• desirs et consumérisme

     

    Le désir de protection est sans doute le premier et plus impérieux désir humain. Dans nos sociétés modernes évoluées, ce désir de protection s'est progressivement sublimé dans des objets différenciés de sécurisation individuelle et sociale. À l'unité du groupe qui répondait à la faiblesse constitutive de l'homme, se sont substituées à notre époque, des formes nouvelles d'organisation sociale visant à lutter pour la protection sociale. La culture de masse, en est une parmi d'autres. Selon T. Adorno, elle est la forme dominante de nos sociétés industrielles. La culture de masse permet de répondre au besoin de protection.

    En uniformisant les désirs, en dictant les comportements, en unissant les modes d'action et de pensée, en orientant les besoins et en y répondant dans le même temps, elle assure cette fonction protectrice primordiale qu'assure la fonction parentale auprès de l'enfant. La culture de masse peut être considérée, à ce titre, et suivant Adorno, comme une bulle protectrice, comme un moyen de compenser le vide affectif, l'absence de protection, et la peur de l'isolement par les individus sociaux.

    Suivant cette hypothèse, c'est ainsi que l'on peut comprendre certains dysfonctionnements consommatoires, certaines dérives compulsives dans le désir irréfrénable de consommation. La plupart du temps, les dépensiers compulsifs souffrent d'un manque affectif, d'un vide à combler sur le plan psychologique, social ou autre. La consommation assure cette fonction réparatrice, elle joue le rôle de « chambre de compensation ». Elle va venir combler le manque, remplir le vide laissé.

    Dans ce cas de figure, l'objet consommé va être une réponse sur le plan symbolique, au vide affectif. Il va venir sécurisé l'individu, il va agir comme une protection.

    Certes, c'est une protection éphémère, chimérique, puisque une fois consommée, sa dimension « compensatoire » s'évanouit immédiatement, et un autre objet va devoir venir à son tour jouer cette fonction, et ainsi de suite. Si bien que le manque n'est jamais comblé, l'acte de consommation va jouer un rôle d'illusion, de chimère.

    Dans un univers individuel affectif vide, creux et pauvre, l'objet va venir remplir cet univers. Au vide affectif de l'individu, la consommation substitue une matérialité pleine.

    Mais sans aller jusqu'aux excès pathologiques de la consommation compulsive, le simple fait de consommer entre bien dans une démarche de sécurisation et de protection sociale.


    Être en sécurité, dans une société de consommation, c'est être propriétaire. Propriété de soi, propriété de biens, propriété sociale sont consubstantielles nous dit Castel. Pour être soi-même, pour être autonomes, il faut disposer de biens suffisants à soi, capables de libérer l'individu.

    Pour être propriétaire, il faut consommer, acheter des objets. L'appropriation passe par l'achat. Pouvoir consommer, c'est donc en partie se sentir libre, se sentir sécurisé, mais c'est plus largement se sentir appartenir à la société. Gage de sécurité, gage de participation sociale également.


    D'un autre côté, la consommation de masse, dans sa version cynique, c'est la lénification des masses, l'uniformisation ordonnée, commanditée et orientée des individus. C'est une individualisation illusoire, mais un conformisme collectif. C'est une sécurisation par défaut, en négatif dans ce cas précis. L'individu se sent protégé, parce qu'il peut s'identifier sans problème à autrui, qui lui ressemble et l'assure de sa participation collective à l'unité de masse. C'est plutôt selon cet axe négatif que Adorno voyait la fonction protectrice de la société de consommation.

    A ce titre, d'ailleurs, le capitalisme est nécessaire, il en devient un besoin impérieux puisque c'est lui seul qui permet d'assurer la pérennité de la consommation et plus largement de la culture de masse.


    Mais une fois ce besoin de protection assouvi, besoin primaire encore une fois, un désir second se profile immédiatement. Une fois sécurisé, l'individu cherche à frissonner. Fonctionnement paradoxal a priori qui veut la perte de ce qu'il vient de conquérir une fois la chose conquise. A peine l'homme sent en sécurité, qu'il refuse cette sécurité, qu'il cherche à la dépasser, à la remettre en question. Il veut pourfendre cela même qu'il a mis des années à conquérir. Mais ne nous y trompons pas : sous ce paradoxe se révèle un fonctionnement totalement « normal » du processus psychologique humain. Le danger ne sera recherché qu'une fois et exclusivement qu'une fois que sa sécurité sera assurée.

    En effet, sa sécurité l'oblige, elle le condamne au conformisme, à l'être-ensemble, à l'unité collective quand la recherche du danger, la volonté de frissonner le libère. Pour le dire simplement : la sécurité socialise, le danger individualise. Or, si les sociétés holistes se satisfont et agissent dans le sens de la constitution d'individus conformes, dans nos sociétés modernes, ce sont des individus individualisés que la société cherche à constituer, autrement dit des individus pleinement individus, conscients et agissant par eux-mêmes, pour eux-mêmes de manière autonome et émancipée.

    Mais pour cela, il est indispensable qu'auparavant l'individu se sente protégé, c'est-à-dire intégré, accepté comme individu participatif à la vie sociale. Il cherchera d'autant plus facilement le danger (que celui-ci soit réel ou fictif est secondaire, il est d'ailleurs plus souvent symbolique qu'autre chose) qu'il se sentira sécurisé. C'est une recherche du danger qui répond à une volonté d'individualisation de l'individu. C'est parce qu'il est déjà assuré de son intégration au groupe qu'il va se risquer pour s'assurer de sa capacité d'individualisation (cf. D. le Breton).

    Cette mise en danger volontaire, est donc particulière aux sociétés individualistes. Elle est significative d'un désir d'individualisation. Si, comme nous le soulignions plus haut, ce désir agit comme un invariant psychologique fondamental, il est dans nos sociétés modernes, relayé et amplifié par le mode de fonctionnement même de celles-ci. Au désir ontologique de frissonner s'ajoute (se substitue) donc une mise en danger socialement organisée des individus sociaux. Autrement dit, d'un besoin psychogénétique irréfragable, les sociétés modernes individualistes ont substitué un désir socialement et économiquement organisée du « frisson ».


    Mais c'est là qu'un autre paradoxe apparaît, apparemment irrésoluble celui-là : alors même que les sociétés individualistes mettent en avant et sollicitent dans leur mode de socialisation des individus la mise en danger de ceux-ci, elles tentent dans le même temps de limiter et de réfréner toujours davantage cette prise de risque considérée comme irrationnelle. Cette part maudite, cette part de folie irraisonnée de l'humain, inquiète la société protectrice, en même temps qu'elle la fascine. Elle la sollicite tout en cherchant à la contrôler. Les nouveaux mode de consommation, les pratiques sportives « à risque », les trecking sauvages en plein désert, etc. savamment organisés par la société capitaliste sont une tentative de contrôle et d'orientation de ce désir impérieux sous une forme apaisée, économiquement et socialement rentable. L'organisation socio-économique a pour but de modérer en uniformisant le désir comme Durkheim l'avait déjà souligné.

    Ainsi, d'un côté elles satisfont leurs exigences « risquophobes », (contrôles, répressions tout azimut), de l'autre elles entretiennent l'individualisation par le frisson, en le contrôlant, l'encadrant et le modérant, servant ainsi le jeu de l'économie des pulsions libidinales à des fins consuméristes.


    Ainsi, l'individu individualisé, de la seconde modernité, n'est qu'un nouveau type de configuration identitaire agencé au fonctionnement de l'économie capitaliste. Dans ce schéma, nous pouvons distinguer trois types d'individus. Tout d'abord, l'individu que j'appellerai conforme, type dominant de nos sociétés, qui se sent pleinement unique en étant conforme.

    Puis nous trouvons ensuite celui que j'ai appelé individu total, (une extrême minorité) qui de son côté, peut jouir librement de la satisfaction non transformées de son désir d'objet, tandis qu'à l'autre bout de la chaîne se situe l'individu assujetti. Ce type d'individu prend une place de plus en plus importante dans nos sociétés au fur et à mesure où grandit celle de l'individu total et s'amenuise celle de l'individu conforme. Les individus assujettis en sont seulement à désirer un minimum de sécurité, leur mise en danger étant toujours contrainte et subie, vécue sur le mode de la souffrance et rarement (sinon jamais) du plaisir volontairement recherché.





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  • Commentaires

    1
    Samedi 23 Août 2008 à 11:06
    Le risque
    C'est pour ça que tu déménages ? Pour sentir le frisson du danger ?
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