•   Les classes moyennes aujourd'hui

    Depuis quelques jours, la classe politique dans son entier s'ébroue et se divise autour de la question de la fiscalité et notamment de la situation des classes moyennes. M. Copé, ministre délégué au budget a affirmé qu'à 4000€/mois pour un ménage seul, on appartenait toujours aux classes moyennes et que bon nombre de nos compatriotes se trouvait dans cette situation. Taxer les revenus supérieurs à 4000€ comme l'avait proposé M. Hollande reviendrait donc encore une fois à faire peser l'essentiel de la fiscalité et des recettes de l'Etat sur le dos des classes moyennes.
    Depuis, un brouhaha général s'est emparé du monde médiatico-politique pour tenter de définir des contours à ce concept de classe moyenne ? Qu'appelle t-on classe moyenne ? A quels revenus correspondent-elles ? Doit-on parler de LA classe moyenne ou plutôt DES classes moyennes ? C'est à cet ensemble de questions que nous allons modestement tenter d'apporter un éclaircissement.



    ■ Le concept de classe sociale
    Avant tout, il nous faut revenir sur le concept même de classe sociale. Et pour ce faire, un détour historique et conceptuel est nécessaire. Le premier à avoir défini la notion de classe sociale est Karl Marx. Son concept repose sur un constat simple : à l'époque où il écrit (milieu XIX), l'Europe occidentale est en pleine phase d'industrialisation (plus exactement l'Angleterre, la France, l'Allemagne, l'Italie du Nord, l'Europe du Nord ouest). Il constate donc un profond bouleversement dans le paysage social et économique. L'industrie se développe et avec elle une nouvelle forme de rapports sociaux qu'il nomme des rapports sociaux de production. D'un côté, se situent les propriétaires de capital, qui peuvent avancer des fonds suffisants pour produire des biens, mais qui manquent de bras pour les fabriquer (ceux qu'il appelle les capitalistes), de l'autre se trouvent les propriétaires de leur seule force physique, aptes à fabriquer les biens grâce aux « bras » qu'ils représentent. En revanche, eux n'ont pas les moyens suffisants pour engager des fonds. Ils ne disposent que de leur simple force de travail (il les appelle les prolétaires).
    On a donc deux catégories d'individus distincts qui vont chercher à se lier au sein du processus de production : les capitalistes ont besoin de « bras » pour produire des biens, les prolétaires ont besoin des capitalistes pour faire fructifier leur travail et leur production. Mais nous dit Marx, ce rapport de production marchande entre capitalistes et prolétaires est un rapport inégalitaire. En effet, les capitalistes vont cherche à dégager un maximum de profit (pour s'enrichir mais aussi pour investir, pour remplacer les machines, et pour produire encore davantage) tandis que les salariés vont essayer d'améliorer leur conditions de travail et de salaire afin de bénéficier de revenus suffisants pour pouvoir faire vivre leur famille. ce faisant cet antagonisme entre ces deux catégories sociales va induire un rapport conflictuel permanent entre capitalistes et prolétaires.
    Pour Marx, ces deux catégories sociales constituent ainsi deux classes sociales distinctes. Une classe sociale se définit pour lui comme un groupement ‘individus liés les uns aux autres autour de trois axes communs :
    - une homogénéité socio-économique
    - une identité collective d'appartenance à une classe sociale
    - une lutte permanente entre deux classes antagonistes



    Pour Marx, une classe sociale se définit donc avant tout par un sentiment fort et marqué d'appartenance à une classe sociale. Ce sentiment est d'autant plus prégnant que l'antagonisme de classes est important. En effet, la bipolarisation de la société en capitalistes et prolétaires, elle-même liée à une lutte de classe nécessite que chacun se situe par rapport à un camp. La lutte est donc à ce titre structurante de l'appartenance de classe et donc de l'identité sociale de classe. Enlevez la lutte, vous ôtez en même temps le sentiment d'appartenance. En outre, les classes sociales sont relativement homogène socio-économiquement : les ouvriers sont pauvres et ont juste le nécessaire pour entretenir leur famille et leur permettre de nourrir les enfants (future force de travail) ; la bourgeoisie est aisé et vit dans l'opulence et l'exploitation de la classe ouvrière. On est donc dans un rapport social inégalitaire non pas parce que les capitalistes sont plus aisés que les ouvriers, mais parce que les capitalistes exploitent les ouvriers.
    En effet, la valeur d'un bien pour Marx correspond à sa valeur-travail, c'est-à-dire la quantité de travail qui a été nécessaire à sa réalisation (production). Cette quantité de travail se rapporte donc à toute la chaîne de fabrication du bien (machines, transports, biens d'équipement et salaire versé aux ouvriers). Or, le prix du bien su le marché (qui devrait coïncider avec sa valeur-travail) est supérieur à la quantité de travail qui a été nécessaire à sa confection. Donc les capitalistes s'enrichissent en exploitant la classe ouvrière.
    De là naît et se propage la lutte des classes.



    ■ L'apparition de la classe moyenne
    Cette approche marxiste de la notion de classe sociale a dominé jusque dans les années 50. Mais au sortir de la seconde guerre mondiale, les grands pays industriels entrent dans une phase de croissance soutenue et pérenne sur près de 30 ans (1946-1974). Jean Fourastié leur a même donné le nom devenu célèbre de Trente Glorieuses. On assiste alors à de profondes transformations sociales et économiques. Sans entrer dans le détail nous pouvons néanmoins en souligner quelques unes.
    ► Sur le plan économique :
    - développement du secteur industriel (3/4 de la création de richesse dans la fin des années 60)
    - développement et expansion du modèle fordiste (automatisation, travail la chaîne, robotisation des tâches et augmentation du salaire)
    - consommation quantitative (début de la consommation de masse)
    - augmentation de la production, donc des richesses, donc des revenus et augmentation des débouchés : la croissance s'auto-entretient.
    - politique interventionniste de type keynésienne (la demande crée l'offre : il faut donc relancer la consommation, qui va relancer la production, donc l'emploi, quitte à ce que l'inflation grimpe)
    - période de plein-emploi
    ► Sur le plan social
    - mise en place du Welfare State (l'Etat-Providence)
    - mise en place des congés payés, diminution progressive du temps de travail et augmentation de la productivité globale
    - « embourgeoisement » de la classe ouvrière (Alain Touraine)
    - accès massif aux biens de consommation (voitures, biens électroménagers, etc.) on entre dans une période de consommation de masse. Ouverture des premiers supermarchés.



    Tous ces facteurs ont concouru à la transformation radicale de la société française et ont contribué à faire émerger une nouvelle classe sociale : la classe moyenne.
    En effet, durant ces années fastes, la classe ouvrière (ou populaire selon les auteurs) a vu son niveau de vie augmenté sensiblement. L'accès aux biens d'équipements ménagers et à l'automobile, réservés avant guerre aux couches les plus aisées de la population, commence à se diffuser dans l'ensemble de la société. Les ouvriers grâce à leurs revenus salariaux meilleurs et au développement du crédit, peuvent devenir propriétaire. On parle alors d'embourgeoisement de la classe ouvrière, laissant penser que les écarts de revenus entre riches et pauvres vont continuer à s'amenuiser encore. C'est à cette époque que la consommation de masse et la notion de culture de masse fait son apparition. La classe moyenne gagne du terrain sur la classe ouvrière qui semble être condamnée à disparaître. Or, si la classe moyenne se développe et la classe ouvrière décline, la notion même de lutte des classes n'a plus lieu d'être. Ce concept repose sur la bipolarisation antagoniste de la société en deux classes distinctes. En accédant à la propriété, à la consommation, aux loisirs, etc. les ouvriers quittent leur statut social d'exploités et se rapprochent de la classe bourgeoise. Tout se passe comme si la société tendait à se concentrer autour de cette classe moyenne de plus en plus imposante, aux comportements homogènes et à l'ethos de vie relativement proche (consommation, culture de masse : on parle même de moyennisation de la société).



    Dès lors l'analyse en terme de classe sociale, telle qu'elle a été théorisée par Marx perd de sa pertinence. Mais depuis la crise des années 70, cette analyse tend à refaire surface. On parle aujourd'hui de plus en plus des difficultés des classes moyennes (sans savoir ni à quoi, ni à qui elles se réfèrent) qui s'appauvrissent. Mais qu'en est-il réellement de la situation actuelle ? Peut-on encore parler d'une classe moyenne ? L'analyse en terme de classe sociale est-elle encore pertinente ?



    ■ La réalité des revenus des ménages actuels
    Depuis le début des années 80, à la crise conjoncturelle de 1974 et 1979 (chocs pétroliers et augmentation énorme du prix du pétrole, donc des matières premières et de la production), s'est ajoutée une crise structurelle plus profonde et plus sourde (tertiarisation de l'économie, déclin du secteur industriel, fin du fordisme, consommation qualitative, développement des produits à haute valeur ajoutée c'est-à-dire la haute technologie, réorganisation de la production et inadaptation partielle de la formation, mondialisation des échanges, etc.) qui continue aujourd'hui encore à grever l'économie française et le niveau de l'emploi. Si bien que depuis peu, certains économistes et sociologues reprennent le thème de la dualisation de la société entre d'un côté des riches qui s'enrichissent davantage, et de l'autre des pauvres qui s'appauvrissent encore plus. Si bien que l'émiettement des extrêmes au profit d'un rapprochement autour d'une grande classe moyenne durant les Trente Glorieuse s'est retourné au profit d'une distanciation de plus en plus marquée entre le bas de l'échelle sociale et le haut de cette même échelle. Un auteur reconnu pour son analyse des classes moyennes, Louis Chauvel (dont le dernier ouvrage s'intitule « Les classes moyennes à la dérive » je crois) montre comment depuis plusieurs années on assiste à une paupérisation de la classe moyenne.
    D'ailleurs plutôt que parler de la classe moyenne, il convient mieux de parler des classe moyennes, tant la réalité interne diffère entre les ménages appartenant à cette catégorie.



    Mais alors qu'est-ce qui définit la classe moyenne ? Si on ne s'en tient qu'au niveau des revenus (facteur économique), on pourrait dire que les classes moyennes sont celles qui se situent aux alentours du revenu médian des ménages français (revenu médian = revenu au-dessus et en-dessous duquel se situent 50% des individus). Or quel est ce revenu médian ?
    M. Copé a l'air de penser qu'à 4000€/mois pour un individu seul, on appartient encore aux classes moyennes. Or, à ce niveau de revenu pour un individu seul, on fait partie des 5% des ménages les plus riches de France. Sauf à considérer que les couches les plus aisées font partie des classes moyennes, on est bien loin d'une quelconque réalité de terrain. Peut-être que notre cher ministre ne côtoie que des amis qui dépassent les 4000€/mois, mais qu'il ne se dise pas être proche des français et de leur préoccupation (à moins de les connaître réellement).
    En réalité pour un ménage composé d'un seul individu, le revenu disponible (après déduction des impôts et versements des différentes prestations sociales) médian s'élève à 1182€/mois. A partir de ce seuil médian, on pourrait dire que l'ensemble des classe moyennes se dispersent sur la totalité des revenus compris entre les 20% les moins riches et les 20% les plus riches. Pour un ménage seul, on aurait alors la situation suivante : les revenus se situeraient entre 850€/mois au moins et 1717€/mois pour les plus élevés.
    En France, si vous vivez seul, et que votre salaire est supérieur à 1717€ mensuels, vous faites alors partie des 20% les mieux payés ! On est très loin de ce que nos politiciens si bien informés semblent nous dire.



    Pour un ménage en couple sans enfant, la fourchette est la suivante :
    Revenu médian = 2234€/mois
    20% des ménages gagnent moins de 1554€/mois et 20% gagnent davantage que 3238€/mois. A considérer que les classes moyennes se situent dans cette fourchette, on peut raisonnablement dire qu'entre un couple à 1554€/mois et un couple à 3238€/mois, on n'a pas nécessairement le même style de vie.
    Pour le premier, les fins de moins risquent d'être difficiles et le moindre imprévu peut faire basculer le couple dans les difficultés financières (pour autant on pourrait les qualifier de classe moyenne). Pour les seconds, les RTT sont profitables pour partir en week-end et parer aux imprévus de la vie.



    Si on reprend maintenant notre définition de la classe sociale, à savoir forte identité de classe, sentiment d'appartenance à une classe sociale et style de vie et situation économique similaire, on est loin de correspondre à une telle définition. Non seulement la classe moyenne est plurielle, donc il convient mieux de parler des classes moyennes, mais en plus, peu de personnes se ressentent appartenir à cette classe moyenne. Celle-ci est souvent assimilée à un couple dont l'un des deux conjoints est cadre supérieur et où l'autre travaille également. Qui se dirait appartenir aux classes moyennes avec des revenus pour le couple avoisinant les 2000€/mois lorsqu'il y a le loyer, les charges courantes, les frais de déplacement et d'entretien de la voiture à payer ?



    Alors messieurs les hommes politiques, ayez un peu plus de décence lorsque vous évoquez le salaire des classes moyennes. Non seulement à 4000€/mois pour un individu seul, on est bien au-dessus de la notion de classe moyenne, mais même un couple sans enfant n'entre pas dans cette catégorie, puisqu'à partir de 4000€/mois, un couple fait partie des 10% des ménages les plus riches de la population. Certes, la seule variable économique n'est pas suffisante. Les idées, les styles de vie, les statuts sociaux, les valeurs pourraient être prises en compte afin d'avoir une vision plus juste de la notion de classe sociale telle qu'elle a été définie.
    Aujourd'hui, l'identité de classe a disparu. Même l'identité ouvrière n'existe quasiment plus, ou dans quelque corporation de métier bien spécifique.



    Un peu plus de retenue et de connaissance dans la situation des ménages français permettrait peut-être aussi d'avoir une approche plus construite et mieux réfléchie du problème de la fiscalité, qui est certes un sujet essentiel, mais qui mérite d'être traité avec davantage de rigueur, loin de toute idéologie partisane et des querelles de nos amis décideurs !









     



     


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