• Bourdieu et la reproduction des inégalités

    Aujourd'hui, je reviendrai sur le concept de reproduction sociale tel que Bourdieu l'a mis à jour dans le cadre du système d'enseignement, dans un de ses ouvrages phares, écrit avec J.-C. Passeron, à savoir : La reproduction, Eléments pour une théorie du système d'enseignement[1], publié dans les années 60.

    Si l'ouvrage commence à dater un peu, les analyses et les conclusions restent toujours aussi pertinentes, à quelques variantes près (aujourd'hui l'Université s'est ouverte à tous les milieux sociaux et aussi bien aux femmes qu'aux hommes. Néanmoins, les inégalités se sont reportées ailleurs, plus qu'elles ne se sont effacées avec l'accès généralisé aux études supérieures).

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>1.      Critique de la méthodologie synchronique
    <o:p> </o:p>

    Pierre Bourdieu reproche dans un premier temps les analyses sociologiques qui font intervenir une méthodologie statique de l'étude de la population étudiante. Cette approche consiste à faire des facteurs que sont l'origine sociale, le sexe et les autres caractéristiques retenues les seuls éléments à même d'expliquer l'inégale répartition des étudiants selon les filières d'enseignement supérieur.  S'il critique cette approche, c'est qu'elle est réductrice, en s'attachant à comprendre une situation donnée en fonction des données portant sur cette situation précisément. Si les filières littéraires sont plus féminisées, c'est qu'il y a une inégalité de sélection qu'il s'agit de rectifier. Or, nous dit Bourdieu cette approche méthodologique ne prend pas en compte les parcours antérieurs et les effets des sélections préalablement établies.

    Ainsi, se focaliser sur une lecture synchronique de la population étudiante et de sa répartition inégalitaire de sélection, condamne à laisser de côté l'étude diachronique des parcours scolaires et des inégalités devant la sélection.

    Les inégalités de sélection doivent donc être comprises et analysées également en amont, dans les sélections préalables et les orientations respectives des individus selon leur appartenance sociale et leur sexe notamment.

    « C'est commettre un paralogisme que de croire saisir directement et exclusivement l'influence, même croisée, de facteurs comme l'origine sociale ou le sexe dans les relations synchroniques qui, s'agissant d'une population définie par un certain passé, lui-même défini par l'action continue dans le temps de ces facteurs, ne prennent tout leur sens que replacées dans le processus de la carrière[2]. »

    <o:p> </o:p>L'analyse des inégalités d'accès et de sélection doit donc s'inscrire dans une approche diachronique, longitudinale des parcours scolaires qui sont en eux-mêmes inscrits dans des sélections préalables et ce d'autant plus fortement que l'individu appartient aux classes sociales populaires.
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>2.      Capital linguistique et origine sociale
    <o:p> </o:p>

    Bourdieu s'appuie notamment sur l'exemple de l'usage et de la pratique de la langue comme élément essentiel de sélection et d'orientation scolaire à travers ce qu'il nomme le capital linguistique.

    « Ayant du réussir une entreprise d'acculturation[3] pour satisfaire au minimum incompressible d'exigences scolaires en matière de langage, les étudiants des classes populaires et moyennes qui accèdent à l'enseignement supérieur ont nécessairement subi une plus forte sélection, (...). Particulièrement manifeste dans les premières années de la scolarité où la compréhension et le maniement de la langue constituent le point d'application principal du jugement des maîtres, l'influence du capital linguistique ne cesse jamais de s'exercer : le style reste toujours pris en compte, implicitement ou explicitement, à tous les niveaux du cursus et, bien qu'à des degrés divers, dans toutes les carrières universitaires, même scientifiques. Plus, la langue n'est pas seulement un instrument de communication, mais elle fournit, outre un vocabulaire plus ou moins riche, un système de catégories plus ou moins complexe, en sorte que l'aptitude au déchiffrement et à la manipulation de structures complexes, qu'elles soient logiques ou esthétiques, dépend pour une part de la complexité de la langue transmise par la famille. Il s'ensuit logiquement que la mortalité scolaire ne peut que croître à mesure que l'on va vers les classes les plus éloignées de la langue scolaire, mais aussi que, dans une population qui est le produit de la sélection, l'inégalité de la sélection tend à réduire progressivement et parfois à annuler les effets de l'inégalités devant la sélection.[4] »

    <o:p> </o:p> Bourdieu montre deux choses essentielles : que les pratiques enseignantes, institutionnelles tendent à favoriser ceux qui sont déjà favorablement pourvus, en tout cas en terme de capital linguistique. Or, ce capital est fortement dépendant de la situation d'origine de l'étudiant. Ainsi les étudiants issus de milieux favorisés ont souvent un capital linguistique hérité (celui de la famille) plus dense que celui des étudiants issus des milieux populaires, qui, pour accéder à ce « même » capital ont donc du consentir à des efforts supplémentaires et ont par conséquent implicitement répondu à une forme de sur-sélection.

    En outre, ce qui est important aussi à voir, c'est que la sélection inégalitaire à l'entrée dans les filières universitaires ne doit pas masquer les inégalités préexistantes à l'entrée, celles qui sont liées aux parcours scolaires différenciés, eux-mêmes liés à une origine sociale différente.

    <o:p> </o:p>3.      Carrières féminines et force de l'habitus
    <o:p> </o:p> Plus loin Bourdieu livre un passage sur l'inégale distribution des sexes dans les filières universitaires qui me semble bien permettre de saisir son concept d'habitus, tel que j'avais essayé dans un billet précédent de le faire.  Voici le passage :

    «  Si les étudiantes manifestent plus rarement que les étudiants l'aptitude au maniement de la langue d'idées (qui est exigée à des degrés très inégaux dans les différentes disciplines), c'est avant tout que les mécanismes objectifs qui orientent préférentiellement les filles vers les facultés de lettres et, à l'intérieur de celles-ci, vers certaines spécialités (comme les langues vivantes, l'histoire de l'art ou les lettres) doivent une part de leur efficacité à une définition sociale des qualités « féminines » qu'ils contribuent à forger, autrement dit, à l'intériorisation de la nécessité externe qui impose cette définition des études féminines : pour qu'un destin qui est le produit objectif de rapport sociaux définissant la condition féminine à un moment donné du temps, se trouve transmué en vocation, il faut et il suffit que les filles ( et tout leur entourage, à commencer par leurs familles) se guident inconsciemment sur le préjugé – particulièrement vif et vivace en France en raison de la continuité entre la culture de salon et la culture universitaire – qu'il existe une affinité élective entre les qualités « littéraires » telles que la sensibilités aux nuances impondérables du sentiment ou le goût pour les préciosités imprécises du style. Ainsi, les « choix » en apparence les plus délibérés ou les plus inspirés prennent encore en compte (bien qu'indirectement) le système des chances objectives qui condamne les femmes aux professions appelant une disposition « féminine » (par exemple les métiers « sociaux ») ou qui les prédisposent à accepter, sinon à revendiquer inconsciemment, les fonctions ou les aspects de la fonction appelant un rapport « féminin » à la profession.[5] »

    <o:p> </o:p> Ainsi si les filles s'orientent vers des filières « féminines », c'est-à-dire culturellement et socialement produites comme étant féminines, c'est avant tout parce qu'elles ont été objectivement influencé par la structure sociale (famille, école, représentation sociale) à s'orienter vers ces filières. Mais si elles ne se rebellent pas contre un tel système sexuellement différencié, c'est parce qu'elles ont intériorisé cette contrainte qui apparaît comme l'objet d'un choix individuel vidé de toutes contraintes, de toute influence de l'environnement social. Or, ce choix libre n'est qu'un leurre, il n'est libre que dans la mesure où il conforte la structure sociale en la reproduisant de manière « volontairement involontaire » pourrait-on dire. Cet exemple permet de bien relever les deux dimensions essentielles du concept d'habitus : intériorisation des structures sociales et des rapports sociaux objectifs (apprentissage, assimilation), puis extériorisation de ces schèmes inconscients dans la pratique quotidienne et les choix personnels (action, réflexion). <o:p> </o:p><o:p> </o:p>4.      Des inégalités scolaires qui redoublent les inégalités sociales
    <o:p> </o:p>

    D'une manière générale, ce que Bourdieu tente de mettre à jour, statistique à l'appui, en procédant donc d'une méthode déductive, partant de faits constatés concernant la réussite scolaire des différents étudiants selon leur milieu social d'origine, leur sexe, leurs choix optionnels, leurs réussites antérieures, etc. ce sont les logiques de détermination sociale attachées aux appartenances originelles de classes, qui, au fur et à mesure de l'entrée dans une carrière scolaire, se transforment et se restructurent progressivement autour des attentes du système scolaire et du poids différent que peuvent prendre certains facteurs (capital culturel, économique, linguistique, par exemple) dans la réalisation effective de ces attentes aux différentes phases du cursus scolaire (primaire, secondaire, supérieur). Ce qui prime ce sont donc les origines sociales des étudiants et les destinées scolaires attachées à ces différences originelles. « Il faut prendre en compte l'ensemble des caractéristiques sociales qui définissent la situation de départ des enfants des différentes classes pour comprendre les probabilités différentes qu'ont pour eux les différents destins scolaires (...).[6] »

    <o:p> </o:p> Cependant, si le poids de la détermination de l'origine sociale n'est pas remise en question, c'est parce que durant le processus d'instruction scolaire, celle-ci est justement restructurée en compétences, aptitudes individuelles qui masque le poids de l'origine sociale et accentue celui de la responsabilité individuelle.

    Pour faire simple, le mérite personnel est seul responsable, ou pour le moins la dimension essentielle, du succès ou de l'échec de l'élève, et donc de son passage au niveau supérieur et de la poursuite ou non de sa scolarité. Si ce fonctionnement méritocratique a l'avantage d'être plus démocratique que le système d'héritage social de l'Ancien Régime, il n'en reste pas moins inégalitaire.

    En effet, les chiffres montrent que les enfants les plus « doués » pour les études sont aussi les enfants issus des milieux sociaux les plus favorisés. Or, le problème, c'est que ce « don » ne tombe justement pas du Ciel. Il est aisé de faire des inégalités scolaires des différences naturelles de capacités individuelles. Cela évite la remise en cause du système d'enseignement et cela permet de légitimer ces inégalités qui se portent au détriment des plus faibles. Tout se passe comme si l'école reproduisait la répartition inégalitaire de la structure sociale en la légitimant.  En faisant du « don » de chacun le facteur premier des inégalités de réussite, l'école se défausse de toute responsabilité d'une part dans l'échec de certains élèves, mais elle conforte implicitement le système et la structure sociale en l'état.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>5.      Une méritocratie différentielle
    <o:p> </o:p>

    Il est vrai que le système méritocratique reste vraisemblablement le meilleur, ou pour détourner un célèbre aphorisme de Churchill à propos de la démocratie, sans doute le pire, à l'exception de tous les autres. Il sera en soi véritablement démocratique et donc méritocratique le jour où chaque élève partira avec le même capital global de départ. Un cadre qui a fait des études longues et coûteuses, qui a passé ses nuits à potasser ses bouquins, qui s'est fortement investi dans ses études est certainement plus méritant qu'un ouvrier qui a quitté l'école plus jeune, qui ne faisait pas preuve d'un grand investissement pour l'instruction scolaire. Cela par la suite amène également à justifier et à légitimer les inégalités de revenus qu'il peut y avoir entre les deux (encore qu'aujourd'hui, les frontières sont plus floues, certains ouvriers gagnent aussi bien leur vie que certains cadres qui travaillent à temps partiels). Au plus méritant revient le meilleur salaire, les revenus les plus élevés.

    Certes, dans notre système méritocratique, ces inégalités structurelles sont globalement jugées acceptables.

    Mais ce jeune cadre dynamique est-il si méritant que cela ? bien sur, il aura travaillé durant ses études, mais son mérite est relayé par le fait que ses parents aient pu le payer un appartement/studio agréable où il a pu facilement travailler, qu'il n'a pas été obligé de travailler en plus pour financer ses études. Et dans le cas où il se serait payé tout par lui-même, il ne bénéficiait pas à l'origine des mêmes chances que notre ouvrier. Elevé dans un environnement culturellement et économiquement plus doté, il a très vite eu davantage de facilités dans ses exposés, dans ses recherches, dans ses capacités cognitives où la famille prenait le relais de l'école. Tandis que notre ouvrier qui est né dans un environnement culturellement et économiquement moins doté, ne disposaient peut-être pas de bibliothèques fournies pour ses exposés, d'Internet pour ses recherches, de relais familiaux pour développer ses capacités cognitives.

    Il n'est pas question pour moi de verser dans l'ouvriérisme ou le misérabilisme, mais simplement de montrer à l'aide d'un exemple, je le reconnais, peut-être un peu caricatural, mis qui permet d'imager le propos, que le mérite personnel s'il joue un rôle dans les chances de succès scolaire, doit néanmoins être nuancé. Il doit en tout cas être corrélé aux situations sociales objectives dans et à partir desquelles l'individu évolue.

    <o:p> </o:p> Je terminerai ce billet en usant d'une métaphore qui à mon sens permet de bien saisir la particularité d'un tel système.

    Il ne viendrait à l'esprit de personne de faire partir les concurrents d'un 10000 mètres de lignes de départ différentes en constatant qu'à l'arrivée ceux partis devant les autres sont aussi la plupart du temps ceux arrivés les premiers, et d'en conclure que ceux-là sont plus méritants que ceux-ci. C'est se focaliser sur le résultat sans tenir compte des conditions initiales. Dans ces conditions, rien ne dit que ceux partis devant soient individuellement moins méritants, mais ils sont en tout cas objectivement favorisés. En revanche, si un coureur parti derrière arrive à gagner le peloton de tête, il sera avéré pour celui-ci en tout cas d'un effort individuel globalement plus méritant, car à l'origine objectivement défavorisé.

    <o:p> </o:p> J'espère ne pas avoir été trop compliqué. Certains auront noté que cette analyse holiste, structuraliste du système d'enseignement et des inégalités sociales qu'il contribue à reproduire se situe à l'opposé de la démarche méthodologique empruntée par Raymond Boudon, qui, de son côté, part des individus et de leurs motivations respectives pour mettre à jour les logiques individuelles et collectives de l'inégalité des chances. Mais ceci fera sans doute l'objet d'un prochain billet.


    [1] P. Bourdieu & J.-C. Passeron, La reproduction, Eléments pour une théorie du système d'enseignement, Les Editions de Minuit, Coll. « Le sens commun », Paris, 1999 (1970).

    [2] P. Bourdieu, La Reproduction, op. cit., p. 91.

    [3] Les enfants issus de milieux populaires disposent d'un stock de savoirs et de connaissances culturels qui sont moins conformes aux savoirs scolaires que ceux dont disposent les enfants issus des milieux favorisés et doivent donc procéder par acculturation, c'est-à-dire « déculturation » dans un premier temps des savoirs acquis, avant d' « en-culturer » les savoirs nouveaux conformes et légitimes. Ce qui évidemment nécessite davantage d'efforts, donc de difficultés pour ces enfants.

    [4] Ibid, p. 91-92.

    [5] Ibid, p. 98-99.

    [6] Ibid, p. 112.



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  • Commentaires

    1
    Vendredi 14 Décembre 2007 à 14:17
    Encore
    J'aime bien ton histoire te course à pieds. Cette opposition de vision entre Bourdieu et Boudon me rappelle des souvenirs...
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