• Le score important du Front National à l'élection présidentielle de 2012 a laissé les observateurs et autres experts médiatiques de la sociologie électorale dubitatifs : frôlant la barre des 20%, c'est presque un électeur sur cinq qui a porté son choix sur Mme Le Pen alors même que tous étaient d'accord pour reconnaître que son programme économique ne tenait pas la route, mais surtout qu'elle ne maîtrisait pas suffisamment les grands enjeux économiques et financiers.

    Quel aurait été alors son score avec un programme plus cohérent, une maîtrise objectivement fondée des dossiers et une dé-diabolisation achevée de son parti (auquel devrait fortement participer le changement de nom envisagé)? De nombreuses explications ont été avancées pour justifier ce score élevé. Nous pouvons en retenir trois grandes, d'ailleurs non exclusives les unes des autres.


    Première explication : le vote de défiance. Selon cette logique, voter Front national, c'est d'abord et avant tout ne pas voter pour les autres. Cette stratégie électorale repose sur l'idée que les représentants politiques sont trop éloignés des réalités quotidiennes des français, qu'il y a un clivage grandissant entre les « élites » et le « peuple », et que ce dernier se sent délaissé par le politique. Cette stratégie politique s'enracinerait alors dans une crise de la représentation politique. Le vote Le Pen se rapprocherait alors d'une stratégie abstentionniste, mais avec un sens plus marqué. Ce que ressentent les citoyens dans ce cas, ce n'est pas uniquement « blanc bonnet et bonnet blanc », mais c'est plus profondément un sentiment d'abandon, d'isolement politique. Et cette défiance du politique tire souvent ses origines de l'isolement social et économique. On est dans une configuration où l'expérience politique se vit sur le mode de l'Exit1, de la sortie du jeu.

     

    Deuxième explication : le vote de protestation. Proche du premier cas, mais en même temps radicalement différent quant à la motivation électorale des citoyens, la deuxième explication renvoie moins à une simple logique du rejet et du sentiment d'abandon (même si elle est souvent aussi présente) qu'à une volonté de se faire entendre, à un désir de reprendre la main. Le vote de protestation est un vote qui dit « je veux entrer dans le jeu! » quand le vote de défiance est un vote de sortie du jeu social et politique.

    La stratégie des électeurs consiste alors moins à adhérer aux idées de Le Pen qu'à montrer, par leur vote protestataire, leur désir de changement profond. Ce vote s'enracine surtout dans les zones considérées comme délaissées par les pouvoirs publics, par le politique. Ces zones de relégation subies conduisent une partie des électeurs à marquer leur volonté d'être considérés, entendus. De ce fait, ils ont davantage tendance à porter leurs voix sur les représentants les plus marginalisés, aux extrêmes de l'échiquier politique.

    C'est surtout cette stratégie qui permet d'expliquer les basculement qui peuvent opérer d'une élection à l'autre d'un vote extrême à un autre. Dans cette configuration, l'expérience politique se vit sur le mode de la contestation, de la Voice, c'est-à-dire de la volonté de se faire entendre pour compter à nouveau dans le jeu.

     

    Troisième explication enfin : le vote d'adhésion. Plus rarement souligné, ce facteur est tout aussi important. Les observateurs ont tendance à le minimiser, renforçant en cela la diabolisation du FN et la dimension irrationnelle du vote, sans porter un regard objectif sur cet électorat.

    Loin d'être irrationnel, loin d'être diabolique, les stratégies des électeurs reposent sur un système argumentatif construit (plus ou moins solide), et qui a l'apparence de l'objectivité. En outre, un vote d'adhésion au Front National ne signifie pas mécaniquement une adhésion à l'ensemble des thèses du parti (pas plus d'ailleurs pour l'ensemble des autres votes). Certes, il existe un vote raciste, xénophobe primaire pourrait-on dire , mais il y aussi un vote qui repose sur la construction d'un racisme social, plus édulcoré, plus « euphémisé », faisant de l'étranger le bouc-émissaire de tous les maux que subit la France (chômage, menace sur la protection sociale, difficulté d'insertion professionnelle, etc.). Cela n'a rien de nouveau. À chaque grande crise économique dans l'histoire des sociétés industrielles, nous avons vu surgir le spectre de la peur de l'autre (les années 1890, 1930). C'est un vote qui s'exprime sur le mode Loyalty, d'adhésion aux discours et aux dangers qui menacent la France.

     

    Un vote d'adhésion à l'idéologie de la décélération sociale

    Ce vote d'adhésion est un vote majoritairement rural, péri-urbain, jeune et populaire. Mais il s'enracine dans quelque chose de plus puissant et de plus structurant que la simple xénophobie, qui n'est à mon sens que la partie émergée de l'iceberg. Au-delà de l'adhésion aux valeurs nationalistes défendues par le Front National, il faut surtout être vigilant à la mue opérée par le parti, qui est la raison essentielle de son succès d'hier et (si la chose n'est pas suffisamment entendue et comprise par ses adversaires) de ses victoires de demain.

    Le discours nationaliste s'est fortement socialisé, popularisé au sens littéral du terme. Défense des valeurs républicaines, de la laïcité, de l'identité, recentrage sur une approche keynésiano-nationaliste, défense des services publics, etc. L'idéologie frontiste, auparavant ultra-libérale (diminution de l'impôt, suppression de l'ISF, de l'impôt sur les sociétés, libéralisation du marché du travail, suppression du salaire minimum, etc.) s'est fortement gauchisée, afin de s'ancrer dans la partie de l'électorat qui souffre le plus des transformations sociales et économiques associées à la modernité et à la mondialisation.

    Ce qui se joue à l'heure actuelle, au Front National, mais plus globalement dans l'ensemble des néo-partis d'extrême droite en Europe, c'est le virage idéologique vers un mouvement de décélération sociale, qui se dresse face au mouvement inverse qui structure les sociétés contemporaines2. À l'heure de l'accélération sociale, de l'accroissement des rythmes de vie, de la vitesse du mouvement social, des changements sociaux, des modifications technologiques, une partie de plus en plus importante de la population se retrouve (ou se sent) abandonnée, incapable de suivre le mouvement permanent et allant s'amplifiant de la seconde modernité3.

    Face à un risque (même objectivement non fondé, mais ressenti néanmoins comme tel) de perte identitaire dans une mondialisation uniformisante, de difficultés d'emplois et de chômage dans une économie ouverte et fluide, de perte de soi et de sens dans un monde en mouvement permanent, une partie des citoyens a peur de ne pas pouvoir suivre le rythme et de perdre le sens même de leur existence. Face à cette incroyable peur liée à un horizon temporel réduit à l'immédiateté, faute de pouvoir se projeter de manière sécurisée, faute de pérennité dans la permanence, cette population est condamnée à subir les changements, à vivre le présent sur le mode de l'angoisse, de l'incertitude. Faute de ressources suffisantes pour y faire face4 (économiques, sociales, culturelles, symboliques), et constatant l'érosion des grandes institutions socialisantes (Eglise, Ecole, Travail, Famille, services publics), de ces stabilisateurs sociaux sécurisants, ces citoyens sont amenés à opter pour des stratégies défensives5, de repli sur soi, de préservation de l'existant, de nostalgie d'enracinement. Ces stratégies défensives ont bien été comprises et font désormais partie du matériau idéologique des partis d'extrême droite qui sont les seuls à porter ce discours.

    Conséquence paradoxale du mouvement d'accélération grandissante des sociétés modernes, la montée en puissance de ce néo-extrêmisme se nourrit et se structure sur le désir de décélération de certaines catégories sociales. Plus qu'à une lutte des classes pour l'appropriation des moyens de production et la répartition des richesses, c'est à une potentielle lutte pour l'appropriation de la maîtrise des structures temporelles que l'on doit la poussée de l'extrême droite partout en Europe.

    Diaboliser le FN, et de fait ses électeurs, faire du vote FN la simple conséquence d'un rejet, d'un sentiment d'abandon ou de protestation, c'est prendre le risque de passer à côté de la compréhension des clés de son succès : la fuite du temps et l'incapacité d'y donner sens. Soyons vigilant à ce que Chronos ne dévore pas ses enfants !

     

    1. A. O. Hirschman, Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 2011.

    2 H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

    3 Selon la terminologie du sociologue anglais A. Giddens, Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, 2000.

    4 R. Castel, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.

    5M. Castells, L'ère de l'information, II, le pouvoir de l'identité, Paris, Fayard, 1999.   


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  • La sociologie en temps qu’étude des comportements sociaux, des modes de socialisation et de la structure de l’espace social, a pour but d’améliorer la connaissance du monde social, aussi bien d’un point de vue microsociologique, c’est-à-dire au niveau des logiques d’action individuelle que d’un point de vue macrosociologique, au niveau systémique, structurel d’une société donnée.

      Depuis ses débuts, elle cherche à identifier un principe unificateur entre l’univers des actions singulières et celui de la collectivité. Ainsi, Durkheim    avec son principe de différenciation sociale explique le passage des sociétés traditionnelles à la modernité, associant autour d’un même concept central transformation de la structure sociale (division du travail, fonctions sociales différenciées) et modifications des comportements individuels (individualisation des conduites). De la même manière, Weber retiendra le concept de rationalisation comme concept central du passage d’un état social antérieur à l’état moderne. Cette rationalisation des activités sociales, initiée par des logiques d’action nouvelles (action rationnelle en finalité, tournée vers la maximisation du gain à atteindre) se conjuguant à une modification de la structure sociale (société capitaliste bureaucratisée). Nous pourrions également citer Elias et son concept d’autocontrôle pulsionnel, moteur de la modernité et de l’avènement de l’individu.

    Au-delà de ses simplifications hâtives, il convient surtout de voir que la sociologie, depuis ses origines, est confrontée à un problème épistémologique et empirique fondamental : celui du passage de l’action individuelle à la contrainte systémique.

    Pour autant, il est acquis que les changements structurels affectent toujours, d’une manière plus ou moins prononcée, les logiques d’action et les modes de pensée individuels. Autrement dit, à mesure que la société en temps que système se modifie (transformation économique, politique, sociale), les manières d’être, de penser et d’agir des individus se modifient également.

    Ainsi, le passage au mode de production capitaliste, conduisant à des modifications significatives dans les façons de produire, de répartir les richesses, de constituer l’univers familial, a contribué à développer des logiques d’action utilitaristes et consuméristes dans la société. La soif du gain, de l’acquisition, la recherche du bonheur individuel sont autant de modalités d’être au monde inscrit dans la structure sociale de forme capitaliste.

     

    Depuis une trentaine d’années, la sociologie s’interroge sur le passage à une nouvelle forme de modernité. Ce questionnement a contribué à l’éclatement des modèles de pensée : post-modernité, seconde modernité, hypermodernité, modernité tardive, etc. sont autant de concepts utilisés pour recouvrir une même réalité : la société telle qu’elle a été étudiée, conceptualisée, observée et constituée par les sociologues du XIX et du début du XX semble dépassée.

    Les modes d’être-au-monde de cette seconde modernité diffèrent en cela assez sensiblement de ceux de la première modernité. Conjointement, des modifications structurelles au niveau des rapports sociaux sont advenues.

     

    Récemment, un sociologue allemand a tenté de fournir un modèle théorique qui permette d’expliquer et d’analyser ce mouvement à l’œuvre dans les sociétés occidentales contemporaines. S’appuyant sur des modèles d’observation, il inscrit sa thèse dans une approche empirique du social. Partant de là, il tend à expliquer le passage des sociétés de la première modernité à la seconde modernité autour d’une dimension essentielle et déterminante : celle de la temporalité. Plus précisément, il fait de l’accélération sociale le concept central et globalisant de l’ensemble des transformations sociales, structurelles comme culturelles (c’est-à-dire au niveau collectif et individuel) qui affectent la modernité. Substituant à l’analyse classique de la différenciation durkheimienne ou de la rationalisation wébérienne l’analyse temporelle, il fait des deux premières des formes particulières de l’accélération sociale.

    Dans ce cadre d’analyse, la seconde modernité n’apparaît plus comme un mouvement nouveau, une radicalité sociologique, mais s’inscrit dans le prolongement d’un même mouvement, initié dès le XVII avec le développement des sciences et l’amélioration de la technique qui ont permis aux hommes une modification de leur rapport au temps. A la différence près que depuis une quarantaine d’années, nous sommes entrés dans une phase nouvelle et en partie anomique de la modernité : celle de la désynchronisation des modes d’être-au-monde.

     

    Pour H. Rosa, les structures temporelles agissent comme des contraintes sociales collectives qui organisent notre rapport aux autres, aux institutions et les modalités d’organisation de la vie sociale. « Elles se dressent face à l’individu dans leur robuste facticité ». De nature éminemment sociale, les structures temporelles revêtent néanmoins la forme d’un fait de nature, comme quelque chose qui s’impose aux individus sans qu’ils puissent agir efficacement dessus.

    Or, ces structures temporelles ne sont que le produit de l’activité sociale, diffèrent dans le temps et l’espace. Ainsi, dans le temps de la modernité occidentale (XVIII), la structure temporelle a revêtu la forme de l’accélération sociale.

    Cette accélération sociale peut se décliner en trois dimensions :

    • une accélération technique tout d’abord, contribuant à l’accroissement du temps libre et à la multiplicité des manières de le remplir. Plus la technique permet un gain de temps (c’est d’ailleurs sa fonction première), plus le rythme de vie s’accroît paradoxalement, car les individus cherchent à « remplir » ce temps. De fait, l’accélération des techniques est corrélative à :

    • une accélération des rythmes de vie, a priori paradoxale avec le gain de temps permis par l’innovation technique. Mais ce paradoxe qui condamne l’abondance de temps à devenir expérience de la pénurie de temps s’inscrit dans la dynamique d’une troisième accélération

    • une accélération de la vitesse des transformations sociales. Ainsi, les transformations de la structure familiale, du modèle conjugal, comme de la structure professionnelle semblent s’être fortement accélérés depuis les années 60.

     

    Ces trois dimensions de l’accélération sociale sont intimement liées, chacune ayant tendance à renforcer les autres, et ce faisant, cette accélération sociale est un principe dynamique qui s’auto-alimente.

     

    Essayons de préciser cela à travers un exemple simple :

    La construction d’un puits dans un village permet d’éviter aux femmes de passer des heures à tirer l’eau d’un puits naturel à plusieurs kilomètres. Cette invention, en libérant du temps pour les femmes, leur permet de consacrer ce temps libéré à leur formation. Ce changement technique va conduire à un changement culturel et structurel important : les femmes seront mieux éduquées, elles pourront s’émanciper, avoir un emploi et (la démographie a maintes fois démontré le lien) ainsi réduire la natalité. Par suite, c’est la structure familiale et professionnelle qui va être affectée, avec une modification de l’organisation sociale. De la même manière, les rythmes de vie vont s’en trouver accélérés : les femmes vont conjuguer activités professionnelles et activités domestiques, tâches éducative, ménagère et professionnelle, etc.

    Rythme de vie, modification des structures sociales et innovation technique sont bien trois dimensions d’un même mouvement d’ensemble caractérisé par l’accélération de la vie sociale.

    Ainsi, la modernisation pour Rosa n’est pas simplement un processus multidimensionnel dans le temps, mais désigne avant tout » une transformation structurellement et culturellement très significative des structures et des horizons temporels1 », dont le concept d’accélération sociale permet de rendre compte. La transformation de l’identité et celles des structures sociales vont de pair : les logiques d’acteur se greffent et se conjuguent aux contraintes structurelles, elles les font tout autant qu’elles les reproduisent. L’expérience vécue du temps est donc indissociable des structures temporelles instituées.


    1 H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La découverte, 2010, p. 16.


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  • Approche structuraliste contre approche individualiste : rapide présentation

    La théorie structuraliste avance l'idée que la destinée scolaire résulte en grande partie des positions sociales originelles. Ainsi, si les enfants issus de milieux populaires ont une chance d'accès aux études supérieures inférieures aux enfants issus de milieux favorisés, l'explication proviendrait essentiellement de leur disposition héritée en terme de capital culturel, éloignée des dispositions arbitraires socialement constituées propre à l'Institution scolaire, historiquement proche de celles afférentes aux classes bourgeoises, nécessitant un processus d'acculturation difficile et en partie douloureux.

    L'habitus incorporé jouerait donc comme un facteur déterminant de la réussite scolaire, par suite de la réussite sociale, entendue comme positionnement avantageux dans la stratification sociale. Si cette explication permet d'expliquer les processus de reproduction sociale, elle devient vite insuffisante et limitée dans les cas de mobilité sociale, où les statuts acquis diffèrent sensiblement des statuts sociaux hérités.   

    Un autre moyen d'expliquer ces inégalités de destinées scolaires en fonction des classes sociales réside dans l'approche individualiste à forte dimension stratégique-utilitariste. En effet, selon cette théorie, les inégalités de succès proviendraient, pour faire simple, des inégales stratégies rationnelles des individus et des familles dans le rapport à l'Ecole. Certains investiront davantage dans l'institution, raisonnant selon le principe de l'acteur social rationnel, en terme de coût/avantage. Ainsi, dans les cas où les avantages tirés d'une année d'étude supplémentaires sont considérés comme stratégiquement plus « payant » socialement et économiquement parlant que leur coût (en terme de temps, d'effort, de concentration, de retrait de la vie sociale active), les acteurs privilégieront alors la poursuite d'études. A l'inverse, ceux qui considèrent qu'une année supplémentaire coûte davantage dans l'immédiat que ce qu'elle est susceptible de rapporter à moyen/long terme, auront plus facilement tendance à réduire leur temps de scolarité et se présenter plus rapidement sur le marché du travail.

    Ici donc, ce qui domine, ce sont les comportements d'acteurs, considérés comme rationnels, dans le sens d'une rationalité instrumentale (moyen-fin). L'autre dimension essentielle de l'approche individualiste est celle du rapport au temps. Si l'investissement est considéré comme utile pour les uns et moins utile pour les autres, c'est d'abord par rapport aux retombées potentielles à venir qu'on en attend. Ainsi, la contrainte temporelle est l'un des déterminants de choix stratégiques des élèves et de leur famille.

    Celles qui sont en mesure de patienter seront plus aptes à favoriser la poursuite d'études, tandis que celles qui seront plus aptes à privilégier le court terme, favoriseront l'entrée rapide sur le marché du travail.

    Qu'est-ce qui va motiver différemment les individus dans leur choix temporels (court terme /long terme)?

    • La confiance dans l'institution scolaire d'une part. On peut poser l'hypothèse que la confiance engendre plus facilement des stratégies de poursuite d'études, car les individus pensent que le coût d'une année supplémentaire rapporte sans doute plus à terme. Ils remettent les avantages de l'immédiateté aux avantages supplémentaires attendus de l'avenir. La confiance dans la capacité du système scolaire à assurer un statut socioprofessionnel avantageux et ainsi favoriser la mobilité sociale entraînerait donc des conduites stratégiques à long terme plus soutenus.

       

    • La défiance vis-à-vis du monde du travail, plus précisément à l'égard du travail manuel usant, et peu valorisant, plus souvent associé à un niveau d'étude faible. À l'image du précédent, mais selon un motif profondément différent, l'individu va faire le choix de poursuivre ses études, non pas tant parce qu'il a confiance dans ses chances de réussite via l'institution scolaire, mais avant tout parce qu'il refuse d'entrer sur le marché du travail en l'état. Nous appellerons cette motivation une motivation de poursuite d'étude par défaut. Il n'en reste pas moins qu'elle peut s'avérer tout aussi efficace par la suite que la première. Ce qui est recherché ici n'est pas la sécurité d'un statut socioprofessionnel assuré par l'Institution scolaire, mais davantage un accès tardif au monde du travail, avec l'espoir secondairement que l'Institution joue son rôle d'ascenseur social.

    Dans le premier cas, le motif est lié à une destinée scolaire pré-établie, dans le second cas, le motif est lié à une destinée scolaire plus erratique, hasardeuse, sans finalité clairement établie, au moins dans un premier temps. Pour le dire simplement, les stratégies individuelles de poursuite d'étude peuvent suivre deux types de rationalité :

    • une rationalité instrumentale, au sens wébérien du terme, où l'objectif est préalablement défini et l'individu va se donner les moyens d'y parvenir, considérant que l'Institution scolaire lui offre ces moyens. (confiance). Ce type de rationalité est projective, elle s'ancre dans un futur à mettre en oeuvre.

    • une rationalité sans finalité ou rationalité partielle, où à défaut d'objectif prédéfini, l'individu sait ce qu'il ne veut surtout pas faire, avant de savoir ce qu'il veut faire. Il va donc investir dans la poursuite d'étude simplement pour poursuivre ses études. Ce n'est que plus tard que ses objectifs s'établiront clairement. Ce type de rationalité est centrée sur le présent, elle ne se projette pas. L'horizon est encore incertain, sa mise en œuvre reste hasardeuse. C'est une rationalité adjective, où l'immédiateté l'emporte sur la projection.

      → coût> opportunité  →  horizon scolaire court

      stratégies individuelles → calcul coût/opportunité

       coût < opportunité → horizon scolaire long

             → confiance dans l'Ecole → rationalité instrumentale                                                                                                               projet défini             temporalité inscrite dans le futur

      si horizon scolaire long : deux types de motivation :                

                défiance envers le monde du travail → rationalité axiologique                                                                                                         pas de projet clair              temporalité basée sur le présent

       

       

    À partir de ces différentes stratégies de construction de destinée scolaire, on distingue ainsi deux profils d'élèves :

    • ceux qui savent ce qu'ils veulent et vont se donner les moyens d'y arriver, investissant pour cela dans des stratégies précises de poursuite d'études. Leur temporalité est inscrite dans le futur et sont près à « sacrifier » le présent.

    • ceux qui ne savent pas précisément ce qu'ils veulent, sinon retarder l'entrée sur le marché du travail, et qui investissent alors dans des stratégies aléatoires de poursuites d'études. Leur temporalité est inscrite dans le présent et ne veulent pas le sacrifier au détriment d'un avenir incertain. Précisons bien que ces derniers, peuvent, à un moment donné dans leur trajectoire scolaire hasardeuse, trouver un sens précis et une orientation claire à leur poursuite d'études et ainsi rejoindre le premier profil, avec sa temporalité afférente.

    A partir de ce modèle théorique, nous avons distinguer différents types d'acteurs sociaux en fonction des motivations qui les poussent à poursuivre ou non leurs études. Au-delà des simples motivations, il peut être pertinent d'y adjoindre une lecture en terme de sens de l'expérience scolaire, empruntant le concept à F. Dubet. Il démontre à juste titre qu'un des enjeux essentiels dans la réussite scolaire et la poursuite des études, se rapporte au sens donnée par l'élève à ses expériences scolaires. En fonction de son degré d'adhésion, du degré de légitimité qu'il reconnaît à l'Institution, l'école fera plus ou moins sens pour lui.

    Ici, les comportements d'acteurs sont en partie expliqué au travers de leur dimension subjective et individuelle. C'est une sociologie du sujet plus que de l'acteur social rationnel que nous propose Dubet. Mais il nous semble possible de superposer cette lecture à celle que nous proposons, s'appuyant en partie sur le postulat de la rationalité des choix de l'individu. Le manque de sens conduit à deux situations dans notre cas : une situation d'échec, représentée objectivement par des stratégies d'évitement des études, mais et c'est là notre idée principale, une situation de réussite potentielle également, à travers une stratégie de poursuite hasardeuse, essentiellement déterminée par le refus d'entrer sur le marché du travail. À défaut de trouver un sens clair à l'expérience scolaire, celle-ci est toujours moins déconcertante que l'absence de sens qu'il trouve à l'entrée sur le marché du travail. Ainsi, il se maintiendra dans le système scolaire sans pour autant trouver un sens immédiat à son expérience d'élève.

     

    L'impact du rapport au temps

    Mais si ces deux approches, individualiste et structuraliste, ont eu l'avantage de cibler les phénomènes de reproduction sociale au sein de l'institution scolaire, elles se sont heurtées à la question du changement social. Qu'est-ce qui fait qu'un fils d'ouvrier va devenir cadre supérieur? À l'inverse, qu'est-ce qui fait qu'un fils d'ingénieur va devenir employé administratif? Sont-ce les mêmes logiques qui sont en jeu dans les deux cas? Si l'explication structuraliste montre là ses limites, l'explication individualiste n'apporte pas davantage de réponse plus précise, si ce n'est de dire que dans un cas comme dans l'autre, l'investissement dans la poursuite des études aura été jugé plus coûteux que payant, ce faisant que les stratégies individuelles et/ou familiales auront contribué à favorisé le temps présent sur le temps futur. Autrement dit que le rapport temporel des uns et des autres est en définitive le facteur déterminant du statut acquis.

     

    Il serait intéressant de mener une étude empirique sur le rapport temporel vécu à l'Ecole (mode projectif, passif, attentiste, etc.), et ce d'autant plus que nous vivons dans une société caractérisée par un processus d'accélération sociale (Harmut Rosa), aussi bien en terme de transformations sociales, technologiques qu'en terme de rythme de vie, d'expériences vécues. Ainsi, l'horizon temporel semble se rétrécir à mesure que l'expérience vécue se densifie sur le présent.

    Pourtant, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, il est de plus en plus difficile d'entrer sur un marché concurrentiel du travail sans qualification. L'institution scolaire promeut d'un côté la valorisation du temps long de la formation, tandis que les structures temporelles de la société s'ancrent de plus en plus sur un horizon temporel réduit, mêlant incertitude de l'avenir et densification du temps présent. Accélération des rythmes de vie d'un côté, temps long de l'apprentissage et de la formation de l'autre. Cette désynchronisation des temporalités n'est-elle pas également un frein à la motivation scolaire à laquelle nous semblons assister aujourd'hui ?

    Plus précisément, la temporalité vécue de l'expérience scolaire agit-elle de la même façon selon les milieux sociaux, les modes éducatifs, les réseaux de sociabilités scolaires, etc ?

     

    Sans pouvoir répondre, faute d'études sur ce sujet, il nous semble voir ici s'ouvrir un champ de réflexion et d'étude pertinents, s'appuyant sur la théorie de l'accélération sociale de Rosa, venant compléter les nombreux travaux existants dans le domaine de la reproduction sociale et de l'Ecole.

     


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  • Bourdieu propose une approche des classes sociales qui se distingue de celle de Marx sur quelques points fondamentaux. S'il reprend une grille de lecture conflictuelle des rapports sociaux, il se différencie de Marx sur au moins deux points essentiels :

    • les classes sociales ne se déterminent pas uniquement en fonction de leur disposition en ressources économiques, mais le capital culturel a une place au moins aussi importante ;

    • les classes sociales ne sont pas des réalités empiriques, mais de pures constructions théoriques potentiellement réalistes. Ce sont des classes probables et non des classes réelles.

    • Il dépasse l'approche purement matérialiste (situation socio-économique dans les rapports de production) pour proposer une approche structurelle symbolique des classes sociales, en fonction de leur position dans l'espace social certes, mais également des déterminations incorporées liées à ces positions. (autrement dit, la situation socio-économique détermine des modes de pensée et d'agir qui vont en retour agir sur le sens que les individus donnent à ces positions).

    Chez Bourdieu, toutes les sociétés s'organisent selon un principe de différenciation sociale. L'une des grandes lois sociales de l'histoire et que cette différenciation s'accentue à mesure que les sociétés se complexifient à l'image de la vie biologique (Spencer, Durkheim). Les individus se dispersent alors dans l'espace des positions sociales selon ce principe de différenciation qui structure la société. Dans la société française (et dans la plupart des sociétés modernes), la structure de différenciation repose sur deux grandes types de capital : le capital économique et le capital culturel. Ainsi, les positions des individus dans l'espace social sont les produits de leurs disposition en ces différentes formes de capital. Se constitue sur cette base l'échelle des positions sociales.

     

    Les positions distribuées tendent à rapprocher les individus disposant d'un même volume et d'une même distribution en capital économique et culturel. Ainsi, les individus sont des points identifiables dans l'espace social, que l'on peut repérer au travers de leurs coordonnées capitalistiques (volume de capital, type de capital).

    Par suite, plus les points sont proches, c'est-à-dire plus il y a une proximité dans la structure de capital, plus il y aura également une similitude dans les pratiques, les modes de vie et de pensée. En effet, des points proches partageront des principes de vision et de division du monde relativement identiques. Les points de vue particuliers sont donc déterminés par la position sociale, c'est-à-dire par ce que Bourdieu nomme la structure objective.

     

    Cette structure objective, en définissant des positions, va délimiter des points de vue particuliers sur le monde, des préférences, des perceptions, des manières de penser et d'agir spécifiques ; ce qu'on appelle communément des goûts et qu'il nomme plus généralement des structures mentales. Autrement dit, les structures mentales sont intimement mêlées aux structures objectives, dont elles sont le produit.

     

    Mais dans le même temps que les positions sociales déterminent les points de vue a adopter sur le monde social (principe de vision et de division du monde), ces points de vue renforcent et produisent dans le même temps la structure sociale. Autrement dit, les points de vue sur le monde tendent à se différencier selon la position occupée dans l'espace social, et ce faisant, ces points de vue reconstruisent à leur tour, en la légitimant, la structure sociale.

     

    Ainsi, les structures mentales, qui sont des produits de l'incorporation des manières de voir et de penser attachées aux différentes positions sociales (structures objectives), conduisent les individus à agir et penser conformément à ces modèles incorporés. La structure sociale fait les structures mentales qui reproduisent et légitime la structure sociale. Autrement dit, la structure objective existe deux fois : comme objet puis comme idée ; dans les choses et dans l'esprit. Le point de vue particulier est un point de vue socialement situé, constitué par sa position même et qui va avoir tendance à conforter sa propre position, en construisant une vision du monde propre à sa position donnée.

    La position d'où je parle influe sur ma manière de construire ma réalité (ma pensée, mes actes, mes préférences, etc.). Donc, ma construction de la réalité est préalablement construite par ma position dans l'espace social. Le constructeur que je suis est déjà en partie construit et ce que je construis a déjà été construit en moi par ma position. Croyant mon point de vue arbitraire, libre et singulier, il est en réalité le produit d'un arbitraire construit, d'une liberté réduite à un certain nombre de possible (lié à ma position), d'une singularité non singulière mais située.

    Vous suivez toujours ?

     

    La proximité dans l'espace social est la condition de la proximité dans les perceptions de l'espace social. Par conséquence, il peut y avoir une proximité des modes de vie, des préférences, des points de vue sur le monde entre groupes sociaux. Pour autant, contrairement à Marx, Bourdieu n'en conclut pas à l'existence des classes sociales. Il constate simplement une similitude de perception liée à leur positionnement structural. Ces proximités peuvent éventuellement donner naissance à une conscience unitaire, à une véritable conscience de classe, mais il faut pour cela une force de mobilisation politique. Les classes sociales existent en tant que potentialité objective d'unité, à condition qu'il y ait une force de mobilisation – elles sont des classes probables – mais n'existent pas comme catégories réelles. Si elles sont le produit d'une construction théorique qui rend compte d'une réalité empirique, les constituer comme réalité pratique est une erreur théorique. On ne passe pas impunément de « la logique des choses aux choses de la logique », contrairement à ce qu'affirmait Marx.

     

    En découpant l'espace social en fonction du volume et du type de capital, Bourdieu définit donc des positions sociales. Ces positions se dispersent dans l'espace social de manière spécifique. Il identifie ainsi trois grands groupes de positions :

    • les classes dominantes, assimilée à la classe bourgeoise, qui concentrent un volume de capital important ; à l'intérieur de ces classes bourgeoises, il différencie les anciennes classes bourgeoises, dont le capital est surtout constitué de capital économique hérité ; une nouvelle bourgeoise, issue du public et du privé, dépositaire d'un capital culturel important, acquis par les titres scolaires.

    • La classe moyenne ou petite bourgeoisie, issue essentiellement de l'amélioration des conditions de vie et de travail de la classe populaire et du développement de l'Etat social (emploi de fonctionnaires)

    • la classe dominée ou classe populaire, qui se caractérise avant tout par sa dépossession en terme de capital.

     

    Chacun de ces groupes disposent de positions sociales particulières dans l'espace social, et ce faisant de points de vue particulier. A chaque position sociale correspond alors des styles de vie, c'est-à-dire tout un ensemble de vision du monde, de préférences, de goûts, de pratiques de distinction particulier.

     

    Ces pratiques de distinction sont déterminées par la place occupée dans l'espace social. Ainsi, les préférences individuelles sont sous l'emprise du social. Les points de vue particuliers sont toujours des points de vue socialement situés. Chaque classe sociale dispose d'un habitus de classe incorporé, conduisant ces classes à adopter des pratiques sociales, des goûts particulier.

    Il existe donc des lois tendancielles (non figées, déterministes) des comportements individuels.

    Les individus sont donc les produits de champ (leurs univers d'action), de capital et d' habitus associés à leur position dans l'espace social.

     

    Les styles de vie, produits apparents de nos choix individuels, sont en réalité les produits de nos positions dans l'espace social et dans les champs, qui orientent et dictent nos manières de voir, d'agir et de penser le monde social.

     

     

     

    1Extrait de P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Ed. Minuit, 1979, p. 140-141.


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