•      Aujourd'hui je publie un billet reprenant un extrait de l'ouvrage stimulant et passionnant de Jean Baudrillard intitulé "La Société de consommation". Dans cet extrait (d'autres suivront), l'auteur revient sur les concepts d'abondance et de rareté en critiquant la vision homogénéisante de la consommation. Il s'élève contre la moyennisation sociale, et l'apparition d'une vaste uniformisation des comportements de consommation. Certes, reconnaît-il, on assiste bien à une généralisation de l'accès aux produits et aux biens manufacturés (équipement ménager, Hi-Fi, voiture, etc), mais des pratiques de distinction continuent d'opérer.
         Dans cet extrait, il revient sur ce qu'il appelle les nouvelles ségrégations, à savoir ces nouveaux biens jadis "abondants" qui tendent à devenir des biens de plus en plus rares et partant de là, des biens de luxe. plus que le produit, c'est le signe que l'auteur interroge. Il y range notamment l'habitat, l'air, le bruit, l'eau. Ce qui est le plus étonnant, c'est que l'analyse de Baudrillard date du début des années 80 et qu'elle conserve toute sa pertinence. Peut-être même encore plus aujourd'hui qu'hier. 
        A ce titre, lire cet ouvrage c'est avoir un regard éclairé sur le système de production "consommatoire" et sur le Grand Marché qui nous entoure.
     
     <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>

    Non seulement l'abondance, mais les nuisances elles aussi sont reprises par la logique sociale. L'emprise du milieu urbain et industriel fait apparaître de nouvelles raretés : l'espace et le temps, l'air pur, la verdure, l'eau, le silence... Certains biens jadis gratuits et disponibles à profusion, deviennent des biens de luxe accessibles seulement aux privilégiés, cependant que les biens manufacturés ou les services sont offerts en masse.

    L'homogénéisation relative au niveau des biens de première nécessité se double donc d'un « glissement » des valeurs et d'une hiérarchie des utilités. La distorsion et l'inégalité ne sont pas réduites, elles sont transférées. Les objets de consommation courante deviennent de moins en moins significatifs du rang social, et les revenus eux-mêmes, dans la mesure où les très grandes disparités vont en s'atténuant, perdent de leur valeur comme critère distinctif. Il est possible même que la consommation (prise au sens de dépense, d'achat et de possession d'objets visibles) perde peu à peu le rôle éminent qu'elle joue actuellement dans la géométrie variable du statut, au profit d'autres critères et d'autres types de conduites. A la limite, elle sera l'apanage de tous quand elle ne signifiera plus rien.

    On voit dès maintenant la hiérarchie sociale s'inscrire dans des critères plus subtils : le type de travail et de responsabilité, le niveau d'éducation et de culture, la participation aux décisions. Le savoir et le pouvoir sont ou vont devenir les deux grands biens rares de nos sociétés d'abondance.

    Mais ces critères abstraits n'interdisent pas de lire dès aujourd'hui une discrimination croissante dans d'autres signes concrets. La ségrégation dans l'habitat n'est pas nouvelle, mais de plus en plus liée à une pénurie savante et à une spéculation chronique, elle tend à devenir géographique (centre de villes et périphéries, zones résidentielles, ghettos de luxe et banlieue-dortoir, etc.) que dans l'espace habitable (intérieur et extérieur du logement), le dédoublement en résidence secondaire, etc. Les objets ont aujourd'hui moins d'importance qu l'espace, et le marquage social des espaces. L'habitat constitue peut-être ainsi une fonction inverse de celles des autres objets de consommation. Fonction homogénéisante des uns, fonction discriminante de l'autre, sous les rapports d'espace et de localisation.

    Nature, espace, air pur, silence : c'est l'incidence de la recherche de ces biens rares et de leur prix élevé qu'on lit dans les indices différentiels de dépenses entre eux catégories sociales extrêmes. La différence ouvriers/cadres supérieurs n'est que de 100 à135 pour les produits de premières nécessité, elle est de 100 à 245 pour l'équipement de l'habitation, de 100 à 305 pour les transports, de 100 à 390 pour les loisirs[1]. Il ne faut pas lire ici une graduation quantitative dans un espace de consommation homogène, il faut lire à travers les chiffres la discrimination sociale, liée à la qualité des biens recherchés.

    On parle beaucoup de droit à la santé, droit à l'espace, de droit à la beauté, de droit aux vacances, de droit au savoir, de droit à la culture. Et au fur et à mesure que ces droits nouveaux émergent, naissent simultanément les ministères : de la Santé, des Loisirs, - de la Beauté et de l'Air Pur pourquoi pas ? Tout ceci qui semble traduire un progrès individuel et collectif général, qui viendrait sanctionner le droit à l'institution, a un sens plus ambigu, et on peut en quelque sorte y lire l'inverse : il n'y a de droit  l'espace qu'à partir du moment où il n'y a plus d'espace pour tout le monde, et où l'espace et le silence sont le privilège de certains aux dépens des autres. De même qu'il n'y a eu de « droit à la propriété » qu'à partir du moment où il n'y a plus eu de terre pour tout le monde, il n'y a eu de droit au travail que lorsque le travail est devenu, dans le cadre de la division du travail, une marchandise échangeable, c'est-à-dire n'appartenant plus en propre aux individus. On peut se demander si le « droit aux loisirs » ne signale pas, de la même façon, le passage de l'otium[2], comme jadis du travail, au stade de la division technique et sociale, et donc en fait la fin des loisirs.

    L'apparition de ces droits nouveaux, brandis comme slogan, comme affiche démocratique de la société d'abondance, est donc symptomatique, en fait, du passage des éléments concernés au rang de signes distinctifs et de privilèges de classe (ou de caste). Le « droit à l'air pur » signifie la perte de l'air pur comme bien naturel, son passage au statut de marchandise, et sa redistribution sociale inégalitaire. Il ne faudrait pas prendre pour progrès social objectif (l'inscription comme « droit » dans les tables de la loi) ce qui est progrès du système capitaliste – c'est-à-dire transformation progressive de toutes les valeurs concrètes et naturelles en formes productives, c'est-à-dire en source :

    1) de profit économique

    2) de privilège social

    <o:p> </o:p>J. Baudrillard, La société de consommation, Folio essai, Denoël, 200 (1986), pp. 72-75.


    [1] Ces chiffres précèdent l'année de publication de l'ouvrage et l'auteur a donc dû utiliser les indices de 1985.

    [2]  Les anciens Romains, imitant en cela les Grecs, divisaient la vie en deux zones. Ils appelaient la première otium. Ce mot qu'il convient de traduire par loisir ne signifie toutefois pas absence de travail, mais occasion de s'occuper de ce qui est proprement humain: la vie publique, les sciences, les arts. La seconde zone, caractérisée par les efforts nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux — et pour rendre ainsi possible l'otium — les Romains l'appelaient negotium (nec, otium), indiquant par là le caractère négatif de ces activités par rapport à celles qui portent sur les choses proprement humaines. On aura reconnu notre mot négoce dans le mot negotium.
    <o:p> </o:p>


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         Pour clore le sujet sur la domination masculine, ce dernier billet  consiste à relever les structures du changement opérés dans nos sociétés modernes depuis une petite quarantaine d'années. Le plus simple à cet endroit reste encore que je cite les propos de Bourdieu lui-même sur les différents facteurs porteurs de transformations autour de la remise en question de l' « évidence » de la domination masculine (le facteur de changement principal, à ses yeux, et qui a eu une incidence importante sur les autres sphères/champs de l'espace social est l'accès à l'enseignement généralisé pour les femmes), avant de conclure sur la situation actuelle de déplacement des inégalités plutôt que sur un constat idéalisé d'égalité factuelle dans les rapports sociaux de domination hommes/femmes.

    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>   </o:p>« Le changement majeur est sans doute que la domination masculine ne s'impose plus avec l'évidence de ce qui va de soi. En raison notamment de l'immense travail critique du mouvement féministe qui, au moins dans certaines régions de l'espace social[1], à réussi à rompre le cercle du renforcement généralisé, elle apparaît désormais en beaucoup d'occasions, comme quelque chose qu'il faut défendre ou justifier, quelque chose dont il faut se défendre ou se justifier. La mise en question des évidences va de pair avec les profondes transformations qu'a connus la condition féminine, surtout dans les catégories sociales les plus favorisées : c'est par exemple l'accroissement de l'accès à l'enseignement secondaire et supérieur et au travail salarié, et par là, à la sphère publique ; c'est aussi la prise de distance à l'égard des tâches domestiques et des fonctions de reproduction (liés au progrès et à l'usage généralisé des techniques contraceptives et à la réduction de la taille des familles), avec notamment le retardement de l'âge au moment du mariage et de la procréation, le raccourcissement de l'interruption de l'activité professionnelle lors de la naissance d'un enfant et aussi l'élévation des taux de divorce et l'abaissement des taux de mariage.
       De tous les facteurs de changement, les plus importants sont ceux qui sont liés à la transformation de l'institution scolaire dans la reproduction de la différence entre les genres, comme l'accroissement de l'accès des femmes à l'instruction et corrélativement, à l'indépendance économique, et la transformation des structures familiales : ainsi bien que l'inertie de l'habitus[2], et du droit, tende à perpétuer, par delà les transformations de la famille réelle, le modèle dominant de la structure familiale et, du même coup, de la sexualité légitime, hétérosexuelle et orientée vers la reproduction, par rapport auquel s'organisaient tacitement la socialisation et, du même coup, la transmission des principes de divisions traditionnels, l'apparition de nouveaux types de famille, comme les familles recomposées, et l'accès à la visibilité publique de nouveaux modèles de sexualité contribuent à briser la doxa[3] et à élargir l'espace des possibles en matière de sexualité. De même, et plus banalement, l'accroissement du nombre de femmes qui travaillent n'a pas pu ne pas affecter la division des tâches domestiques et, du même coup, les modèles traditionnels masculins et féminins[4], avec, sans doute des conséquences dans l'acquisition des dispositions sexuellement différenciées au sein de la famille : on a ainsi pu observer que les filles de mère qui travaillent ont des aspirations de carrière plus élevées et sot moins attachés au modèle traditionnel de la condition féminine[5].
    Mais un des changements les plus importants dans la condition des femmes et un des facteurs les plus décisifs de la transformation de cette condition est sans nul doute l'accroissement de l'accès des filles à l'enseignement secondaire et supérieur qui, en relation avec les transformations des structures productives (notamment le développement des grandes administrations publiques ou privées et des nouvelles technologies sociales d'encadrement, a entraîné une modification très importante de la position des femmes dans la division du travail : on observe ainsi un fort accroissement de la représentation des femmes dans les professions intellectuelles ou l'administration et dans les différentes formes de vente de services symboliques – journalisme, télévision, cinéma, radio, relations publiques, publicité,décoration –, et aussi une intensification de leur participation aux professions proches de la définition traditionnelle des activités féminines (enseignement, assistance sociale, activités paramédicales). Cela dit, les diplômées ont trouvé leur principal débouché dans les professions intermédiaires moyennes mais elles restent pratiquement exclues des postes d'autorité et de responsabilité, notamment dans l'économie, les finances et la politique[6]. »[7]
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>Conclusion
    <o:p> </o:p>

          Pour conclure, il est donc avéré pour l'auteur que des progrès dans la reconnaissance de la place des femmes dans la sphère publique se sont engagés dans nos sociétés modernes depuis les années 60 surtout. Mais que derrière ces changements visibles des conditions il ne faut pas oublier que se cachent encore des permanences inégalitaires au niveau des positions relatives de chacun des sexes. Ainsi, les femmes en accédant au monde professionnel, ont surtout eu accès à des carrières dites « féminines », c'est-à-dire socialement construites comme convenant mieux aux femmes et à leur « caractère féminin » ; c'est le cas de l'enseignement où la dimension éducative s'accorde mieux à la femme, c'est le cas également des travailleurs sociaux où les dimension sociale, relationnelle, compassionnelle s'ajustent mieux aux compétences « naturelles » des femmes. D'ailleurs, et je parle en connaissance de cause, il est toujours intéressant de remarquer que les formations d'Assistante sociale et de Conseillère en ESF ne sont composées presque exclusivement de filles tandis que la formation d' éducateur spécialisé voit beaucoup plus de garçons dans ses rangs. A l'éducateur correspondent effectivement plus souvent des missions d'autorité, de respect des codes, des règles, d'obéissance, plus propre à l'homme.

          Ainsi, au cœur du changement opèrent toujours et se perpétuent des permanences, moins visibles, déplacées mais toujours aussi différenciées sexuellement. Dès que les femmes ont u accès au domaine des professions jusque là masculines, celles-ci se retrouvent plus souvent être dévalorisées. Ainsi, l'enseignement, le travail social sont moins valorisées aujourd'hui. De la même manière, au cœur du corps médical, pour ne prendre que cet exemple, les postes les plus importants, au niveau des revenus et du pouvoir symbolique, sont occupés par les hommes essentiellement : on trouve peu de femmes chirurgiens, en revanche, l'ouverture de la profession aux femmes s'est davantage orientées vers les postes « dominés » de la médecine comme la pédiatrie (lien à l'enfant plus propre à la femme), la gynécologie par exemple.

           On assiste donc davantage à un déplacement des hiérarchies plus qu'à un effacement de celles-ci. Un peu à l'image de l'école autrefois qui excluait dès l'entrée les enfants issus de milieux populaires (à de rares exceptions près), et qui aujourd'hui, tout en revendiquant un accueil généralisé et démocratique de l'ensemble des milieux sociaux, procèdent plus ou moins directement à une mise à l'écart dans les filières de « relégation » de certains élèves[8], on assiste au même mode de fonctionnement au niveau des rapports de sexe. Aux femmes exclues de la sphère économique et productive d'autrefois, nous sommes entrés dans une ère de reconnaissance et d'accès généralisée de ces mêmes femmes à la sphère professionnelle, mais au sein de celle-ci des pratiques d'exclusion de l'intérieur continuent à perdurer dans le sens d'une perpétuation de la domination masculine, que l'on retrouve par ailleurs également dans la sphère de l'enseignement scolaire qui fait privilégier les études courtes et/ou littéraires pour les filles aux études longues et scientifiques pour les garçons[9].
    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>

            Derrière l'ouverture égalitaire de la sphère publique (travail, loisirs, etc.) aux femmes, mais peut-être plus encore derrière celle de la sphère privée subsiste des inégalités de répartition dans les tâches, les positions, les postes occupés. L'ouverture vers l'égalité se conjugue en réalité avec une transformation des sphères sexuellement marquées, mais il y a déplacement des sphères sexuellement différenciées plutôt que complémentarité/égalité réelle. Si bien que la structure des écarts entre hommes et femmes se déplace plus qu'elle ne disparaît. A ce titre, et pour terminer sur le sujet, il est aussi intéressant de constater que c'est au moment où le champ politique commence à se féminiser qu'il perd de son pouvoir décisionnel et organisationnel de la vie sociale et publique. L'affaiblissement du politique semble étrangement coïncider avec la féminisation de celui-ci. Non pas que celui-ci s'affaiblisse parce qu'il se féminise, mais au contraire, c'est parce qu'il s'affaiblit qu'il se féminise, qu'il s'ouvre aux femmes (comme pour le travail qualifié et les postes valorisés/dévalorisés).

            Désormais, la sphère du pouvoir s'est déplacée : c'est l'économique et le financier qui gouvernent de plus en plus les rapports sociaux et la régulation de l'activité économique et sociale. Or, peu de femmes occupent des responsabilités et des positions importantes dans le champ économique et financier aujourd'hui.


    [1] Quand Bourdieu fait référence à la notion d'espace social, il faut comprendre la société dans son ensemble, plus précisément dans sa structuration sociale en terme de classe, champ et capital.

    [2] Sur le concept d'habitus, cf. billet publié précédemment sur le sujet.

    [3] Pour Bourdieu, la doxa correspond globalement à l'opinion publique, au sens commun, aux représentations communes et habituelles que l'on peut avoir d'un sujet, d'une idée, etc.

    [4] Cf. notamment à ce sujet les excellents travaux de microsociologie de J.-C. Kaufmann sur les inégalités homme/femmes au sein du couple quant à la répartition des tâches domestiques et le poids des structures héritées, de la socialisation sexuellement différenciée, in La trame conjugale, analyse du couple par son linge, Nathan, Paris, 2001. Derrière la volonté égalitaire affichée et souvent réelle des conjoints, on retrouve une inégalité factuelle dans l'installation progressive du couple dans la vie à deux, même si celle-ci est moins marquée qu'autrefois.

    [5] Sur ce sujet de l'accès à l'espace professionnel des femmes, le sens commun relayé par certains discours idéologique, tienne en partie pour responsable cette professionnalisation féminine concernant la diminution du nombre d'enfants par femmes. Or, il est important d'insister sur ce point, toutes les études montrent le contraire. C'est précisément lorsqu'elles ont davantage accès au monde professionnel que les femmes ont le désir d'enfanter. Le modèle dominant  de l'épanouissement individuel étant aujourd'hui précisément l'autonomie économique et l'accession au monde du travail, ce sont parallèlement les femmes « au foyer » chez qui le désir d'enfanter est moindre. On est loin du modèle populo-nationaliste du Front National qui fait du retour de la femme au foyer une condition idéale de la croissance démographique et de l'augmentation du taux de fécondité apte à faire émerger une nouvelle génération d'enfants français sans avoir besoin de faire appel à l'immigration économique et démographique.

    [6] Sur ce dernier exemple, la présence d'une candidate à l'élection présidentielle ne vient que renforcer la chose : il n'y a qu'à voir les discours « machistes » qui se sont fait entendre par ses propres amis socialistes, mais peut-être encore plus, par le qualificatif d'incompétence à son encontre, relevant ses erreurs sémantiques et ses maladresses, tandis que celle du candidat n'était qu'à peine mentionné. On voit que le poids des schèmes et des structures sociales restent encore sexuellement marqués, même inconsciemment. Ce qui ne signifie pas qu'il n'y avait pas d'erreurs manifestes dans son discours, mais simplement que les siennes étaient davantage relevés et relayés que celles de son adversaire.

    [7] P. Bourdieu, op. cit., pp. 122-124.

    [8] A ce titre, cf. les travaux de François Dubet sur la socialisation scolaire, la question de la méritocratie, in notamment L'école est-elle juste ?, Seuil, Paris, 2006, où il parle de la question des « exclus de l'intérieur » placés dans des filières de relégation, aux débouchés plus incertaines et chaotiques.

    [9] Cf. Baudelot et R. Establet, in Allez les filles, où ils démontrent comment les structures sociales objectives (famille, école) tendent à pérenniser les inégalités hommes/femmes dans l'accès aux positions sociales, en conditionnant les filles vers certaines orientations professionnelles, alors même que leurs résultats scolaires sont globalement équivalents, voire meilleurs que les garçons toute chose égale par ailleurs. On est dans une lecture structuraliste des choix individuels entendus comme relevant de schèmes inconscients, produit des habitus sexués différenciés, qui font « choisir » aux jeunes filles des carrières plus courtes et/ou féminines. L'approche est assez déterministe mais elle a le mérite de relever certains aspects inconscient de reproduction des inégalités inscrits au cœur même des structures sociales objectives de socialisation.



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  • Dans la continuité du billet d'hier, voici la suite du résumé de l'ouvrage de Bourdieu. dans cette partie sont abordées les questions ayant trait à la pérennisation de la domination masculine au sein de la société et plus généralement au sein de nos représentations du monde, au travers notamment de l'étude du rapport socio-culturel au corps sexué et aux images respectives de la masculinité et de la féminité. puis sont analysées les structures sociales objectives responsables de cette pérennisation de la différence des genres (construction sociale) entendues et légitimées comme différence des sexes (réalité biologique).

     

         I.  La biologisation du social


    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>Dans cette partie, Bourdieu cherche à découvrir les traces sociologiquement enfouies de la domination masculine liée à une vision androcentrique du monde. Il procède à une déconstruction de l' « archéologie historique de l'inconscient » au travers de l'étude de la société paysanne kabyle afin de mettre à jour et de mieux relever ces présupposés naturalisés, mais en réalité historiquement construits, que l'on retrouve dans nos sociétés modernes sous des formes variées.

    L'auteur va particulièrement s'intéresser à un aspect essentiel de la différenciation homme/femme, à savoir l'analyse des corps. A partir de la différence physique des corps, naturelle et biologique, il va étudier les rapports au corps entretenus par les sexes et plus particulièrement le travail social de transformation des corps qui opère différemment. On a tendance à naturaliser les différences dans le rapport au corps entre hommes et femmes en les liant aux différences biologiques H/F sur lesquelles une lecture socio-biologisante vient légitimer ces approches différenciées du corps et de la manière de les éduquer.

    Le travail de l'auteur consiste à historiciser la déshistoricisation de la domination masculine, c'est-à-dire la naturalisation de celle-ci, en rendant au social ce qui appartient au social, au-delà de tout essentialisme de la différenciation inégalitaire.

    <o:p> </o:p>

    Pour lui ce travail de transformation des corps, cette différenciation dans la manière de mouvoir, d'agir, de penser et de considérer son corps entre hommes et femmes, bref le rapport sexué au corps dépend de plusieurs variables qui se superposent et se conjuguent :

    -         le mimétisme individuel qui agit dans le sens d'une reproduction des corps sexués, sous la forme d'actions individuelles

    -         les structures sociales objectives qui instituent une manière de se « tenir » sexuellement différenciée, qui agissent sous forme de contraintes inconscientes

    -         la construction symbolique de la vision des corps biologiques (force/finesse)

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>                                                          

        i.      image de la masculinité : la noblesse


    <o:p> </o:p>La masculinité est associée à la noblesse. Ainsi tout ce qui renvoie aux domaines masculins est socialement désigné comme pratique noble. En réalité, c'est parce que la pratique est jugée noble qu'elle est masculine. Le champ économique et la sphère de production le démontrent bien. Les postes masculins sont valorisés et valorisant.
    « outre que l'homme ne peut sans déroger s'abaisser à certaines tâches socialement désignées comme inférieures, les mêmes tâches peuvent être nobles et difficiles, quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes ; comme le rappelle la différence qui sépare le cuisinier de la cuisinière, le couturier de la couturière, il suffit que les hommes s'emparent des tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu'elles se trouvent par là même ennoblies et transfigurées.[1] »
    <o:p> </o:p>

    En réalité ce n'est pas parce que le travail est qualifié qu'il revient aux hommes ; c'est parce qu'il revient aux hommes qu'il est qualifié. Ce faisant, on passe d'une contrainte objective et conscientisée de la domination, (si le travail qualifié revenait aux hommes parce qu'il est justement considéré a priori comme qualifié, on serait face à une inégalité sociale et discriminante affichée) à une contrainte non contrainte car inconsciente et incorporée de la domination (si le travail devient qualifié parce qu'il est exercé a priori par des hommes, alors cette discrimination n'existe plus, elle est incorporée comme légitime)[2].

     

    <o:p> </o:p> ii.      image de la féminité : femme comme « être-perçu »
    <o:p> </o:p>L'être féminin pour Bourdieu est un être-perçu, c'est-à-dire que le rapport de la femme à son corps est toujours un rapport de séduction, pour autrui, corps objectivé, réifié pour l'autre, pour l'homme, donc dominé[3].
    Or, « le corps perçu nous dit-il, est doublement déterminé socialement » :
    -         il est dans ce qu'il a de plus naturel (forme, taille, poids, etc.) un pur produit social qui dépend des conditions sociales de production qui passe à travers différentes instances de médiation (travail, école, loisirs, habitudes alimentaires, etc.)
    Si bien que derrière cette vision apparemment naturelle des corps, le corps perçu répond à un langage social particulier.
    -         mais dans un second temps, ces propriétés corporelles associées au corps naturel sont appréhendées à travers des schèmes de perception qui varient selon la position sociale occupée dans l'espace social.
    Au dominant, les caractéristiques physico-sociale de la maigreur, de la beauté, de l'élégance ; au dominé, celles de la grosseur, de la laideur, de la vulgarité, etc. Chaque corps veut dire quelque chose (noble, fin, charismatique, rustre, etc.)
    <o:p> </o:p>Le corps est donc à la fois le produit d'une construction sociale extérieure aux individus qui les lient à une vision subjective socialement déterminée : si bien que chacun intériorise un certain rapport à son corps propre dans ce qu'il sait de ce que ce corps est corps socialement perçu. Or, les femmes étant avant tout corps perçu, elles sont doublement soumises à la contrainte des corps, et à la logique dominante qui définit des critères de féminité au corps des femmes qui sont des critères masculins de préférence.
    En cela, la femme est donc plus fragilisée, plus insécurisée car son rapport au corps est avant tout un rapport qui se lie au regard de l'autre. Elle existe d'abord « en tant qu'objet accueillant, attrayant, disponible. » elles vivent donc plus que les hommes l'écart permanent entre le corps réel (celui qu'elles savent avoir) et le corps idéal [4](celui qu'il faut travailler dans la relation) puisque l'essentiel de leur identité provient et passe par le corps perçu.
    Pour l'auteur, c'est notamment dans la petite bourgeoisie que l'on rencontre qui les femmes qui « atteignent la forme extrême de l'aliénation symbolique où les effets de positions sociales renforcent les effets de genre d'autant plus : il faut être « féminine ».
    <o:p> </o:p>

    C'est pourquoi, l'anxiété liée au corps chez la femme n'est pas le simple effet de la mode-beauté, mais qu'il faut comprendre celle-ci comme force agissante au sein de l'analyse plus globale de la « relation fondamentale qui institue la femme en position d'être perçu condamné à se percevoir à travers les catégories dominantes, c'est-à-dire masculines.[5] »

     

    <o:p> </o:p><o:p>    </o:p>II.   Permanences et changements
    <o:p> </o:p>Dans cette dernière parte, l'auteur revient sur l'analyse des éléments inhérents à la structure sociale qui ont permis la pérennisation sous forme d'éternisation (déshistoricisation) des rapports de domination. Le point de départ de son analyse s'appuie sur le constat d'une relative autonomie des structures sexuelles vis-à-vis des structures économiques et sociales. Autant les rapports de production ont historiquement évolué (Marx), autant les rapports de reproduction  conservent au-delà des époques et des lieux une homogénéité structurelle importante. Entre les paysans kabyles et la grande bourgeoisie anglaise, des correspondances dans les rapports sociaux de reproduction demeurent.
    <o:p> </o:p>    i.      Déshistoricisation et permanences structurelles
    <o:p> </o:p>Pour mesurer du changement parcouru, il faut avant tout pratique un travail historique de déhistoricisation, c'est-à-dire vidé de tout essentialisme la vision du monde androcentrique de la domination masculine. Il faut sortir du substantialisme pour mettre à jour le travail historique de biologisation des différences.
    Et pour cela, il faut faire l'histoire des agents et des institutions sociales qui ont concouru à entretenir les permanences de la vision androcentrique afin de mieux pouvoir analyser les changements modernes. Ces institutions sociales reproductrices sont notamment :
    -         la Famille dans sa fonction de division sexuelle précoce du travail et des rôles. Elle constitue le ferment principal de la reproduction de la domination (pater familias) ;
    -         l'Eglise qui a toujours été traversée par un antiféminisme. La symbolique sacrée a une action sur la construction de l'inconscient historique qui a éterniser et légitimer la domination ;
    -         l'Ecole qui connote sexuellement les différentes filières selon les profils masculins ou féminins, assise sur une tradition aristotélicienne de l'homme actif et de la femme comme principe passif ;
    -         l'Etat enfin, qui fait passer d'un patriarcat privé à une forme de « patriarcat public » (loi, droit), et qui dans son fonctionnement même repose sur une vision androcentrique (différenciation sexuelle des ministères, etc.)[6].



    [1] Ibid, p. 86.↓

    [2] Le même raisonnement  s'applique pour les minorités, ethniques, religieuses, raciales. Le fait de retrouver davantage de travailleurs de couleur dans les travaux dits pénibles et associés à une activité dévalorisante n'est pas du fait de la déqualification de celui-ci, mais du fait que ces personnes occupant ces emplois, ceux-là sont implicitement dévalorisés et dévalorisant.

    [3] Pour l'auteur, « toute la structure sociale est présente au cœur de l'interaction, sous la forme des schèmes de perception et d'appréciation inscrits dans les corps des agents en interaction ». Ce faisant, les femmes sont inévitablement sous l'emprise de cette double contrainte en permanence, apparaissant comme être perçu, elles doivent se  « tenir » d'une certaine manière, manière révélatrice des rapports sociaux de domination car inscrite au sein des structures fondamentales de différenciation déjà imposés : corps fort pour les hommes, parce que corps frêle pour les femmes, etc.

    [4] Bourdieu fait implicitement référence aux travaux de Goffman sur l'identité sociale, composée d'un versant « identité pour soi » ou identité réelle et d'un versant « identité pour autrui » ou identité virtuelle, qui imprègne chaque individu et qui sont mises en jeu dans toute interaction sociale.

    [5] Ibid, p. 97.

    [6] En outre, les Etats totalitaires et autoritaires reposaient explicitement sur une vision androcentrique de la domination masculine (exaltation de la force physique, de la virilité, du paterfamilias, de la vie publique comme sphère des hommes et la domesticité féminine, etc.)


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  • La présente contribution propose un résumé et une analyse de l'ouvrage afférent de P. Bourdieu sur la domination masculine. Cette présentation se décomposera en deux temps. aujourd'hui, nous reviendrons sur les thèses exposées par l'auteur ainsi que la démarche entreprise pour y répondre. nous détaillerons plus spécifiquement le concept de violence symbolique dans le cadre de l'étude de la domination "librement" consentie des femmes.


     

    La domination masculine 


    <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p><o:p> </o:p>Introduction
    <o:p> </o:p>

    Bourdieu fait de la domination masculine l'exemple par excellence de l'application de son concept de violence symbolique, « violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s'exerce pour l'essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément de la méconnaissance, de la reconnaissance, ou, à la limite, du sentiment.[1] »

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    Dans cet ouvrage, l'auteur tente de restituer à ce qu'il nomme la doxa (le sens commun, la logique immanente qui veut que a domination soit masculine) son caractère paradoxal, qui repose sur une logique qui est construite arbitrairement, sans véritable objectivité scientifique. La logique apparente de la différence naturelle des sexes  relayée (produite en réalité) en différence « naturelle » des genres n'est qu'apparente et s'inscrit dans un enracinement idéologique.

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    Pour défendre sa thèse, l'auteur va procéder en deux temps dans le but d'essayer de relever tout le processus historique à l'œuvre dans cette domination socialement et culturellement construite qui, pour être légitime et reconnue comme telle (aussi bien par les hommes que par les femmes elles-mêmes) a consisté à naturaliser le social, à faire de cette transformation historique un fait naturel.

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    ► Tout d'abord, Bourdieu lutte contre la vision trompeuse, car familière, qui veut que l'on pense que la différence des sexes (biologique, physiologique) induit « naturellement » une différence des genres (avec leur habitus « sexués » au niveau social, culturel, affectif, etc.), différence qui en fait n'est rien d'autre qu'une « construction sociale naturalisée » en réalité. Et qu'à partir de cette différence « naturelle » des genres, (culturellement et historiquement) aurait mécaniquement opéré une différenciation dans la division du monde qui est au principe même de nos représentations de la réalité.

    Nos représentations du sexe sont intimement liées à nos représentations des genres différenciés, mais cette représentation n'a aucun autre fondement que celui historique de la construction sociale des différences de genre. En socialisant le biologique (passer des sexes au genre), on biologise le social (passer d'une différence culturellement et historiquement construite à une différence naturelle, innée). Et ce faisant, on donne à penser que le « genre » conduit naturellement aux différences entre les sexes, alors même qu'il est lui-même le produit d'une construction sociale.

    « Les apparences biologiques et les effets bien réels qu'a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et fait apparaître une construction sociale naturalisée (les « genres » en tant qu'habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité (...). [2]»

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    ► Dans un second temps, l'autre problème auquel l'auteur ne veut pas céder, c'est celui qui, lié à la déconstruction de l'approche naturaliste, essentialiste de la différence et de la division des sexes qu'il tente de faire avec l'apport de l'anthropologie (en montrant son caractère purement historique), consiste à relever des invariants anthropologiques au fondement de ces processus historiques, et par là même, qui amène le risque d' « éternaliser » une représentation conservatrice de la relation entre les sexes.

    Ces invariants sont pour l'auteur des objets à analyser en eux-mêmes, car ils sont eux-mêmes le résultat d'un processus permanent de mécanismes visant à consolider et naturaliser ces invariants dans les consciences et l'inconscient collectif.  Il n'y a d' « éternel féminin » qu'historiquement construit, et d'invariants que de mécanismes institutionnels visant à entériner ces permanences (Etat, Ecole notamment et pas seulement la sphère domestique privée). Il remet en question les théories qui avalisent ce rapport inégalitaire sur une lecture anhistorique. Au contraire, pour lui, cette domination de tout temps des hommes sur les femmes est proprement historique, les structures de domination étant le « produit d'un travail incessant de reproduction » auquel contribuent les agents singuliers et les institutions sociales comme l'Ecole, la Famille, l'Etat ou l'Eglise.

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    Pour mener à bien son étude, l'auteur va s'éloigner de l'étude des sociétés modernes, trop proches affectivement et subjectivement donc, pour s'intéresser aux sociétés kabyles dans l'Algérie des années 50.

    <o:p> </o:p><o:p> </o:p>I.                       La socialisation du biologique
    <o:p> </o:p>                                                              i.      la construction sociale des corps
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    « La division entre les sexes paraît être dans « l'ordre des choses », comme on dit parfois pour parler de ce qui est normal, naturel, au point d'être inévitable : elle est présente à la fois, à l'état objectivé, dans les choses (dans la maison, par exemple, dont toutes les parties sont sexuées), dans le monde social et, à l'état incorporé, dans les corps, dans les habitus des agents, fonctionnant comme système de schèmes de perception, de pensée et d'action. C'est la concordance entre les structures objectives et les structures cognitives, entre la conformation de l'être et les formes du connaître, entre le cours du monde et les attentes à son propos qui rend possible ce rapport au monde (...). Cette expérience appréhende le monde social et ses divisions arbitraires, à commencer par la division socialement construite entre les sexes, comme naturels, évidents, et enferme à ce titre une reconnaissance entière de légitimité. (...). La force de l'ordre masculin se voit au fait qu'il se passe de justification : la vision androcentrique s'impose comme neutre et n'a pas besoin de s'énoncer dans des discours visant à la légitimer. L'ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé : c'est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des activités imparties à chacun des deux sexes, de leur lieu, de leur moment, leurs instruments ; c'est la structure de l'espace, avec l'opposition entre le lieu d'assemblée ou le marché[3], réservés aux hommes, et la maison, réservée aux femmes, ou à l'intérieur de celle-ci, entre la partie masculine, avec le foyer, et la partie féminine, avec l'étable, l'eau et les végétaux[4] ; c'est la structure du temps, journée, année agraire ou cycle de vie, avec les moments de rupture, masculins, et les longues périodes de gestation, féminines. [5]»

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    « La différence biologique entre les sexes, c'est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et, tout particulièrement, la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres, et en particulier de la division sexuelle du travail. (...). Du fait que le principe de vision social construit la différence anatomique et que cette différence socialement construite devient le fondement et la caution d'apparence naturelle de la vision sociale qui la fonde, on a ainsi une relation de causalité circulaire qui enferme la pensée dans l'évidence de rapports de domination inscrits dans l'objectivité, sous formes de division objectives (tâches, travail, etc.), et dans la subjectivité, sous forme de schèmes cognitifs (les femmes sont plus sentimentales, basée sur l'affect, l'éducatif, etc.) qui, organisés selon ces divisions, organisent la perceptions de ces divisions objectives.[6] »

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    Cercle vicieux de la causalité : causes – effets – renforcement des causes : les causes sont à elles-mêmes leur propre explication.

    <o:p> </o:p>                                                            ii.      domination et violence symbolique
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    Bourdieu revient sur son concept de domination librement consentie, car non consciente, légitime car implicitement, inconsciemment légitimée. Les dominants produisent un système de domination qui institutionnalise la domination en la consacrant comme normale, naturelle, comme allant de soi. Ce faisant, les dominés acceptent leur statut de dominé, n'ayant pas conscience des structures profondes et latentes de reproduction de ce système de domination.

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    « Lorsque les dominés (ici les femmes) appliquent à ce qui les domine des schèmes qui sont le produit de la domination, ou, en d'autres termes, lorsque leurs pensées et leurs perceptions sont structurées conformément aux structures mêmes de la relation de domination qui leur est imposée, leurs actes de connaissance sont inévitablement, des actes de reconnaissance, de soumission.[7] »

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    Le concept de violence symbolique désigne la forme de domination exercée par le dominant sur le dominé qui n'est pas conscientisée par le dominé (elle peut également ne pas l'être par le dominant car il l'a incorporé lui aussi comme normal) car la relation repose sur une lecture « normale » naturelle des rapports sociaux, relation qui agit toujours dans le sens d'un renforcement de cette domination. Il est dans ce cas là impossible (à moins de l'avoir conscientisée et de la combattre) de s'en défaire sans modification radicale des rapports sociaux et de la structure sociale qui les supportent et les légitiment.[8]

    Il est important de souligner que la simple conscientisation des forces syboliques qui s'exercent sur les genres, corps, groupes, la culture, la langue, etc ne suffit pas à la remettre en cause. Il est illusoire de croire que celle-ci peut être vaincue par les seules armes de la conscience et de la volonté nous dit l'auteur car ses effets sont diffus, profonds et durablement installés au plus intime des corps sous forme de disposition.[9] Ainsi, la libéralisation des femmes ne provient pas de la seule conscientisation de leur soumission dans l'espace public. La domination symbolique s'exerce alors par une forme de « soumission enchantée » qui fait « préférer » aux dominés leurs statuts de dominés, finissant de légitimer un peu plus la pratique en lui donnant un caractère naturel et conséquemment juste.

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    « La violence symbolique s'institue par l'intermédiaire de l'adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant lorsqu'il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou mieux, pour penser sa relation avec lui que d'instruments de connaissance qu'il a en commun avec lui et qui, n'étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle. [10]»

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    Pour s'en défaire, la solution ne réside pas simplement « dans des consciences mystifiées qu'il suffirait d'éclairer mais dans des dispositions ajustées aux structures de domination dont elles sont le produit ». De ce fait,  « on ne peut attendre une rupture de la relation de complicité que les victimes de la domination symbolique accordent aux dominants que d'une transformation radicale des conditions sociales de production des dispositions qui portent les dominés à prendre sur les dominants et sur eux-mêmes le point de vue des dominants. »

               

                                                              iii.      la domination sexuelle des corps
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    Ainsi de la femme en est-il des organes sexuels : la représentation du vagin comme pénis inversé fait du vagin un manque a être, un manque à voir, un élément en creux, masqué, caché, donc étrange, pernicieux et potentiellement dangereux. Cette représentation de l'organe sexuel différencié fait de cette différence une inégalité construite où le masculin est puissant, visible, supérieur, positif, tandis que le féminin est secret, enfoui, faible, caché, inférieur et négatif.

    Ces schèmes qui structurent les organes sexuels sont des constructions sociales que l'on retrouve pour le corps d'une manière plus générale, sur la manière féminine et masculine de le mouvoir, de le travailler, etc. « Le corps a son devant, lieu de la différence sexuelle, et son derrière, sexuellement indifférencié, et potentiellement féminin, c'est-à-dire passif.[11] »

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    La position considérée comme normale dans l'acte sexuel est celle qui consiste à mettre l'homme sur la femme. De même que le vagin est considéré comme maléfique, comme inversion en négatif du phallus, de même la position amoureuse dans laquelle la femme se met sur l'homme et donc prend le dessus objectivement et symboliquement est condamné dans de nombreuses traditions et nombre de civilisation.

    « Si le rapport sexuel apparaît comme un rapport social de domination, c'est qu'il est construit à travers le principe de division fondamental entre le masculin, actif, et le féminin, passif, et que ce principe crée, organise, exprime et dirige le désir, le désir masculin comme désir de possession, comme domination érotisée, et le désir féminin comme désir de la domination masculine, comme subordination érotisée, ou même, à la limite, reconnaissance érotisée de la domination. » (p. 37)

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    Ainsi, du corps, les hommes et les femmes ont une utilisation et une pratique différenciée liée aux schèmes inconscients de la naturalisation de la production sociale des genres. Les femmes doivent surveiller leur corps, le maîtriser, le confiner dans des postures et pratiques naturellement plus douloureuse. La tenue du corps est associée à la tenue morale et à la retenue qui convient aux femmes dans les relations sociales. Les interactions quotidiennes entre hommes et femme relèvent également d'une lecture structurelle entre schèmes culturels socialement incorporés. La moindre interaction, la lus petite action sociale, les micro-événements sociaux, les micro-gestes sont chez Bourdieu traversés en permanence par le poids de la structure sociale qui pèse sur eux et qui les orientent dans un certain sens. Une femme, même au statut supérieur n'ira pas poser ses pieds sur son bureau, car une certaine retenue, signifiante de son statut féminin, lui incombe. Le poids de la structure sociale traverse l'individu en permanence[12].

    «  Les divisions constitutives de l'ordre social et plus précisément, les rapports sociaux de domination et d'exploitation qui sont institués entre les genres s'inscrivent ainsi progressivement dans deux classes d'habitus différentes, sous la forme d'hexis corporelles opposées et complémentaires et de principes de vision et de division qi conduisent à classer toutes les choses du monde selon des distinctions réductibles à l'opposition entre le masculin et le féminin. [13]»

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    Aux catégories socialement instituées du genre correspondent des qualités spécifiques, opposées selon une logique de la répartition binaire complémentaire, qui, pour socio-culturelles (genre) qu'elles sont, passent pour être des catégories naturelles de différenciation sexuelle et donc ancrent les comportements et les qualités des individus sexués dans une légitimation des différences et par suite des inégalités entre les sexes, compte tenu que l'arbitraire culturellement défini (subjectif), mais biologiquement objectivé met la domination et les qualités nobles presque toujours (sinon toujours) du côté de l'homme.

    « Il appartient aux hommes, situés du côté de l'extérieur, de l'officiel, du public, du droit, de sec, du haut, du discontinu, d'accomplir tous les actes à la fois brefs, périlleux et spectaculaires qui, comme l'égorgement du boeuf, le labour ou la moisson, sans parler du meurtre ou de la guerre, marquent des ruptures dans le cours ordinaire de la vie ; au contraire, les femmes, étant situées du côté de l'intérieur, de l'humide, du bs, du courbe et du continu, se voient attribuer tous les travaux domestiques, c'est-à-dire privés et cachés, voire invisibles ou honteux, comme le soin des enfants et des animaux (...). Du fait que tout le monde fini dans lequel elles sont cantonnées, l'espace villageois, la maison, le langage, les outils, enferme les mêmes rappels à l'ordre silencieux, les femmes ne peuvent que devenir ce qu'elles sont selon la raison mythique, confirmant ainsi et d'abord à leurs propres yeux, qu'elles sont naturellement vouées au bas, au tordu, au petit, au mesquin, au futile, etc. Elles sont condamnées en chaque instant les apparences d'un fondement naturel à l'identité minorée qui leur est socialement assignée.[14] »[15]



    [1] P. Bourdieu, La domination masculine, points essais, Seuil, Paris, 2002, p. 11.

    [2] Ibid, p. 14.

    [3] Tel l'Agora à l'époque grecque qui était le lieu de débat réservée aux citoyens, c'est-à-dire aux hommes de la Cité.

    [4] Cf également, G. Bachelard, La poétique de l'espace,  et l'imaginaire symbolique associée à la maison et aux différentes pièces, sur lequel peut se superposer un symbolisme de la division des sexes (cave, grenier, etc.)

    [5] Bourdieu, op. cit., pp. 20-23.

    [6] Ibid, p. 24-25.

    [7] Ibid, p. 27-28.

    [8] Ce qui permet d'expliquer paradoxalement pourquoi une femme désire un homme plus grand qu'elle. Le fait de dominer un homme donnerait à penser que c'est la femme qui domine « porte la culotte » dans le couple, ce qui paradoxalement la met en position d'infériorité socialement parlant. En effet, elle se sent diminuée avec un homme diminué. Les femmes ne supportent pas les hommes « trop » sensibles, « trop » émotifs. Un homme qui les dépasse physiquement, socialement, culturellement sera a contrario le signe d'une réussite sociale et d'une reconnaissance de leur domination, par l'intermédiaire de la domination de leur mari. Cf. M. Bozon, « Les femmes et l'écart d'âge entre conjoints : une domination consentie », Population, 2, 1990, p. 327-360.

    [9] On pourrait ici faire le parallèle avec le concept de « résilience » mis à jour et théorisé par B. Cyrulnik. La capacité à dépasser une situation traumatisante vécue dans son enfance ne résulte pas de la simple prise de conscience de l'événement refoulé, mais d'un travail d'accompagnement de l'individu au niveau de sa psyché. L'événement ayant considérablement interféré sur son mode de connaissance, d'appréciation du monde et de développement  psychique et social.

    [10] Ibid, p. 55.

    [11] Ibid, p. 32.

    [12] Reprenant à son compte la théorie interactionniste développée par E. Goffman et son concept de « face », il montre à la différence de ce dernier que les interactions de la vie quotidienne répondent à des logiques directives plus globales, dépendantes des groupes sociaux auxquels appartiennent les individus et des habitus différenciés.

    [13] Ibid, p.48-49.

    [14] Ibid, p. 49-50.

    [15] Ainsi la fameuse  « intuition féminine » participe de cette violence symbolique , forme de lucidité spéciale accordée aux dominées, chez qui l'exercice de la raison est secondaire et où prime une sensibilité à tout ce qui relève de la fantaisie, de l'imagination, de la sensation. A la rationalité scientifique des dominants s'oppose l'intuitivité magique des dominés, faisant d'une construction sociale un trait de la « nature » féminine.



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