• S'il existe des liens entre elles, solitude et isolement renvoient néanmoins à deux réalités distinctes. Pour Les vieux sont isolés quand les jeunes sont seulsdire les choses simplement, la solitude peut se définir comme une expérience subjective d'insuffisance d'appartenance. Elle est nichée dans la dynamique des appartenances et dans le rapport de l'individu aux normes d'affiliation sociale. L'isolement en revanche, correspond à un statut concret, basé sur des indicateurs objectifs d'insuffisance de liens.

     

    Ainsi, l'isolement est une donnée objective, qui permet de quantifier la densité du réseau de sociabilité des individus, tandis que la solitude s'apparente à une expérience subjective, un donné sensible du rapport de l'individu au monde environnant. Souvent, ces deux notions se rejoignent ; la faiblesse des liens sociaux entraînant un sentiment de solitude. Mais il arrive qu'elles ne se recouvrent pas. Ainsi, un célibataire qui, en moyenne, dispose d'un réseau de sociabilité souvent plus étendu qu'un couple, dit néanmoins devoir plus souvent souffrir de solitude.

     

    Une fois ces deux notions définies et bien différenciées, il s'agit maintenant de voir la réalité sociologique des solitudes en France. Nous allons ainsi constater que loin de correspondre à une vision galvaudée d'une solitude âgée, rurale et féminine, le sentiment de solitude traverse l'ensemble du corps social de manière plus ou moins durable selon les situations. 

    Nous allons donc faire tomber quelques un des "mythes" sociaux bien ancrés dans la dosa commune dans nos différents billets à venir. En distinguant l'isolement de la solitude, on donne ainsi à voir sous un nouveau jour une part souvent méconnue de la réalité sociale.

     

    Le mythe de la solitude des personnes âgées

     

    On a tendance à penser que la solitude se concentre essentiellement aux âges les plus avancés. Les études amènent à nuancer énormément le propos. En effet, si de nombreuses PA disent souffrir de solitude, les chiffres sont encore plus importants dans la population des plus jeunes.

    Non, la vieillesse n'est pas nécessairement un « exil » comme l'écrivait S. de Beauvoir. Cette idée reçue qui veut que la solitude soit synonyme de décrépitude est tenace mais n'en reste pas moins fausse. Elle repose sur l'idée qui associe isolement et solitude. Or, si l'isolement augmente bien avec l'âge (diminution factuelle de la quantité de liens), la solitude quant à elle ne croît pas davantage. Cette impression s'est vue également renforcée par l'épisode de la canicule de 2003 en France qui a vu un grand nombre de PA mourir des suites d'une insuffisance de soins et d'isolement.

     

    L'enquête INSEE menée en 2001 montre que la réalité de la solitude est bien différente. À la question « vous sentez-vous seul », (indicateur de solitude) :– ce sont les 25-34 ans qui se disent les plus sensibles à la solitude, suivi par la tranche des 35- 54 ans.

    Autrement dit, à rebours des idées reçues, ce sont surtout les jeunes qui souffrent le plus de solitude, alors même que statistiquement, c'est la population la moins isolée.

     

    Ce qu'il est possible d'en conclure, c'est que la solitude renvoie d'abord à un rapport à soi et à la place qu'on occupe dans la société. Le degré de solitude (expérience subjective) doit être rapporté aux représentations normées que les individus se font de leur place dans la société.

    Ainsi, la solitude n'est pas un statut social enraciné, mais un rapport à soi et à la société. Le sentiment d'inutilité comme le « sentiment océanique » (E. Durkheim) des plus jeunes les conduisent à se sentir isolés, comme manquant de liens sociaux légitimes opérants, à un âge de la vie, où "normalement" (au sens sociologique du terme) ils devraient avoir un tissu relationnel et des liens de socialité relativement denses, à l'inverse des personnes âgées, qui souffrent beaucoup moins de la faiblesse du tissu relationnel (en moyenne bien sûr), perçu comme plus "normal" à mesure qu'ils vieillissent et se replient sur la sphère privée pour certains.


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  • Quand les banques centrales jouent avec le loyer de l'argent

    Depuis 2008, la BCE mène une politique monétaire expansionniste (définition cf. billet précédent).

    Dans un premier temps, elle a usé de l'instrument orthodoxe, à savoir les taux directeurs. En effet, la mission essentielle de la BCE, définie et actée avec le Traité de Maastricht consiste à maîtriser le niveau de l'inflation dans la zone euro, de manière à ce qu'il avoisine les 2%.

    Pourquoi 2% ? Parce qu'on estime que c'est le niveau d'inflation qui permet de soutenir la croissance, sans risque de tensions inflationnistes supérieures. En fait, pour dire les choses simplement, l'inflation, c'est un peu comme les verres d'alcool. Un peu d'inflation c'est bien ; beaucoup d'inflation, c'est dangereux. Mais dans le même temps, pas d'inflation du tout, c'est encore plus risqué, car cela peut conduire à une spirale déflationniste (un cycle où la baisse des prix entraîne la baisse des prix et de la production.)

     

    L'instrument par lequel la BCE peut maîtriser le niveau d'inflation en zone euro, c'est le loyer de l'argent, c'est-à-dire le niveau des taux d'intérêts. En fait, la BCE joue essentiellement sur le prix de l'argent.

    Le mécanisme est simple : en abaissant comme elle l'a fait ses taux directeurs (l'ensemble des taux d'intérêts), la BCE espère relancer le crédit, donc la demande.

    Expliquons nous : des taux d'intérêts bas vont inciter les institutions financières à emprunter plus facilement puisque le prix de l'argent sera moins élevé. Par suite, les banques pourront proposer des crédits à des taux plus attractifs aux agents économiques (ménages et entreprises), qui à leur tour pourront décider de consommer et d'investir, profitant de taux bas.

    L'abaissement du prix de l'argent est donc un moyen rapide et efficace de relancer l'activité économique, puisqu'il permet de soutenir la demande. Si la demande repart, le niveau de production devrait croître également et l'emploi avec. Si bien que la croissance effective (celle constatée) se rapproche de ce que les économistes appellent la croissance potentielle (celle qui devrait être possible si l'ensemble des facteurs de production disponibles étaient employés (main d'oeuvre + machines).

    Si la baisse des taux d'intérêts affecte positivement l'économie et permet de relancer la croissance, celle-ci doit néanmoins rester dans un cadre qui ne génère pas de tensions inflationnistes sur le marché. Le risque serait que l'offre ne puisse pas suivre la demande, et du coup, le prix des produits augmenterait, faute de demande suffisamment satisfaite, et pour faire face à cette hausse des prix, les entreprises devraient augmenter le niveau des salaires, ce qui réduirait d'autant leurs profits, donc leur niveau de production future, réduisant d'autant plus l'offre, etc...

     

    Dans ce type de situation, la BCE peut alors, à l'inverse, décider d'augmenter ses taux directeurs, et alors, en faisant cela, elle « ferme les vannes » du crédit. Si le loyer de l'argent augmente, les emprunts diminueront, les crédits iront en se raréfiant, et donc la demande baissera, afin de retrouver une situation d'équilibre entre l'offre et la demande. C'est en règle générale ce qui se passerait dans un monde où la réalité économique se rapprocherait de l'idéal théorique... mais on sait depuis Ridley Scott que le réel a plus d'imagination que n'en portent nos rêves (il a repris Shakespeare en fait)...

     

    Si c'est exactement le rôle qu'elle a joué après la crise financière de 2008, afin de faire face au risque de déflation, en ouvrant grand les vannes du crédit pour tenter de relancer la demande, le problème, c'est que depuis 2010, l'inflation en zone euro est restée proche de 0, alors même que les taux d'intérêts n'ont jamais été aussi bas. (d'ailleurs, si vous hésitez à acheter une maison, c'est le moment!).

    Très bien, me direz-vous : il n'y a qu'à baisser encore un peu plus les taux ! Le problème, c'est que ses taux sont déjà proches de 0, si bien que le remède devient inefficace. À trop user de cette arme (ce qui était nécessaire entre 2008 et 2010), elle finit par s'éroder et perdre de son efficacité (un peu comme les antibiotiques ! ).

     

    En effet, des taux d'intérêts nuls (ou quasi-nuls) conduisent à ce que John M. Keynes appelaient des « trappes à liquidités », c'est-à-dire une situation dans laquelle les agents vont préférer épargner plutôt que dépenser et investir leur argent.

    Nous vivons exactement cette situation en ce moment. Les entreprises, comme les institutions financières ont amassé énormément de liquidités qu'elles ne réinvestissent pas. Lorsque l'argent ne coûte rien à emprunter, la propension à épargner augmente (autant emprunter pour thésauriser), et ce d'autant plus que dans le même temps, les prix stagnent, voire baissent. Ce qui veut dire que si j'emprunte à taux nuls et que les prix baissent, alors mon épargne me rapporte plus que si je dépensais mon argent.

    Par exemple, si j'emprunte 10 000 € à la banque à un taux proche de 0, disons 0,25% (ce qui est le cas pour les institutions financières), et si dans le même temps le prix de certains produits baissent de 1% et que j'anticipe une baisse continue des prix, alors il m'est préférable d'épargner puisque je m'enrichis sans rien faire, simplement en conservant l'argent emprunté !

     

    Alors, dans ce cas, quelle solution adoptée ?

    Depuis 2010, La BCE a adopté une nouvelle mesure, moins orthodoxe, consistant cette fois-ci non plus à jouer sur le prix de l'argent, mais directement sur la quantité. Autrement dit, faire de la création monétaire ; plus prosaïquement, faire « tourner la place à billet ». ainsi, depuis l'été 2010, La BCE injecte des masses de liquidités sur les marchés financiers afin de fluidifier l'économie. Mais elle le fait d'une manière particulière, à travers ce que l'économiste allemand Richard Werner a nommé le quantitative easing (QE) dès 1995 (mais c'est ce que nous verrons dans un prochain article).


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  • T. Sauvadet1 étudie dans son ouvrage les modes de socialisation de la population juvénile des cités. Il développe le concept de capital guerrier pour comprendre et tenter d’expliquer les stratégies identitaires des jeunes des cités Pour cela, il a observé trois cités françaises dans lesquelles il s’est installé pendant plusieurs mois : un quartier de la banlieue nord de Paris, un de la banlieue Sud et enfin un quartier nord de Marseille. Son étude porte sur trois ans.

    Il relève les différentes dimensions essentielles de la vie dans ces cités, et les représentations qui y sont associées :

     

    - Celle de la « cité-village » considérée comme un espace de solidarité où la communauté est forte et soudée.

     

    - Celle de la « cité-jungle » considérée au contraire comme un espace individualiste, fortement concurrentiel et agonistique.

     

    - Enfin, celle de la « cité-business » où la cité est assimilée à un espace de rapports économiques où chacun fait ses affaires.

     

    Derrière ces différentes représentations qui coexistent au cœur des cités, l’auteur revient sur les transformations des banlieues depuis la crise des années 80. C’est en effet en 1981 que le problème des banlieues fait son apparition en France avec les premiers soulèvements populaires. On assiste à une transformation profonde de la banlieue à partir du début des années 80 : dépolitisation et désyndicalisation progressive des banlieues rouges, autrefois fortement structurées autour de l’identité ouvrière et de la lutte des classes. Cités politisées où la mobilisation ouvrière structurait l’espace et les modes de socialisation de la population, nous sommes passés à des espaces vidés de sens, où la division et l’anomie ont supplanté les mouvements collectifs, où la marginalisation et l’exclusion se sont substituées aux questions d’inégalités sociales et économiques et à celles de l’exploitation de la classe ouvrière. Espaces déstructurés, vidés de sens qui à partir des années 90, ont fait émergé des formes d’organisation territoriale juvénile nouvelles, composées de « gangs » et réinventant des modes de solidarité populaires en développant des stratégies de résistance communautaires et microsociétaires à l’exclusion et la misère sociale. Depuis les années 2000, ces stratégies identitaires de résistance se sont accrues davantage et l’usage de la violence symbolique et physique amplifiés dans le même temps, comme des enjeux de reconnaissance, de lutte pour l’existence.

     

     

    1. L’environnement matériel, symbolique et social

    Sauvadet a édifié une typologie identitaire des résidents de ces cités. Il distingue trois profils idéal-types de la population vivant dans ces quartiers populaires, dans son rapport à l’espace de la cité et en fonction de sa situation socio-économique : les repliés, les installés et les précaires.

     

    1. Les repliés

    D’origine sociale plutôt favorisée, ils appartiennent pour la plupart aux classes moyennes inférieures, faite d’ouvriers qualifiés, de petits cadres célibataires notamment, ils bénéficient d’un emploi sûr et sont globalement peu investis dans la vie du quartier. Les repliés se caractérisent donc par un repli sur la sphère domestique, ils ont peu d’activités dans le quartier, peu de liens avec le réseau de voisinage.

     

     

    « L’espace public de leur zone d’habitat ne représente qu’un lieu de passage. Elles [ les repliés] ne fréquentent pas le café, ni les associations du quartier. Avec le temps, elles développent néanmoins un petit réseau de voisinage, souvent homogène socialement, aux alentours de leur cage d’escalier. Ceci est facilité par le fait que les organismes gestionnaires opèrent des rapprochements sociaux et ethniques par immeuble et par cage d’escalier (…). L’habitat HLM doit correspondre à une « rampe d’accès » à la propriété. En attendant, les personnes concernées pratiquent le cocooning et aménagent leur intérieur avec minutie.2 »

     

    2. Les installés

    Les installés correspondent à la population des ouvriers la plupart du temps en CDI, aux revenus et aux salaires faibles. Ce sont souvent des familles avec enfants et dont la mère reste au foyer. Ils sont globalement moins équipés au niveau mobilier, hi-fi.

     

     

    « Plus populaires, les installés sont moins insécurisés sur l’espace public de leur zone d’habitation, ils prêtent moins d’attention aux bruits, aux conflits et aux mouvements. Ils apprécient cet espace de respiration : la mère y rencontre des amies, le père y joue à la pétanque avec des voisins et fréquentent le café. Ils n’entretiennent pas de projet de déménagement du moins sur le court ou moyen terme : seule la retraite, en les délestant de leurs obligations professionnelles, leur permettent de quitter la cité3. »

     

    3. Les précaires

    Enfin, les précaires sont composés des individus les moins dotés économiquement. D’origine économique faible, la plupart de ces ménages vivent du Smic et de CDD, voire de l’aide sociale pour ceux qui ne travaillent pas. Leur espace domestique est peu équipé, les familles sont souvent surpeuplées et l’endettement des ménages est important.

     

    « Pour eux, l’espace public se définit réellement comme un espace de respiration indispensable, qui assure des possibilités de débrouille et qui compense une socialisation compromise sur le plan professionnel (…). Ils tentent quotidiennement pour maintenir le peu qu’ils ont. Pour eux, la cité, cela veut dire un toit. Ils ne songent au déménagement qu’en cochant et grattant les jeux d’argent et de hasard. 4»

     

    Chez ces derniers, l’espace essentiel de socialisation est celui de la rue pour les enfants de ces familles, pour fuir la surpopulation et les conflits intrafamiliaux. En outre, certains précaires ne bénéficient plus des ressources et du dynamisme nécessaires pour entretenir des relations de voisinage. Le réseau de voisinage et amical s’effrite, s’ensuit le repli sur la sphère privée, la déprime et l’alcoolisation.

     

    A partir de cette typologie des résidents, Sauvadet constate que le mode de fréquentation de l’espace public dépend prioritairement de la variable socio-économique. Plus les résidents sont faiblement dotés économiquement, plus ils font de l’espace public, de la rue, le vecteur de leur socialisation et de leur reconnaissance identitaire. Plus ils sont dotés économiquement, plus ils ont tendance à se détacher de la vie du quartier et se concentrent sur la sphère domestique et le cocooning.

     

    « Aspirés et préoccupés par leurs obligations professionnelles, les résidents les plus aisés se désintéressent des réseaux locaux de solidarités et de trafic. Ils privilégient leur « cocon » bien aménagé, s’y reposent et s’y distraient. Face à ce confort, l’espace public offre peut d’attraction. Les repliés envisagent de déménager et, en attendant, s’offrent des sorties pour échapper à la grisaille du quartier. Les précaires connaissent la situation inverse. Pour eux, le travail manque et les relations de voisinage deviennent primordiales sur tous les plans. »

     

    Ainsi, malgré l’abandon progressif des ménages les plus aisés des cités, celles-ci conservent une hétérogénéité sociale encore importante. On le voit, ceux qui ont davantage tendance à occuper l’espace public sont aussi ceux dont les familles sont les plus précarisés, économiquement et socialement. Les plus jeunes vont chercher dans la rue ce qu’il ne trouvent plus dans leur sphère domestique et ce à quoi ils n’ont pas droit dans la sphère sociale d’une manière générale : une identité valorisée, une place et un statut reconnu. L’espace de la rue devient un espace de socialisation, un lieu d’échange, de partage, mais aussi de concurrence et de violence parfois.

     

    1 Thomas Sauvadet, Le capital guerrier, concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Armand Colin, 2006.

    2 Ibid, p. 41.

    3 Ibid, p. 41.

     

    4 Ibid, p. 42.


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