• économie et société

    Après deux semaines d'absence, je publie aujourd'hui un court billet qui revient sur les conséquences sur le plan sociologique des transformations de la sphère économique depuis les années 80. J'essaie de montrer rapidement que derrière l'idéal de libération et d'émancipation véhiculée par l'idéologie capitaliste de l'individualisme, les nouvelles formes précarisées d'emplois tendent davantage à désolidariser les individus plutôt qu'à les libérer. Plus exactement, que la liberté nouvellement acquise est un trompe l'oeil qui masque une désaffiliation croissante des individus entre eux et à la société. Certes, la sphère économique n'est pas à elle seule responsable de ces modifications dans les rapports sociaux, mais elle les alimente et les entretient dans une approche dérégulée du monde. A l'individu libéré se substitue un individu délié.

     

     

    Les transformations de la sphère économique, et plus particulièrement des formes et de la nature de l'emploi, vont avoir une influence sur les formes de relations sociales entre les individus et sur les rapports sociaux de travail. Les deux conséquences sociologiques majeures sont l'individualisation croissante des relations sociales et la dislocation du lien au niveau des catégories sociales d'un côté, la fragilisation des carrières et l'absence d'identification professionnelles claires de l'autre. 

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>1.      la dislocation du lien social
    <o:p> </o:p>

    Aujourd'hui, environ 2/3 des employés exercent dans une activité qui les met au contact direct avec le client (banque, assurance, services à la personne, etc.). Les dimensions relationnelle et interactionnelle sont devenues essentielles. Le travail est donc dans ces conditions individualisé, personnalisé entre l'employé et son client/l'employeur.  Comme le souligne E. Maurin, « il est plus difficile de se mobiliser et de fédérer des salariés que le travail isole et met personnellement en question que des salariés que le travail rassemble et soude dans un meme effort[1] »

    Nous ne sommes plus en présence d'une forme de solidarité organique comme Durkheim l'avait mise à jour dans l'entreprise industrielle au début du XX siècle. Les relations sont beaucoup plus directes, informelles, « affectives » entre l'employé et son employeur/client.  Le risque est que la conscience d'appartenir à un groupe social plus important s'effrite (l'entreprise s'évanouit, la CSP aussi) et que l'individu se désolidarise de son groupe d'appartenance.

    Le lien social s'effrite avec l'individualisation des relations d'emplois. Mais un autre aspect, découlant de celui-ci porte un risque de fracture du lien social : c'est celui de la perte de repères, du manque de sécurité professionnelle.

    <o:p> </o:p>2.      Stress et responsabilisation
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    « Les salariés les plus modestes sont plongés dans des contextes de plus en plus informels, plus proches du client et de la demande finale. Ils ont certes gagné en autonomie, mais ils sont aussi sollicités de façon beaucoup plus personnelle[2] ». Etant sollicités davantage, ils sont davantage soumis au stress, à l'angoisse, aux pressions. Ce faisant, s'ils ont des difficultés à remplir leurs objectifs, à contenter le client, à satisfaire l'employeur, ils prendront sur eux et considéreront que leurs difficultés vient d'eux-mêmes et de leur incapacité, de leur manque de performance personnelle.  L'individu se retrouve désormais seul face à ses succès mais aussi face à ses échecs, qu'il s'approprie. En gagnant en autonomie, il gagne en liberté, mais il gagne aussi en responsabilisation individuelle. Tout échec est avant tout son échec, il n'y a plus de relais, de hiérarchie assurant cette responsabilité. Cela peut être difficile à assumer, surtout que les échecs ne sont pas toujours directement imputable à la personne, mais à l'insuffisance de liens, au manque de contrôle des supérieurs, aux cadences demandées qui sont intenables, etc[3]. Tous ces éléments peuvent conduire à la fatigue d'être soi[4] .

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    Dans la sphère économique à l'heure actuelle il y a une injonction à être, une injonction à s'autonomiser, à se responsabiliser. Celui qui n'y arrive pas est dévalué, laissé sur la touche. Cependant, l'autonomie ne se donne pas, elle s'acquiert et certains ont plus de facilité que d'autres à s'autonomiser parce qu'ils ont davantage de ressources individuelles pour y parvenir[5].

    <o:p> </o:p>3.      Nouvelles inégalités sociales
    <o:p> </o:p>

    On est dans une situation professionnelle où il est désormais de plus en plus difficile de définir sa catégorie d'appartenance, ainsi que celle des autres. Ce manque de repères est lié à deux transformations importantes :

    -         l'individualisation des parcours et des relations d'emplois d'un côté

    -         l'apparition de nouvelles formes d'inégalités sociales de l'autre

    C'est ce deuxième point qui va désormais nous intéresser.

    <o:p> </o:p>

    Les chiffres sont têtus, car les inégalités sociales persistent et se maintiennent dans le temps. Les chiffres de la mobilité sociale n'ont pas évolué (ou très peu) depuis le début des années 80. On assiste à une pérennisation des inégalités sociales anciennes, de type structurelle. Cependant nous dit l'auteur, « ces inégalités ne s'ancrent plus dans la division sociale du travail ; elles ont perdu leur capacité à forger des identités de classes. » E. Maurin signifie par là que si la mobilisation de classe s'est essoufflée depuis les années 70, ce n'est pas parce que les inégalités ont disparu objectivement, mais parce que la conscience de classe s'est effritée et l'appartenance de classe n'est plus ressentie sur le plan subjectif.

    Pourquoi s'est-elle effritée ? C'est justement en raison de la transformation des relations d'emplois, qui individualise le travail et qui personnalise les travailleurs, diminuant par là même le regroupement de salariés, le sentiment d'unité salariale.

    Mais c'est aussi parce que de nouvelles formes d'inégalités ont vu le jour, qui ne se sont pas substituées aux anciennes mais qui ont eu pour conséquence de démobiliser l'action collective pour lutter contre les inégalités sociales structurelles (ou de classe). Ces nouvelles formes d'inégalités ont été analysées par Fitoussi et Rosanvallon dans un ouvrage éclairant[6], où ils montrent comment ce qu'ils nomment les inégalités dynamiques se sont ajoutées et superposées aux inégalités anciennes qui étaient plus identitaires et plus structurantes.

    Les inégalités dynamiques correspondent aux inégalités qui touchent des individus appartenant aux mêmes catégories socioprofessionnelles mais dont les statuts particuliers diffèrent, ce qui a pour conséquence de déliter le sentiment d'appartenance à tel ou tel groupe social et par suite les identités professionnelles, et rendre plus difficile alors les mobilisations collectives. Pour exemple, être cadre à temps plein et en CDI dans une entreprise diffère du statut de cadre à temps partiel, qui doit compléter son salaire par un autre emploi, ou de celui de cadre au chômage. Ils appartiennent objectivement aux mêmes catégories sociales, mais individuellement, ils ne se sentent pas liés, ne partageant pas les mêmes styles de vie notamment.
    <o:p> </o:p>Conclusion
    <o:p> </o:p>Fragilisés, individualisés, les salariés se sentent moins liés les uns aux autres. Les nouvelles formes d'inégalités intra-catégorielles renforcent le sentiment d'éloignement professionnel et social. tout cela a pour conséquence de fragiliser les identités professionnelles, de défaire les repères structurants qu'étaient les classes sociales, l'appartenance à un groupe professionnel, à une corporation, qui permettait de socialiser l'individu, de se définir une identité statutaire claire et à peu près stable. Aujourd'hui, ces fragilisations économiques conduisent à une fragilisation sociologique et psychologique des individus.
    Moins liés, moins structurés en termes d'identité collective, les individus se définissent d'abord par et pour eux-mêmes, dans leurs actions, leur trajectoire propre, sans avoir de repères qui puissent les orienter. Identité narrative, où l'individu « se raconte » avant de se lier, identité du « je » où le « nous » semble perdre de sa consistance. Durkheim aurait parlé d'un risque d'anomie, constatant le manque d'interdépendance entre les individus.
    Si aujourd'hui l'individu contemporain est plus libéré dans son travail, dans ses rapports familiaux également, il est aussi moins lié. L'individu hypermoderne est certes un individu libéré, mais plus encore peut-être un individu délié.
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    [1] E. Maurin, op. cit, p. 9.

    [2] Ibid, p. 43.

    [3] Le trader qui a fait perdre 5 milliards à la Société générale a certes agi seul, mais si sa responsabilité est bien engagée, elle ne doit pas être seule, il y a des instances de contrôle qui doivent surveiller les transactions, il a un chef de service qui contrôle ses traders, il y a également un siège central qui sollicite ses employés à faire toujours plus de bénéfices, etc. La responsabilité individuelle ne doit pas masquer les responsabilités collectives qu'il y a derrière. Plus parlant encore est l'exemple du chauffeur-routier qui ayant perdu son permis pour excès de vitesse répétés, se voit licencié de son emploi. Certes, il est en partie responsable de ces excès, mais son patron exige de lui qu'il fournisse ses clients le plus vite possible, tant et si bien qu'il devient impossible pour le chauffeur de respecter les limitations s'il veut satisfaire ses objectifs. La responsabilité en incombe tout autant au patron, mais c'est l'employé seul qui en fait les frais.

    [4] En référence à l'ouvrage de A. Ehrenberg, La fatigue d'être soi, O. Jacob, Paris.

    [5] Le travail social repose en grande partie aujourd'hui sur une éthique de la responsabilisation et d'autonomisation des précaires : on les accompagne, on ne les aide plus. C'est à eux de faire pour eux, le travailleur social n'est qu'un guide, qu'un accompagnateur : si cette éthique semble mieux correspondre à l'exigence de responsabilité, il est néanmoins important de constater que certains publics sont incapables de se responsabiliser, tant la déstructuration identitaire et sociale est profonde.

    [6] J. Fitoussi et P. Rosanvallon, Le nouvel âge des inégalités, Paris, Seuil, 1998 (je crois).



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  • Commentaires

    1
    Mardi 25 Mars 2008 à 12:23
    Enfin
    Je commençais à m'ennuyer... Enfin un peu de lecture.
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