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    Après le service minimum dans les transports en commun, voici le service minimum d'accueil.

    Je tiens à préciser tout de suite que je ne suis pas fondamentalement contre sur le principe, mais en revanche, je suis foncièrement contre sur la méthode et les raisons de sa mise en place.

     1. le SMA n'est pas à proprement parler une entrave au droit de grève des enseignants, nous dit le gouvernement. l'entrave eut été de mettre en place un SME, c'est-à-dire un service minimum d'enseignement. tiens! belle idée que voilà... qui n'en doutons pas finira bien par se mettre en place un jour ou l'autre.  savoir comment on recrute, comment on enseigne, avec qui est une autre question. mais le sujet n'est pas là (pour le moment).

    2. En revanche, si le SMA n'est pas une entrave au droit de grève, il lui coupe l'herbe sous le pied. En effet, imaginons une entreprise où les salariés décideraient tous de faire grève. Donc la production serait nulle, ou très ralentie durant la période.  Imaginons maintenant que pour "arranger" les clients qui achètent les produits/services fabriqués/fournis  par cette entreprise, on mette en place un système de compensation. Par exemple, que l'employeur offre aux clients de nouveaux services, des compensations sur autre chose ou des formes de dédommagements divers et variés.

    Il y a fort à parier que dans ce cas, le mouvement de grève des salariés soit moins préjudiciable, aussi bien à l'employeur qui certes, perd en production et donc en profit au bout du compte, mais qui dispose de moyens pour néanmoins conserver ses clients et donc ne pas perdre son marché, que pour les clients eux-mêmes qui se voient dédommager des conséquences néfastes de la grève des salariés sur les services offerts.

    En revanche, ceux qui s'en sortent le moins bien dans l'histoire ce sont bien les salariés, dont la grève est finalement moins pénalisante pour l'employeur comme pour ses clients. Et en conséquence, les salariés se retrouvent condamnés soit à ne plus faire grève (ou alors de manière forte dans le temps) faute de peser véritablement, soit à voir leur revendications peu écoutées.

    Ce qui se passe dans l'Education Nationale est bien cela : les enseignants grévistes "empêchent" les parents de travailler, ils "empêchent" aux enfants d'apprendre. il faut donc contourner ces effets négatifs (en économie, on dirait externalités négatives) en créant les conditions nécessaires pour les rendre positives. L'Etat met en place alors des structures d'accueil des enfants afin que les parents puissent aller travailler sans avoir besoin de trouver une nourrice, etc. cela satisfait tout le monde, Etat et parents, sauf les grévistes eux-mêmes.

    3. Or, le propre d'une grève, il me semble, est de chercher un terrain d'entente, une fenêtre de dialogue social avec son employeur pour voir ses conditions de travail/salaires ou son organisation du travail, etc. évoluer. Bref, se faire entendre pour ensuite être enfin écouté! mais la grève est déjà la manifestation d'un désaveu, ou du moins d'un échec de la négociation. eEle intervient en dernier recours. Or, si celui-ci lui-même est en partie cassé, qu'advient-il des revendications?

     Certes, en tant que parent, je peux comprendre qu'il soit plus facile de savoir que son enfant sera gardé, sans être dans l'obligation de faire appel à une nourrice, ou à la crèche, etc. Mais l'enseignement n'est pas qu'une question réservée à un petit corps restreint de fonctionnaires : c'est une question qui touche l'ensemble de la société ; elle est à la base de l'accès à la citoyennté, à la constitution d'un individu libre, autonome et émancipé. elle devrait intéresser tout le monde et ne pas être instrumentalisé par le politique en mettant face-à-face parents et enseignants (comme on met face-à-face client et producteur, offre et demande dans un langage purement économique). a l'heure de l'individualisme, c'est un peu chacun pour soi, chacun chez soi et le gouvernement joue de ce clivage et de ses replis identitaires pour mieux casser les mobilisations collectives.  ce genre de procédés fait peser des menaces bien plus lourdes que celles de la simple désunion parents/profs cependant.

    4. En outre, oser dire que cette mesure permettra aux parents qui ont de faibles ressources de ne pas perdre une journée de travail, si la chose est vraie, n'en est pas moins totalement démagogique. On sait très bien que les familles modestes sont souvent celles où un seul des parents travaillent. Tandis qu'effectivement, pour les familles aisées, où les deux parents travaillent la plupart du temps, il est vrai que perdre une journée de travail représente un coût excessif dans le budget des ménages! D'ailleurs, au traitement médiatique du sujet, les sorties d'écoles où étaient intérrogés des parents qui estimaient que le SMA était une bonne idée, ne semblaient pas être très représentative de cette France d'en bas dont M. Sarkozy s'est fait autoproclamé le porte-voix, (sans pour autant s'en faire le porte-monnaie).

    Mais sans doute encore une fois je m'emporte un peu trop. Et que mon regard manque cruellement d'objectivité sur ce point. Mais que voulez-vous? Quand on a un esprit qui tangue à gauche (et pourtant une gauche bien moderne, loin de l'utopisme marxiste), il est difficile d'être toujours du côté des donneurs de leçons! (mais là encore, c'est un jugement de valeur!).

     

     


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  •  Je propose ici une première approche de mon (éventuel) sujet de thèse. il me reste encore à définir clairement mes concepts, ma ligne de lecture et l'orientation de mon travail mais je souhaite traiter de la question (inaccessible sans doute) de l'identité de l'individu en société moderne, c'est-à-dire des modes de construction identitaire et de constitution de l'individualité dans une société précarisée, fragmentée et multiple. je livre ici quelques premières réflexions, qui font suite à ma lecture de l'ouvrage de Z. Bauman "la vie liquide". Réflexions que je poursuivrai par la suite.

     

    « Ici, tu vois, on est obligé de courir tant qu'on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça ! »

    L. Carroll, Alice.


    La société contemporaine est une société fluide, dynamique et précaire, gouvernée par l'impératif du mouvement permanent. Dans ce type de société, stagner c'est reculer ; marcher c'est rester sur place. Le seul mouvement positif est la course : course perpétuelle, incertaine, chaotique, multiple, mais nécessaire. L'ensemble des membres qui composent la société contemporaine est affilié au mouvement. Dans ce monde, les gagnants et les perdants se mesurent à l'aune des efforts qu'ils consentent à faire pour se mouvoir. Les individus sont condamnés à évoluer, bouger, courir sans cesse. Deux solutions s'offrent à eux. Ou ils avancent ou ils périssent.

    Dans cette course incessante, il n'y a pas pour autant d'objectif à atteindre. C'est d'ailleurs parce qu'il n'y a pas d'objectifs à atteindre que nous sommes condamnés à courir. Nous courrons pour masquer le vide de sens, nous courrons pour combler un manque. Nous faisons ainsi de la course le moyen et la fin de toutes choses. Le mouvement ne renvoie plus à rien d'autre qu'à lui-même. Peu importe le sens de la course, ce qui compte est d'avancer, toujours plus vite, toujours plus loin. Le comment prime sur le pourquoi. Et c'est paradoxalement au moment même où les questions afférentes au pourquoi font surface (écologisme, productivisme, socialisme, etc.) que le mouvement s'empresse, que le comment s'accélère. La nature a horreur du vide disait Aristote à son époque. Les sociétés humaines peut-être plus encore. La sécularisation de la vie sociale, les critiques récurrentes du productivisme, la fin de l'idéologie socialiste, l'individualisation sociale, etc., ont fait basculer le monde dans un vide-à-être. Non pas un non-sens, mais un sens incertain, indécis, c'est-à-dire un sens-à-venir.


    Si bien qu'à un pourquoi défaillant doit répondre un comment agissant, afin de maintenir la société et ses membres liés, afin de cimenter (ou pour le moins éviter de rompre) la solidarité sociale. Au religieux divin qui rythmait la vie dans les communautés d'autrefois et soudait ses membres, a succédé un religieux consommatoire qui rythme la vie d'individus atomisés, dans une recherche effrénée de besoins à combler, jamais atteint en réalité, pour exister en tant que membre à part entière de ladite société. « Un marché de la consommation qui pourvoiraient aux besoins à long terme, voire éternels, constituerait une contradiction dans les termes », souligne Bauman. Je consomme, donc j'existe1, donc je suis membre de la société. Cette transmutation du religieux – dans le sens littéral de ce qui relie les hommes – a contribué à une inversion des valeurs : l'individualisme s'est substitué au holisme, (Dumont), la société des individus (Elias), à la communauté de membres, le mouvement perpétuel à la stabilité d'antan. La stabilité sociale qui, jadis, trouvait sa raison d'être dans le religieux divin impénétrable et inaltérable est aujourd'hui vigoureusement conspuée par la logique de consommation renouvelée en permanence. Là où dominait le pérenne domine désormais le bref, l'inédit, le nouveau, le changeant. Au principal succède le superfétatoire ; l'outil, de moyen devient une fin en soi. Au salut à venir dans la communion à Dieu des sociétés pré-industrielles, la modernité capitaliste a sacralisé le salut dans l'immédiat, dans cette vie-ci, à travers l'exigence de communion aux objets.


    Mais le problème majeur qui découle de ce renversement des valeurs, est lié au déplacement de l'objet même de communion. Le lien divin s'effectue ailleurs, dans l'autre-monde, quand le lien objectal – aux objets – s'effectue inévitablement ici-même, dans ce monde-ci et cette vie-ci. La raison d'être des choses échappaient alors aux hommes, elle leur succédait et leur préexistait dans le même temps. Ce monde n'était qu'un passage, une étape à traverser, aussi bien que possible, pauvrement ou richement, au cœur d'une communauté humaine. Tandis qu'aujourd'hui, si la finalité des choses nous échappe, rien ne vient la garantir au-delà de ce monde. Si finalité il y a, elle est immanente au monde, elle est le produit même de la réalisation concrète du monde par l'homme. Le monde devient sa propre fin : il est de notre devoir de l'en informer. Pour cela, nous avons usé de différentes stratégies dans l'histoire : Raison, Progrès, Science, Nation, Socialisme, Productivisme, sont quelques exemples de valeurs séculières qui sont venues remplacées Dieu comme source et fin de toute chose.

    Nous sommes aujourd'hui revenus de la plupart de ces formes de « transcendances humaines » : la raison ne permet pas d'appréhender la totalité du réel, le progrès est une flèche lancée sans boussole et sans cible, le scientisme déshumanise le monde, la Nation s'est diluée dans le mondialisme d'un côté, le localisme de l'autre ; enfin, le socialisme a échoué. En revanche, le productivisme est celui qui a le mieux survécu mais suscite de nouvelles interrogations, notamment sur le plan écologique. Pour l'instant, force est de reconnaître que c'est celui qui résiste le mieux.

    S'il résiste mieux que les autres, c'est parce qu'il a opéré à la synthèse de ces derniers. Le productivisme est rationnel et scientifique : il agit dans le sens d'une rationalisation des besoins humains et des pratiques productives. Pour cela, il se « scientifise », par les modes de production et d'organisation du travail. Il se lie au progrès parce qu'il innove en permanence, pour améliorer, fluidifier, accélérer, produire mieux et davantage. Enfin, il a même réussi à englober le socialisme dans sa doctrine positive, en ce qu'il définit les biens et les besoins pour l'ensemble des membres d'une société. Le productivisme institue socialement les désirs et par suite les besoins individuels. Il relie les hommes par les biens qu'il produit.

    Pour autant, le productivisme – et son avatar social, la consommation – n'est pas une garantie suffisante de l'être-ensemble. Il n'indique pas le sens ; il dit l'objet. Il produit toujours plus, pour consommer toujours plus ; il définit un « sujet désirant » plus qu'il ne définit un pourquoi de la production.


    Il n'y a pas plus de sens dans le productivisme que dans tous les autres produits de la modernité : la fin de l'Histoire est dépassée, mais c'est sa date qui interroge. Le sens n'est pas encore advenu. Dans ce cas, si le sens nous échappe non pas parce qu'il n'est pas, mais en ce qu'il ne nous appartient pas encore, il devient inévitable de courir pour s'en rapprocher au plus vite. La course devient dès lors le moyen le plus rapide et le plus sûr, pense t-on, d'accéder au sens-à-venir du monde.


    Je formulerai donc l'hypothèse suivante : la vie sociale s'accélère et se liquéfie à mesure que celle-ci s'éloigne du sens des choses. Je reprends la définition de la société liquide établie par Z. Bauman, en la complétant. Une « société liquide » est une société où la compression spatiale par l'hypertrophie du temps présent cherche à faire de l'homme en soi, la source et la fin de toute chose. En cela, la multiplication des expériences, l'introspection narcissique, la précarisation croissante de la vie sociale, l'accélération temporelle, le souci de soi, la fragmentation identitaire sont des éléments indissociables d'une transformation socio-anthropologique plus profonde : la radicalisation de l'individualisation par la constitution de ce que je propose d'appeler un "individu total" à "l'identité totale".


    Par identité totale, j'entends l'ensemble des expérimentations professionnelles, affectives, sexuelles, idéologiques, politiques, religieuses qu'un individu est susceptible de vivre objectivement tout au long de sa vie et qui vont dans le même temps, induire une multitudes de vécus différenciés, d'aptitudes particulières, aptes à faire émerger des identités multiples et fragmentées, autrement dit une identité mosaïque, constitutive de cette identité totale.

    L'identité totale n'est jamais en cela une identité claire et structurée, aux frontières délimitées et stables, elle ne correspond pas à l'absorption de l'individu dans une forme unique d'identité, mais au contraire elle résulte d'un ensemble complexe d'expériences différenciées et parfois contradictoires, où le même est à bannir, où, en revanche, l'altérite permanente à soi gouverne.

    En ce sens, l'identité totale peut être et est presque toujours illimitée, infinie, instable et en mouvement perpétuel ; elle appelle à une thérapie du moi, à une introspection permanente. Protéiforme et mosaïque, elle vit de l'altérité à elle-même. Elle peut difficilement se dire, elle ne peut que se raconter, et surtout se vivre. Elle n'est plus mesurable et identifiable en soi, comme pouvait l'être l'identité professionnelle ou sociale pour la sociologie classique. C'est une identité fluide, plastique aux contextes et environnements sociaux.

    1Dans un travail précédent, je soulignais la dimension existentielle de l'image spéculaire comme affirmation de son être-au-monde dans un univers de plus en plus changeant. Le reflet, lui, ne change pas, il dit la « vérité » de l'être. On retrouve sur le plan métaphorique la même fonction dans la consommation. L'objet consommé donne à être, il dit l'être au travers de ce qu'il possède, au travers de ce qu'il a. La différence essentielle ici est que l'avoir doit être renouvelé en permanence, quand l'image spéculaire reste toujours la même, ce qui fait de la consommation une course sans fin, une recherche jamais satisfaite de soi et de sa présence au monde.


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  •  je reproduis ici un article écrit par N. Journet dans le cadre d'une vision comparative des différentes approches concernant lles fondements de la culture humaine, au travers de la règle d'obligation exogame, autrement dit de la prohibition de l'inceste dans les sociétés humaines. A ce jour, il n'existe aucune société qui n'ait pas définie des règles strictes d'alliances iinterdites entre hommes et femmes. certes, si l'interdit de l'inceste diffère selon les lieux et les époques, il demeure un invariant anthropologique fondamental.

    La prohibition de l'inceste est l'objet, depuis le milieu du xixe siècle, de tentatives d'explications divergentes : aversion spontanée, peur des effets négatifs de la consanguinité ou base universelle du contrat social.

    La prohibition de l'inceste est probablement un phénomène universel. C'est en tout cas une notion que les anthropologues ont rangée, au même titre que la filiation, le mariage, les rites funéraires et l'institution de la famille parmi les constituants de la condition humaine. Toutes les sociétés, en effet, énoncent des règles concernant les unions sexuelles, durables ou non. Toutes, à quelques exceptions près, réprouvent ou interdisent et éventuellement sanctionnent l'union d'un père avec sa fille, d'un frère avec sa soeur, d'un fils avec sa mère. Au-delà de ce degré proche, elles dictent une grande variété de règles concernant les conjoints prohibés, tolérés ou convenables. En France, le droit canon, celui de l'Eglise catholique, a refusé jusqu'en 1215 l'union des cousins du quatrième degré (cousins issus de cousins issus de germains). De nos jours, la loi française interdit toujours d'épouser une nièce, un neveu, une tante ou un oncle. Dans bon nombre de sociétés traditionnelles d'Afrique, d'Asie et d'Amérique, ce n'est pas tant le degré qui compte que la nature du lien : il y est convenable d'épouser par exemple sa cousine germaine matrilatérale- et non sa cousine patrilatérale-. On autorise certaines nièces et pas d'autres, la soeur de son père, mais pas celle de sa mère et ainsi de suite.

    Les explications classiques

    Les théories avancées, dès la fin du xixe siècle, par les anthropologues pour expliquer la prohibition de l'inceste, sont de trois sortes : psychologiques, biologiques, ou encore socioculturelles.

    Les premières supposent que la réprobation de l'inceste est la reprise, sous forme de règle, d'une aversion spontanée chez l'homme pour certains partenaires. L'ethnologue finlandais Edward Westermarck, en 1891, puis le sexologue britannique Havelock Ellis, en 1906, ont développé l'idée que la cohabitation prolongée entre membres d'une même famille neutralise le désir. Ces thèses se sont heurtées à des objections de fond : quelle nécessité y aurait-il d'ajouter une interdiction à ce que, déjà, la nature repousse ? Si la répugnance est universelle, comment expliquer la relative fréquence des exceptions ?

    La deuxième grande famille d'explications considère les conséquences biologiques possibles de la reproduction entre consanguins. Les unions entre proches parents, chez l'homme, chez l'animal et chez certains végétaux, peuvent avoir des effets génétiques nocifs, qui sont de deux types : l'augmentation de la fréquence des tares héréditaires, et, en cas de répétition sur plusieurs générations, un phénomène de «dépression de consanguinité», appelé aussi «dégénérescence». Dans les pays occidentaux, c'est la raison qui est souvent donnée. Dans les croyances populaires du monde entier, il est fréquent que les naissances anormales soient attribuées à des pratiques incestueuses, connues ou supposées. Mais peut-on dire que l'on tient là l'explication de l'origine du phénomène ? Rien n'est moins sûr. L'augmentation des cas de tares graves est faible et on conçoit mal que des peuples sans écriture ni registres en prennent conscience. La «dépression de consanguinité» n'est ni un phénomène naturel, ni un fait universel. De nombreuses espèces animales sauvages vivent dans la consanguinité sans dommage.

    Une troisième famille d'explications s'appuie, enfin, sur des raisons sociales ou des représentations collectives. L'essai publié par Emile Durkheim en 1897 est un bon exemple (1). Les sociétés sont toutes passées, affirme-t-il, par le stade du totémisme. Or, le totémisme est habité par l'horreur du sang du totem, qui est aussi celui du groupe de parents auquel on appartient. Commettre un inceste, c'est risquer d'entrer en contact avec ce sang totémique. D'où le véritable tabou qui pèse sur cet acte. L'idée de Durkheim est efficace : elle rend compte non seulement de l'inceste biologique, mais des règles propres à chaque société concernant ce qu'est l'intérieur et l'extérieur du groupe des consanguins. Mais elle est faiblement étayée : le totémisme n'a sans doute jamais existé sous la forme qu'il lui attribue, en tout cas n'a pas de valeur universelle, et la peur du sang n'a pas de lien nécessaire avec les rapports sexuels. On verra cependant que des recherches sur les croyances et la symbolique des humeurs sont au coeur de développements récents sur le sujet.

    Claude Lévi-Strauss et le contrat social

    La théorie la plus achevée est celle qu'en 1947 Claude Lévi-Strauss propose en ouverture de sa thèse sur les structures élémentaires de la parenté (2). C'est la première explication transculturelle et sociologique convaincante du phénomène. L'argument de départ est le suivant : la prohibition de l'inceste n'est ni un fait instinctif, ni un improbable calcul eugénique, mais un fait à la fois universel et culturel. Son universalité repose sur le principe naturel que l'homme, pour se reproduire, doit s'accoupler avec l'autre sexe. Mais il s'interdit certaines partenaires et en prescrit d'autres. Le caractère culturel de ces règles est évident, puisqu'elles varient selon les époques et les lieux. Il en va ainsi de beaucoup de domaines : partout dans le monde, les hommes boivent, mangent et dorment. Ce sont des faits naturels. Ce sont aussi des faits culturels, puisqu'ils se réalisent selon des normes différentes.

    Cependant, la prohibition de l'inceste n'est pas une règle banale : elle est, du point de vue des sociétés humaines, fondatrice. En effet, selon Lévi-Strauss, ce n'est pas tant une interdiction qu'une injonction, pour l'homme, à renoncer à ses filles et à ses soeurs. Pourquoi y renoncerait-il si ce n'est pour les céder à autrui ? La prohibition de l'inceste est la face négative d'une obligation positive : celle d'établir des liens d'échange (de femmes) entre familles et, au-delà, entre groupes. Ce n'est pas un article de morale sexuelle, mais la clause première du contrat social, qui brise les limites du groupe familial clos «se perpétuant lui-même, inévitablement en proie à l'ignorance, à la peur et à la haine» (3). Sur un plan conceptuel, c'est le moment logique du passage de la nature à la culture, de la condition animale à la condition humaine. La prohibition de l'inceste est, en somme, la première institution qui impose comme règle «l'échange de femmes, de paroles et de biens» entre les hommes. Aussi, déclare-t-il en 1960, «la prohibition de l'inceste fonde la société humaine et, en un sens, elle est la société» (4).

    Chacun creuse son sillon

    La théorie de Lévi-Strauss a exercé, au-delà même de son domaine, une grande influence, au point d'incarner pendant trente ans une sorte de vulgate anthropologique. On peut la rapprocher à cet égard des vues freudiennes sur la question : «loi du père» ou «règle fondatrice», la prohibition de l'inceste s'impose comme le prototype même du fait culturel. Cependant, les autres approches, biologiques, comportementales ou psychologiques ont conservé leurs défenseurs.

    En éthologie animale, par exemple, on insiste aujourd'hui sur le fait que d'assez nombreuses espèces pratiquent, à l'état sauvage, l'évitement de l'inceste. La sociobiologie a repris l'idée que ces comportements sont logiques du point de vue de l'évolution. Cette thèse est parfois présentée comme un fait solide. Pourtant, comme le notent André Langaney et Robert Nadot (5), «de tels mécanismes ne sont pas de règle dans l'ensemble du monde animal». On hésite donc à conclure sur le fond. Reste aussi la question du «comment ça marche ?». Ces mécanismes, en effet, n'existent que pour des scientifiques capables de reconnaître un «coefficient de consanguinité», ce qui n'est le cas ni des animaux, ni des observateurs populaires de la nature. L'évitement de l'inceste ne peut donc être qu'un instinct, ce qui limite sa portée aux degrés les plus élémentaires (fils, père, frère) et ne permet toujours pas de comprendre la pratique humaine (voir encadré p. 44).

    La thèse de l'inhibition sexuelle a également été remise sur le métier. Divers travaux sur l'attirance sexuelle entre parents proches épousables, ou entre personnes non apparentées élevées ensemble, ont donné des résultats positifs. S. Talmon, en 1964, et J. Shepher, en 1983 (6), ont décrit l'exogamie spontanée des enfants de kibboutzim israéliens élevés en communauté : bien qu'encouragés à se marier dans le groupe, ils ont, sans exception, préféré un partenaire extérieur. Les auteurs l'expliquent par une neutralisation du désir entre adolescents élevés ensemble, phénomène que certains ethologues comparent à la lassitude des couples monogames. Paul Roscoe, lui, oppose la tonalité agressive des rapports sexuels aux rapports d'affection qui règnent (ou devraient régner) dans les familles (7). Quoique fort intéressantes, toutes ces recherches butent sur une question de logique : pour appeler une répression, il faut tout de même que l'inceste soit un peu une tentation, comme le soutiennent les psychanalystes.

    Les approches biologiques et psychologiques de la prohibition de l'inceste semblent surtout pratiquer une définition qui n'inclut que la cellule élémentaire, celle où les parents se reconnaissent à coup sûr. A les suivre, on devra distinguer entre l'inceste proprement dit - objet de rejet spontané - et le manquement aux règles de mariage et de comportement sexuel, qui serait une construction humaine plus conventionnelle. Pourtant l'inceste biologique n'est pas partout traité comme un sacrilège, ni même comme un délit. Il y a des exemples dans l'Histoire : au iie siècle avant J.-C., le mariage avec la soeur véritable était, semble-t-il, couramment pratiqué dans la colonie grecque d'Alexandrie. Dans les pays occidentaux, actuellement, les relations sexuelles entre père et fille et entre frère et soeur ne sont pas si rares (au moins 4 % des femmes seraient concernées, selon une enquête américaine). Elles sont le plus souvent tenues secrètes par la famille. Juridiquement, ces incestes ne sont pas des délits spécifiques : ils ne sont sanctionnés qu'au titre d'abus sexuel sur des mineurs, lorsque c'est le cas. Ni dégoût, ni sanction : on se demande où est la dimension normative, si ce n'est dans la réprobation publique qu'entraîne la révélation de telles pratiques et, bien entendu, dans les lois sur le mariage. Il s'agirait donc bien d'une règle sociale.

    Les approches socioculturelles de l'inceste se sont développées depuis les années 60 dans deux directions : consolidation et déconstruction. Consolider, en l'occurrence, consiste à explorer les aspects transculturels de l'interdit. Les travaux de Françoise Héritier, par exemple, ont fait apparaître ce qu'elle nomme un «inceste du 2e type» : c'est celui qui, typiquement, interdit à un homme d'épouser successivement une femme puis sa fille, ou à une femme d'épouser successivement un homme, puis son frère (8). Il en existe de nombreuses formes qui, selon Françoise Héritier, reposent sur l'horreur de la mise en contact d'humeurs identiques. Il s'agirait là d'une structure mentale qui engloberait l'interdit fondateur de Lévi-Strauss.

    Déconstruire, c'est ce que fait, par ailleurs, l'anthropologue de Cambridge Rodney Needham en 1971, lorsqu'il examine la variabilité extrême des réactions à l'inceste dans le monde, qui vont de la désapprobation vague à la mise à mort sans jugement. Il compare aussi le contenu du terme désignant l'inceste dans plusieurs langues, et constate qu'on aurait, dans beaucoup de cas, pu le traduire par «indécence», «folie» ou «adultère». Il en conclut que l'inceste, en tant que catégorie universelle, n'existe pas. C'est, selon lui, une construction de l'observateur. Par conséquent, ajoute-t-il, «il ne peut exister aucune théorie générale de l'inceste» (9). Une affirmation sans doute motivée par l'empirisme britannique, mais qui redonne de l'actualité à la remarque inscrite par Durkheim en première page de son essai de 1897 : «La question de savoir pourquoi la plupart des sociétés ont prohibé l'inceste et l'ont même classé parmi plus immorales de toutes les pratiques, a été souvent agitée, sans que jamais aucune solution ait paru s'imposer.»



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  • Dernier billet aujourd'hui sur la socialisation différentielle des sexes en modèle patriarcal avec l'origine socio-culturelle de la différence, notamment étudiée par Bourdieu, et dont j'avais précédemment déjà publié un long billet. Le voici dans sa forme raccourcie ici, billet qui vient clore l'analyse en trois parties (aspect psycho, anthropo et socio-culturel) de la reproduction du clivage sexuel dans les sociétés à dominantes patriarcales.

    Bonne lecture à tous.

     

      1. L'origine socioculturelle de la reproduction du clivage1



    Pierre Bourdieu cherche à découvrir les traces sociologiquement enfouies de la domination masculine liée à une vision androcentrique du monde. Il procède à une déconstruction de l' « archéologie historique de l'inconscient » au travers de l'étude de la société paysanne kabyle afin de mettre à jour et de mieux relever ces présupposés naturalisés, mais en réalité historiquement construits, que l'on retrouve dans nos sociétés modernes sous des formes variées.

    L'auteur va particulièrement s'intéresser à un aspect essentiel de la différenciation homme/femme, à savoir l'analyse des corps. A partir de la différence physique des corps, naturelle et biologique, il va étudier les rapports au corps entretenus par les sexes et plus particulièrement le travail social de transformation des corps qui opère différemment. On a tendance à naturaliser les différences dans le rapport au corps entre hommes et femmes en les liant aux différences biologiques H/F sur lesquelles une lecture socio-biologisante vient légitimer ces approches différenciées du corps et de la manière de les éduquer.

    Le travail de l'auteur consiste à historiciser la déshistoricisation de la domination masculine, c'est-à-dire la naturalisation de celle-ci, en rendant au social ce qui appartient au social, au-delà de tout essentialisme de la différenciation inégalitaire.


    Pour lui ce travail de transformation des corps, cette différenciation dans la manière de mouvoir, d'agir, de penser et de considérer son corps entre hommes et femmes, bref le rapport sexué au corps dépend de plusieurs variables qui se superposent et se conjuguent :

    • le mimétisme individuel qui agit dans le sens d'une reproduction des corps sexués, sous la forme d'actions individuelles.

    • les structures sociales objectives qui instituent une manière de se « tenir » sexuellement différenciée, qui agissent sous forme de contraintes inconscientes.

    • la construction symbolique de la vision des corps biologiques (force/finesse ; etc.)

    Schéma de différenciation du rapport au corps selon le sexe :


    1. processus mimétique symbolique (action individuelle et processus psychologique de mimétisme à l'homme/à la femme) + 2. injonction explicite (structures sociales) + 3. construction sociale des corps = production d'habitus différenciés et différenciant (entre hommes et femmes) = travail de transformation des corps dit « dressage des corps » selon des modèles différenciés :

    • féminisation des corps féminins : image du corps de la femme, comme « corps comme être-perçu », c'est-à-dire corps orienté vers, pour et selon la satisfaction de l'homme.

    • masculinisation des corps masculins : image du corps de l'homme associé au « corps noble »

     Pour comprendre ces permanences dans la différenciation sexuelle des hommes et des femmes, il faut faire l'histoire des agents et des institutions sociales qui ont concouru à entretenir la vision androcentrique. Ces institutions sociales reproductrices sont notamment :

    • la Famille dans sa fonction de division sexuelle précoce du travail et des rôles. Elle constitue le ferment principal de la reproduction de la domination (pater familias) ;

    • l'Eglise qui a toujours été traversée par un antiféminisme. La symbolique sacrée a une action sur la construction de l'inconscient historique qui a éterniser et légitimer la domination ;

    • l'Ecole qui connote sexuellement les différentes filières selon les profils masculins ou féminins, assise sur une tradition aristotélicienne de l'homme actif et de la femme comme principe passif ;

    • l'Etat enfin, qui fait passer d'un patriarcat privé à une forme de « patriarcat public » (loi, droit), et qui dans son fonctionnement même repose sur une vision androcentrique (différenciation sexuelle des ministères, etc.)2.

    1 ► Cf. fiche lecture de P. Bourdieu


    2 En outre, les Etats totalitaires et autoritaires reposaient explicitement sur une vision androcentrique de la domination masculine (exaltation de la force physique, de la virilité, du paterfamilias, de la vie publique comme sphère des hommes et la domesticité féminine, etc.)


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