comme invention historique, comme « artefact historique » et que les individus sont eux-mêmes des produits d'Etat, des inventions d'Etat, à l'instar de leurs esprits. Nos manières de penser et d'agir, notre structure mentale, notre subjectivité sont des inventions d'Etat. Ainsi, arriver à saisir l'Etat dans ce qu'il est, dans son essence et pas seulement dans ses fonctions (théories classiques), impose de découvrir la genèse des phénomènes étatiques, de remonter à l'origine étatique de nos manières de penser, au fondement des évidences.

    Bourdieu souligne également le paradoxe sur lequel se constitue le monde social, paradoxe souvent négligé par les sociologues qui sont amenés à étudier les faits sociaux sous le paradigme de l'actionalité rationnelle ou du fonctionnalisme. Il précise que :

    « on peut découvrir un ordre immanent sans être obligé de faire l'hypothèse que cet ordre est le produit d'un intention consciente des individus, ou d'une fonction transcendante aux individus, inscrite dans les collectifs ». (p. 157-158)

    Si les agents sociaux sont bien agissants, s'ils sont actifs, c'est d'abord l'histoire qui agit à travers eux, histoire qu'ils portent et actualisent dans leurs actes en fonction des expériences singulières qui viennent s'y déposer. Ils sont donc à la fois produits de l'histoire et producteurs d'histoire. Pour Bourdieu, il n'y a donc pas d'opposition antithétique qui tienne entre structure et individu, car comme il le souligne :

    « la structure est dans l'individu aussi bien que dans l'objectivité » (p. 159).

    L'institution étatique, souligne Bourdieu est une institution efficace lorsqu'elle réussit à s'imposer sans s'imposer, comme allant de soi. Ainsi, l'institution existe deux fois :

    « elle existe dans l'objectivité des règlements et dans la subjectivité de structures mentales accordées à ces règlements » (p. 185)

    Et ce faisant, elle disparaît comme institution. Autrement dit, le fondement des choses qui nous apparaissent comme les plus fondamentales, les plus déterminantes est sans doute dans les structures mentales, dans les formes symboliques, et pas dans les formes matérielles de l'infrastructure. Or, seule une sociologie génétique peut permettre de mettre à jour « l'arbitraire des commencements ».

    Mais qu'est-ce que l'Etat précisément?

     

    Dépasser la vision fonctionnaliste classique de l'Etat

    Bourdieu va s'employer à élaborer, construire et peaufiner sa définition au fur et à mesure de l'avancée de son cours. Il commence par s'appuyer sur les deux approches antagonistes de l'Etat pour mieux les réfuter, en montrant leurs limites.

    L'approche classique initiée par la philosophie politique (Hobbes, Locke) fait de l'Etat un lieu neutre, un espace de désintéressement, au service du bien commun. Autrement dit, l'Etat serait le lieu du consensus sur le sens du monde social. Sorte de point de vue au-dessus des points de vue particulier, sans point de vue lui-même. L'Etat se constitue comme un quasi-Dieu transcendant, disposant d'une méta-vision sur le monde.

    Bourdieu récuse cette vision angélique de l'Etat, qui reflète un fonctionnalisme bienveillant, désintéressé. L'Etat, somme d'agents particuliers, ne peut pas être un simple lieu de neutralité. Son point de vue sur le monde social, reconnu comme point de vue des points de vue (donc officiel) est le produit d'intérêts, de conflits, de luttes initiales qui n'apparaissent plus aujourd'hui, car semblant aller de soi. Mais le point de vue de l'Etat est un allant-de-soi qui n'a rien de désintéressé initialement.

    Ensuite, l'approche marxiste, qui pour simplifier est antinomique de l'approche classique, voit dans l'Etat un instrument de domination, autrement dit un instrument au service de l'intérêt des dominants. Ainsi, souligne Bourdieu, dans l'approche marxiste, l'Etat est défini :

    « par ce qu'il fait et par les gens pour lesquels il fait ce qu'il fait » (p. 17).

    Cette vision est réductrice, dans le sens où elle ne s'occupe que des fonctions de l'Etat sans se soucier de sa genèse, ni de son mécanisme de production. Comment se fait-il que l'Etat serve les intérêts des dominants. Quels principes ont guidé à sa constitution comme instrument d'utilité bourgeoise? L'approche marxiste inverse l'approche désintéressée de l'État neutre, sans apporter d'éclairage sur ce qu'est vraiment l'État. Elle substitue simplement à l'État lieu du consensus un État diabolique, au service d'une classe sociale.

    Ces deux approches se situent dans une vision fonctionnaliste de l'État, posant la question de son utilité, avant même celle de sa production. Or, la fonction n'est pas première, mais résulte d'une constitution initiale. Certes, l'État est bien le principe de l'ordre social, qui dit la vision du monde social telle qu'elle doit être dite. Il légitime une certaine vision du monde reconnue comme légitime par tous. Ce faisant, il est bien un lieu de consensus. Mais ce qui intéresse Bourdieu, c'est de montrer comment ce consensus s'est constitué, comment la vision de l'État est devenue vision légitime.

    Autrement dit, qu'est-ce qui a permis qu'une vision particulière se transforme en vision universelle et en se transformant en vision universelle se légitime comme une vision universelle?

    cela fera l'objet d'un prochain billet...

     

    1. P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Essais, Seuil, 1996.


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  • Commentaires

    1
    Samedi 25 Février 2012 à 13:21
    Encore !
    J'ai lu ce billet à Mézyane qui semblait très intéressé. Il a hâte que je lui lise la suite...
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