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    suite du billet précédent sur la sociogenèse de l'Etat 


    Bourdieu s'appuie sur la définition durkheimienne de l'intégration sociale et morale1. Il fait de l'État le fondement de l'intégration sociale et de l'intégration morale du monde social. Par intégration sociale, il s'agit de dire que les agents partagent la même perception logique, expliquant l'accord immédiat autour des mêmes catégories de pensée, de perception et de construction de la réalité. Par intégration morale, il s'agit de l'accord immédiat autour des mêmes valeurs.

    Ainsi, l'Etat fonde le consensus sur le sens du monde social, qui est la condition même des conflits à propos du monde social, conflits nécessitant que l'on s'entende tous a minima sur une même vision du monde social. Pour donner un exemple, aucun anarchiste ne fonctionne avec un repère horaire, métrique ou calendaire autre que celui étatique.

    L'Etat est donc un principe d'ordre public qui repose sur le monopole de la violence physique mais surtout de la violence symbolique légitime. Reprenant la citation de Weber, Bourdieu l'enrichit de sa dimension symbolique, en la situant au cœur même de sa définition de l'Etat.

     Pourquoi croit-on en l'Etat alors? Parce que l'Etat : "est une entité théologique, qui n'existe que par la croyance consensuelle en son existence. (p. 21)

    Ses effets ne sont que le produit de cette croyance. L'Etat est donc une fiction sociale, mais c'est une fiction qui n'est pas fictive, une illusion qui n'est pas illusoire (Hegel), car elle agit objectivement et efficacement sur le monde et les agents sociaux. « ce n'est pas parce que quelque chose n'est pas ce qu'elle veut faire croire qu'elle est qu'elle ne produit par pour autant un effet, parce que malgré tout, elle parvient à faire croire ce qu'elle veut faire croire » (p. 53)

    L'officiel est efficace même s'il n'est pas ce qu'il veut faire croire, tout simplement parce qu'il contribue à faire croire ce qu'il n'est pas. Ainsi, les agents d'Etat sont des individus dont la parole vaut parole d'Etat. Lorsqu'un enseignant dit d'un enfant qu'il est idiot, la valeur de cette parole est jugée à la mesure de la parole de l'ordre social. Elle statue sur l'état d'intelligence de l'enfant, à travers la légitimité que l'enseignant a reçu de l'Etat pour juger de l'intelligence officielle de l'enfant. L'école distribue ainsi des « brevets d'intelligence » légitimes. La parole enseignante est une parole qui dit l'officiel, qui représente l'universel qu'elle est censée incarnée. Les agents d'État sont ainsi dotés d'une autorité symbolique renvoyant à une sorte de communauté illusoire, de consensus universel dont les actes sont des actes légitimes, qui disent la parole de l'État.

     Comment la fiction fonctionne?

    L'État est un point de vue sur le monde qui se définit comme point de vue universel, officiel. Pour que cela fonctionne, il faut que ce point de vue soit considéré comme un point de vue en dehors de tous les points de vue particulier, autrement dit un point de vue neutre, sans point de vue. Il dit que son point de vue est le point de vue à partir duquel tous les points de vue particuliers doivent être pensés. Il est le : « géométral de toutes les perspectives » (p. 53).

    Mais pour faire accepter sa position méta-sociale, il doit faire croire qu'il n'est pas lui-même le produit de la construction d'un point de vue, qu'il n'a aucun jugement, aucun intérêt, aucune raison particulière à adopter son point de vue. Il se situe au-delà des intérêts, des contingences, des conflits, de l'espace social. Il doit se dé-particulariser afin de s'universaliser. C'est en cela qu'il est une fiction théologique. Il en est de l'État comme de toutes les institutions ; elles ne sont rien de plus mais rien de moins non plus que des fictions collectives, mais en tant que telles elles disposent d'un pouvoir fort. Une institution souligne Bourdieu, c'est « du fiduciaire organisé, de la confiance organisée, de la croyance organisée, de la fiction collective reconnue comme réelle par la croyance et devenant de ce fait réelle. » (p. 67).

    Comment en vient-on à considérer que le point de vue de l'Etat est un point de vue universel? Parce que c'est le point de vue public, qui s'oppose au point de vue privé.

     

     Distinction privé/public

    Bourdieu repère deux définitions du public. Une définition qui l'oppose à tout ce qui est singulier, particulier. Le public est l'inverse de l'idios grec, du singulier. Une définition qui l'oppose à tout ce qui est masqué, caché. Le public, c'est alors le visible, ce que l'on montre. Selon cette double définition, le public c'est la combinaison de ce qui est universel, partagé par tous et de ce qui est visible. Donc, "si le privé est à la fois ce qui est singulier et ce qui est caché ou susceptible d'être caché, alors l'effet d'officiel implique nécessairement un effet d'universalisation, de moralisation (...). (p. 87).

     Le public, c'est donc l'universel. De fait, l'agent public, l'homme politique, lorsqu'il s'exprime, en tant que personnage public, parle une parole doté d'une autorité symbolique : il parle l'officiel, c'est-à-dire la parole publique. En s'exprimant, il exprime l'universel, et renforce l'Etat dans son monopole de la parole universelle.

     De fait si l'officiel, c'est la parole commune, visible, donnée à voir et à entendre, c'est la seule parole légitime. En conséquence, l'officiel, c'est la censure, la censure du particulier. Mais c'est une censure qui ne se reconnaît pas comme censure, car l'officiel parle l'universel, donc au-dessus du particulier. Elle dit ce que tout le monde pense et en le disant rappelle ce que tout le monde doit penser sans savoir qu'ils le doivent.

    C'est une censure de type éthique, nous dit Bourdieu. La censure provient du surmoi social, de l'oeil universel qui est reconnu comme tel par tout le groupe. Ainsi, elle est co-fondatrice du groupe et de sa pensée. Le groupe ne peut pas penser autrement que ce qu'il pense en tant que groupe disposant d'un « surmoi généralisé ». le surmoi généralisé est la pensée partagée par l'autrui généralisé (Mead), à la structure mentale du groupe. La censure est donc invisible, cachée, car elle est totalement publique, totalement visible : elle remplit la totalité de l'espace social du groupe qui se réclame de ce surmoi généralisé. Ainsi,  « ce surmoi est une sorte d'incarnation pratique du rappel contraignant au devoir-être » (p. 93)

    C'est un super-ego constitué de l'addition de l'ensemble des alter-ego disposant du même super-ego. C'est un super ego collectif, transcendant et immanent à la fois, incorporé dans les structures mentales des ego particuliers. La censure est donc ce super ego au-dessus des individus particuliers, parce qu'incorporés dans tous les individus particuliers.


    1E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Puf, Quadrige, 1994.


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     L'Etat est un objet sociologique difficile à saisir, parce qu'il est traversé de prénotions. C'est un objet impensable même car toute pensée sur l'Etat est une pensée d'Etat nous dit Bourdieu. L'Etat nous possède, il est incorporé dans nos manières d'agir et de penser. Il est :

    « un principe de production, de représentation légitime du monde social. »

    Quiconque veut réfléchir sur l'Etat applique à l'Etat une pensée d'Etat. Déjà, dans un texte de Raisons pratiques, l'auteur soulignait l'impensable d'un objet – il traitait alors de l'Ecole (mais l'Ecole, c'est l'Etat) – qui se donne les apparences du naturel.

    « Du fait qu'elle est l'aboutissement d'un processus qui l'institue à la fois dans les structures sociales et dans des structures mentales adaptées à ces structures, l'institution instituée fait oublier qu'elle est issue d'une longue série d'actes d'institution et se présente avec toutes les apparences du naturel.1 » (p. 107)

    Comment faire alors?

    Il faut dépasser l'analyse substantialiste, qui pose l'Etat comme un invariant et l'analyse fonctionnaliste qui ne voit l'Etat qu'à partir de ce qu'il fait, ou ceux pour qui il le fait. Bourdieu cherche à comprendre ce qu'est l'Etat en tant qu'institution instituée, autrement dit comment l'Etat s'est constitué historiquement comme Etat, c'est-à-dire comme lieu de concentration et de monopolisation de l'ensemble des ressources de sens sur le monde social (des règles calendaires, au code de la route, en passant par la levée d'impôt, etc.)

    pour cela, l'auteur se livre à une véritable socio-génèse, ou sociologie génétique de l'Etat, afin de mettre à jour les principes qui ont contribué à la constitution de l'Etat. Faire une sociologie génétique permet de repérer comment ce qui va de soi aujourd'hui, et donc qui à ce titre n'est jamais interrogé, puisque accepté comme allant de soi, s'est constitué historiquement comme allant de soi. Qu'est ce qui a présidé à l'instauration du calendrier grégorien, à la définition des titres scolaires reconnus, au code de la route, etc ?

    Dévoilant les illusions de la " pensée d'Etat ", vouée à entretenir la croyance en un principe de gouvernement orienté vers le bien commun, Pierre Bourdieu montre que cette " fiction collective " aux effets bien réels est à la fois le produit, l'enjeu et l'espace ultimes de toutes les luttes d'intérêts.

     

    Pour une sociologie génétique de l'Etat : aspects méthodologiques

    Pour Bourdieu, seule la recherche génétique peut permettre de saisir l'Etat comme invention historique, comme « artefact historique » et que les individus sont eux-mêmes des produits d'Etat, des inventions d'Etat, à l'instar de leurs esprits. Nos manières de penser et d'agir, notre structure mentale, notre subjectivité sont des inventions d'Etat. Ainsi, arriver à saisir l'Etat dans ce qu'il est, dans son essence et pas seulement dans ses fonctions (théories classiques), impose de découvrir la genèse des phénomènes étatiques, de remonter à l'origine étatique de nos manières de penser, au fondement des évidences.

    Bourdieu souligne également le paradoxe sur lequel se constitue le monde social, paradoxe souvent négligé par les sociologues qui sont amenés à étudier les faits sociaux sous le paradigme de l'actionalité rationnelle ou du fonctionnalisme. Il précise que :

    « on peut découvrir un ordre immanent sans être obligé de faire l'hypothèse que cet ordre est le produit d'un intention consciente des individus, ou d'une fonction transcendante aux individus, inscrite dans les collectifs ». (p. 157-158)

    Si les agents sociaux sont bien agissants, s'ils sont actifs, c'est d'abord l'histoire qui agit à travers eux, histoire qu'ils portent et actualisent dans leurs actes en fonction des expériences singulières qui viennent s'y déposer. Ils sont donc à la fois produits de l'histoire et producteurs d'histoire. Pour Bourdieu, il n'y a donc pas d'opposition antithétique qui tienne entre structure et individu, car comme il le souligne :

    « la structure est dans l'individu aussi bien que dans l'objectivité » (p. 159).

    L'institution étatique, souligne Bourdieu est une institution efficace lorsqu'elle réussit à s'imposer sans s'imposer, comme allant de soi. Ainsi, l'institution existe deux fois :

    « elle existe dans l'objectivité des règlements et dans la subjectivité de structures mentales accordées à ces règlements » (p. 185)

    Et ce faisant, elle disparaît comme institution. Autrement dit, le fondement des choses qui nous apparaissent comme les plus fondamentales, les plus déterminantes est sans doute dans les structures mentales, dans les formes symboliques, et pas dans les formes matérielles de l'infrastructure. Or, seule une sociologie génétique peut permettre de mettre à jour « l'arbitraire des commencements ».

    Mais qu'est-ce que l'Etat précisément?

     

    Dépasser la vision fonctionnaliste classique de l'Etat

    Bourdieu va s'employer à élaborer, construire et peaufiner sa définition au fur et à mesure de l'avancée de son cours. Il commence par s'appuyer sur les deux approches antagonistes de l'Etat pour mieux les réfuter, en montrant leurs limites.

    L'approche classique initiée par la philosophie politique (Hobbes, Locke) fait de l'Etat un lieu neutre, un espace de désintéressement, au service du bien commun. Autrement dit, l'Etat serait le lieu du consensus sur le sens du monde social. Sorte de point de vue au-dessus des points de vue particulier, sans point de vue lui-même. L'Etat se constitue comme un quasi-Dieu transcendant, disposant d'une méta-vision sur le monde.

    Bourdieu récuse cette vision angélique de l'Etat, qui reflète un fonctionnalisme bienveillant, désintéressé. L'Etat, somme d'agents particuliers, ne peut pas être un simple lieu de neutralité. Son point de vue sur le monde social, reconnu comme point de vue des points de vue (donc officiel) est le produit d'intérêts, de conflits, de luttes initiales qui n'apparaissent plus aujourd'hui, car semblant aller de soi. Mais le point de vue de l'Etat est un allant-de-soi qui n'a rien de désintéressé initialement.

    Ensuite, l'approche marxiste, qui pour simplifier est antinomique de l'approche classique, voit dans l'Etat un instrument de domination, autrement dit un instrument au service de l'intérêt des dominants. Ainsi, souligne Bourdieu, dans l'approche marxiste, l'Etat est défini :

    « par ce qu'il fait et par les gens pour lesquels il fait ce qu'il fait » (p. 17).

    Cette vision est réductrice, dans le sens où elle ne s'occupe que des fonctions de l'Etat sans se soucier de sa genèse, ni de son mécanisme de production. Comment se fait-il que l'Etat serve les intérêts des dominants. Quels principes ont guidé à sa constitution comme instrument d'utilité bourgeoise? L'approche marxiste inverse l'approche désintéressée de l'État neutre, sans apporter d'éclairage sur ce qu'est vraiment l'État. Elle substitue simplement à l'État lieu du consensus un État diabolique, au service d'une classe sociale.

    Ces deux approches se situent dans une vision fonctionnaliste de l'État, posant la question de son utilité, avant même celle de sa production. Or, la fonction n'est pas première, mais résulte d'une constitution initiale. Certes, l'État est bien le principe de l'ordre social, qui dit la vision du monde social telle qu'elle doit être dite. Il légitime une certaine vision du monde reconnue comme légitime par tous. Ce faisant, il est bien un lieu de consensus. Mais ce qui intéresse Bourdieu, c'est de montrer comment ce consensus s'est constitué, comment la vision de l'État est devenue vision légitime.

    Autrement dit, qu'est-ce qui a permis qu'une vision particulière se transforme en vision universelle et en se transformant en vision universelle se légitime comme une vision universelle?

    cela fera l'objet d'un prochain billet...

     

    1. P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Essais, Seuil, 1996.


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  • La récente polémique autour des propos du Ministre de l'Intérieur sur la hiérarchie des civilisations, au-delà des relents nauséeux qu'elle suscite, peut être le point de départ d'une réflexion autour des valeurs fondamentales que porte la France. Il est d'usage de faire de la France le lieu de genèse de valeurs universelles, telles que l'égalité ou la liberté.

    Mais ces valeurs aussi universelles qu'elles paraissent, sont en réalité le produit d'une histoire sociale particulière, histoire sociale qui a conduit à la Révolution démocratique bourgeoise et qui jusqu'à preuve du contraire ne s'est produite nulle part ailleurs dans le monde (selon cette configuration). Le système aristocratique tombé en désuétude, se maintenait encore par sa charge symbolique plus que par sa force économique et financière, apanage de la bourgeoisie. L'exemption de l'impôt, la mainmise sur les sols et le droit de censure entravaient la liberté de commerce, assommaient les paysans et limiter la mobilité sociale. Par une situation exceptionnelle dans l'histoire des sociétés humaines, les intérêts bourgeois rejoignaient les intérêts prolétaires et paysans. Les bourgeois demandaient l'égalité, certes, mais désiraient surtout la liberté (d'entreprendre, de commercer, d'accumuler) : liberté politique, mais plus encore la liberté économique, celle de l'entreprise et du profit, comme Soboul1 l'a souligné. De leur côté, les paysans voulaient la liberté, mais désiraient surtout l'égalité. Libres depuis longtemps à la fin du XVIII, le système de servage ayant été quasiment partout abrogé, ils vivaient encore sous le joug des rapports féodaux de production. « La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d'être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c'est avec vérité qu'on peut dire qu'en détruisant une partie des institutions du moyen âge on avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait » observait Tocqueville2. Si bien qu'à la veille de la révolution, la communauté rurale est unie face à l'exploitation féodale

    La conjugaison de ces intérêts particuliers, structurels à la société française du XVIII n'auraient pu cependant conduire à la Révolution sans l'association d'une conjoncture socio-économique singulière, celle d'une crise de sous-production tout d'abord, causée par plusieurs années d'intempéries météorologiques (à une époque où l'économie à dominante agricole était fortement dépendante des rigueurs météorologiques) conjuguée à une forte poussée démographique, contribuant à l'inflation des prix, notamment sur les produits alimentaires (à la veille de la révolution, le prix du pain absorbe près de 60% du revenu populaire) ; celle d'une crise financière et politique d'autre part, d'un Etat fortement endetté.

    Ainsi, la liberté et l'égalité, ces valeurs structurantes de nos sociétés démocratiques, ne se sont pas créées ex nihilo, mais furent le produit de luttes sociales violentes et historiquement datées. Les historiens me pardonneront ce résumé succinct, et sans doute réducteur, mais le but de mon propos est ailleurs.

    Admis l'idée que ces valeurs qui nous unissent résultent d'une construction socio-historique particulière, dont la genèse est connue, comment se fait-il que celles-ci aient pu prendre un caractère universel ? Autrement dit, comment le particulier s'est constitué en universel? Et partant de là, cet universel qui va de soi, justement parce qu'il se revendique de l'universel, est-il si universel que cela ?

    Bourdieu3 a montré à quel point la pensée commune, ce qu'il nomme la doxa, cette croyance crue par tous sans acte de foi, car incorporée comme un allant de soi, structure nos modes de pensée et nous empêche de poser les bonnes questions. La doxa fonctionne comme un principe de censure invisible et indolore, elle est une réponse à une question qui ne se pose pas, qui semble ne s'être jamais posée.

    Or, la question des valeurs est une de ces questions qui ne se pose pas : elle a la force de l'évidence pour elle. En effet, poser nos valeurs comme des valeurs universelles, c'est immédiatement les poser comme indépassables, comme relevant d'un essence profondément naturelle, donc non construites, vers lesquelles l'humanité tend naturellement à mesure de son développement et de l'exercice de la rationalité.

    Faire des valeurs comme l'égalité homme-femme, la liberté individuelle, la démocratie, la rationalité, etc. des valeurs universelles revient dans le même temps à dire que toutes les autres sont des valeurs particulières, des idiotes éthiques, qui, de fait, servant des intérêts particuliers, ne sont pas dignes d'être considérées comme universelles. Consacrer l'universel c'est réfuter dans le même temps le particulier, c'est légitimer en l'officialisant par la parole d'Etat ce qui unit les hommes et en même temps, sanctionner et rejeter ce qui les désunit, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas de l'universel.

    Faire de l'égalité une valeur universelle revient à masquer les enjeux et les conflits d'intérêts génétiques qui ont contribué à constituer l'égalité comme principe d'universalité. Que l'on se remémore simplement les luttes (parfois violentes) pour l'obtention d'un droit à disposer d'un compte personnel pour les femmes, ou de celui encore plus conflictuel (et non définitivement acquis) à disposer de leur corps. Ces luttes pour l'égalité sont des luttes modernes, dont il est aisé de repérer la genèse. Ainsi, ce qui aujourd'hui semble être une évidence, une chose qui va de soi, est le produit d'une histoire faite de luttes, d'intérêts sociaux antagonistes, de conflits particuliers, qui finissent par faire l'objet d'un consensus social, c'est-à-dire d'un accord implicite sur le sens du monde social. Autrement dit, cette égalité revendiquée comme une valeur universelle, propre à la civilisation occidentale, n'est devenue universelle qu'à partir du moment où elle est devenue valeur d'Etat, valeur officielle bénéficiant de la légitimité d'Etat. Par Etat, il faut entendre le lieu de monopolisation de la domination symbolique, exerçant une forme de coercition inconsciente sur ce qui est bon à penser et sur ce qui va de soi.

    Il y a aujourd'hui unité de conscience sur l'égalité homme/femme ; cette unité de conscience est devenue une vérité officialisée, et en s'officialisant, elle a acquis le statut de vérité universelle, puisque l'Etat se constitue comme lieu de monopolisation et d'universalisation d'intérêts particuliers.

     

    Cela revient à dire que les valeurs qui nous unissent sont des constructions socio-historiques, initialement produits de conflits d'intérêts particuliers, dont l'un s'est imposé sur les autres, et qui, en s'imposant, à réussi à obtenir le monopole de ses revendications. Par suite, ce monopole est devenu une vérité qui a la force de l'évidence, une vérité constituée et légitimée, une doxa jamais interrogée, car incorporée comme vérité universelle, au-delà des intérêts particuliers. C'est une sorte d'éthique méta-éthique, un point de vue à partir desquels se construisent tous les autres points de vue, et en cela, le point de vue sans point de vue, objectivement neutre, vrai, infalsifiable, le point de vue doxique, incorporé dans nos manières mêmes de penser le monde qui ont conduit un certain Ministre à penser que certaines civilisations (gageons qu'il voulait dire valeurs) sont préférables à d'autres, parce qu'elles pensent l'universel et agissent dans le sens de l'universel.

     

    Cette vision doxique est en réalité le produit d'un européanocentrisme, ou d'un occidentalo-centrisme incorporé, nous laissant croire que ce que nous croyons est cru par tous, ou si ce n'est pas encore le cas, devrait l'être par tous. Autrement dit, les valeurs universelles que nous portons ne sont que des croyances qui fonctionnent parce que nous avons été conditionné à y croire, par effacement des genèses qui ont conduit à l'instauration de ces croyance. L'universalité des valeurs est une fiction sociale, un contrat fiduciaire implicite particulier aux sociétés occidentales, qui n'a d'universel que ce que le discours sur l'universel a de performatif : faire exister ce qui n'est qu'illusion.

     

    1. O. Soboul, La Révolution française, Paris, Puf, Quadrige, 2010 (1965).

    2. A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 2009 (1856), p. 97.

    3. cf. P. Bourdieu, Sur l'Etat. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil, Raisons d'agir, 2011.


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